Le
Conclave des pleureuses constitue-t-il le roman de l'échec ? Tout le
laisse supposer si l'on s'en tient à l'objet de quête du narrateur-personnage,
journaliste de son état, il est en effet chargé d'enquêter sur une série de
viols commis à travers la ville. Or, à la fin de ce récit, il n'en a pas
toujours résolu le mystère :
"A
vrai dire Monsieur, écrit-il à son rédacteur en chef, je n'ai pas découvert la
moindre trace de ces viols (...). On m'a raconté de si fantaisistes et
divagantes histoires, que je n'ai pas cru utile d'y raccrocher mon
enquête" (p. 147 ).
Toutefois,
l'échec de l'enquête journalistique sera récupérée au profit de la quête
initiatique qui s'enrichira de ce contact avec le pays réel :
"Malgré
les résultats auxquels je suis parvenu ou – pour être plus précis malgré
l'absence de résultats tangibles, cette enquête n'est pas un échec ; j'en
suis convaincu. Elle m'a permis de rencontrer des hordes là où j'attendais une
communauté. Elle m'a mis en présence de personnages là où je n'espérais rend
contrer que des êtres. Elle m'a mis à l'écoute des légendes là où je
n'escomptais que des témoignages (p.147).
C’est
l'enrichissement de l'expérience individuelle qui sera déterminant dans la
transformation des éléments d'une enquête en matière romanesque, la mission
d'informer étant délaissée au profit d'une fonction expressive-poétique
puisqu'à défaut de faits, le journaliste n'a récolté que des images et des
impressions, "des histoires pour rien. Une littérature sans véritables
personnages ni trame vraisemblable, mais des images et mouvements en tous
sens" (p. 148).
Ainsi,
au niveau intradiégétique, le narrateur part d'un échec de la fonction
référentielle (l'enquête sur le viol n'aboutit pas) pour entreprendre du
romanesque(matière où prédomine la fonction poétique à travers images et
impressions).Parallèlement, au niveau extadiégétique, l'écriture romanesque
prend appui sur le brouillage du sens littéral (récit sans cesse déconstruit
par l’anarchie de sa source énonciative) pour construire sa dimension
allégorique.
La
position d'enquêteur déshérite le narrateur-personnage de toute autorité
énonciative. En effet, il ne fait que recueillir le discours de ceux auprès de
qui il enquête. Son rôle se limite à commenter le discours des émetteurs et à
enrichir l'enquête en recourant à d'autres émetteurs. Cette perte d'autorité
énonciative est d'autant plus considérable que la voix des personnage est
affranchie de celle du narrateur par le recours, soit au style immédiat, soit
au style direct. Ainsi le récit s'ouvre sur les déclarations du Saint qui
profite de la démarche du journaliste pour raconter sa vie. Mais sa
''biographie'' n'est pas introduite ni présentée par une quelconque instance narratrice.
D'autre part, si le narrateur interrompt le discours du Saint pour en rectifier
l'orientation, ses interruptions sont assez courtes, noyées qu 'elles sont sous
le flot verbal de ce personnage mystique.Et, s'il se résoud enfin à reprendre
la parole c'est pour constater l'échec de sa mission ; s'il prend le relai
du Saint c'est sur le mode sceptique à travers un bilan qui débouche sur un
aveu d'impuissance :
Je
rumine ces considérations abstraites sans avancer davantage sur la voie de mon enquête,
affirme-t-il. A vrai dire, je n'ai pas de piste sérieuse" (p.43 ).
Si
le Saint s'exprime à travers le style immédiat, Fatma-la-lampe parle au style
direct, discours subordonné donc à celui du narrateur qui l'introduit. Or,
Fatma-la-lampe s'institue elle-même en narratrice puisqu'elle rapporte les
propos des pleureuses : au niveau métadiégétique, l'activité narratrice
est confisquée par l'objet de l'énonciation qui devient lui-même sujet
énonciateur.
