Documents de Travail

J.E.Bencheikh
Fatima Gallaire
Rachid Boudjedra
Dessine-moi une oeuvre francophone
Diffusion dans les lycées

 

Jamel Eddine Bencheikh.
Notice bio-bibliographique

J.E. Bencheikh est né le 27 février 1930 à Casablanca, dans une famille algérienne de magistrats, originaires de Tlemcen où il passe les vacances d'été. Une part des souvenirs de cette enfance est racontée dans un texte récent, "Tlemcen la haute", publiée dans Une enfance algérienne (Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, Gallimard, 1997).

De 1951 à 1953, il est à Alger pour des études d'arabe et de droit. Il s'y lie d'amitié avec les poètes Jean Sénac et Jean-Claude Xuereb. Puis à Paris, de 1956 à 1962, il poursuit ses études d'arabe, enseigne et passe l'agrégation. En 1962, il regagne l'Algérie indépendante où il est assistant puis Maître de conférences de littérature arabe médiévale à la Faculté des Lettres d'Alger. Il y crée la section de Littérature Comparée ainsi que Les Cahiers Algériens de Littérature Comparée qu'il dirige (1965-1968). Il enseigne, en particulier, Le Fou d'Elsa d'Aragon et également "La poésie algérienne de combat", cours qui sera suivi d'une publication, en collaboration avec Jacqueline Levi Valensi, Diwan Algérien. La poésie algérienne d'expression française, 1945-1965 (étude critique et choix de textes, Hachette, 1967), anthologie critique qui reste une des références majeures de la poésie de cette période. Durant ces années également, il tient des chroniques littéraires et politiques, dans différents hebdomadaires tels que Révolution Africaine, Jeune Afrique et Afrique Asie.

Il quitte ensuite l'Algérie et sera Chargé de recherches au C.N.R.S. de 1969 à 1972 puis professeur à Paris VIII, enfin à l'Université de Paris IV-Sorbonne jusqu'en juin 1997.

Il revient à Alger, en mars 1992 à l'invitation du Centre Culturel Français. Il y donne deux conférences. Invité par Djilali Liabès en mai 1993, il ne pourra venir à la suite de l'assassinat de celui-ci. Il n'en a pas moins accompagné de ses prises de position (différents essais et interviews dans la presse à Alger et à Paris ; interventions publiques) et de ses textes (participation à des ouvrages collectifs sur l'Algérie, Les Temps Modernes, la Revue Sud, un ouvrage édité à Rabat) la période tragique que traverse l'Algérie depuis 1993.

On connaît par ailleurs ses travaux de critique et d'érudition dans le domaine de la littérature arabe médiévale et ses traductions, en particulier la traduction en cours avec André Miquel, des Mille et Une Nuits (trois tomes parus déjà chez Gallimard en folio) ainsi que deux essais, l'un en collaboration avec A.Miquel et C.Brémond, Les Mille et un contes de la nuit (PUF, Bibliothèque des idées 1991) et l'autre, seul, Les Mille et Une Nuits ou la parole prisonnière (PUF, Bib.des idées, 1988). On indiquera ici une traduction moins connue, Le Voyage nocturne de Mahomet, Mi'râdj (Imprimerie Nationale, 1988) suivie d'une étude remarquable sous le titre "L'Aventure de la parole. Introduction à l'étude des récits apocalyptiques arabes". Il est co-auteur, avec A.Miquel, d'un entretien intitulé, D'Arabie et d'Islam (Ed. Odile Jacob, 1992).

Parallèlement à cette oeuvre d'érudition et de transmission, en français, de la culture arabo-musulmane, J.E. Bencheikh est écrivain. Il a publié plusieurs recueils de poèmes en langue française : Le silence s'est déjà tu (Rabat, SMER, 1981) - L'Homme poème,(Actes Sud, 1983) - Etats de l'aube (Rougerie, 1986) -Les Mémoires du sang (Rougerie, 1988) - Transparence à vif (Rougerie, 1990) - Alchimiques (Poëgram, 1991) - Déserts d'où je fus (Tétouan, 1994) - Lambeaux (Paris, 1995) - Parole montante (Tarabuste, 1997) - Cantate pour le pays des îles (Marsa Editions, Paris, 1997) - Rose noire sans parfum, roman, Paris, Stock, 1998. 

Christiane CHAULET-ACHOUR

 

Fatima Gallaire : A la recherche de la langue perdue.

La multiplication des absences est lourde à porter certains jours..

(Fatima Gallaire, Rencontre avec des écrivains d’ailleurs).

L’absence et la distance t’ont rendue encore plus grandiose, plus nécessaire à ma vie. Tu es devenue un miroir à l’échelle de l’existence-même.

(Fatima Gallaire, L’Algérie au coeur...).

A la fin des années 90, Fatima Gallaire est surtout connue – en France et à l’étranger – comme dramaturge et romancière francophone, mais beaucoup moins comme cinéaste. Peu importe le genre, le dénominateur commun de toutes ses oeuvres est la double appartenance : à l’Algérie et la France, à l’arabe et le français, à l’Orient et l’Occident. Pour cette Franco-Algérienne, la double identité est une

magnifique schizophrénie qui consiste à vivre en même temps deux cultures, deux langues, deux personnalités. Par moments il y en a une qui prend le dessus et l’autre se trouve alors forcément à l’étroit..

Cet article envisage d’illustrer l’importance du choix linguistique de cette créatrice multiple et bilingue à travers quelques exemples de ses activités artistiques, notamment dans le domaine du théâtre. Elle a, en effet, produit 25 pièces de théâtre, de nombreuses nouvelles, plusieurs romans ainsi qu’un petit nombre de vidéos, jusqu’à nos jours.

Dès son enfance dans l’Est Constantinois en Algérie, Fatima Gallaire parle simultanément l’arabe et le français au sein de sa famille. Son entrée dans l’écriture romanesque se fait en langue française. Passionnée pour la littérature, elle écrit ses premières nouvelles lors de ses études en lettres à l’Université d’Alger. Après un séjour à Paris de 1967 jusqu’à 1970, elle ne prend pas seulement goût à la vie de la métropole française, mais également au cinéma. La Cinémathèque d’Alger lui offre son premier emploi comme attachée culturelle durant quatre ans. Ensuite Fatima Gallaire abandonne son travail afin d’étudier le cinéma à l’Université Paris 8 de Vincennes en s’installant à Paris en 1975.

