Comptes rendus livres

L'Enfant-Jazz, poèmes, Mohammed Dib, Editions de la Différence, Paris, Collection Clepsydre, 1998.

Voici un autre recueil de poésie de Mohamed Dib, pour notre grande joie. Nous ouvrons le livre avec recueillement et avec un sentiment d'attente, comme une maison que nous allons re-visiter mais dont nous savons que des lieux nous restent encore inconnus, mystérieux...

Ce serait une poésie narrative dont la mesure où elle est habitée par un "personnage" : l'enfant, le garçon présent de bout en bout de l'ouvrage. Mais il serait inutile d'espérer trouver des nominations de lieux, des indications temporelles. Elles y sont absentes. Justement, tout est offert à travers une expression dépouillée, afin que ne subsiste que la quintessence, l'essentiel de ce qui est et n'est pas ( pour reprendre les termes d'une dialectique chère à Dib).

-L'enfant ombre :

Précisons que tout va se dérouler à travers le regard, la perception de l'enfant.

Dans une première partie intitulée Ici, l'enfant est dans le silence, saisi dans une ambiance d'attente. Il semble porter le poids d'une intolérable tristesse. L'espace est trop étroit. Lui vient le désir de l'ouvrir, de desserrer la claustrophobie pour laisser entrer le paysage : Pourvu que les arbres/Entrent aussi (...) Et les oiseaux, dit-il/Et même les collines. (p.33.)

Mais par ailleurs, il a une attitude autistique vis-à-vis du monde qui l'entoure, de la quotidienneté et des objets. Il se sent menacé, détesté par tout ce qui est vivant (même ce qui relève de l'inanimé lui paraît doué de vie), détesté par la nourriture.

L'étroitesse de l'espace l'étouffe, l'accable : Pour lui/Aucune chose ne se pousse (p.49). L'effleure l'idée de partir mais où?

Sa mère est là, qui attend, assise au bord d'un fleuve, au bord de sa vie. Sa soeur a disparu Mais la soeur où? (p.59) et c'est alors qu'une blessure sépare l'air en deux.

Il y aurai là un enfant portant le poids trop lourd du fait d'exister. Qui voudrait mourir, partir- dans l'allégresse- avec l'ange : Ange, dit-il, si tu veux/Dans tes bras venir me prendre (...) Nous ouvrirons le ciel (...) Que nous n'en revenions pas/A la fin, où serait le mal?/Il fait si froid sur terre, (p.50).

Les jeux enfantins, le tir, la balle, monter-descendre des marches d'escalier sont "joués" mécaniquement, réduits ainsi à leur caractère répétitif et absurde.

L'enfant est doué d'un sens qui lui fait pressentir la présence de l'invisible, le poids de l'informulé, l'informulable : ça, cela, la chose, quelque chose. Et c'est sans doute là que se situe pour Dib l'expérience de la poésie : accéder aux frontières de ce qui ne peut se dire, longer l'indicible mais sans pouvoir le dire, savoir juste qu'il est là, actif et savoir qu'il n'y a pas de mots pour le formuler ou qu'il y a un au-delà des mots. Il est dit de l'enfant : l'enfants sans mots (p.84).

Sans envie physiologique : Ni faim. Ni soif. (p.65), il est une hyper-conscience, un feu de lucidité, au fait de la finitude et de l'incommunicabilité (la solitude?), possédant une maturité "adulte". A sa question Que pourrais-je me rappeler? répond la question Fallait-il se rappeler ça/Cette ombre portée par lui (p.65).

L'univers onirique de Dib est ici souverain. Les frontières sont à peine tracées entre rêve et réalité. Rêve (cauchemar), mystère, métamorphose : On la vit à la porte/Vit devenir statue blanche, on la vit/Aux prises avec le jour/Puis hure et griffes/Devenir un rêve de tigre (p.53), sombre et énigmatique étrangeté du masque sont encore une fois à l'oeuvre.

-L'enfant sacré :

Dans la deuxième partie titrée Ailleurs, "l'événement" est l'entrée, l'engouffrement, dans le corps du texte, d'Eux. Des hommes (ils ne sont pas nommés en tant que tels) passent en nombre dans la ville, y font halte, rendent regard pour regard. Il sont l'image lisse, froide de la menace, de la violence : ... cheveux blancs/Coupés courts sur leur nuque Ces galets polis, ces nuques/Des nuques, des faces iniques. (p.75).

A l'opposé (?), il y aurait une autre représentation d'une foule traversant la ville, désignée par le pronom Ils : Ils arrivaient.../Ayant beaucoup marché Ayant abandonné quantité/De visages en route (...) Ils passaient, compris ceux/Qui avaient perdu un visage (p.89).

L'enfant assiste à une autre arrivée et songe : Peut-être ont-ils mille ans (...) Ils ne diront pas leur nom/Ils ne sont que fatigue noire (...) Et fatigue, leur visage/Mais il faut pas le dire/Fatigue, leur regard. Mais. (p.111).

Mise en scène de l'existence : marche, passage, traversée, arrêt et perte. Perte du visage. Dans l'oeuvre de Dib, le visage est au coeur même d'une réflexion, d'une vérité humaine. Par lui s'exprime la douleur, la solitude sans issue, il serait la part la plus authentique, la plus précieuse et donc la plus fragile des hommes. Perdre son visage, c'est perdre son identité, son âme. L'enfant dit C'est moi après s'être palpé la figure, alors qu'il semble être en quête d'une route à peine tracée sur laquelle tombe la pluie. (p.99).

Le visage, enfin, est ce qui est éminemment étrange, il peut être faux, double, sans regard. Il est le support du masque.

Un masque que porte ...un/Multiplié par mille Il venait, avançait là/Mille sous son masque (...) Plus que nus en uniforme (...)/Nus sauf le masque Mille sur deux mille pieds/Et le masque sans regard Adam arrive, dit l'enfant (p.102).

Métaphore d'une génèse où l'un se multiplie en plusieurs, ces derniers à leur tour se réduisent en un et quel que soit le nombre, il(s) porte(nt) le masque. Adam venu de quelle nuit, de quel obscur, de quel indicible pour se multiplier sur terre, former une marche et n'y laisser aucune place?

