De la satire à l’échappée féminine dans
Itinéraire de Paris à Tunis de H. Béji et Tamass de A. Nalouti.

Qu’elle que soit sa langue, l’écriture s’établit comme tentative de maîtrise la plus sûre possible de soi et du monde. Elle se déploie selon le geste de l’écrivant qui propose son regard comme outil de connaissance. Elle se fait ainsi en même temps comme lieu particulier de satisfaction personnelle, de sérénité et de forces qui procurent au regard son expansion et sa pertinence de saisie.

Dans l’écriture, souvent, le regard témoigne d’une relation dysphorique avec le monde, signe d’insatisfaction qui fait écrire. La description devient une mise à nu de travers remarqués, dénoncés, ridiculisés. L’écrit se fait alors témoignage d’un temps, de son temps, et des gens qui le peuplent, saisis dans une distance qui signale un ailleurs à partir duquel le regard agit et dans lequel l’énonciation se fait. Cet ailleurs qui creuse le texte à lire est un lieu irréductible, préservé, un lieu dont l’insaisissabilité se révèle dans les ruptures de l’écriture, son mouvement variable, multipliant le dire dans la mise en perspective d’une intériorité habitée, dense, constituée comme recours de satisfaction.

Mon propos est d’examiner cette configuration à travers deux oeuvres féminines récentes, Itinéraire de Paris à Tunis de Hélé Béji [1] et Tamass de Aroussia Nalouti [2]. Ainsi verra-t-on se faire le texte dans la libération d’une expression personnelle qui donne à lire la mise en perspetive d’un regard sur le monde et d’un parcours d’échappée particulière. La question de la langue sera ici caduque ; la lecture comparée sera, ici, une traversée de la différence entre le français et l’arabe dans une tentative de manifester la pertinence de l’entreprise scripturale établie, dans un cas comme dans l’autre, dans le dépassement des contraintes et la poursuite d’un travail littéraire dans lequel la langue n’est qu’un outil, instrument du dire irréductible.

La satire.

Chez H. Béji et A. Nalouti, la satire semble être la forme choisie pour accueillir le regard qui examine le monde. Les textes rendent compte ainsi d’une position dans l’espace collectif, d’une participation qui procure une connaissance. A. Nalouti présente ainsi son héroïne : « Zaynab connaissait bien l’habitude des habitants de la ville de déshabiller les gens de leurs regards, surtout les femmes. Elles sont capables, en un regard rapide et de biais, d’évaluer l’homme passant, debout ou assis, en gros et en détail [...]. Toujours capables de déplumer n’importe qui, comme ça, sans raison ni hostilité manifeste ou cachée. Et rares les fois où tu les entends dire du bien, sauf dans les cas de fascination extrême » (p. 78).

Cet état des relations humaines caractérise les rapports qu’entretiennent les différents personnages du roman : une séparation se révèle, qui annule toute unité. Le tissu social est dégradé et creuse l’insatisfaction. Dans cet état général, la réflexion de l’héroïne donne l’occasion d’une interprétation, d’une lecture qui se fait dans son intériorité, dans l’intimité d’un rapport à soi, dans un espace préservé qui se révèle ainsi en même temps que s’énonce l’analyse : « Zaynab sourit à ses pensées et se dit : « en vérité, nous n’avons pas beaucoup changé. [...] Malgré le changement des apparences, des formes et des préoccupations, nous restons désordonnés en toute chose, dans nos sentiments, nos tenues, nos pensées, dans l’aménagement et l’ameublement de nos maisons, dans nos relations avec nos corps et nos âmes... dispersés entre le courant du siècle et ce qui niche en dedans de nous comme restes des anciennes habitudes » » (p. 78). Il convient de remarquer que, dans cette réflexion, le personnage a recours au « nous » collectif : le regard est sans complaisance qui lit / lie le personnel et le général dans une entreprise destinée à maîtriser le présent dans le dépassement des apparences. En effet, le propos n’est pas de donner des leçons, mais de dénoncer le travers et de s’élever jusqu’à l’exigence d’un travail de libération du poids d’un certain héritage. L’héroïne aboutit ainsi, non pas à l’affirmation d’une vérité, mais à celle d’une manière d’être, d’une séparation significative : « Que faire ? [...] Je ne sais pas... Tout ce que je sais est que je ne veux pas ressembler à ma mère » (p. 78).