C’est la mort de sa nourrice, en 1984, qui provoque en elle une profonde mutilation, une mutilation de la mémoire engendrant son écriture dramatique un an plus tard. Encore une fois en langue française. A l’âge de 41 ans, l’auteure formule son credo dans sa première pièce de théâtre sous un titre en arabe Haou jition ! ce qui devient en français Ah ! Vous êtes venus... là où il y a quelques tombes :

Je suis venue ici de mon propre gré et je parlerai sans crainte. Je ne crains personne.

Cette déclaration d’une rebelle éternelle, prononcée par l’héroïne Princesse lors de son retour au pays natal, caractérise parfaitement la démarche initiale de Fatima Gallaire. Une démarche de documentariste : prendre la parole est une nécessité existentielle pour elle. Il faut dévoiler la vérité. "Ecrire pour ne pas mourir." Elle précise à ce propos :

En tant qu’écrivain, née au milieu de confluences multiples, habituée aux mélanges des cultures, je me donne le droit de dire tout ce que je pense à propos de la France et de l’Algérie, parce que c’est une histoire d’amour. J’ai le droit de l’écrire et de le livrer au public qui, lui, exerce sa liberté critique..

Son droit d’écrire, l’auteure l’exerce exclusivement en français, dès le début de sa carrière. Etant donné qu’elle vit en France, cela lui permet de toucher un double public, à savoir le public français et le public maghrébin immigré en France. Ce choix n’est pourtant pas facile à porter. En France, ses oeuvres sont classées parmi la littérature francophone maghrébine, c’est-à-dire elles sont exclues de la littérature nationale. En Algérie, son choix en faveur de la langue imposée de l’ex-colonisateur lui vaut des critiques voire des reproches de trahison.

Certes, cette critique ne concerne pas seulement Fatima Gallaire, d’autres auteur(e)s du Maghreb font la même expérience. Pourtant cela n’empêche pas un sentiment de culpabilité et de manque. Ces effets pervers d’une double identité sur le plan linguistique s’aggravent par la décision du gouvernement algérien d’imposer l’arabisation du pays, à partir de l’été 1998. L’ironie du sort, en appliquant le modèle français, unique nation au monde où la législation impose depuis 1794 l’emploi exclusif de la langue nationale dans tous les actes publics et privés, la langue française est devenue en Algérie la première victime de cette mesure. De fait, l’Algérie est un pays multilingue comme la France..

Les conséquences immédiates de l’arabisation en Algérie se traduisent par une situation dramatique dans le domaine médical où on utilise majoritairement le français. Quant à la littérature ou le théâtre, il est trop tôt de prévoir des changements. Est-ce que les auteur(e)s francophones du Maghreb vont commencer à écrire en arabe désormais ? Personne ne peut le savoir.

Fatima Gallaire s’est prononcée au mois d’août sur cette question. Elle comprend l’arabisation comme un défi personnel, comme une chance de retrouver sa langue perdue. Sa décision est prise d’écrire des pièces de théâtre en arabe dialectale. Dans une démarche "de purification", elle envisage de créer des comédies en faveur d’un public algérien ne connaissant depuis des années que la violence, la mort et des tragédies au quotidien. Le rire sera par conséquent une arme efficace pour faire oublier la terreur. Notons que ses comédies écrites en français comptent parmi ses meilleures oeuvres, pour ne citer que Témoignage contre un homme stérile ou Molly des Sables. Son talent pour le comique est incontestable.

Il va de soi que la situation politique actuelle en Algérie ne permettra pas un théâtre de documentariste, c’est-à-dire que la censure n’acceptera jamais des propos critiques concernant la condition féminine, l’intolérance religieuse etc. Consciente de cette problématique, l’auteure vise une nouvelle écriture dramatique, un autre objectif. C’est un retour à l’écriture "jubilatoire". Ecrire pour faire plaisir. L’ancienne fille du pays retourne cette fois-ci non pas comme une rebelle mais comme consolatrice. A travers sa langue perdue, Fatima Gallaire tente aussi à retrouver la légèreté de son enfance, une époque sans souci. Autrement dit, son nouveau choix linguistique diminuera la distance et l’absence sera moins lourde à porter. Il est également une possibilité de se débarrasser de son sentiment de culpabilité vers son pays natal, de vivre sa double identité sans contrainte. Sa double appartenance peut finalement être un enrichissement et non pas un handicap.

Il serait intéressant d’analyser son arabe dialectal pour détecter l’influence de la langue française. Toutes ses œuvres écrites en français sont marquées par la langue arabe, phénomène inévitable chez les auteur(e)s maghrébin(e)s venu(e)s en France. La nouvelle démarche linguistique de Fatima Gallaire pourrait inspirer les maisons d’éditions en France de publier davantage des textes bilingues en vue d’un public bilingue nombreux et en état de manque de la langue du pays d’origine. Ce manque est aussi souvent vécu comme une discrimination linguistique.

Pour terminer, à mon avis, imposer un idéal monolingue est un tort envers les minorités linguistiques dans n’importe quel pays – même s’il peut constituer une chance de retrouver sa langue perdue dans le cas de Fatima Gallaire ou d’autres. Il ne faut surtout pas oublier que le multilinguisme est un indicateur de la démocratie et un garant important de la multiculture d’un pays et du monde entier.

Bibliographie :

BOIRON (C.), "Fatima Gallaire-deux cultures", in Acteurs, 88-89, mars-avril 1991, pp. 75-77.

GALLAIRE (F.), Baï, in Une enfance algérienne, textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, Paris : Gallimard, 1997, pp. 1356146.

GALLAIRE (F.), L’Algérie au coeur..., in Paroles d’Algérie, textes présentés le 25 juin 1994 au Printemps des Comédiens, Château d’O, à Montpellier.

GALLAIRE (F.), Ah ! Vous êtes venus... là où il y a quelques tombes, Paris : Des Quatre-Vents, 1988.

GALLAIRE (F.), Témoignage contre un homme stérile, in L’Avant-Scène-Théâtre, 815, 1er oct. 1987.

GALLAIRE (F.), Molly des Sables, in L’Avant-Scène-Théâtre, 954, 15 juillet 1994.

France, pays multilingue I-II, sous la direction de G. Vermes et J. Boutet, Paris : L’Harmattan, 1987.

Rencontre avec des écrivains d’ailleurs, brochure du Conseil Général de Seine Saint-Denis, Bobigny, 1994.

SCHMIDT (A.), Le Miroir de l’Autre : une nouvelle génération de femmes dramaturges issue de la migration à Paris au XXe siècle, thèse, IET, Paris III, 1998.