Se dessinent donc en filigrane des théories humaines menaçantes, d'une part, menacées, d'autre part, subissant un sort de fatigue, d'épuisement; celle que forme Adam démultiplié n'est pas la moins inquiétante, la moins problématique.

L'enfant meurt-il? Est-il vivant? Du coeur de l'ombre, continue-t-il de de parler? Poursuivi (?), il se cache dans une cave : Et ils vinrent le chercher/Il était le dernier (p.117).

Mais cet enfant est d'ailleurs. Il le sait : Un dieu est mon frère/Dit l'enfant. Je m'assieds./Il me caresse les cheveux (...) Des mots restent entre nous./Il reviendra. Je ne sais quand./Je le saurai quand il reviendra (p.106).

Sacralité de l'enfant et de la poésie. La poésie est signe d'alliance secrète entre un enfant et un dieu. Sur terre, elle a la certitude, la nostagie d'un ailleurs. La poésie est enfance. Cette enfance. Cet enfant-ci. L'enfant-jazz. Jazzy.

-La guerre sans visage...

La troisième partie porte le titre de La guerre.

Couleur noire de la nuit, de la connaissance de la souffrance : Le noir ça me connaît/Et sa lumière à elle/qui tombe sur la rue (p.144). Couleurs de la nuit et du jour où se perpétre la violence meurtrière, où se comptent les morts.

Noirs les arbres faisant le gué, la rose apportée par un inconnu, laissé au seuil de la porte ouverte, les balles de la guerre (celles-ci prenant d'abord les couleurs blanches, bleues, roses). Blanche la neige, heureusement blanche, quand la guerre se tait, blanc le sang...

De quelle guerre s'agit-il? On pourrait en s'aidant de la note liminaire de l'auteur penser à l'esclavage dans les plantations de coton du Mississipi, de la Louisiane. Dans les poèmes, il n'existe, à ce sujet, aucune indication concrète et précise. Mais elle serait n'importe laquelle. Là où s'exerce la dévastation des êtres et des paysages. Ceux-là sont des pages où s'impriment les blessures, les traces vives de la violence. Comment ne pas penser à des poèmes d'OMBRE GARDIENNE, contemporains d'une guerre : C'est l'heure de deuil, l'heure/de sang roux sur les vignes/la folle de lumière.

Le masque enlevé, elle n'a pas de visage et reste énigmatique. Transparaît la tentative de la neutraliser à travers une certaine perception de l'enfant. Or, cette neutralisation en renforce, à certains égards, l'étrangeté menaçante : Une balle ou quoi?/Elle tournaillait et lui : /Elle ne sait où aller (...) Se savait-elle perdue? Manquait-il des cibles/Au salon? Elle ne savait/Qui tuer et tournait (p.150). L'enfant ouvre la bouche : Des balles y tombèrent (...) Il les avala/Resta bouche ouverte/La guerre passa (p.141).

Se termine-t-elle la guerre? La dernière strophe du recueil donne-t-elle une réponse? Il marcha vers la porte/L'enfant s'y arrêta. Là, /Rien de la guerre/Aucune nouvelle.

-Pour conclure...

Ce n'est pas la première fois que l'enfant paraît dans l'oeuvre de Dib. C'est le garçon Omar des touts premiers romans à partir duquel se déploie la narration, posant sur un monde étrange, hérissé d'énigmes- le monde colonial- un regard curieux et interrogateur. C'est, bien des romans plus tard, la petite Lyyl et L'Infante Maure, personnages enfantins, faits de poésie et de fraîcheur, auréolés de lumière et de mystère, placés au centre d'une relation impossible... C'est Ismaël, le fils d'Hagar deux fois née pour avoir enfanté de lui, c'est l'ange de l'Intifada attendu vainement par sa mère .

Dans le recueil présent, l'enfant-jazz viendrait de la nuit, la nuit des longues peines mais aussi creuset d'émergence et de formation d'une poésie, d'une musique, c'est-à-dire l'imprévu. Le jazz serait la manifestation même de l'imprévu. Surgit l'art où on ne l'attendait pas. L'enfant, en ses versions de lumière et d'ombre, en serait la conscience captatrice. Qui capte et transmet. Ecoutons-le.

C'est le septième recueil de poésie de Mohammed Dib. Les Editions De La Différence annoncent la parution prochaine d'un autre Le Cœur insulaire. Le romancier est un poète.

Soumya AMMAR-KHODJA

 

Corps seul, poèmes, Rabah Belamri. Paris, Gallimard, 1998.

Voici un recueil de poèmes de Rabah Belamri qui nous est donné à lire, après sa mort, comme une parole, une voix vivantes, persistantes...

Corps seul est la huitième publication de poésie de l'auteur, par ailleurs conteur et romancier. Publication constituée de quarante neuf poèmes non titrés, à l'exception de celui portant le titre de "corps seul" donné à l'ensemble et d'un autre intitulé "Jabbok Inversé", dédié à la mémoire de Jean Sénac. Une partie des textes est regroupée sous l'année 1993, l'autre sous 1994.

Les lecteurs du poète retrouveront dans cet ouvrages certaines présences familières : la mère et l'enfant, Jean Sénac, l'amitié, l'hospitalité, l'accueil des amis : "en ce matin de février/rond comme une parole de bienvenue".

Pointes de bonheur, étoiles clairsemées dans la nuit... Dans la nuit de l'interrogation, de l'inquiétude et de la tourmente.

S'y dresse la silhouette d'un voyageur qui frappe à la porte et demande "le seuil de la blessure". "la porte s'ouvre/une main remue/l'ombre et la braise". S'y dévoile une conscience aux prises avec ses angoisse et ses peurs : "le chien fou de ma nuit/est revenu dans l'arène de l'enfance/il n'y eut pas de corps à corps/_ mon âme en pièces/ses machoires démises_...". Cette situation individuelle renvoyant à un "je", à un "tu" devient celle d'un "nous" collectif : "cette nuit encore/nous avons lutté/crocs contre mains nus".