Dans Itinéraire de Paris à Tunis, H. Béji adopte, en quelque sorte, la même entreprise. Le regard de la narratrice se confronte à des figures figées de conformisme, formes raides et manières d’être sans profondeur, négatives quand elles raidissent une collectivité en décadence, réduisant la personne à l’apparence d’un rôle. Ainsi apparaît la double exigence qui semble régir l’écriture de H. Béji : mise en oeuvre d’un regard qui agit selon la volonté d’abolir ce qui offusque, et mise en perspective d’un désir de parcourir la béance intérieure. Ainsi se manifestent deux dimensions du texte, dedans et dehors entre lesquels s’ouvre l’espace du dire, présence participante et absence dans la réserve intérieure.

L’on pourrait, certes, reprocher à H. Béji une certaine place laissée aux mondanités, une posture accepté dans les salons figés de convenances. Mais Proust en son temps n’a-t-il pas fondé son oeuvre à partir, aussi, de ses frottements avec une société d’apparences en voie de se défaire ? Mais H. Béji n’est pas dupe ; elle s’interroge elle-même sur « cette manie de dîners-débats », « cette démangeaison de colloques » que couvre un velours parisien : « Lâche et coupable complaisance à laquelle j’ai trop cédé, maudite courtoisie, malheureuse faiblesse, indolence féminine, traquenard ! » (p. 19). Et c’est ainsi que s’ébauche la satire, signe d’une présence distante, observante et qui dénoue un à un les fils d’une modernité à la mode, quête tordue de leurres de l’apparence.

Le regard n’est pas tendre qui, dans son exigence, se porte sur soi et sur les autres. Ce regard n’est pas là l’outil d’un rapport descriptif passif de réunions mondaines. Il est le support d’un déploiement du dire sans complaisance. Il s’applique à gratter le vernis qui trompe, à brosser par touches successives et lentes le portrait du « type même de l’écrivain actuel » (p. 27), « littérateur de congrès » (p. 28), ou d’autres fonctionnaires, agités des discours, « ces nouveaux chanoines de la culture » (p. 46). Les heures passées dans l’insignifiance mondaine aiguisent ainsi l’hostilité à l’égard de ceux qui se veulent modernes parce qu’ils ne le sont pas, en même temps qu’elles engagent résolument dans l’autre voie désirée.

La satire se développe alors dans l’appréhension de cas sociaux, cheminement captant des froissements de voix empruntées, postures maniérées de raideur, aboutissant à l’interrogation comme lieu de l’exigence, quête de sens, de la vérité qui dit l’insatisfaction et le désir, celui d’une autre présence, d’une modernité autrement signifiante : « Etions-nous condamnés pareillement à prendre des airs d’intellectuels exténués, à nous donner la réplique d’un ton forcé, à cultiver la sophistication, à devenir des modernes, jouisseurs et insensibles, [...] à contempler le faux-art qui surnage partout comme une couche d’huile qu’on écume sans cesse à la surface d’un pot-au-feu ? » (p. 100).

Destituées, ces figures de la culture constituent, au fil de l’itinéraire, un lieu disgracieux de l’épreuve, parenthèse d’erreur humaine, d’existence terrestre dépassée dans l’instauration d’une autre présence : la présence artistique [3].