Outre
la position d'interlocuteur propre au narrateur, c'est la perspective à partir
de laquelle il raconte qui renforce le processus de désénonciation :
perspective externe car le narrateur connaît moins que ses personnages. Cette
absence de pouvoir sur l'univers romanesque fait que le sens, au lieu d'être
focalisé par une source d'énonciation, est sans cesse en éclatement de par
l'existence de plusieurs sources divergentes. Seul le dernier chapitre
constitue une synthèse. Mais le narrateur-personnage fait la synthèse pour
constater qu'il n'a rien trouvé et qu'il change d'objectif il transforme
l'enquête en roman. Cet effort de synthèse est en fait un constat
d'impossibilité de synthèse.
L'acte
d'énonciation est également relativisé car le narrateur ne s'adresse pas à un
lecteur réel mais à un narrataire intradiégétique : son rédacteur en chef
qui constitue son destinateur en même temps que son destinataire premier, le
second étant relatif aux lecteurs fictifs d'un quotidien tout autant fictif.
Par ce circuit fermé de l'énonciation, le lecteur réel se trouve barré, ce qui
comporte une double conséquence : d'abord, une impossibilité d'accéder à
l'extradiégétique par cet effet de fiction dans la fiction. C'est le même effet
que celui obtenu par la technique épistolaire qui constitue "un moyen de
déléguer la charge de l'énonciation au sujet de l'énoncé, à l'intérieur de ce
qu'on pourrait appeler "un circuit de l'acte illocutoire" où
l'adéquation entre l'énoncé et l'énonciation est telle que le lecteur n'a plus
sa place, écrit Regard". D'autre part, cette immédiateté épistolaire
provoque l'effacement de l'auteur dont l'instance est constitutive du pacte de
fiction. Il se crée certes, un effet de réel lié à cette immédiateté. Mais par
le fait que cet effet se situe à un niveau intradiégétique, il produit alors
son contraire : une forme de distance, la fiction du réel étant toujours
de la fiction.
L'acte
d'énonciation est d'autant plus fictif qu'il se situe à un niveau
métadiégétique. Métadiégétique au second degré même : F.Mellah raconte (n.
extradiégétique) qu'un journaliste chargé d'une enquête sur le viol raconte
(n.intradiégétique) que Fatma-la-lampe raconte (n.métadiégétique) ce que les
conclaves ont raconté sur Monsieur (n.métadiégétique au second degré). Cette
démarche relativise l'acte d'énonciation. Tout n'est finalement que de l'intra
et du méta comme l'écrit Regard à propos de la vacance troublante de l'auteur
dans le journal intime fictif :
"Et
que dit cette vacance troublante de l'autorité, n'est ce pas qu'il n'y a jamais
finalement que du second, qu'il n'y a paa de véritable origine assignable en
1itttérature" Enfin, le narrateur-journaliste investit effectivement son
discours : ayant été expulsé de l'univers des femmes par la mère du Saint,
il voudrait remonter à l'origine de cette expulsion pour retrouver la scène
traumatique gardienne de tous les trésors de son être profond :
"C'est peut-être le désir de remonter aux origines de la grande séparation
(et des viols ?) qui m'a propulsé au numéro sept de l'impasse de la
patience (là où se trouve le cénatophe du Saint)" (p.31) C'est cette
incapacité du narrateur-parsonnage à dominer son univers romanesque du point de
vue de la perspective narrative et de l'énonciation qui va provoquer la perte
progressive de la référence au profit d'une construction allégorique, tant il
est vrai que le sens allégorique est disponible à partir de la frustration
engendré par la banalité ou l'impossibilité d'un sens littéral.
Tous
les interrogés ne répondent pas aux questions précises du Journaliste :
"Y a t-il eu viol ? Où, quand et dans quelles,
circonstances ?". Mais ils se servent de la question comme prétexte à
d'autres discours dont l'ensemble constituera le niveau allégorique de
signification. Le glissement du référentiel à l’allégorique s'opère à travers
plusieurs procédés.
Les
personnages accueillent cette rumeur de viol avec réticence, voire une certaine
résistance : cette réaction est d'abord de l'ordre de la dénégation :
non seulement, les personnages nient avoir commis un tel acte, mais ils en
rejettent la responsabilité les uns sur les autres. Ainsi le Saint prétend,
plutôt que d'avoir violé, être victime lui-même du viol des femmes qui viennent
lui rendre visite. Par la même occasion, ces viols ne sont plus présentés comme
des crimes, mais des actes de fécondation et donc un geste de vie :
"Les
viols dont tu me parles sont solitaires et vengeurs, les miens étaient
consentis et mutins. Là est la différence ; tu ne comprendras donc
jamais !" proteste le Saint.(p.25).