Car un monde se meurt : "les amandiers sont morts/un sanctuaire d'un dieu inconnu les remplace/les oiseaux ne sont plus là/qui mangeaient notre galette de midi/posée sur une racine" pendant qu'un autre surgit, lourd de l'augure : "l'air se noue autour de la gorge".

Le nom, la racine, la langue, les mots, le silence reviennent de manière insistante, creusent le texte et disent l'obstination de la quête, la force du deuil, l'exigence sans repos de l'écriture.

La cécité du poète (depuis l'adolescence) lui a certainement permis plus que tout autre de pousser loin le questionnement autour de la présence, du visage, du désir d'exister à travers l'apparence, factice, dérisoire : "les masques nous creusent/pourquoi nous lamenter sur les miroirs sans tain/avons-nous seulement besoin d'apparence".

L'oeil_ signifiant également source, eau en langue arabe (ce qui permet, soit dit en passant, aux créateurs de double culture d'amasser, de tresser les sens divers des même mots issus de langues différentes)_ est le centre de la jonction : "pensée et douleur", lieu "de la nuit gardienne de chimères", objet recherché : "je cherche l'oeil/que nulle paupière ne limite/il connaît l'eau qui chante dans la fracture de l'âme/et le versant brûlé du ciel".

Blessure, cicatrice, fracture rendent compte d'une souffrance (d'une exigeance?) à la fois morale et corporelle.

Le corps si présent dans l'oeuvre poétique de Belamri affirme, dans la douleur et dans la joie, l'existence, la vie mais aussi l'absence, la solitude, dans la mort, d'un écrivain.

L'un des deux poèmes titrés "Corps seul, sur la tombe d'un écrivain" à été écrit à Corseul, à Saint-Malo. Il condense à lui seul une pensée lucide et sans concession sur l'écriture : "ne serions-nous qu'un miroitement d'abîme/qu'une page blanche volée à la mort". Il rappelle également la mémoire de Sénac (incontournable), confirme une filiation par la référence au corps (central dans la poésie de Jean, dans sa vie et dans sa mort), exprime un aboutissement.

Le poète est mort, comme tous ceux-là qui sont partis avant lui, rendu au dépouillement, à un état de vérité : un "corps seul".

Une poésie attachante et poignante pétrie dans la matière meurtrie des jours où "le répit fut de courte durée".

Soumya AMMAR-KHODJA

 

Samir MARZOUKI, Braderie, Poèmes pour tous les goûts, un peu passés de mode, Tunis, Maison Tunisienne de l’Edition, 1990, & Je ne suis pas mort, Tunis, Cérès Editions, 1996.

Poète, critique littéraire et universitaire tunisien, Samir Marzouki est né en 1951 à Tunis. Maître de conférences à la Faculté des Lettres de La Manouba, il a consacré de nombreuses études critiques à des poètes français, notamment Mallarmé, Apollinaire, Hugo, Ponge et Saint-John Perse mais aussi à des écrivains tunisiens comme Mahmoud Messadi, Nacer Khémir, Anouar Attia et Abdelaziz Kacem ou algériens comme Kateb Yacine et Tahar Djaout. Critique littéraire particulièrement perspicace, cultivant au plus haut point le don de l’empathie, Samir Marzouki sait faire comprendre et aimer l’œuvre qu’il commente. En outre, grâce à sa parfaite connaissance de la littérature arabe, il a pu proposer dans ses différents articles traitant de littérature comparée des rapprochements féconds entre l’Orient et l’Occident.

Mais c’est surtout comme poète que Samir Marzouki aime se présenter. Après avoir publié un premier recueil sous le titre Braderie, poèmes pour tous les goûts un peu passés de mode (Maison Tunisienne de l’Edition, 1990) dans lequel il a réuni des poèmes écrits pour la plupart entre 1969 et 1979, il a fait paraître un second recueil intitulé Je ne suis pas mort (Cérès Editions, 1996) qui regroupe des poèmes composés dans les années 1980-1990. Présentant ces deux ouvrages, le poète écrit :"Braderie […]exorcisait, par l’exaltation ou la dérision, les démons d’un jeune tunisien qui avait 17 ans en 1968. Je ne suis pas mort, recueil de la maturité, chante, chez celui qui, en 1996, pourrait être le père du jeune homme de 1968, la miraculeuse persistance de l’énergie vitale […]".

Ces des deux recueils retiennent l’attention du lecteur par la variété de leurs thèmes et de leurs formes, la diversité de leur ton et la vérité des sentiments qui y sont exprimés. Ils font entendre une voix tour à tour attendrie, amère, révoltée ou exaltée qui touche d’autant mieux le lecteur qu’elle ne se départit jamais de ce qui en constitue comme l’accent fondamental, à savoir l’humour. Celui-ci n’est pas seulement pour le poète, la politesse du désespoir, mais aussi le signe de cette distance que il sait prendre par rapport à lui-même, et un procédé de création poétique particulièrement productif. Le titre de son premier recueil est très éloquent à ce sujet : s’inscrivant en faux contre toute une tradition qui a fait du poème un objet précieux cristallisant la quintessence du génie du poète –Mallarmé ne présente-t-il pas son poème comme l’enfant d’une nuit d’Idumée?- Marzouki offre au lecteur ses poèmes d’adolescent comme des vieilleries qu’il a à cœur de liquider. En effet, la métaphore filée de la liquidation, c’est à dire de la vente à bas prix de vêtements ou d’objets usagés, traverse le recueil de bout en en bout  comme en témoignent les titres des quatre sections qui forment l’ouvrage :  Rayon des illusions perdues, crises d’identité et autres colifichets, Rayon des exercices poétiques, Rayon des amours surannées, Rayon des révoltes usagées. Par ce procédé, le poète confère à ses textes un caractère humble et leur donne de statut de choses portant les traces des rêves, des amours et des désespoirs d’un adolescent idéaliste. D’idéalisme, il est d’ailleurs beaucoup question dans ce recueil. Dans le poème Mon frère, le poète exalte dans l’aspiration au bonheur une valeur universelle qui établit la fraternité des hommes par delà leur appartenance nationale :

Je veux un toit pour ma famille
Je veux que mon fils soit heureux
Je ne veux pas être malade
Je suis tout comme toi mon frère

