Marzouki : poète du déploiement

Avec la parution en 1990 de «Braderies», allègrement sous-titré «Poèmes pour tous les goûts, un peu passés de mode» de Samir Marzouki, s’affirme une tendance à dédramatiser le rapport à la langue française propre à la Tunisie. Paradoxalement, ce recueil de la rupture, signifiée par le titre, semble être un hymne à la fidélité : fidélité aux amis, à la femme aimée et à la Culture, conçue comme appartenance, quelle que soit sa langue. Bilingue, Marzouki peut puiser dans la culture arabe autant que dans la culture française. Dès lors, déchirement, déracinement, acculturation, s’avèrent passés de mode. Désormais, la francophonie n’est plus vécue sous un mode dramatique. Ce qui est perçu ailleurs comme déculturation, comme dépossession est, chez Marzouki, l’occasion d’une célébration jubilatoire d’un bien d’un «avoir» : «Moi j’ai ta langue et puis la mienne Je peux me dire à ta façon Voltaire est à moi plus qu’à toi Mais j’ai de plus Abou Nawas» La jubilation que s’autorise le poète est légitimée par la fraternité sur quoi s’ouvre ce poème dédié «A Jean-Michel Lepecq qui, lui, est fraternel» : «De Nabeul je ne suis potier Ni ne suis marchand de beignets Ni chamelier du désert Je suis comme toi mon frère».

C’est que l’autre se réduit au même, il n’est pas autre, autant que «je n’est pas un autre…». Mais cette négation n’est point l’affirmation d’une ipséité et encore moins d’une identité. Peut-être que l’autre est un «je» alors que «je», n’en déplaise à la conjugaison, est. Tout se passe comme si l’erreur était dans la langue. On devrait dire : je est et autre suis. Les choses ne s’embrouillent pas pour autant. Pacifié, le drame du bilinguisme se mue en richesse grâce à quoi l’intertextualité, qui nourrit l’écriture, se déploie à travers les âges et les cultures. Il est significatif à cet égard que le poète, fin lecteur de Maâri, se réfère plutôt à l’hédoniste Abou Nawas. La poésie d’expression française intègre le plaisir, le ludique : «Conjugaison Une femme est passée où est-elle à présent ? » Ce vers/ poème datant des années de l’université laisse entrevoir le professeur que sera le poète et qui écrira Je ne suis pas mort, recueil où il s’adonnera à une écriture qui n’exclue ni l’exercice de la citation ni celui de la réécriture. Pour répondre aux travers du monde, le poète ne peut que s’adonner au pastiche. Voici une poésie qui entend contrefaire les torts du monde : «Pour pasticher Il a fait notre monde un jour pour pasticher Les mondes merveilleux qu’il eût voulu bâtir Ainsi je fais des vers avant de me coucher Mais ce n’est poésie pour ne point vous mentir» Sous la plume de Marzouki, la création est aussi re-création, récréation où, au bonheur d’écrire, le poète entend adjoindre une écriture du bonheur.

Ce recueil écrit contre l’adversité est paradoxalement signe d’une réconciliation, d’une franche adhésion à l’univers de l’autre. Il est l’affirmation que l’autre, bassement prosaïque, est aussi de ce côté-ci de la mer. Rien ne suscite la poésie autant que la prose. La faiblesse de l’adversité réside en ceci qu’elle nous institue en conscience vivace de notre singularité, en désir d’être, en volonté d’un déploiement pérenne : «Et si demain je mourrais Tu verrais oui tu verrais Lamentable matamore Que je ne peux rester mort» L’adversité est cela qui suscite une soif de vie i.e. de cela qui se déploie. Cette soif se décline en fixation obsessionnelle sur la chevelure maternelle, relayée par des correspondants métaphoriques tels le blé, l’or : «Mère ma reine aux cheveux d’or» Mais aussi, celle de la bien aimée, figure isomorphe. Le déploiement est aussi textuel. Ecrire : faire déployer son monde dans une utopie qui va de la Grèce antique jusqu’à l’Inde. Ecrire : réconcilier Kali, la déesse noire, avec la blondeur d’Hélène. Chez Marzouki, les références intertextuelles vont de la Chanson de Roland jusqu’à la chanson française, celle Léo Ferré, de Boris Vian, en passant par les poètes et écrivains : Apollinaire, Supervielle, Eluard, Malraux, Musset…

Ecrire, c’est aussi citer, se souvenir de ses lectures, reprendre un dire. La récurrence du verbe «dire», en quoi nous voyons un indice de l’arabité dans la poésie tunisienne d’expression française, se décline ici en un jovial «chanter» qui annexe aussi bien le cantique que la comptine. Il n’est de poésie qu’orale ; le verbe est d’abord une profération, une diction qui aspire à être un chant que le poète entend entonner. Marzouki, qui écrit dans la langue française, écrit en maghrébin partageant avec les peuples de l’Atlas leurs passions et leur amertume face au sort fait aux palestiniens et aux irakiens. A lire ce poète, nous nous prenons à penser que nous sommes vraisemblablement à une époque d’antihéros, une époque où le belliqueux et la sottise ont remplacé l’épique. C’est peut-être pourquoi nous trouvons quelque inflexion amère au poème liminal de Je ne suis pas mort : «Je suis maure et sarrasin Hannibal et Saladin M’ont pétri comme une amphore Et puis je ne suis pas mort» Colère et esprit de vindicte, du reste très vite gommés par l’affiliation du poète au Christ, ne sauraient occulter le caractère éminemment pathétique du dire. «Je ne suis pas mort» même pas : «je ne suis pas encore mort» comme dans le Roman de Renart. Pathétique, ce présent parce que précaire. On n’écrit que le passé. Pourtant, figé par l’écriture, le présent s’éternise et par là même revêt un caractère fantomatique. A trop chercher la pérennité, le présent se vampirise. «Je ne suis pas mort» est malgré tout hypotypose future, anticipation sur le silence. Il y a indéniablement quelque chose de pathétique à dire «je suis».

Jalel El Gharbi Faculté des Lettres de La Manouba