Ainsi, la dénégation se double
d'absolution : absolution obtenu par un procédé d'inversion (j'ai plutôt
été violé) et de glissement métonymique (l'acte pour son but noble de
fécondation).De la même manière, les habitants de la Montagne Rouge rejettent
la responsabilité sur ceux du quartier nouveau qu'ils accusent de chercher un
prétexte pour raser leurs habitations et occuper ainsi leur montagne. Seul
Monsieur du Quartier nouveau verse dans l'auto-accusation : "Le viol,
c'est moi, crie-t-il pour plagier El Hallaj.Mais déjà, le terme n'est plus
employé dans son sens propre, devenant métaphore : "Il ( Monsieur) ne
cherchait plus à éluder la paradoxale nécessité des des viols dans une société
devenue inapte à la parole"(P.116) Un deuxième procédé allégorique
consiste donc dans le glissement du sens propre vers le sens figuré : le
viol (fait divers) se perd dans un réseau connotatif ; il se convertit à
son sens métonymique, métaphorique, symbolique... et dans tous les cas à un
sens figuré. Ainsi le Saint emploie viol dans son sens métonymique de
fécondation tandis que Monsieur recourt à un emploi métaphorique puisque ce
terme désigne aussi bien l'agression du paysage urbain de la ville, de la part
des nouveaux riches, dans un ridicule amalgame de tradition formelle et de
modernité importée : "Ainsi la vie de ces gens-là, leur maison, leur
fausse fresque, leurs palmiers, leur solitude, leur goût des apparences, tout
cela m' a semblé sans véritable sens. Leur intérieur même me paraissait irréel,
une esquisse baclée et imitée, une juxtaposition de meubles et d'objets reçus
au hasard des rencontres ou ramenés d'un quelconque voyage en Europe"
(p.116). Enfin, un dernier procédé allégorique se manifeste à travers allusions
et rapprochements : l'événement de viol n'est jamais raconté qu'à travers
une allusion(allusion au viol de la cousine) ou des événements qui lui sont
liés par une certaine causalité. Ainsi le viol est évoqué à l'occasion où on a
voulu transformer les maisons closes en centre de santé, ou bien lors de
l'exode des paysans, ou bien encore à l'occasion de la famine qui a secoué le
pays. Tous ces rapprochements font que le viol n'est jamais à prendre que comme
le signifiant d'un second signifié : telle est le mécanisme propre à
l’allégorie.
Ces
figures, prises isolément, ne constituent pas une allégorie : c'est leur
lisibilité au niveau premier d'un côté et de l'autre, la déception engendrée
par la banalité du sens littéral qui déclenche l'allégorie. Autrement dit,
l'échec de l'enquête ne satisfait pas, ne fait pas sens : d'où la
recherche d'une signification supérieure. Le passage du sens littéral à la
signification allégorique est médiatisé par le choix de personnages le moins
individuel possible. Ainsi, l'enquête a pour cible des personnages archétypaux,
ne serait-ce que par la taxinomie : noms représentatifs d'une condition
(le Saint, Monsieur) ou surnoms significatifs (Aïcha-Dinar, Fatma-la-Lampe).
Ces archétypes sont représentatifs de la société tunisienne, soit à traversées
générations(le Saint : passé/ Oeil de Moscou : présent), soit à
travers ses classes sociales (les personnages de La Montagne rouge :
pauvres/ les habitants du Quartier neuf : nouveaux riches). D'autre part,
la démarche allégorique est balisée par des références directes à l'actualité
tunisienne. Ainsi, La Montagne Rouge et le Nouveau Quartier existent réellement
ainsi que les deux statues, celles d'Ibn Khaldoun et de Bourguiba qui marquent
les deux limites de l'artère principale de la ville de Tunis, l'Avenue
Bourguiba. De même, l'émeute à la fin du roman fait penser à celle de 1984,
appelée la révolte du pain, au cours de laquelle armée et émeutiers se sont affrontés :
"La ville ne s'endort pas. Il fait froid. Une foule inquiète a envahi les
rues. Des émeutes grossissent ici et là. L'armée tire vers le ciel comme pour
en chasser quelque démon"(p.147) C'est par ce degré de référentialité de
l'anecdotique que l'enquête sur les viols se transforme en enquête sur la
société tunisienne.