Je veux un arbre sur le mur
Pour faire de l’ombre à mes voisins
Un coin de terre pour mourir
Je suis tout comme toi mon frère
(p.16)

Mais ce rêve de fraternité universelle échoue à cause des hommes de peu de foi,(p. 11) qui ont trahi les idéaux de la jeunesse et livré le pays aux puissants et aux nantis :

La faim ronge la ville et ferme les volets
Les mêmes commerçants et les mêmes valets
Sont les maîtres.
(p. 139)

Cet échec politique et social plonge le peuple dans un état de léthargie que le poète exprime par des images qui disent le désenchantement et la lassitude comme ce regard morose et ces arbres morts (p.142), évoqués dans le poème intitulé ironiquement Legs de la révolte qui a marché. Il succombe lui-même à la tentation du désespoir et se peint comme un jeune homme désoeuvré, sirotant un café noir comme son cœur noir (p.22), ou comme un voyageur prenant le train pour l’amertume(p.41), ou encore comme un prince debout dans son malheur (p.12) . Pour échapper à l’angoisse qui le tenaille et à la mort qui le guette, il se réfugie, comme Baudelaire dont le souvenir le hante, dans l’alcool, les amours vénales (Lupanar, Situation) et la poésie. C’est surtout grâce à cette dernière qui dédramatise toutes les crises par l’étrange force des mots que le poète surmonte son désespoir et manifeste de nouveau son désir de continuer à vivre dans un pays où il pleut au printemps(p.135).

C’est de ce nouvel espoir , de ce nouveau souffle de vie qu’il est question dans Je ne suis pas mort où le poète renaît à la vie, à l’amour et au combat et poursuit son aventure poétique sous la protection de certaines figures tutélaires auxquelles il rend hommage dans la première section de son recueil :il y a d’abord son père, le poète populaire M’hammed Marzouki, décédé en 1982, ensuite ses pères spirituels d’Occident qui s’appellent Guillaume Apollinaire, Albert Memmi et Aragon, et enfin ses confrères poètes maghrébins comme Chems Nadir et Tahar Djaout, assassiné par les intégristes. Dans le poème écrit  A la gloire de Tahar Djaout, le poète a salué en termes katebiens le martyre de l’écrivain algérien :

Je te salue Tahar martyr de ton courage
Ta liberté fleurit en dépit de l’orage
Eclaboussures de cervelle sur les blanches djellabas
Fleurs de sang maculant l’avenir
Etoile étoile étoile
Nedjma
Apprends-leur qu’un morceau d’acier n’arrête pas la marche humaine
Qu’elle en a vu d’autres l’humanité
Qu’elle plie mais demeure (…)
(p.14)

Le poète qui a ressuscité comme Lazare(p.24), renoue avec l’enthousiasme et trouve alors suffisamment de ressources en lui-même pour exalter l’énergie régénératrice afin que le pays soit ce qu’il a été (" Qu’éclate l’énergie ",p.45), pour fustiger les révolus volutionnaires victimes d’une idéologie sectaire (p.54), pour rappeler à l’obscurantiste mon ami que les autres hommes ne sont pas des ennemis (p.55) et pour dénoncer les crimes racistes en empruntant à Apollinaire des rythmes et des mots :

Sous le pont Mirabeau coule l’Hassen
Et Mamadou
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours avant Le Pen
(p.47)

Retrouvant aussi la joie saine de l’amour charnel, le poète libéré de tous les tabous, donne à lire dans les Dévergondages des poèmes érotiques d’une rare saveur qui sont un hymne à la gloire de la nature et de l’homme réconcilié comme en témoigne cette réécriture des Mille et une nuits :

Une rasade
O Shérazade
De ce vin pur
Détruit les murs
De la prison
Qu’est la raison
Et les fruits mûrs
De la saison
Ne valent pas
Ceux de ton corps
Qu’à petits pas
Mes doigts explorent
(p.65)

Ainsi, dans ce recueil, le poète assumant l’héritage de Salah Garmadi à qui il avait dédié le poème liminaire de Braderie, chante l’espoir la joie l’amour la foi le courage, et ce pour le bonheur du lecteur qui en sort régénéré, ragaillardi, comme s’il avait plongé dans un bain de jouvence.

Moncef KHEMIRI

CHRAÏBI, Driss. Vu, lu, entendu - mémoires, Paris, Denoël, 1998.

C’est avec le même style d’écriture bouffonne adopté dans la série des romans de l’inspecteur Ali que Chraïbi nous livre le premier tome de ses mémoires, et nous raconte avec humour sa vie, depuis la déclaration officielle de sa naissance le 15 juillet 1926 jusqu’à 1947, la période où son père l’a envoyé en France afin de poursuivre ses études après l’obtention du baccalauréat .

Dès les premières pages nous pouvons apercevoir le retour aux sources, l’amour et la nostalgie de Chraïbi au pays, à son enfance au passé affectif, simple et loin du présent affecté par le modernisme et la civilisation technicienne héritée du colonisateur, dans laquelle le Maroc s’est lancé: " J’aime mon pays. Si loin que j’en sois de par le monde, je n’ai qu’à fermer les yeux pour le voir et l’entendre, le sentir et le ressentir " (p.13). Chraïbi célèbre dans son livre l’âge d’or de l’Islam, prend des leçons de l’histoire, s’inspire des temps de la gloire des émirs de l’Andalousie pour retrouver dans son imagination, des moments perdus avec la culture, l’identité et la tradition: " Comment relier le présent au passé ? " se demande-t-il (p. 57). Il ajoute " […] j’aime mon passé, la culture de mon passé et sa musique […]. Je suis à la recherche de la simplicité la plus élémentaire et de l’émotion la plus pure […] " (p.p. 63-64). Cet amour du "passé simple", et cette volonté de le relier au présent se manifestent également au niveau de la narration. Aussi nous retrouvons-nous devant certains passages où il devient assez difficile de distinguer du premier coup, quelques événements de l’enfance à d’autres plus récents. Le désir de changer la situation actuelle du monde arabe le conduit à poser des questions du genre: " Le rêve et la réalité peuvent-ils être vécus en même instant ? " (p. 100). Il s’agit d’une réalité décevante et d’un rêve loin d’être réalisé.

