La littérature maghrébine, et ce faisant, la littérature
tunisienne d'expression française est-elle viable ? Longtemps on s'est
posé la question. Longtemps cette littérature a été considérée comme une espèce
d'accident de l'Histoire, une sorte "d'à-côté" dont on se détournait
dans les cercles très "sérieux", en tout cas, difficilement
programmable dans les enseignements officiels. J'ai le souvenir d'un recteur
qui était heureux, lors d'une soutenance de thèse es-lettres françaises, que cette
thèse portât sur un "véritable" auteur français, parce que disait-il,
avec une pointe de regret, on nous cantonnait jusque là dans les travaux sur la
littérature maghrébine comme si nous ne savions faire que cela. Certes les
motivations des uns et des autres n'étaient pas toujours très claires. Du reste
il aurait fallu se souvenir aussi que le public stimule une création,
l'améliore. Mais décidément la littérature tunisienne, maghrébine, d'expression
française avait mauvaise presse.
Le reflux de la
présence française devait s'accompagner, croyait-on depuis les décennies 60, de
la réappropriation exclusive de la langue et de la culture arabes. Mais que
peut un soliste aussi virtuose soit-il, au regard de l'harmonie des accords
d'une symphonie orchestrale ? C'était aussi oublier que comme à marée
descendante, quand la mer se retire, il reste des sédiments.
Aujourd'hui
l'engouement en Tunisie pour la littérature tunisienne d'expression française
est réel. Est-ce cela que d'aucuns appellent "le retour du refoulé" ?Les
jeunes générations notamment y viennent de toute évidence, sans se poser
aucunement les questions de déchirement et de rupture de leurs aînés, la
génération post-coloniale en fait. Des rencontres, des colloques se succèdent
sur la question, celui en vue à l'I.S.L.T., celui tenu à la Faculté des Lettres
de la Manouba, Avril 98, particulièrement animé, particulièrement réussi, et
qui a révélé que l'on a très certainement amorcé un tournant.
Il aura fallu
plus de quarante ans pour que se reconstruisent les mémoires, pour que
s'intègre une composante plurielle de l'identité tunisienne. La Tunisie, il est
vrai, n'a pas usurpé sa réputation de carrefour des civilisations.
La langue
française semble chose acquise pour le Tunisien aujourd'hui et dans ce sillage,
la littérature d'expression française aussi. Mais une communauté que l'on
croyait en rupture avec le pays, se réclame de l'appartenance tunisienne et
véhicule la culture tunisienne. Quatre écrivains René de Ceccaty, Collette
Fellous, Hubert Haddad, Marco Koscas, ont raconté en Mars dernier leur amour
pour la Tunisie, leur attachement et leur appartenance au pays. Leurs livres
écrits en Français, parlent directement ou indirectement de leur appartenance à
la Tunisie. Mars dernier a marqué un moment fort, émouvant, qui a révélé un
appel réciproque, qui n'est en fait que le désir réciproque fortement ressenti
d'une véritable réconciliation avec nous-mêmes. Puis il y a ceux de la deuxième
génération, nés en France notamment, qui écrivent bien sûr dans la langue du
pays d'accueil, mais qui n'en sont peut-être par moins Tunisiens. Il y a donc
nouvelle donne. La matière est très complexe. La culture tunisienne, dans la
tourmente de l'Histoire, ne s'inscrit plus seulement dans un espace
géographique donné ; elle s'inscrit aussi dans un espace mental et
alimente l'imaginaire dans des espaces variés, et apporte donc une variation
dans la production littéraire. La tentation fut de balayer d'un revers de main
la littérature tunisienne d'expression française. Celle-ci revient aujourd'hui
en force, riche et diverse. A l'échelle du village planétaire, les
classifications risquent de masquer toute entreprise d'ouverture. Peut-être ne
faudra-t-il parler que de littérature française avec des spécificités ?
Dans ce sens nos partenaires français auront fort à faire. Tandis que nous
sommes conviés à de multiples interrogations. Toujours est-il que la
littérature tunisienne d'expression française fera son chemin.
Samira M'rad Chaouachi, Universite Tunis I, Octobre 1999.