Anne SCHMIDT

 

Actualité de Rachid Boudjedra, ou : une écriture française assumée

Dans l’histoire littéraire récente du monde arabe, on sait qu’une des différences majeures entre les contextes maghrébin et moyen-oriental fut que dans le premier cas, en Algérie notamment, le roman français a été presque toujours lu dans sa langue d’origine, alors qu’au Machreq il était plutôt connu en traduction. Dès lors, il est ainsi possible de mieux comprendre qu’au Maghreb le genre romanesque ait pu faire figure pour certains d’une greffe occidentale émanant de la langue du colonisateur.

C’était apparemment en voulant s’inscrire dans une volonté de rejet politique de la langue française que Rachid Boudjedra, après avoir écrit six romans en français, rédigea cinq romans en langue arabe dans les années quatre-vingt. Il serait toutefois fort réducteur et totalement illusoire de croire que seule la langue arabe puisse exprimer l’identité algérienne. En effet, il nous faut bien prendre acte du fait que l’identité culturelle du Maghreb est triplement composée du berbère, de l’arabe et du français. On ne peut donc pas nier la présence conjointe de l’Occident dans la culture algérienne. Précisément, c’est sur ce point que se crée une différence avec le Machreq qui est à l’inverse souvent considéré comme le gardien d’une unique pureté linguistique arabe.

Cette spécificité maghrébine se doit d’être un atout: à l’heure où l’on commence enfin à s’aviser en Occident - en France tout particulièrement - de reconnaître la part inhérente de métissage qui préside à toute culture, l’affirmation d’une Algérie plurielle peut trouver dans le multilinguisme une conscience de soi et un rapport aux autres qui n’est pas sans évoquer le concept de créolité cher aux écrivains Antillais. Seule la pluralité linguistique peut garantir l’expression de la pluralité de la personne maghrébine. A cet égard, le combat littérairemené par Rachid Boudjedra dans les années quatre-vingt semble déjà d’arrière-garde: alors qu’il s’efforçait de promouvoir la culture et la civilisation arabe, l’enjeu véritable aurait été d’assumer une culture plurielle. Pourtant, si il s’avérait que les "traductions" en français proposées par l’auteur n’en étaient pas et qu’il s’agisse en vérité généralement d’une réécriture, la production bilingue boudjédrienne aurait le mérite de signifier pleinement une Algérie plurielle.

Or, dès 1994, lors de la parution du Dictionnaire Universel des Littératures publié aux Presses Universitaires de France sous la direction de Béatrice Didier, dans un article consacré à Rachid Boudjedra, Charles Bonn notait pertinemment: "...depuis Le Démantèlement, Boudjedra présente ses romans comme étant écrits en arabe puis traduits en français, tout en les parsemant d’indices qui contredisent en partie cette affirmation...". Depuis, nous avons largement prouvé dans la thèse intitulée "Le bilinguisme dans les oeuvres de Rachid Boudjedra du Démantèlement (1981) au Désordre des choses (1990). Comparaison entre les oeuvres de langue arabe et leurs traductions" soutenue en 1995, qu’aucun des cinq romans de Boudjedra publiés en français pendant cette période ne peut revendiquer l’appelation de traduction, tant leur écriture est autonome par rapport à un supposé original arabe. Nous pouvons donc affirmer que ces cinq romans en langue française appartiennent de plein droit au domaine de la littérature maghrébine de langue française.

On connaît le célèbre aphorisme italien: " traduttore, traditore" (traducteur, traître). Cet adage exprime de manière saisissante que toute traduction est fatalement infidèle et qu’elle "trahie" toujours un peu d’une certaine façon soit la lettre, soit l’esprit du texte original. Dans le cas précis de cette partie de l’oeuvre de Rachid Boudjedra, il faudrait supposer une "auto-trahison", puisque dans les deux langues nous avons affaire à des textes originaux. Là encore, il ne s’agit pas d’un handicap mais d’une richesse. Certes, l’inadéquation entre une langue et le monde qu’elle est censée dire provoque le malaise, et la tentation peut être grande alors de choisir l’exil, l’ailleurs. Néanmoins c’est là qu’émerge la langue spécifique de l’écrivain bilingue qui témoigne nécessairement non plus de façon univoque mais de manière équivoque de la multiplicité des aspects de la réalité.

Par emprunts et échanges mutuels, la langue française dans l’oeuvre boudjédrienne est donc désormais à même de rendre compte de la polyphonie algérienne, y compris dans son Histoire immédiate. Par conséquent, s’il nous faut considérer aussi le chaos comme une des conditions d’existence du vivant, alors la narration toute simonienne des oeuvres romanesques françaises des années quatre-vingt, du Démantèlement au Désordre des choses, participe à la fois par sa structure et par sa langue à cette approche du réel complexe de l’Algérie contemporaine.

Par ailleurs force est de constater que, depuis lors, Rachid Boudjedra semble bien avoir totalement renoncé à l’appelation "traduit de l’arabe". Ainsi son roman Timimoun publié en 1994 n’est donc pas, comme on n’a pu le dire, un retour à la langue française puisqu’il est désormais possible d’affirmer que l’auteur n’a jamais cessé d’être un écrivain francophone depuis La Répudiation en 1969 et jusqu’à présent. Cette année 1994 fut aussi celle de la nouvelle édition augmentée de son essai pamphlétaire Fis de la haine, précédemment publié en 1992. Là encore, il n’est nullement fait mention d’une traduction de l’arabe. C’est le cas également de ses deux autres essais: Lettres algériennes publié en 1995 et Peindre l’Orient la même année. Enfin, en 1997, son dernier roman La vie à l’endroit est présenté lui aussi comme écrit directement en français.

Dissipons un malentendu. Notre propos n’est pas de vouloir à tout prix enrôler l’oeuvre boudjédrienne dans l’armée de la "Francophonie": ce mot commode recouvre des situations d’écriture si particulières qu’il serait malvenu de figer cet auteur dans le monolithe impossible d’ "écrivain francophone". Il ne s’agit certes pas de faire du "francocentrisme", mais d’admettre que c’est d’une certaine manière la langue française qui choisit l’écrivain plus que l’inverse et qu’elle devient alors le lieu où s’affirme son identité étrangère et exilée. Ainsi que le disait Edmond Jabès: "Le véritable écrivain a sans doute un pays natal, mais il n’a guère de patrie: par l’exil et le questionnement , il fait de la langue sa terre adoptive". On parle ainsi maintenant naturellement non plus de "la" littérature mais des littératures de langue française et il nous est alors loisible d’inscrire l’oeuvre de Boudjedra dans l’espace littéraire francophone algérien s’affirmant, comme d’autres, contre l’hégémonie culturelle d’une France trop souvent sûre d’elle-même.