Dans ses mémoires, Chraïbi évoque quelques romans tels La Mère du printemps où il revit dans la fiction une " Andalousie multiethnique, multiconfessionnelle, une société ouverte, florissante en art et en sciences. " (p. 17), Le Passé simple et La Civilisation ma mère romans autobiographiques, et où il s’est débarrassé dans le premier de ce qui encombrait sa mémoire y compris ses poèmes d’enfance : " Je déchirais tout. Un sonnet survécut à cette table rase. Même réduit en cendres dans la brasero de ma mère, il était encore là, dans ma mémoire. Pour m’en débarrasser, je le glissais un jour de l’an 1953 dans mon premier roman, Le Passé simple, tel quel, sans passage à la ligne. " (p. 140.). Chraïbi nous confie son rêve enfantin " d’écrire un roman policier, avec un détective sans foi ni loi " (p. 112) qui s’est certainement concrétiser dans la série des romans de l’inspecteur Ali.

Un lecteur fanatique de Driss Chraïbi trouvera familières certaines formules prononcées par le seigneur, respectivement, dans Le Passé simple et Succession ouverte telles que " […] notre monde a besoin de renouveau, d’un sang neuf. Je t’envoie à Paris la semaine prochaine afin d’y poursuivre tes études supérieures[…]. Va en France chercher "plus de lumière" " (p.170) et " La lumière n’est pas à la surface de la civilisation, mais au fond. Où que l’on se trouve, il y a de l’eau. Il suffit de creuser. Creuse, Driss, creuse ! " (p. 91).

Ces mémoires qui nous rapprochent plus de l’enfance de Chraïbi mettent en relief une double éducation appartenant à deux mondes complètement opposés : celui de la maison où tous les instincts doivent être refoulés et où le père conservateur et protecteur des traditions avait plein droit sur les siens qui n’avaient autre choix qu’obéir, et celui de l’école qui se base sur la raison et la conviction. Chraïbi qui a également grandi pendant le protectorat, n’a pas été indifférent aux différences sociales et intellectuelles, entre les français et les indigènes, qui étaient flagrantes, même s’il faisait partie d’une bourgeoisie plus ou moins privilégiée. Ces facteurs réunis, en plus de la sensibilité de l’écrivain ne pouvaient qu’aboutir à un livre si violent qu’est Le Passé simple.

Par ailleurs, l’une des réussites de Vu, lu, entendu est surtout le style concret de Chraïbi où l’humour et l’ironie permettent le jeu de mots, le mélange de registres et de mots latins, anglais et arabes que nous voyons côtoyer les mots les plus littéraires et abstraits du français. Situation linguistique qui reflète une période où " On rebâtissait la vie avec n’importe quoi, à chaux et à mots réchappés " et où " Un nouveau langage naissait, un langage à trois langues différentes qui la plupart du temps demeuraient étrangères les unes aux autres. Pourtant, ceux qui l’utilisaient et ceux qui l’entendait le trouvait fort logique. " (pp. 152-153).

Pour conclure, nous proposons la méditation de Chraïbi selon laquelle " Toute [sa] vie et toute[son] œuvre n’ont eu qu’un seul et même thème : la trajectoire du destin. Le destin des êtres et des peuples. " (p. 57).

Ilham OUAZZANI

Youssouf Amine ELALAMY, Un Marocain à New-York, Eddif, Casablanca, 1998

Un Marocain à New-York est un ensemble de récits-témoignages sur New-York d'un étudiant en vingt-neuf tableaux sur les grands symboles américains: les gratte-ciel, la Statue de la Liberté, les lieux artistiques ou excentriques, les clubs privés, la ville artifice ("La publicité"), les mendiants ("homo-hamburgers" et les effets Mc Donald's; "Marguerite"; "Vivre vite"...), l'intérêt pour les animaux ("Une vie de chien"), le chewing-gum ("Internet-chewin-gum"), le haut lieu des affaires et de la mode ("Drôles d'oiseaux"), et puis toutes les observations et notations diverses (exemple: "Recherche éléphant désespérément" et "Les six aveugles").

Le livre évoque aussi des péripéties vécues: scènes, lieux, situations, dialogues et mésaventures personnelles (exemple: "Hells Angels!"), à partir desquelles le narrateur nous fait découvrir sous forme de flashes l' Amérique moderne.

L'attitude du narrateur vis-à-vis de New-York est à la fois sympathique et critique, mais sans fascination ni dénigration. Au fil de la vie quotidienne, le narrateur capte des moments de sa vie en Amérique, tantôt avec sérieux, tantôt avec amusement, ici narcissique, là risible. Cette variété de styles, de récits plus ou moins courts de deux à seize pages, sous forme de notes ou de lettres, donne l'impression de "légèreté" (Elalamy dira que ses tableaux sont des "entrées" au sens littéraire et culinaire à la fois, lors de sa rencontre au lycée Descartes le 18 mars 1998). Mais la fantaisie et la nonchalance du récit n'empêchent pas la réflexion sur des problèmes sérieux et profonds qui sont esquissés, tels que l'intelligence dans la mendicité des sans-abris qui dénote l'audace dans la pauvreté; ou la fébrilité de l'immédiat qui devient le sens même de la vie; ou encore la présence fortement interculturelle du regard de l'Autre sur la ville, qui montre combien finalement, en dépit des différences et des apparences, l'homme est le même en "structure profonde" (voir notamment le tableau "New-York").

Fraîcheur, humour, ouverture généreuse à la culture de l'Autre, vision ébouie mais lucide, clins d'oeils pertinents, personnels ou culturels, mésaventures racontées avec sensibilité, nuances érotiques ou oniriques: telles sont quelques qualités de ce post-exotisme (dans le sens d'un au-delà de l'exotisme), qui annonce des ébauches de pistes inexplorées pour la nouvelle littérature marocaine. Annoncée par A. Khatibi et D. Chraïbi, cette voie, que Youssouf Amine Elalamy emprunte, montre que la littérature peut s'enrichir par un imaginaire qui intègre l'ailleurs avec bonheur.