La dimension satirique est donc commune aux deux textes, où elle témoigne d’une position double des personnages centraux, une position du dedans et du dehors à la fois. De cette manière, la mise en évidence du travail d’écriture est manifeste. L’entreprise reste une entreprise littéraire qui donne au regard satirique l’espace de son expression et de son déploiement. Aussi, tandis que la satire est affichée dans le texte de Béji, comme catégorie générique dans laquelle il est classé, dans le roman de Nalouti, les touches satiriques apparaissent de temps à autres et contribuent à l’unité de l’ensemble de l’oeuvre dont la construction est particulière ; il s’agit, en effet, d’un double roman : un principal présente l’histoire de zaynab Hassène, une femme journaliste engagée dans une relation amoureuse avec un homme marié ; et plusieurs chapitres de ce roman proposent un autre roman, celui qu’écrit Zaynab Hassène et dont l’héroïne est appelée Zaynab Abdel-Jabbar. Ce roman dans le roman constitue en lui-même une unité bien définie, ayant son propre titre « Propos pour la fêlure de la mémoire » («  ») et centré sur le conflit avec le père et l’itinéraire de la mère, de son mariage à sa mort.

Au delà du dédoublement, l’unité de l’ensemble de l’oeuvre est donc assurée, notamment, par la touche satirique. Ainsi la même lecture du présent collectif est-elle adoptée par la seconde héroïne, Zaynab Abdel-Jabbar, qui l’élargit pour définir la situation générale des Arabes comme une inadaptation à l’époque : « Nous n’avons pas encore pris le wagon de l’histoire afin de passer en paix de l’ère bédouine à l’ère citadine. Nous avons été jetés dans le labyrinthe de la modernité d’un coup avec, sur le dos, les bagages de l’errance, et dans nos êtres les paysages du désert arabe » (p. 69). Et il est utile de signaler ici que le roman de Nalouti se déroule pendant la guerre du Golfe, jamais nommée, et cependant présente comme signe dominant d’une modernité d’extrême menace [4].

Les deux écritures de A. Nalouti et H. Béji, en leurs formes différents, s’appliquent donc à témoigner d’une présence au monde, à manifester le rapport dysphorique qui motive l’installation d’une voie autre, d’une participation autrement signifiante qui agit dans l’intimité de soi, dans l’espace de l’écriture.

L’échappée.

Irréductible, l’écriture résiste à la dysphorie. Elle saisit l’état du monde et du temps sans grâce. Elle y aménage le lieu d’un mouvement comme à contre-courant. Entre certains chapitres de son roman, Nalouti insère deux parenthèses qui soulignent l’établissement de l’écriture dans l’interrogation sur sa propre possibilité et sa signification. Dans la première parenthèse, l’héroïne se trouve à son bureau, s’apprêtant à reprendre l’écriture de son histoire, dans l’éveil à la menace : « Dès que l’homme se met à construire une histoire d’amour, une guerre se déclenche suivie d’une guerre qui se termine par une guerre qui détruit tout ce qui s’est établi comme histoires d’amour anciennes et nouvelles « (p. 63). Zaynab dit sa surprise de « l’entêtement à comprendre malgré la rude défaite que l’on gagne à chaque tentation ». Elle affirme cependant la pertinence du travail d’écriture à poursuivre, car, « c’est peut-être un souci de nous construire une demeure, non pas de ciment et de pierres, mais de simples mots et de paroles éparpillées » (p. 64). Dans le rétrécissement du monde menacé de la dévastation, le recours s’impose dans l’aménagement du lieu personnel qui permet l’écriture.

Dans la seconde parenthèse que comporte le texte de Nalouti, Zaynab apparaît toujours dans son atelier d’écriture, confrontée à son texte qui ne la satisfait pas mais qui s’impose, toutefois, et impose la reprise du travail : « A chaque fois qu’elle feuilletait « la fêlure de la mémoire », la fièvre du récit augmentait et ses personnages lui revenaient, réclamant leur droit à se réaliser en n’importe quelle forme [...] » (p. 111). La force de l’écriture est ici en sa manière de donner à voir la loi du texte, sa propre volonté d’être, et de se poursuivre, de se réaliser, dans la répétition d’un geste qui s’impose.