Dans la thèse précédemment évoquée, toute volonté de polémique ayant été écartée, il était clairement démontré qu’à travers les jeux et les enjeux de l’intertextualité aussi bien qu’à travers la maîtrise d’une certaine schizophrénie bilingue, c’était bien la littérature qui était gagnante. C’est pourquoi nous voulons croire que lorsque Rachid Boudjedra écrit sereinement en français une trentaine de lettres d’un bord à l’autre de la Méditerranée dans lesquelles il évoque la politique, le sport, la télévision, le racisme ou bien la guerre, c’est qu’il accepte une partie de lui-même qu’il ne peut désavouer. Mieux encore, quand il fait paraître chez Zulma, un petit éditeur du Gers, un essai de moins d’une centaine de pages consacré aux peintres occidentaux qui furent fascinés par l’Orient, de Delacroix à Klee en passant par Picasso, Matisse, Van Dongen, Macke et Gauguin, et qu’il poursuit sa réflexion en langue française pour rendre cette fois hommage aux peintres maghrébins tels que Cherkaoui, Atlan, Ben Anteur et Khadda qui se ressourcèrent à leurs propres origines, alors il est permis de penser que Rachid Boudjedra a su échapper au piège du francotropisme sans pour autant tomber dans celui de l’exotisme.

Ogbia BACHIR-LOMBARDO

Dessine-moi une œuvre francophone

Contrairement au début des années 90, le thème de la francophonie ne semble plus à l’ordre du jour de la politique française. En fait, le gouvernement de Lionel Jospin a délégué la francophonie au deuxième rang : il n’y a plus de ministère de la Francophonie, ni un rattachement à celui de la Culture. Cette décision pourrait avoir des conséquences pour les recherches liées à ce domaine, notamment en littérature ou en études théâtrales. Cet article pose la question de savoir, si cela ne pourrait pas être une chance de faire réviser certains concepts surannés. Pour illustrer cette idée, je voudrais donner un exemple concret issu des recherches théâtrales, celui du théâtre francophone et le point de vue d’un homme de théâtre - Wole Soyinka.

Le terme de théâtre francophone peut être compris dans un double sens : d’une part un théâtre lié à la langue française et d’autre part un théâtre lié à la francophonie. Le terme de francophonie est apparu, pour la première fois, en 1880, sous la plume du géographe français, Onésime Reclus, frère d’Elisée, qui prenait pour critère l’ensemble des espaces où la langue française est parlée. D’après des estimations du Haut Conseil de la Francophonie en 1989, la communauté linguistique francophone se déploie sur les cinq continents et représente environ deux pour-cent de la population mondiale. C’est grâce à Léopold Sédar Senghor, homme d’Etat et écrivain sénégalais, que le terme de la francophonie est réintroduit en 1962 dans un article fondamental de la revue Esprit :

La francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des ‘énergies dormantes’ de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire.

En effet, cette définition est reprise un peu partout dans les textes traitant de la francophonie. Mais elle est loin d’être claire, elle est plutôt poétique. Pourquoi ce manque de clarté ? En 1986, Wole Soyinka devint le premier prix Nobel africain de littérature. Celui que l’on avait surnommé "le tigre", par son engagement radical contre les dictatures, est né en 1934 à Abeokuta ( Nigeria) et n’a jamais cessé de cultiver des utopies. Dans un entretien publié par Sources UNESCO, n°72, en septembre 1995, il décrit son idéal :

Une utopie égalitaire, sans autoritarisme. Nous savons qu’il n’existera jamais de société sans classes, mais le simple fait d’en rêver permet de progresser vers la réduction des inégalités, qu’elles soient fondées sur le sexe, le pouvoir, les circonstances, la naissance ou la race.

Ce romancier, poète, musicien et dramaturge du Nigeria, ex-colonie britannique et maintenant membre du Commonwealth, était invité en automne 1986 à Limoges au Festival International des Francophonies ( FIF). Il y présenta The Trials of Brother Jero ( La Métamorphose de frère Jero) en version française. C’est une "pièce satirique efficace alliant la farce européenne aux traditions nigérianes", jouée par le Théâtre de la Soif Nouvelle de la Martinique et mise en scène par l’auteur.

L’expérience de Wole Soyinka à Limoges est décrite à travers l’article intitulé "Sur la langue française, sur la francophonie, sur Limoges et sur le théâtre" , paru dans la revue Notre librairie, numéro hors série portant sur les créateurs et les créatrices de l’Afrique à Limoges, en septembre 1993. Le point de départ de cet article est l’observation de Wole Soyinka qui écrit en anglais, mais parle également le yoruba ( langue de Nigeria), l’espagnol et le français, à propos des écrivains francophones et anglophones en Afrique :

J’avais alors clairement vu ce que je ne percevais pas bien auparavant, c’est-à-dire que l’attitude des francophones vis-à-vis de la langue française était très différente de celle des anglophones. Pour les anglophones, la langue constitue juste un instrument à la manière de tout autre moyen d’expression,tout comme n’importe quelle langue l’aurait fait, si nous avions été placés dans d’autres circonstances historiques. Et j’ai trouvé auprès de mes collègues de langue française un curieux comportement de déférence envers le français, ce que je n’arrivais pas à m’expliquer.

A partir des années 60 et notamment par la fondation de L’Union of Writers of the African Peoples ( L’Union des écrivains des peuples africains) , Wole Soyinka s’est donné pour objectif

d’arracher les francophones à leur déférence envers la France métropolitaine et d’essayer de les persuader que nous sommes avant tout et fondamentalement Africains.

Cet engagement contre une telle division linguistique de l’Afrique a porté ses fruits, d’après lui :

Nous sommes maintenant capables de mener un débat sur nos problèmes comme des êtres humains, comme un peuple africain avec une culture pareille à toute autre, de la même manière qu’ils l’avaient toujours fait auparavant. Cela devait être notre position vis-à-vis de la francophonie.

Ensuite, ce prix Nobel africain de littérature se prononce clairement contre un concept de littérature francophone qu’il compare au concept de la British Commonwealth Literature ( littérature britannique du Commonwealth). Les deux concepts n’ont pas de sens, à son avis. Il affirme :

Je ne fonctionne pas dans un tel système. C’est le même genre de dispute qui fonde mon jugement envers le théâtre de Limoges.