Abdallah MDARHRI ALAOUI

BOUAZZA, Hafid, De voeten van Abdullah (Les pieds de Abdullah), Amsterdam, Arena, 1996, 140 p.

Le recueil de nouvelles De voeten van Abdullah (Les pieds de Abdullah), publié en 1996 à Amsterdam (Arena), a été très bien reçu par le publique et la critique, comme il est montré par le prix pour la littérature E.Du Perron 1996 que ce recueil a reçu en Belgique ainsi que par les nominations pour le prix ECI et pour le prix 'écrivains débutants' aux Pays-Bas. Le vif succès de ces nouvelles ne peut pas étonner: l'écriture de Hafid Bouzza utilise d'une manière très créative la productivité morphologique de la langue moderne et le patrimoine du néerlandais médiéval, et elle manifeste comment une langue peut s'enrichir en se modifiant pour narrer des réalités et des visions nouvelles du monde.

On peut lire ce recueil comme une méta-narration qui se développe dans le cadre donné par la memoire, qui a un rôle central dans la première nouvelle, "Spookstad" (Ville hantée), et par le 'fantasique' qui caractérise le dernier texte, "De Visser en de zee" (Le pêcheur et la mer). Dans la dernière nouvelle le protagoniste est metamorphosé, comme il s'avère pour les personnages de contes des Mille et une Nuite, mais dans ce cas la metamorphose comporte le changement du genre sexuel du personnage ce qui, dans la suite, dévoile l'inconsistence et même la risibilité des normes et des distinctions traditionnelles entre femmes et hommes.

Dans le cadre donné par la memoire et par le fantastique, on trouve quatre nouvelles situées dans un village au Maroc (Les pieds de Abdullah, L'amour sous l'olivier, Les oeufs sataniques, Le signeur des mouches) et deux nouvelles qui présentent un espace urbain aux Pays-Bas (Apollien, Le fils perdu). A partir de la nouvelle qui donne le titre à le recueil, le narrateur entame un jeu avec le lecteur en revenant à un thème bien connu dans la littérature maghrèbine, celui de l'autobiographie comme dévoilement scandaleux du soi. Cependant, la référence autobiographique est surtout une strategie narrative par laquelle l'effet surréaliste des nouvelles est renforcé: le narrateur passe sans solution de continuité de la description du père et de la mère à la description des 'pieds parlants' du frère qui retourne d'une guerre.

Soudainement quelqu'un frappe à la porte...A ce moment elle (la mère) le vit. <Mère! mère! c'est moi, Abdullah, votre fils! votre fils est revenu!>. Par terre, près du pas de la porte, était Abdullah: deux pieds, bien amputés juste au-dessus des chevilles, qui finissaient en ce qui rassemblait à une rondelle de saucisson. Les chevilles étaient couvertes de poussière et les ongles noir à cause du grand voyage [...] Les veines avaient enflé. Incontestablement: c'était mon frère Abdullah.

L'entrelacement entre narration 'réaliste' et 'surréelle' signe en particulier l'espace paysan au Maroc. Le passage de l'espace narratif du Maroc aux Pays-Bas est marqué par le feu purificateur qui détruit le village marocain, mais ce passage n'est pas unidirectionnel. Dans la memoire, le village marocain et l'espace urbain néerlandais se superposent: les canaux d'Amsterdam reflètent l'image du village au début de la première nouvelle située au Pays-Bas, où le protagoniste découvre l'amour et la sexualité avec une fille néerlandaise. Dans le même temps, la présence du fantastique dans la nouvelle suivante, Le fils perdu, indique qu'on ne peut pas se retourner en arrière: un jeune homme revient au Maroc pour se marier, mais la nuit des noces la jeune mariée disparaît tandis qu'il la déshabille.

Deux thèmes sont centraux dans le recueil de Hafid Bouazza: le détachement de la vision religeuse lorsqu'elle est acritique et traditionaliste, et l'attention pour la 'corporalité' des personnages. C'est par exemple dans la description détaillée des aspects les plus corporels et intimes des personnages que le caractère scabreux des situations narrées se teint à la fois d'ironie et de poésie. D'autre part, la narration devient véritablement sarcastique dans l'entrelacement des deux thèmes du religeux et du physique: avec une attention méticuleuse et irrévérente ces nouvelles présentent le constraste entre les normes socio-religeuses et les besoins ou désirs physiques des personnages, en particulier dans la découverte de la sexualité.

La publication du recueil des nouvelles d'Hafid Bouzza a stimulé le débat sur la collocation des oeuvres des auteurs d'origine maghrébine dans la littérature néerlandaise. La définition de 'littérature allochtone' utilisé par la presse ainsi que la révendication ethnico-géographique d'autres écrivains néerlandophones ont été critiquées par Hafid Bouazza qui demande: "est-ce que la littérature allochtone est écrite en Allochtone?".

Daniela MEROLLA

 

Fawzia ZOUARI : La Caravane des Chimères, Paris, Editions Olivier Orban, 1990. Pour en finir avec Shahrazad,Tunis, Cérès, 1996

Fawzia Zouari est une romancière et essayiste tunisienne. Docteur en littérature comparée, elle est présidente du Cercle des intellectuels maghrébins et attachée d’études à l’Institut du monde arabe. Elle est l’auteur d’une biographie romancée de Valentine de Saint-Point, qu’elle a publiée en 1990 aux Editions Olivier Orban sous le titre : La Caravane des Chimères, et d’un essai biographique intitulé Pour en finir avec Shahrazad, paru à Tunis, aux Editions Cérès, en 1996. Dans ces deux ouvrages, l’auteur s’est attaché à donner une autre image de la femme.

Fascinée par la vie extraordinaire de Valentine de Saint-point qui, après avoir ébloui le Tout-Paris de la Belle Epoque par sa beauté, son intelligence et ses amours tumultueuses, l’a abandonné pour le désert et pour l’Islam, Fawzia Zouari a parcouru le monde pendant dix ans pour faire revivre cette femme exceptionnelle qui, convertie à l’Islam, rêva de recréer l’Empire arabe et trouva enfin dans le désert cet absolu auquel son âme aspirait.