Ainsi,
du littéral à l'allégorique, la problématique de ce récit se déplace : de
journalistique-policière, elle devient philosophique, spéculant sur la valeur
du progrès d'un pays récemment indépendant : la Tunisie. Le viol lui-même
n'est plus fin en soi mais enjeu : le Rédacteur en chef veut accuser le
Saint de viol pour pouvoir interdire son activité, entraîner sa condamnation et
par la même occasion, condamner à travers lui toutes les pratiques du passé. Le
journaliste, quant à lui, justifie le viol comme produit d'une crise, signe
d'une dégradation des valeurs :
"Et
si cette rumeur de viol n'était effectivement que le signe de notre guerre,
notre meurtre de Sarajevo (allusion à l'acte qui a déclenché la guerre
mondiale), se demande le Journaliste ? (...) Et si ce n'était qu'une
tentative de suicide collectif par appel au secours" (p.74).
Nous
voyons alors qu'à partir du point de vue sur le viol, s'affrontent deux
éthiques, voire deux conceptions du monde : d'abord à l'attitude
positiviste du Rédacteur en chef, correspond sa vision moderniste de
l'histoire, misant sur le progrès de la république :
"À
l'indépendance, (le Rédacteur en chef) se fit connaître comme moderniste,
compagnon de route des communistes, adversaire implacable des saints, des
chiromanciennes, des chéchias, des pleureuses, des guérisseurs, des tatouages,
des burnous, des guérisseurs, des nomades..., affirme le journaliste (pp.
45-46) qui ajoute : "ne craignant pas les paradoxes il avait tenté de
nous élever dans le respect du cosmopolitisme "auquel l'humanité doit ses
métamorphoses", la haine des marabouts "ennemis du changement"
la vénération de la modernité, "songe d'une humanité sans Dieu..."(p.49)
D'autre part, à l'attitude du journaliste, mystique et favorables à
l'irrationnel correspond une vision du monde croyant à l'interférence du
surnaturel et de la vie quotidienne ainsi qu’en en la nécessité d'une dimension
spirituelle de l'être : "Cher Monsieur, écrit-il à son rédacteur en
chef, en ces temps de parole inbondantes nous sommes contemporains du silence.
Ne vous offusquez pas du paradoxe, il résume nos désarrois : nous n'avons
plus de tatouages éloquents, plus de prédiction. Puisque nous sommes incapables
de supporter ce silence, puisque nous ne savons plus le combler, revenons au
moins aux paroles, aux oracles et aux contes de nos femmes ; elles savent
si bien les déclamer. C'est à ce prix que nous lèverons le malentendu ; c'est
à ce prix que nous supporterons les viols. Les viols ne sont que l'autre face
du malentendu" (pp.84-85) En critiquant le personnage radicalement
moderniste de ce récit, le narrateur-personnage et à travers lui l'auteur même,
adoptent une attitude critique vis à vis de la modernisation à la tunisienne.
Selon
Mellah, la modernisation telle qu'elle est soutenue par l'archétype de
l'intellectuel moderne,"ce missionnaire des temps nouveaux et
irrémédiable" (p.53), n'a fait qu'expulser le Tunisien d'un système qui
signifiait pour lui pour le transposer dans un autre système caractérisé par la
vacuité de sens et la faillite des valeurs. Ce vide a entraîné une situation
d'autant plus absurde que cette modernisation qui n'est qu'“une modernité au
niveau des objets et non des idées”, s'est amalgamée avec une tradition toute
formelle : mélange témoignant d'un goût vulgaire d'arriviste, tel que
celui rencontré par le Journaliste dans la maison des nouveaux riches :
"Ainsi la vie de ces gens-là, leur maison, leur fausse fresque, leurs
palmiers leur solitude, leur goûT des apparences, tout cela m'a semblé sans
véritable sens Leur intérieur même me paraissait irréel, une esquisse baclée et
imitée, une juxtaposition de meubles et d'objets reçus au hasard des rencontres
ou ramenés d'Europe. Une impression étrange de vide se dégageait à chaque
instant, une attente annonciatrice de souffrance."(p.116) L'inconvénient
du progrès socio-économique connu après l'indépendance, selon l'auteur,
provient du fait que la transcendance métaphysico-religieuse du passé, celle
qui donnait un sens à chaque existence, n'a pas été remplacée par
une"transcendance sociale" au sens où Durkheïm emploie cette
expression : des valeurs intrinsèque à ce progrès à travers lesquelles
s'autofonde et s'autolégitime cette modernité. D'où, ce sentiment que le passé
est irremplaçable et sa perte inconsolable : "Qui veut enfermer notre
saint-de-la-parole et clore nos oracles, protestent les pleureuses ? Cela
ne vous vaudra rien de bon ! Nos mots continueront à vivre ; vous
n'en avez rien d'autre à leur substituer "(p.124) C'est ainsi que cette
faillite des valeurs génère le viol comme symbole annonciateur d'une violence
nihiliste : n'est-il pas comparé au" crime de Sarajevo" ?