En revanche, il revendique " Un genre de culture, un genre qui peut être défini. Tout au moins une littérature identifiable", c’est-à-dire des critères plus spécifiques que la langue ou la géographie. Son travail avec le Théâtre de la Soif Nouvelle de la Martinique l’a justement confronté avec le problème de la langue française :

Pour ces acteurs, la langue constituait un élément prédominant. Leur première initiative au théâtre me semblait être avant tout le fait de parler français. Je leur répétais souvent que sur la scène, dans le jeu théâtral, l’acteur ne parle pas anglais, il ne parle pas français, il ne parle pas russe : Vous devez parler théâtre. Cela veut dire, parlez le personnage que vous jouez.

Autrement dit, il ne faut pas sacrifier le personnage de la pièce au profit de l’élocution. Pourtant, cela se produisit exactement à la répétition générale à Fort-de-France et à Limoges et l’auteur en était vraiment peiné.

Ses témoignages et réflexions en matière de théâtre francophone peuvent provoquer plusieurs questions cruciales : Pourquoi le FIF présente-t-il une pièce traduite de l’anglais dans le cadre du théâtre dit francophone ? Est-ce que l’Afrique francophone produit ou ne produit pas d’autres pièces que l’Afrique anglophone ? ( Les deux Afriques ont subi la colonisation et doivent utiliser une langue imposée.) Où faut-il situer la création théâtrale de l’Afrique lusophone issue de la colonisation portugaise ? Sans oublier les créations théâtrales en langues africaines - pour ne citer que l’exemple du Congo où on parle le lingala, le munukutuba et le kikongo.

Les réponses pourraient nous faire mieux comprendre pourquoi pour Wole Soyinka le critère de la langue n’est pas pertinent, pourquoi le théâtre francophone n’est pas assez identifiable pour lui. En effet, on ne trouve nulle part des définitions ou des concepts scientifiques du théâtre francophone. Comment se baser sur des propos tels que "symbiose des énergies dormantes" ou "fraternités nouvelles" ? Néanmoins, il existe des travaux comme celui de Dany Toubiana qui traite, dans le cadre d’une recherche en vue d’un DEA en études théâtrales datant de 1989, quatre théâtres francophones ( africain, antillais, maghrébin et québécois) . La base de ces théâtres est la langue française , "une sorte de pont qui permet à chacun d’exister dans sa sensibilité propre, de s’élargir tout en se confortant par la connaissance de l’autre".

Les quatre portraits brossés par Dany Toubiana n’aboutissent pas à un concept concret en matière de théâtres francophones, mais ils mettent en valeur le bénéfice supposé de la francophonie. Pour en donner deux exemples frappants :

La francophonie québécoise est une autre façon de vivre l’Amérique et elle dérange dans ce bloc relativement homogène Nord américain, qui digère ses particularismes, qui les neutralise et les dépouille de toutes significations en les transformant en exotisme.

L’espace antillais dessine un chemin vers une autre façon de vivre la francophonie, une façon qui implique le métissage culturel et véhicule un syncrétisme où l’Afrique apporte ses conditions rituelles de profération et ses motifs fantastiques, l’Europe livre sa hiérarchie sociale et ses personnages merveilleux ,l’Archipel donne sa géographie, son nouveau bestiaire et le creuset symbolique nécessaire à l’alchimie narrative.

Notons qu’ il est étonnant que Dany Toubiana ne mentionne pas, voire nie indirectement le modèle multiculturaliste, né justement au Canada en 1971 et dont le pluralisme culturel et linguistique est l’essence. A part cela, on trouve également des propos tombant dans le piège de l’ethnocentrisme européen :

Le théâtre arabe allait naître d’une part, d’un phénomène d’acculturation vis-à-vis de l’Occident mais, d’autre part, de la colonisation qui a conduit à la découverte de l’autre.

Le phénomène historique de la colonisation française et les relations de pouvoir actuelles dues à ce passé ne peuvent pas être ignorés, dans une recherche lié à la francophonie. L’Américain Kevin Elstob, professeur de français à l’Université d’Etat de Cleveland, rappelle, à travers son article intitulé "Introduction : Francophone Theatre Today", le contexte spécifique de la colonisation française :

According to official French policy, the education of the indigenous populations was part of a ‘civilizing mission’ which would show the indigenous populations the benefits of colonization. Ironically, this assimulationist tactic was de facto elitist, since only an urban upper class could attend the schools.

Il continue en soulignant que malgré cet inconvénient, la langue française devenait la base du système d’éducation coloniale, un système monolingue excluant les autres langues. Ensuite Kevin Elstob tire la conclusion que

France promoted the French language and civilization to the detriment of indigenous languages and socio-cultural values.

Vers la fin de notre siècle, de nombreuses voix critiques dénoncent l’impérialisme culturel de l’Occident, notamment celui de l’Europe. Il faut forcément citer le livre du célèbre linguiste américain Noam Chomsky sur la dite découverte de l’Amérique par Christophe Colomb présentant une toute autre et nouvelle interprétation de la colonisation. Certes, c’est une interprétation qui est très loin d’une "mission civilisatrice".

Pour terminer, l’exemple du théâtre africain dit francophone montre que, seul, le critère linguistique représente plutôt une contrainte par rapport à l’ensemble du continent et à la création interafricaine. Le manque de définitions claires prouve que cette catégorie est à réviser. A mon avis, les nombreuses définitions rencontrées sont poétiques, voire idéologiques et non pas scientifiques. Tout travail de recherche lié à la francophonie demande d’abord une révision du concept de la colonisation, en tenant compte d’un changement important de paradigme politique.

Anne SCHMIDT

 

Connaissance et diffusion de la littérature francophone maghrébine dans les manuels scolaires à l'usage des lycées.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, la littérature maghrébine d'expression française s'est constituée comme part entière de notre littérature, rejoignant et contribuant à élargir le vaste domaine de la francophonie. Quelques uns de ses auteurs ont acquis une renommée internationale et sont connus d'un vaste public. L'attribution du Prix Goncourt à Tahar Ben Jelloun en 1987 pour son roman La Nuit sacrée témoigne de ce succès incontestable, et de la place occupée par les écrivains maghrébins francophones sur le marché de l'édition française. Pour autant, on peut se demander si ce succès public est relayé, précédé, ou facilité par l'institution scolaire, c'est-à-dire si les écrivains sont ou non en voie d'accéder à ce statut de "classique" - au sens où ils seraient l'objet d'un enseignement en classe!- qui marque en France l'intégration définitive à la culture nationale. L'éveil du goût pour leur lecture et la pratique des textes littéraires constituent une des missions de l'enseignement dans notre pays. On devrait donc s'attendre raisonnablement à la prise en compte progressive, dans le cursus scolaire, de textes dont la critique s'accorde à reconnaître la valeur, et qui font par ailleurs l'objet de multiples travaux universitaires.