Du rapport d’un regard sur le monde environnant, le texte de Nalouti s’oriente vers la mise en place d’une fiction selon la technique dela mise en abîme. Cette fiction, constitutive donc du roman dan le roman, propose l’examen du cadre personnel, familial, de l’héroïne. Sa volonté affirmée de « ne pas ressembler à sa mère » conduit Zaynab à entreprendre un regard rétrospectif sur l’itinéraire maternel. Il s’agit là d’un retour à sa propre ancienneté. Le récit de la vie de la mère déroule une succession de douleurs et d’arrachements à elle-même, sous l’effet de la domination du mari, du père. L’espoir n’apparaît qu’à la naissance de sa fille, Zaynab, et surtout lors de l’accès de celle-ci au monde du travail, devenue journaliste. Zaynab, dans son écriture, en arrive à se définir d’une manière bien particulière, à travers une définition du corps maternel, « un corps dont on a volé l’enfance, dont on a tu la féminité, et dans lequel s’est planté un sperme cancéreux dont je fus la forme, l’odeur et le goût » (p. 91).

L’examen de l’espace personnel donne à voir un état de crise au centre duquel se trouve la mère. A partir de là, s’établit un rapport étroit de solidarité féminine, une solidarité de corps qui se révèle pleinement dans une sorte de renversement généalogique que le texte souligne : « Elle eut le sentiment que c’était elle qui la portait dans son corps, et qui communiquait avec tous ses sursauts, comme si c’était elle qui l’avait portée un jour, et gardée dans son utérus clos sur ses douleurs et secrets » (p. 100).

Ainsi l’examen de l’histoire personnelle met-il en évidence un travail d’intériorisation qui va motiver la révolte finale et instantanée contre le père. En effet, celui-ci s’abolit dans sa force feinte ; à la fin du texte, il perd « ses visages empruntés [...] risquant de se briser à force d’inconsistance » (p. 108). L’abolition du père se réalise donc dans l’écriture, signe d’un dépassement de la figure dysphorique du monde actuel dénoncé.

La crise est menée à un terme radical dans l’espace personnel de l’héroïne de Tamass. L’oeuvre de Nalouti semble portée par un mouvement horizontal, lequel prend un statut généalogique dans le roman mis en abîme. Et l’échappée féminine se réalise dans la rupture de cet axe, et dans la béance de l’être ancré dans son écriture. Car l’écriture est le règne du mot, de la féminine kalima, présentée ainsi dans le texte-même : « Ne serait-ce pas le mot qui nous a fabriqués et fait renaître du sommeil d’une argile friable qui se rêvait ? » (p. 39).

Les choses sont différentes dans l’oeuvre de H. Béji. Dans Itinéraire de Paris à Tunis, la deuxième exigence que le texte inscrit dans l’établissement de son mouvement n’est pas sans rapport avec la première, celle qui constitue le ressort principal de la satire. Le regret d’avoir accepté de se soumettre à la circonstance mondaine révèle une intériorité inquiète dans sa quête de ce qui contente son désir : « Comme ces gens me sont étrangers ! [...] J’avais du mal à m’imaginer qu’il y eût en eux le moindre grain de vie intérieure, elle ne palpitait nulle part » (pp. 15-16). L’être demeure à l’affût de ce qui l’installe dans la voie de son accomplissement. Le regard aiguisé traverse des corps mondains et se porte aussi sur l’intériorité, sur l’âme qui fait l’humanité. Le Je s’absente au monde dans la réserve intérieure, expansion de béance, voix déroulée, continue, qui puise en dedans les signes de sa voie, sa lumière qui fait l’oeuvre.

Deux moments semblent souligner, plus que les autres, ces passages sereins entre dedans et dehors, entre attention observante et réserve de l’absence, denses moments qui lient l’être à lui-même. L’échappée est ici envol par la grâce de l’imagination qui convoque la mémoire. Le premier moment s’ouvre dans la position du corps entre sommeil et éveil, dans un clignement de paupières qui fait voir, qui fait se voir s’élever, « enveloppée d’une aérienne rumeur » (p. 9). Et c’est justement par ce moment que débute le texte, par cette indécision, cette mystérieuse expérience dans laquelle l’être transcende l’horizontalité ; une expérience d’abandon de soi dans une suave sensualité qui met en présence d’un débordement d’horizons : « Avoir goûté tout le bercement d’une ascension dans le vide, la vue gorgée de profondeur parmi les horizons ! » (p. 9).