Violence fatale par laquelle s'achève ce récit : “La ville ne s'endort
pas. Il fait froid. Une foule inquiète a envahi les rues. Des émeutes
grossissent ici et là. L'armée tire vers le ciel comme pour en chasser quelque
démon frondeur. Maintenant les deux statues (Bourguiba, Ibn Khaldoun) semblent
reliées par la foule étalée à leur pied formant comme un étrange et paradoxal
cordon ombilical.. Mais elles font mine de se repousser et de se disputer le
contrôle de l'avenue (image d'un pays déchiré entre la modernité de Bourguiba
"et la tradition d'Ibn Khaldoun) " (p.144). De l'absence de croyances
fondatrices des valeurs civililisationnelles à la violence aveugle, le pas est
vite franchi. C'est de la même manière que Camus explique le lien entre le
nihilisme tel qu'il est défini par Nietzche et l'avènement du nazisme
caractérisé par la violence aveugle. Si la modernité au sens historique se
caractérise par l'absence ou la perte de toute transcendance métaphysique, le
roman moderne, lui, se caractérise par la polyphonie, c'est à dire la perte de
toute transcendance ou autorité énonciative.
Il
y a donc adéquation chez Mellah entre modernisation de l'écriture (par
l'instauration de la polyphonie) et celle constatée dans la société : mais
si la modernisation sociale ne remplace pas les valeurs spirituelles du passé,
l'écriture assume sa modernisation et transcende l'éclatement polyphonique du
texte par la construction allégorique. L'unité sémantique propre à l'allégorie
constitue la valeur qui fonde la subversion du texte : ce dernier assume
sa modernisation et la convertit en modernité. L'écriture apporterait une
réponse à une question qui reste en suspension : si la modernisation
n'apporte pas de réponse à la dimension spirituelle de l'être, faut-il pour
autant l'abandonner ? La réponse est négative : il faut plutôt que la
modernisation construise ses valeurs propres, à partir de sa propre dynamique.
Il y a donc contradiction entre la thématique de ce roman empreinte de la
nostalgie d'un passé inconsolable et irremplaçable ("nos mots continueront
à vivre vous n'avez rien d'autre à leur substituer") et la signification
induite par la dynamique de l'écriture : contradiction à attribuer à
l'auteur-même. En effet, errant et migrateur, Mellah retourne au pays pour
constater les dégâts provoqués par les nouveaux riches. Mais fasciné par la
scène originelle et par le mystère de son expulsion "habité par le désir
de remonter aux origines de la grande séparation(foetale et oedipienne)"
(p.31) il ne peut opposer aux mirages de la modernisation que les échos du paradis
perdu. Aussi est-ce l'appel de l'enfance qui a motivé son enquête sur les viols
en particulier et son désir de connaître sa société d'une manière
générale :
"Vous
avouerais-je pourtant que, sans y prendre garde et sans vraiment y prêter
attention, j'ai profité de l'errance que vous m'avez aurorisé (enquête sur les
viols) et de l'errement que je me suis permis (sa propre enquête sur sa
société) pour évacuer certains démons intérieurs et écraser certaines rumeurs
enfantines, écrit-il en guise de bilan à son rédacteur en chef"(p 149).
Ahmed Mahfoudh