Cependant, on est frappé, à la lecture des Instructions Officielles concernant l'enseignement du français dans les classes de lycée, et destinées aux professeurs de Lettres, de constater l'absence quasi-totale de références concernant la littérature maghrébine d'expression française. Pour la classe de Seconde, toutes séries confondues, le rédacteur du Ministère rappelle certes que le professeur doit tenir compte "de la diversité des groupes sociaux français et étrangers vivant en France", et poursuivre "l'effort entrepris au collège pour favoriser la rencontre et le dialogue entre des cultures différentes". Il modalise pourtant singulièrement son propos en continuant ainsi: l'enseignant pourra proposer " éventuellement (c'est nous qui soulignons) des textes écrits en français par des auteurs étrangers" . Pour la classe de Première, l'enseignant se voit simplement indiquer "On peut faire appel aux auteurs étrangers d'expression française, aux auteurs anciens ou étrangers traduits" . Enfin, les formulations concernant la classe de Terminale restent suffisamment vagues pour ne rien autoriser de précis concernant la littérature francophone, puisque les exemples fournis à l'appui de la déclaration liminaire "Le travail de l'année s'organise autour de la lecture et de l'étude de plusieurs oeuvres choisies pour leur qualité littéraire, pour leur intérêt propre ou pour les ouvertures qu'elles permettent vers de larges ensembles significatifs des diverses formes de culture et de civilisation" ne font absolument pas allusion aux auteurs qui nous intéressent. La littérature francophone y semble confondue avec la littérature étrangère traduite, la seule à être mentionnée . On pourrait nous objecter qu'Aimé Césaire, avec son Cahier d'un retour au pays natal, s'est vu inscrire en 1994 au programme des classes Terminales Littéraires lors de la réorganisation du cursus de ces dernières, les seules à dispenser un enseignement hebdomadaire de deux heures sur programme d'oeuvres complètes depuis la dernière réforme les concernant. Mais Césaire est français, sa langue de référence est le français, la Martinique est officiellement un département français. Il nous semblerait alors abusif de parler de littérature francophone: évoque-t-on la francophonie de Guy de Maupassant dont les nouvelles et contes sont émaillés de vocables spécifiquement normands, et dont certains personnages paysans s'expriment en un langage dont l'auteur s'applique à vouloir reproduire jusqu'aux particularités de prononciation? Une étude récente, menée par Jean-Marc Moura, permet d'isoler quelques critères de définition de la "francophonie", notion dont il rappelle opportunément qu'elle fut créée par un géographe, Onésime Reclus, descripteur au XIXème siècle des colonies françaises. Pour cet auteur, le pluriel s'impose lorsqu'on souhaite utiliser la qualificatif de francophone dans le domaine littéraire. Il souhaite donc définir une méthodologie des "littératures francophones, le pluriel marquant une diversité désormais irréductible dont les usages linguistiques multiples sont de plus en plus divergents". Les usages linguistiques sont en effet tributaires de l'Histoire: au Canada, le français est la langue maternelle de populations descendant de colons européens, n'ayant donc pas eux-mêmes subi de colonisation; aux Antilles, le français est la langue officielle; au Maghreb comme dans une grande part de l'Afrique noire, il s'agit d'une langue de communication, tandis qu'ailleurs, au Proche-Orient ou dans l'ancienne Indochine, il caractérise une simple survivance...Aussi, au terme trop vague de littérature francophone, Jean-Marc Moura préfère-t-il substituer celui de littérature postcoloniale. Cette dernière réunirait les paramètres suivants: marquée par l'expérience de la colonisation, extrêmement critique envers celle-ci, elle chercherait à élaborer des cadres symboliques pour s'opposer à toute unification de type impérialiste. Une esthétique spécifique, en rapport direct avec la modernité littéraire, pourrait alors être définie. Et Jean-Marc Moura, prenant l'exemple des liens entre Faulkner et Kateb Yacine, d'affirmer que "la critique postcoloniale a bien mis en évidence deux traits qui distinguent ce modernisme hybride de son modèle occidental: la proximité des sources culturelles auxquelles il puise et la volonté de ne pas en rester à l'expression d'une aliénation." Les manuels à l'usage des élèves et des enseignants du secondaire concourent-ils à une meilleure connaissance de ces littératures francophones? On sait quelle place ils tiennent dans le travail au lycée, à quelles discussions passionnées les conseils d'enseignement de fin d'année s'adonnent lorsqu'il s'agit d'effectuer des choix. C'est souvent toute une perspective qui est tracée, et pour tout un établissement. Nous avons consulté quelques uns parmi les plus représentatifs des ouvrages qui ont été proposés, ces toutes dernières années, par les éditeurs spécialisés. Nous nous sommes limitée aux grandes maisons capables d'inonder le personnel de spécimens gratuits: ce n'est pas que d'autres, moins riches, ne méritent point notre intérêt! Mais l'expérience montre que les professeurs consultent et comparent les spécimens qu'ils ont reçus gracieusement, et qu'ils ne s'en vont pas courir les librairies pour en acheter d'autres à leurs frais. Deux grandes catégories de manuels sont alors à leur disposition: elles correspondent à des profils d'élèves élaborés en fonction de ce que les rédacteurs supposent être leurs acquisitions culturelles préalables, souvent corrélées avec des paramètres socio-économiques, car une des catégories revient plus cher que l'autre à l'achat. Interviennent aussi bien sûr les exigences propres aux divers examens que préparent les élèves, et le poids du coefficient des épreuves dites "de français" au baccalauréat: le livre est d'autant moins épais que le coefficient est mince! Nous distinguerons donc les livraisons "généralistes" des livraisons "chronologiques". Les manuels généralistes ne proposent pas un classement des textes par siècle; un ou deux ouvrages suffisent pour couvrir l'ensemble du programme. L'expérience montre que ces outils, d'un prix moyen relativement accessible pour les familles (un peu plus d'une centaine de francs par livre), sont majoritairement retenus pour les classes des lycées technologiques ou faiblement polyvalents. A l'opposé, les manuels chronologiques offrent autant d'ouvrages distincts que de siècles considérés; c'était le choix déjà canonique de la célèbre série des "Lagarde et Michard" chez Bordas, choix toujours pratiqué chez Hatier avec la collection "Itinéraires Littéraires", chez Nathan avec la "Collection Henri Mitterand", chez Hachette avec la collection "Perspectives et Confrontations". Le public préférentiel de ces ouvrages est celui des classes de lycée d'enseignement général, préparant des Secondes indifférenciées à des baccalauréats de type scientifique ou littéraire. L'acquisition de la collection complète par les familles suppose un investissement de plusieurs centaines de francs. Pour ces derniers manuels, nous avons limité nos investigations aux volumes consacrés aux textes du XXème siècle publiés depuis le tout début des années quatre vingt-dix, puisque le domaine d'écriture qui nous occupe est récent et que son inscription dans les manuels n'a pu être qu'assez lente. Nous avons cependant consulté un ouvrage plus ancien, destiné semble-t-il davantage aux étudiants de premier cycle universitaire ou de classes préparatoires, élaboré au cours de l'année 1970 et objet de quatre rééditions. Il s'agit de La Littérature en France depuis 1945, publié par les éditions Bordas , et réédité en 1982 sous le titre La Littérature en France de 1945 à 1968. Sous ce dernier titre légèrement différent, soucieux de tenir compte des développements plus récents de la recherche littéraire et de l'intégration de talents nouveaux, les auteurs ont maintenu leur sixième partie consacrée aux "Horizons élargis", qui signale "Trois aspects des littératures francophones", nettement distincts des écrits "Traduits de l'étranger". Les trois aspects retenus de la littérature francophone comportent une présentation du Québec, du Maghreb, de l'Afrique Noire et des Antilles. Pour ce qui concerne le Maghreb, sont cités Kateb Yacine, Albert Memmi et Driss Chraïbi pour un extrait des Boucs . Les auteurs ne présentent aucune biographie ni bibliographie des écrivains retenus, mais en revanche dressent en introduction au chapitre un tableau des conditions historiques du développement de la littérature maghrébine d'expression française. Le texte de Chraïbi est titré "La Fête du mouton" et suivi de trois remarques sur le sens de l'extrait. C'est peu certes, mais cela a le mérite d'exister! L'examen des manuels plus récents auquel nous allons nous livrer montrera qu'étrangement, cette préoccupation n'a guère trouvé de prolongements.

