Au
commencement, il y eut la douleur du Frontal[1], cette peine que le poète met en
exergue dans L’Hiver des Brûlures[2].
Me
revient atavique une migraine
Rappel fêlé d’une étreinte au frontal.
Insoutenable
céphalée de qui ne comprend pas la main mise de la prose sur le monde ;
douleur chronique de qui ne sait s’accoutumer à la médiocrité. Pourtant, le
monde n’est pas à refaire autant qu’à redire, autant qu’à reformuler. Ce par
quoi le poète commence, c’est une réorganisation de l’espace, une refonte de la
géographie qui le conduit à renier les frontières. Infatigable voyageur, A.
Kacem ne va pas d’une rive de la Méditerranée à une autre. Il voyage dans une
sphère culturelle qui est sienne qu’il s’agisse de l’Espagne, de la Grèce, de
la France ou du sud de la Méditerranée.
Le monde est
une mappemonde qui se prête à une nécessaire et tout aussi voluptueuse
appréciation tactile. Le monde, tel qu’il apparaît dans l’œuvre de A.Kacem, se
laisse caresser et sa connaissance provient d’abord d’un saisissement
sensoriel. Il s’agit en l’occurrence, du toucher. Il y a quelque puérilité à
devoir saisir pour comprendre, à prendre le verbe saisir dans toutes ses
acceptions. Le monde est aussi cette poussière, ce peu de chose qui se lit,
s’interprète et finit par dire :
Et
à Phryné si c’était à refaire
Je donnerai sans hésiter la pomme
Mais je suis trop mêlé à la géomancie (H p.30).
Cependant la
géographie comporte trop d’enjeux pour être réduite à quelque activité ludique.
Parcourir le monde est un impératif poétique. Les voyages du poète sont motivés
moins par la quête d’une utopie que par celle encore plus utopique d’une
euchronie. Les cartes sont à refaire car il est des contrées centrales qui
demeurent occultées. Ce sont celles où l’Orient est venu s’occidentaliser et où
l’Occident a failli s’orientaliser : Andalousie, Provence, confins de la
Grèce. Dès lors, le palindrome s’affirme comme la construction idéale pour
rendre compte du monde recherché. Monde palindrome où l’autre pourrait revenir
au même. Le monde de A. Kacem, parfait bilingue tenant aussi bien d’Al Maâri
que d’Homère, se lit de droite à gauche et de gauche à droite :
La
main binaire est deux fois serve
Courant de gauche à droite et à l’inverse
Cherchant dans l’arabesque au rinceau enlacé
A RESSASSER les palindromes (H p. 20).
Le palindrome
qu’il abhorre le plus est sans conteste «ici» :
Il
me plaît d’exhiber au contrôle enragé
L’altérité de mon credo identitaire
Signes particuliers la phobie des racines
Qui nous ont si longtemps tenu lieu de branchages (H p. 104).
alors que celui
qui lui sied le mieux est «non» :
Meurt
la cité que j’aimais tant
Et j’écris NON en palindrome (H p. 37).
Au palindrome,
s’ajoute une autre construction : le chiasme :
Pour
enrayer le Mal du siècle
Ainsi naissent tous les
siècles du mal (H p.
71).
Ou
encore :
Si
fuite il faut fuis en avant
Sable n’est rien s’il n’est mouvant (H p.39).
Et :
L’homme est rare et rare est la femme (H p.34).
Si l’écriture
de A. Kacem affectionne les constructions dont le principe est l’interversion
c’est que pour lui, identité et altérité ne sont pas synonymes de singularité
irréductible. L’autre est aussi le même. Tout est affaire de distribution. Dans
cette Méditerranée, que les hommes ont de tout temps écumée, l’autre n’est
autre que parce qu’il est là. S’il était ici, il ne le serait plus.
A la réflexion,
le monde d’A. Kacem se lit surtout dans la profondeur de la diachronie.
Maîtrisant les nuances de la langue, A. Kacem puise dans les tréfonds du
lexique faisant preuve d’une science et
conscience des mots3, il
cherche les mots oubliés, les damnés du vocabulaire du sort desquels il se sent
comme responsable :
Comme
autrefois les rois je me déguise errant
Pour voir les humbles mots du langage courant (H p. 83).
A. Kacem est un
écologiste du Verbe :
Je
soutiendrai jusqu’au terme des termes
Que chaque mot qui meurt
Est une Amazonie qui s’évanouit (H p.67).
Mais à une
époque qui a ouvert ce qui est ressenti comme une chasse à l’homme -chasse dont
témoigne un paradigme fait de «hourvari» (H
p. 13 ) et d’«hallali» (H p. 23)-,
les cris de la meute sont ceux de l’AntéPoète dans ce que A. Kacem appelle «Les siècles du mal», c’est-à-dire une
époque où sévissent encore les supplices moyenâgeux du frontal à l’ordalie en
passant par l’autodafé et l’inquisiteur dont l’évocation ponctue Le Frontal et L’Hiver des Brûlures.
