Marok (Ali), Djaout (Tahar), avec le concours de Farida Aït Ferroukh, La Kabylie. Préf. de Mohammed Dib. Ad Diwan, Alger ; Paris-Méditerranée, Paris, 1997, 151 p.

C'est un beau livre de photos, toutes en couleurs, de Ali Marok, photographe algérien, ancien reporter de télévision et d'actualités, agrémentées de textes extraits d'écrits de Tahar Djaout, choisis et ordonnés par Farida Aït Ferroukh (bien que ceci ne soit pas dit dans la présentation). Le regretté Tahar Djaout n'a donc vu ni les photos ni la maquette de ce livre ; cependant, ce montage n'en souffre guère tant la poésie et le choix de ses textes font parler les images. Entre les citations de T. Djaout de longs commentaires orientent le lecteur pour introduire les différents chapitres : le signe et la mémoire, p. 11 ; vigies ; la mer, l'exil ; Bejaïa, une ville au destin de capitale ; la Kabylie (p. 145-150), courte présentation générale de F. Aït Ferroukh en guise de conclusion. Une bibliographie de vingt cinq titres termine ce voyage initiatique.

"Le signe et la mémoire" sont illustrés de photos sur l'architecture de ruines romaines, décorées de signes géométriques et de ceux des poteries, des ikoufan (jarres en terre crue décorées de reliefs géométriques, servant de réserves pour le grain et la nourriture), par de beaux documents de maisons de pierres dont les décors ajourés de briques pleines rappellent ceux des maisons yéménites. Les intérieurs des maisons avec leurs animaux et leurs ustensiles sont de véritables documents ethnographiques, ainsi que la cuisson des poteries, le pressage des olives ou les portraits des travailleurs, hommes et femmes. "Mais le contenu symbolique s'étant amenuisé puis perdu au fil des générations, l'artisan d'aujourd'hui reproduit avec application les mêmes motifs millénaires, sans se soucier de leur signification".

Dans le chapitre intitulé "Vigies", l'cite quelques- unes de ces vigies qui ont marqué l'histoire de la Kabylie et de sa littérature : Si Saïd Boulifa, Jean-El Mouhoub Amrouche et sa soeur Taos, Ali El Hammany, Bachir Hadj Ali, Malek Haddad, Mouloud Mammeri qui a fait redécouvrir Si Mohand ou M'hand, Mouloud Feraoun et bien d'autres chantres de ce beau pays, rude, pauvre, toujours sanctionné par tous les pouvoirs mais resté jusqu'à présent irréductible. Les photos illustrent bien le travail des hommes et des femmes, la diversité des paysages au cours des saisons.

Bien que "tournant le dos à la mer", les Kabyles restent fascinés par le grand large qui fait rêver, mais qui est aussi l'espace vers l'exil, la séparation, l'aventure heureuse ou douloureuse, l'espoir enfin. Un poème de T. Djaout illustre l'une de ces belles pages : "La mer, qui a déjà abrité toutes les souillures – et mes châteaux d'enfance – m'invite au partage du ressac... je lui lèguerai mon squelette" (Solstice d'été). .

Suivent vingt pages sur le destin glorieux de Bejaïa "une ville au destin de capitale", avec un texte de T. Djaout sur cette ville prestigieuse chargée d'histoire et de saints puis un texte rédigé par F. Aït Ferroukh sur ce qu'il faut savoir de la Kabylie à l'usage du néophyte pour mieux comprendre ce pays et sa civilisation. Un croquis géographique illustre la position des trois grands massifs montagneux : le Djurdjura, la chaîne des Bibans et les Babords, avec les grandes voies terrestres, les principales rivières et les principaux caps maritimes.

Ce livre honnête, sans complaisance ni superlatif, honore ses auteurs et contribuera à faire mieux connaître la Kabylie et ses habitants. Il évoque l'une des régions les plus importantes de l'Algérie d'où sont parties presque toutes les révoltes depuis des siècles, où règnent l'honneur, la fierté et une indépendance farouchement défendue au prix d'une dure pauvreté. Pays de contraste, la Kabylie offre l'image "d'une contrée âpre et démunie mais en même temps très évoluée en comparaison à d'autres régions du pays" (p. 59). Ayant bénéficié d'une infrastructure scolaire appréciable depuis la fin du 19ème siècle, la Kabylie a fourni un nombre important d'intellectuels et d'artistes à l'Algérie. Pourquoi faut-il aujourd'hui que ces artistes et ces intellectuels soient abattus dans leur pays ou contraints à l'exil ? L'on rêve d'un pays réconcilié avec lui-même et qui retrouve son dynamisme dans la diversité de ses cultures, de ses langues et de ses savoirs.

Marceau Gast.