En effet, à l’instar d’Edmonde Charles–Roux qui, après une longue enquête sur la vie extraordinaire d’Isabelle Eberhardt, a relaté dans Un désir d’Orient (Grasset, 1988) l’aventure et la quête spirituelle de cette femme fascinée par l’Islam et le désert, Fawzia Zouari a mené elle aussi de patientes recherches historiques et littéraires pour nous donner le récit très vivant et très attachant de celle qu’on a appelée à la Belle Epoque la "Muse pourpre "et qui finira ses jours au Caire sous le nom de Rahiyya Noureddine.

Loin de tout esprit hagiographique ou polémique, la romancière a cherché à reconstituer l’itinéraire de son héroïne, à faire revivre cette femme qui a choisi l’anonymat, mais qui a été tour à tour écrivain(e), poètesse, journaliste, danseuse, femme du monde et grande mystique.Relatant avec beaucoup de brio le destin exceptionnel de cette "Surfemme "(p.125), la romancière parvient à recréer l’univers familial, social et mental de l’héroïne et à faire partager au lecteur sa révolte contre un mari vulgaire et autoritaire et sa quête éperdue d’amour –" Mon corps comme mon âme est fils du soleil ; il lui faut la lumière ; il lui faut ce rayon de vie que cet astre darde… "(p.117), écrit-elle en prêtant à Valentine les phrases de son arrière grand-oncle. Elle sait également exprimer l’enthousiasme de l’héroïne pour La Volonté de puissance de Nietzsche(p.62), sa passion pour l’Art nouveau - n’accueille-t-elle pas dans son salon le futuriste Marinetti (p.125-126) et ne s’est elle pas elle-même ralliée au mouvement futuriste en composant son Manifeste de la femme futuriste(p.129) ? - et réussit surtout à rendre la révélation que fut pour elle la découverte de l’islam et de l’Egypte . " …je suis persuadée que dans une autre vie, j’ai vécu parmi les Arabes, en Orient, sur une terre de sables et de mirages ",(p.288) dit Valentine à son amant égyptien.

Après avoir tenté en vain de jouer un rôle important dans le mouvement féministe et nationaliste égyptiens, Valentine,  déçue par la politique, se tourne en effet vers l’Islam qui l’a toujours fascinée. Suivant les traces de Lamartine, elle part se ressourcer dans le désert syrien où elle ne tarde pas à succomber à l’appel de l’absolu :"De jour en jour elle sentait s’accentuer cette transformation en elle. Un nouveau désir s’emparait d’elle, un désir qui l’éloignait de plus en plus des hommes(…) Fini le désir de haranguer les foules, de convaincre des adversaires, de modifier la face du monde(…) Il lui fallait désormais renouer avec le silence, chercher Dieu, le sens du monde et sa propre essence profonde."(p.333) Ainsi, délivrée du monde terrestre, elle se convertit à l’Islam et reçoit le nom de Rawhiyya Noureddine. Le récit s’achève sur le poème testamentaire de l’héroïne dans lequel celle-ci a célébré sa communion avec le désert, image  de l’infini divin  :

Donnez mon corps au sable du désert
Où choieront mes cheveux, il sera plus doré
Le sol plus chaud et la couche plus tendre
Et la transmutation, insigne volupté
Je la vivrai encore avec intensité
Et je me sentirai, ô rêve d’autrefois,
Désert, ô mon amour ! Sable, devenir toi

A travers ce récit attachant de la vie extraordinaire de Valentine de Saint-Point, transparaît le projet féministe de la romancière qui a exalté dans son héroïne une femme libre, une femme totale qui va au bout de ses rêves et de ses désirs sans craindre ni le scandale ni la contradiction. Valentine de Saint Point est pour la romancière, la Shahrazad des temps modernes.

Moncef KHEMIRI

SERHANE, Abdelhak. Le deuil des chiens. Roman. Editions du Seuil. Paris. 1998.

Serhane, fidèle à lui-même et à ses lecteurs, dans un réalisme acerbe et violent nous donne à lire un roman noir fait de deuil et de désillusion. L’incipit annonce un départ dans le silence inquiétant d’une aube incertaine "nous sommes parties avec la naissance du soleil. Pas un oiseau ne chantait ce matin-là. Même les chiens avaient cessé leur rogne contre les poubelles dégarnies " (p. 9.).

21 chapitres pour nous conter, dans un décor macabre et hallucinant l’histoire ou les histoires de vie de quatre sœurs à peine sorties de l’enfance, chassées par leur père et livrées à elles-mêmes "comme des erreurs, des virgules malheureuses(…) des ombres sans âme (…)" p. 10. A la croisée des chemins elles se séparent en jurant de revenir dix ans plus tard à la maison paternelle. Le jour de leur retour le père est mort, elles s’enferment avec le cadavre pour se raconter et lui relater leurs expériences de vie : celles d’une malédiction assumée.. Dans une chambre aux murs moisis par l’humidité, elles se cloîtrent et les récits fantasmagoriques des sœurs déferlent pour souiller la dépouille et profaner la Mort. Seul le sirocco parvient par intermittence à violer l’intimité de ces retrouvailles, à perturber des confessions où l’onirique se mêle au réel pour le transcender et parfois même le sublimer. Par bribes les bruits du dehors où se trament les préparatifs de l’enterrement, s’insurgent et suspendent la narration. Au fur et à mesure que les jeunes femmes égrènent les souvenirs d’une enfance brisée, le corps du mort se décompose jusqu’à perdre toute figure humaine.

L’instance discursive première est l’une des sœurs, elle prend en charge la narration à la première personne du singulier. Au fil du récit ce "je " énonciateur se dédouble, se multiple et chacune des trois raconte sa propre vie loin des autres. Par le procédé analeptique et l’alternance des diègèses, les itinéraires chaotiques des trois jeunes femmes sont mis en parallèle.