Le sort du mot
est d’être affecté, de porter un affixe comme s’il portait un stigmate. Il
s’agit le plus souvent du préfixe privatif «dé» : «désaveu» (H p. 15),
«decrescendo» (H p.29) et du suffixe «cide» comme dans «parricides» (H p. 100). Ces affixes sont très productifs :
ils donnent lieu à des néologies telles que «verbicides
» (H p. 105), «liberticide»,
«descenceur » (H P. 102) «désaime» (H
p. 107) «dépoétise» (H p.4 1) et «dérime» (H p.56). Ces affixes disent
la désagrégation, la luxation et ce que le poète appelle «l’encanaillement» général visible, entre autres signes, à ce que
nous sommes :
Au
temps où livre et lire
Renvoient plutôt au banquier qu’au libraire (H p. 80).
Le poète
supporte mal son époque, la vit comme la forme la plus insoutenable de
l’exil : un exil dans le temps :
A
qui parler d’un temps infâme
L’homme est rare et rare est la femme (H p.34).
Ailleurs, il
s’identifie à Diogène :
En plein midi je cherche un homme (H p.37).
Dans le
bestiaire du poète, cette quête de l’homme se décline en obsession pour
l’équestre. Le cheval est sans conteste la figure animale la plus
récurrente :
Que
vois-je un alezan ailé
Avec les Pyrénées pour camp de transhumance (H. p. 15).
Le cheval est,
comme dans le mythe de Pégase, allié de la création poétique :
D’un
coup de son sabot au pied de l’Hélicon
Un alezan ailé fit jaillir l’hippocrène.
Ailleurs, il
est évoqué en relation avec la main, vraisemblablement celle qui écrit, aime et
espère :
Pégase,
ayant pour hippodrome
La main tendue de femme à homme (H p.39).
Dans Le
Frontal, une métaphore in absentia associe
le cheval à la main :
La main piaffe sur les pages de l’illisible (F. p. 19).
Le
rapprochement cheval -main dit le regret d’une époque épique, poétique où la main
qui tenait les rênes était aussi celle-là même qui écrivait :
A
l’époque si peu épique
Des cœurs anorexiques (H p. 79).
Dans l’œuvre de
A. Kacem, le cheval est tantôt un alezan, pour l’étymologie arabe, tantôt
Pégase, pour le mythe grec associant cheval, source et inspiration poétique.
Sous la plume de A. Kacem, le cheval vient toujours d’ailleurs et d’autrefois.
S’il a toutes les faveurs du poète, c’est parce qu’il s’acclimate à toutes les
latitudes et les refuse toutes. Il n’est nulle part étranger et n’est nulle
part chez lui. La monture des poètes incarne d’abord les valeurs éthiques voire
chevaleresques que A. Kacem fait siennes, celles du poète confronté au prince
tel ce poète dont le souvenir survivra au pouvoir :
La
mémoire épuisée ne retient que le nom
Du poète effronté qui osa dire NON (H p. 90).
Voici un poète
qui n’admet comme autorité que celle du mot. Le règne du Verbe qu’il appelle de
tous ses vœux se mue en spiritualité. Dès lors, le poète cultive ce qu’il convient
d’appeler un animisme verbal grâce à quoi les mots, débridés et fougueux, ne
vivent plus que de leur propre vie. Ils sont plus que des signifiants. Ils
supplantent leurs référents :
le mot remords ronge son mors (H p. 16).
ou
encore :
N’eût
été le mot train entrant en scène
Sans crier gare
N’eût été le mot vent soufflant
Sur la page de sel
J’aurai bradé mes écritoires
Pour un sac de voyage (H p. 12).
Le poète,
cédant au pouvoir du Verbe, se métamorphose en mot en quête de cette pérennité
que signifie le «tatouage» :
Je
suis moi-même un mot
en mal de tatouage (H p.59).
L’importance du
mot est corroborée par la place qu’occupe le paradigme du verbe avec des termes
tels que «mot», «parole», «voix» et surtout les verbes performatifs :
avouer, dire, saluer ; ces verbes où dire équivaut à faire. L’arabité de
A. Kacem ne réside pas dans sa prédilection pour les termes d’origine arabe,
prédilection qu’il pousse jusqu’à ces exercices de style que sont «sonnet
arabe» et «Zajal troubadouresque», poèmes entièrement faits de mots d’origine
arabe. L’arabité de A. Kacem tient dans cette primauté accordée à l’oralité et
au verbe, dans cette libidineuse sacralisation de la parole. C’est là aussi que
réside son affiliation au XXème siècle.
A. Kacem est à
l’image de ces poètes arabes, chantres de l’amour, qui étaient moins épris de
leurs belles que du chant désespéré qu’elles leur inspiraient. C’est peut-être
en cela qu’il fraternise avec Aragon. Il est ce poète pour qui le Verbe,
s’appropriant tous les attributs de la passion, évacue le désir et signifie
l’être dans sa totalité.
J’ai
dû biffer qu’ai-je et que suis-je
Et rien ne sert de savoir si
La muse ayant ma clef de si
Est juste plate ou callipyge (H p.9).
L’éros, parce
que tu, est confiné dans la connotation. Il se devine dans la figure
d’Aphrodite qui hante le texte et qui transparaît à travers l’adjectif «callipyge» et dans l’évocation de
Phryné, le modèle de Praxitèle pour ses statues de la déesse. L’éros, c’est
l’absence, celle-là même qui justifie la prise de parole :
De
tous les mots l’imprononçable
Est bien le seul à justifier le dire (H p. 80).
Jalel El
Gharbi. Faculté des Lettres de La Manouba.