L’écriture du texte tout entier semble se faire au gré de ce moment de suspension, de flottement apaisé du corps abandonné dans la quiète présence qui préserve l’épaisseur acquise du soi, qui destitue le temps dans l’épanchement du « coeur vers le monde ancien », dans « le désir des choses inactuelles, d’une délicieuse et féconde rêverie archaïque » (p. 92). L’élan vers l’archaïque s’affranchit dans ces moments d’envol, dans la convocation d’une mémoire indélébile inscrite dans le corps béant. L’antérieur se révèle alors en son inscription enracinée, indéfinie présence qui constitue la vie intérieure, tension qui transporte, sans bouger, comme perpétuelle parole.

C’est dans cette convocation de la mémoire que se réalise l’envol rêvé qui transporte en béance, qui place dans un entre-deux paisible où les images s’unissent, s’harmonisent, se convertissent les unes aux autres selon un mouvement que l’imagination procure. Itinéraire de Paris à Tunis est l’écriture de cet entre-deux qui abolit la différence entre le bas et le haut, entre le ciel et la terre, qui transcende les limites dans l’installation d’un climat poétique, lequel fait que « la face rayonnante du ciel se retrouve dans l’eau » (p. 51).

Le détail infime accède ici à une présence de motif pictural. La composition est tantôt trouble, voilée d’un écran de poussière, tantôt elle est d’une éclatante blancheur, « doux déluge » de chaux (p. 61), purification qui permet une « résurrection picturale » (p. 60) ; née d’une nécessité intérieure, elle procure « l’infini délassement d’une note d’absolu, d’une unique splendeur, d’un rêve d’aquarelle, d’un chef-d’oeuvre monochrome » (p. 62). La sérénité est grande qui donne à voir, sous la plume de H. Béji, l’oeuvre agréée née d’un pouvoir de transfiguration que l’imagination installe.

Cependant, la transfiguration qui donne à voir le tableau fait de lui une composition mouvante, vivante en ses états successifs. L’oeuvre révèle ici l’espace tunisois, reconnaissable à travers la référence au « centre ville qui porte bien son nom, Porte de la mer » (p. 62) ; mais l’espace connaît une transmutation nette qui renseigne sur la charge marine dans laquelle l’écriture puise son mouvement. La mer -ici la Méditerranée- est bien le signe d’une capacité de débordement, d’une liquidité qui excède, qui couvre la ville, laquelle acquiert alors une présence autre, transfigurée par la grâce d’une intense imagination : « L’air est humide comme une écume, [...] la colline au loin est ronde comme un oursin aux reflets violets, la rue vibre d’une transparence de vert et de bleu que traverse la circulation comme un navire dans un estuaire, les femmes sont des algues indolentes, les hommes ont des visages de rocher, les mendiants sont affalés sur les trottoirs comme des poulpes gris échoués sur le sable, l’arc de la Porte de France se dresse comme la grotte d’une île, au-dessus des grands ficus, des ondines aux voix chantantes se penchent sur les océans » (p. 62).

L’écriture accède ici à un pouvoir de déplacement et de transformation ; elle capte un sens méditerranéen et le dépose mouvant dans l’espace citadin qui y perd de sa raideur pour y gagner une grâce de recréation écrite. Dans le sens qui sans cesse échappe de la Méditerranée -car « il n’est pas dit que nous soyons dignes d’en retrouver une image satisfaisante » (p.51)-, il reste la possibilité d’une recréation, d’un renouvellement qui déplace le sens et le perpétue, secret qui motive le désir à jamais inassouvi d’envol.