Les commentaires auctoriels affluent pour évaluer, critiquer et dénoncer la misère, la corruption, la prostitution, la sexualité, les traditions, la religion, les institutions, la condition féminine : ces thèmes chers au cœur de notre romancier "chroniqueur " dans un Maroc hostile, celui que Serhane a décidé de décrire dans ses romans pour "montrer que le pays n’est pas fait uniquement des villes impériales, des palmeraies, du soleil, de la pastilla et du Club Med’ et de la place Jamaâ Lafna. Le Maroc c’est aussi des hommes et des femmes qui souffrent dans leur dignité, qui se battent et qui contribuent par leur courage à ce que le pays reste debout malgré l’acharnement de certains à vouloir le ruiner… ", un pays où les valeurs morales n’ont plus droit de cité. A travers le dialogue entre un conteur, figure récurrente dans les récits serhaniens et un écrivain, notre romancier nous livre ses réflexions sur l’écriture en tant qu’engagement politique pour "se placer en marge du discours officiel " (p. 242)

Encore une fois Serhane réussit à nous surprendre par les qualités incontestables d’un conteur à l’écoute de son époque et maîtrisant tous les mécanismes de la machine "écriture ".

Nawal MOUGHFIR

 

Tahar Ben Jelloun, Le racisme expliqué à ma fille, Paris: Éditions du Seuil 1998

Le petit texte (en pages) que nous propose Tahar Ben Jelloun réunit un vaste compendium de questions pertinentes sur le phénomène du racisme posées dans la perspective d'un enfant de dix ans: Mérième, la fille de l'auteur. Ces questions de sa fille comme Tahar Ben Jelloun élucide lui-même dans l'introduction de son livre, ont été déclenchée par une manifestation contre le projet de loi Debré sur l'entrée et le séjour des étrangers en France: "C'est ainsi qu'on en est arrivés à parler du racisme"( p. 5). Le racisme expliqué à ma fille traite sous forme de questions-réponses un catalogue de mots-clés soulignés dans le texte dans un souci pédagogique. L'auteur a élaboré les termes nodaux dans un "besoin de clarté, de simplicité et d'objectivité" afin que le texte "soit accessible à tous, même s['il] le destine en priorité aux enfants entre huit et quatorze ans" (p. 6). Il regroupe et définit les notions fondamentales de ce que représente l'idée du racisme: le racisme et la différence (pp. 8-9), l'étranger et la xénophobie (p.12), les préjugés (p. 15), la discrimination (p. 19), les ghettos (p. 19), la race (p. 21), la réligion (p. 29), le bouc émissaire (p. 38), l'extermination, l'antisémitisme et le génocide (pp. 40-43) pour arriver à la fin aux termes de l'esclavage, de l'apartheid et du colonialisme (pp. 48-50). Cette liste de termes recapitule en quelque sorte des notions-concepts chers à l'auteur. Dans ses multiples écrits antérieurs comme La plus haute des solitudes. Misère affective et sexuelle d'émigrés nord-africains (1977) L'hospitalité française. Racisme et immigration maghrébine (1984), de La réclusion solitaire (1976), La fiancée de l'eau suivi de Entretiens de M. Saïd Hammadi, ouvrier algérien (1984) jusqu'aux Grains de la galère (1996), Tahar Ben Jelloun les a travaillés sous différents perspectives, celles d'un témoin-psychologue et journaliste et celles d'un écrivain-poète tout en réclamant le droit à la différence. Et voici un texte dans lequel Ben Jelloun nous livre une perspective toute autre: celle du père répondant à sa fille. La richesse de ce manuel destiné est issue d'une double ambition de Tahar Ben Jelloun: d'une part de fournir aux enfants une orientation sur le phénomène complexe du racisme dans le souci de "donner l'exemple" et, d'autre part, de nous (r)appeller que la lutte contre le racisme commencera par un travail minutieux sur le langage, car les mots sont dangereux.

Linda MAYER

 

Dédale. Nos 7 & 8. Déserts. Vide Errance Écriture. Sous la direction d'Abdelwahab Meddeb. Paris: Maisonneuve & Larose 1998

La revue Dédale nous emmène dans ce numéro double "Déserts. Vide Errance Écriture" sous et par l'image du désert thématique dans un véritable Niemandsland métaphorique. Sur plus de cinq cents pages, le désert mute en un vaste projet des "déserts" dans lequel nous initie l'écrivain-poète et le directeur de la revue, Abdelwahab Meddeb. Son article "Tous les déserts du monde" sert de point de départ à cette véritable quête textuelle et illustrative d'un phénomène insaisissable, toujours suspendu, hors d'atteinte: Déserts. Les rubriques "Divan des déserts" (englobant des textes traduits du sumérien, de l'égyptien, de l'hébreu, du latin, du grec, de l'arabe, du chinois, de l'allemand, du persan, du turc, de l'américain, de l' italien), la "Poétique des déserts", l'"Esthétique des déserts", le "Témoignage des déserts" et la dernière intitulée le "Désert entre les lieux et les langues" obéissent à l'économie textuelle de la revue d'un glissement de "désert en désert". Dans ce sens, le terme du désert s'avère être la métaphore par excellence de l'écriture elle-même: lieu de l'inscription sainte, spirituelle, poétique et mystique, lieu de l'inscription et l'effacement et lieu d'une écriture palimpsestique. Le désert, les déserts: les variations incessantes au cours des textes publiés se définissent par ex. par rapport à l'anti-désert, la Cité, la Médina ou par rapport au chiffre de l'Aleph et ainsi par rapport au Livre (avec un clin d'oeil à Borgès). Ce glissement constant de désert en désert "du règne de la pierre et du sable, vers la règne de la glace, dans le partage du nomadisme et de la chasse, dans l'amour de la sublimation du sexe comme vérité charnelle...dans la mer de sable et de pierre, confiné au désert de l'appartement pour rêver de tous les déserts du monde" (Abdelwahab Meddeb, "Tous les déserts", p. 20) ouvre aux déserts à penser. Et aux lecteurs le vertige textuel. Déserts restera un chiffre à déchiffrer. Comme pour les mots d'Adonis dans Cahier, non pur quelqu'un, pour lire mon désert: "Tu me questionnes, donc, sur mon désert ô sable moqueur, ô serpent du sens?"

Linda MAYER