En 1991, la livraison des éditions Hatier consacrée aux textes du XXème siècle comporte deux tomes d'environ 500 pages chacun. Le premier couvre la première moitié de notre siècle, le second recense les auteurs de 1950 à 1990. C'est bien évidemment ce second tome qui a retenu notre attention . Deux courts chapitres y sont consacrés aux littératures d'expression française. De la page 207 à la page 216, sont abordées les oeuvres des Africains Tchicaya U Tam' Si, Beti et Kourouma. Ben Jelloun, Kateb Yacine et Memmi viennent en illustration des pages consacrées à la littérature maghrébine d'expression française des pages 309 à 314, après une introduction générale de deux pages relatant brièvement les rapports de cette écriture avec les guerres d'indépendance menées par les pays concernés. Outre les trois écrivains qui représentent le corpus, l'Index des auteurs cités, à la fin de l'ouvrage, mentionne Chraïbi et Mimouni, effectivement évoqués dans l'introduction du chapitre qui nous occupe, sous l'intitulé "Littérature de la revendication", le premier pour Le Passé simple, le second pour L'Honneur de la tribu. Qu'il y ait bien peu de rapports entre la révolte de Chraïbi contre l'ordre patriarcal marocain en 1954 et celle de Mimouni contre la gestion de l'Indépendance algérienne en 1989 ne semble pas avoir inquiété les auteurs du manuel. Cette confusion témoigne pourtant d'une certaine légèreté dans la construction du sens de l'Histoire proposé aux élèves comme aux enseignants. En 1989, Hachette et Nathan ont proposé au public scolaire leurs nouveaux outils. Le volume couvrant les textes du XXème siècle dans la Collection Henri Mitterand présente une très riche Table des Matières, dans laquelle la littérature étrangère fait l'objet d'entrées systématiques, et la littérature francophone d'études documentées: elles portent sur "Le roman belge à la Belle Epoque", "Le roman québécois avant 1914", "La poésie en Belgique et en Suisse au début du siècle" , le surréaliste Belge Paul Nougé, le Lituanien Milosz, le Belge Géo Norge (une demi-page chacun); mais surtout, un chapitre entier, le vingt-cinquième, s'intitule "Littératures francophones du Maghreb, de l'Afrique et des Antilles". Il occupe les pages 661 à 685.Passons sur la confusion que nous avons déjà relevée, et qui consiste à classer les auteurs antillais de langue maternelle française et de nationalité française avec ceux relevant de pays indépendants. Les littératures du Maghreb sont évoquées de la page 662 à la page 669: soit sept pages d'un volume qui en comporte près de mille, pour présenter quatre auteurs très rapidement: Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Driss Chraïbi. Pour ce dernier, l'extrait choisi est un passage de La Civilisation, ma mère!, où le lecteur débutant devra se repérer entre les marques évidentes du pittoresque et celles de la distanciation humoristique. En effet, le commentaire du manuel présente ce roman comme "une chronique pleine de verve de la vie quotidienne au Maroc", ce qui induit des effets d'attente de l'ordre de la description réaliste, et pousse donc l'élève -et le professeur!- à prendre au premier degré les effarements d'une mère marocaine devant un fer à repasser... Un seul autre écrivain marocain est mentionné dans la Table des Matières, et hors de ce chapitre, ce qui n'a pas laissé de nous surprendre. Il s'agit de Tahar Ben Jelloun, pour un extrait de Moha le fou, Moha le sage, classé avec Erik Orsenna, Yann Queffélec, Raymond Jean et Patrick Grainville sous la rubrique "Miroir des apparences et magie du langage" dans le trentième chapitre consacré au "Récit: permanence de l'écriture". Attardons-nous un instant sur le chapeau éditorial qui précède l'extrait: la nationalité de l'auteur n'y est pas mentionnée, mais sa consécration par le Prix Goncourt, si... Un peu comme si ce dernier avait eu le pouvoir de faire sortir Ben Jelloun du chapitre concernant la littérature francophone maghrébine, pour en faire un écrivain "totalement français", en tout cas le seul dont la production relève d'une catégorie esthétique à laquelle s'appliquent les outils habituels de la critique littéraire: le Récit, la Permanence de l'Ecriture...