Dans la méditation qu’entreprend H. Béji apparaît l’autre moment que l’oeuvre capte comme pour souligner sa nature fluide, composition paisible et en expansion, élan affranchi dans la succession des touches, notes multiples d’une partition silencieuse. Dans Itinéraire de Paris à Tunis, la musique apparaît, en effet, participant à la mise en place d’un ravissement de l’être, sublime synthèse de l’esprit et du corps accordés dans le même élan [5]. Entre l’intense silence nocturne et les notes basses, comme chuchotées, se déroule le texte de Béji. Dès les premières pages, trois notes se disent, installent le propos au coeur de la nuit, dans la proximité de l’église de Sceaux, trois notes comme en levée de rideau, donnant à voir la scène intime de la parole intérieure, trois notes qui marquent l’établissement, dans le silence, d’une « sorte d’ardeur », nécessaire à l’ouverture, l’expansion et l’accomplissement de l’oeuvre. Et cet accomplissement n’est possible, semble-t-il, que dans l’espace qui s’ouvre au temps de la lecture, dans la saisie de « la forme enfijn audible, la profondeur enfin saisissable du vrai silence » (p. 13).

Ainsi la musique est-elle le signe de cette écoute qu’est la lecture invitée à l’accueil du texte. La musique domine aussi la fin de l’oeuvre, rappelée au gré des souvenirs d’anciennes leçons de piano. En ce retour, la musique semble, aussi, révéler une possible origine de l’écriture : celle-ci n’est-elle pas motivée par l’échec de l’apprentissagte musical ? « C’était peine perdue, la douceur lumineuse de ces trois premières notes se dérobait, et le vague de leur adagio sostenuto, son bercement, se brisait comme un cristal trop fragile entre mes doigts maladroits » (p. 116). C’est dans ce manque à jouer qu’il est possible de situer la venue à l’écriture comme longue méditation, instant béant de l’écoute de soi, musique du coeur, intense réception de « la cloche de l’église que je viens d’entendre sonner » (pp. 119-120), trois notes qui ouvrent la voie à l’échappée de l’imagination.

Le même itinéraire de lecture peut donc être établi à partir des oeuvres de H. Béji et A. Nalouti. Dans Tamass, Nalouti installe l’échappée principalement dans le métalangage qui ponctue le texte, qui éclaire la fiction et la multiplie, selon la technique de la mise en abîme. Cependant, l’unité de l’ensemble demeure préservée, éclairée par le travail inédit de la forme littéraire adoptée, une forme romanesque libre qui assure sa lisibilité dans l’ambiguïté-même. L’ambiguïté dans le roman de Nalouti est dans la perturbation des frontières entre le réel et l’imaginaire. Le texte s’affirme dans le débordement dont témoignent les deux dédicaces : celle du roman inséré dédié au père, et celle du roman dominant, Tamass, dédié à « la mémoire de [la] mère / En poursuite de la parole qui ne s’est pas interrompue ». Et l’écriture dit sa poursuite infinie, comme réserve suprême qui procure l’élan vital modulé, chez Nalouti comme chez Béji, entre les genres et les arts, manière de dire l’échappée littéraire dans le rapt du silence, au-delà de l’oeuvre peuplé de mots.

Najeh JEGHAM. Angers – France.

 

 



[1] . Hélé Béji, Itinéraire de Paris à Tunis, Paris, Noël Blandin, 1992.

[2] . Aroussia Nalouti, Tamass, Tunis, éd. du Sud, 1995, en arabe (toutes les citations de ce texte qui suivent sont de notre traduction).

[3] . Le dernier ouvrage de H. Béji (L’Art contre la culture, Paris, Intersignes/Essais, 1994) donne une analyse fine de cette présence artistique, à partir de l’exemple de la Nûba tunisienne.

[4] . Plusieurs passages du roman soulignent cette situation historique de l’écriture : «  Les rues tournoyantes, qui mènent à la maison, étaient vides de passants, contrairement à l’habitude ; les gens s’occupaient à suivre les événements de l’étonnante guerre qui a bloqué les cerveaux et noirci les langues ; ils ne savaient plus s’ils voyaient une monstruosité réelle qui dévore les villes et les villages et les dévaste, ou bien un nouveau film d’horreur, fantastique, de ceux que déversent sur eux les écrans du « monde éclairé » » (p.22).

[5] . Dans son essai L’Art contre la culture, Hélé Béji parle de la musique comme du « plus synthétique de tous les arts» ; la musique « n’analyse pas, elle arrache d’un coup, d’un battement, d’une note, le déroulement des choses, et les fluidifie » (p . 19).