La même année 1989, les Editions Hachette n'ont, quant à elles, consacré que cinq pages à l'ensemble des littératures francophones, sous l'intitulé "Ouvertures", des pages 486 à 490 incluse, dans un manuel de près de 500 pages . Quatre auteurs seulement y sont présentés: l'Ivoirien Ahmadou Kourouma avec un extrait des Soleils des Indépendances, l'Haïtien René Depestre pour Alléluia pour une femme-jardin, le Québécois Réjean Ducharme avec L'Avalée des avalés, et, juste avant ce dernier, Driss Chraïbi et un passage du Passé simple. La présentation ne comporte aucune mention de l'oeuvre romanesque de l'auteur depuis le texte de 1954. Les indications de lecture fournies à l'élève dans l'encadré final font état de divers procédés stylistiques (récit, discours, lyrisme, métonymie), dont la maîtrise doit aider le débutant à entrer dans un texte particulièrement travaillé, consacré à l'évocation des lèvres des femmes. La conclusion de cette petite incursion dans les Tables des Matières des manuels chronologiques, dont les volumes sont par définition plus complets que ceux de leurs concurrents généralistes, s'impose: la portion accordée à la littérature francophone maghrébine est congrue. Les manuels généralistes , créés à l'usage d'un public plus disparate et moins sensibilisé à ce que Sartre appelait ironiquement la conservation "dans des locaux surveillés (des) reliques -toiles, livres statues- des clercs morts" feraient-ils la part plus belle à une expression littéraire récente et dont les auteurs pourraient être, au moins quant aux patronymes, plus familiers aux nombreux jeunes élèves issus de l'immigration?

En 1991, Hachette a diffusé un manuel comportant deux volumes, un pour la Seconde, un pour la Première. Dans le manuel de Seconde, aucun chapitre ne traite de la francophonie, et l'Index ne mentionne pas même la notion. Seul Kateb Yacine échappe à l'oubli, avec un extrait de Nedjma classé sous la rubrique "L'Art du portrait" en page 254. L'introduction ne permet pas de connaître la nationalité de l'écrivain. Il voisine sous la même rubrique avec Gabriel Garcia Marquez! Etrange montage, mais qui semble bien aller dans le sens de la confusion entre littérature étrangère traduite et littérature francophone, confusion que nous avions déjà signalée plus haut. En 1993, très résolument hexagonal, le manuel des Editions Hatier ne propose absolument aucun auteur francophone pour la classe de Seconde, et pas davantage pour la classe de Première en 1994. Comme pour Hachette, les Index ne font pas même état de la notion de francophonie. Toujours rien en 1994 dans le nouveau manuel de Hachette commercialisé sous le titre "Littérature du Moyen-Age au XXème siècle" . En 1995, une réforme des épreuves du baccalauréat de français devant intervenir dès la session de juin 1996, Nathan propose un nouveau volume généraliste pour la classe de Seconde , qui tient compte des transformations imposées par le Ministère, mais qui présente les mêmes lacunes que celles que nous venons de relever. Il en est rigoureusement de même pour l'ouvrage commercialisé par la même maison la même année dans la collection "Nathan Technique" où paraît un livre unique pour les classes de lycée technologique , mais les éditions Bordas insèrent à la page 464, dans leur livraison en deux volumes de 1997 un extrait de La Nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun dans le chapitre intitulé "L'ère de la fiction, diversité du roman". Ce chapitre regroupe des extraits de Jean Giono, Marguerite Yourcenar, Roger Caillois, Julien Gracq, Albert Cohen, Michel Tournier, Patrick Modiano, Romain Gary, Le Clézio, Michel Rio et Milan Kundera! Ben Jelloun s'y retrouve donc en fort bonne compagnie. L'introduction qui précède l'extrait retenu par les rédacteurs mentionne l'obtention de son prix Goncourt, dont nous persistons à penser qu'il a joué le rôle d'une "naturalisation" propre à faire rêver plus d'un sans-papiers... D'ailleurs, la nationalité de l'auteur n'est pas mentionnée, la date de son installation en France pas davantage -ce que le lecteur apprend pourtant en ce qui concerne Milan Kundera! Sans doute pouvons-nous en rester là. Ce rapide sondage dans les outils d'apprentissage vaut bien des discours. La plupart du temps, la littérature francophone est ignorée des facteurs de manuels. Au pis, elle est confondue avec la littérature étrangère traduite, erreur commise également par le Ministère. Au mieux, elle fait l'objet de courtes interventions, de montages hasardeux. Des millions d'individus parlent notre langue sur les cinq continents, quelques uns écrivent en cette langue, contribuent à l'enrichir et à la faire évoluer. Leur collaboration n'est pas même aperçue. Confondante ingratitude! Leur faut-il le Prix Goncourt et cette bonne vieille "reconnaissance du ventre" -celui de l'éditeur ainsi honoré...- pour quitter d'abord les limbes, puis le ghetto? Ce qui étonne en outre, c'est le peu de cas fait de l'espace méditerranéen. La Table des Matières de l'ouvrage le mieux fait et le plus complet de la série, celui de la Collection Henri Mitterand chez Nathan, est à cet égard éclairante. Les textes issus de l'espace occidental y sont nettement privilégiés. Il est vrai que nos derniers conflits avec nos voisins belges et suisses remontent à il y a bien longtemps...Or, les rapports de notre pays avec les pays méditerranéens du sud ont été passionnément conflictuels, et la littérature maghrébine d'expression française est née de ces conflits. Elle en porte les traces, et elle en a été fécondée. La mémoire de notre langue n'est-elle pas aussi celle des crises? Nous pensons préférable pour l'homme de ne pas oublier, parce que "la mémoire n'est sans doute qu'un élément de l'identité, mais c'est un élément indispensable; elle ne suffira pas à nous dire qui nous sommes, mais sans elle nous ne le saurons jamais" . Au terme de ce rapide survol de l'état actuel de la diffusion scolaire, un constat s'impose: il reste beaucoup à faire pour faire connaître et apprécier cette différence subtile par laquelle, dans notre langue, d'autres peuples se disent. Que les anthologies veuillent bien cesser de fonctionner comme des "miroirs identitaires" refusant de refléter l'ensemble du champ, et la tâche de l'enseignant chargé de faire connaître à tant d'élèves d'origine étrangère la richesse du patrimoine qui est devenu le leur s'en trouvera considérablement allégée. Il nous semblerait alors pouvoir réellement contribuer à donner du sens à cette "citoyenneté" psalmodiée par nos édiles.

Jeanne FOUET