Comptes-rendus de thèses

Mohamed KHLIFI : Les Terrasses d'Orsol de M. Dib. Ecriture et Intertextes. Université Paris 13, 18 juin 1997. Directeur de recherches : Beïda CHIKHI.

Le très bon niveau de cette thèse s'impose dès le début de la lecture. Grâce à un balisage peu commun, M. Khlifi tisse dès l'introduction un réseau de références intertextuelles (Le Château et Le Désert des tartares de Kafka, Le Mythe de Sysiphe de Camus, Le Scorpion de Memmi, Le Banquet de Mammeri, La Danse du roi de Dib) et cerne ainsi une thématique de base en passant par les motivations qui ont poussé les écrivains à changer leur manière d'écrire. L'effort de documentation a été considérable. La bibliographie bien constituée, bien présentée, en fait foi. Le titre de la thèse met judicieusement en lumière le roman de Dib, et signale discrètement le rapprochement avec Gracq, afin de ne pas s'interdire d'autres rapprochements (Nietzsche, Buzzati, Beckett). L'étude s'attache successivement à différents aspects de l'oeuvre, en se référant à un certain nombre de théories philosophiques et de systèmes critiques. Il sera démontré notamment que l'oeuvre de Dib illustre la conception nietzschéenne de "l'éternel retour", cependant que celle de Gracq est caractérisée par un tragique hégélien. Ces rapprochements, figurant surtout au début et à la fin de la thèse, d'autres systèmes d'interprétation seront utilisés au passage; ainsi a-t-on recours, fort ingénieusement, à une définition du fantastique qui permettra de souligner les différences : si le roman de Gracq répond pleinement à cette définition, celui de Dib offrirait seulement "un simulacre de fantastique"...

L'expression est souvent élégante. M. Khlifi joue de la langue abstraite avec virtuosité, voire une certaine complaisance qui l'entraîne parfois à des excès : trop d'abstractions concentrées dans une même longue phrase, ne peuvent que gêner la compréhension. Mais à cette réserve près, le texte est relativement aisé à suivre, et se lit avec beaucoup d'intérêt.

Jacqueline BLANCART

 

LABIDI, ép. ALI-BENALI, Zineb : Le discours de l’essai de langue française en Algérie. Mises en crise et possibles devenirs (1834-1962). Université de Provence, Aix-Marseille 1, Directrice de recherches : Anne ROCHE.

Dans le champ déjà très encombré des recherches sur la littérature maghrébine, la thèse de Mme Ali-Benali se signale d’emblée par un premier mérite : l’originalité de son sujet. Certes, ce sujet est également peu traité pour la littérature française, même s’il l’y est davantage. Mais dans le domaine maghrébin, et particulièrement algérien, le fait que ce genre soit si peu étudié était presque choquant, car il s’agit là d’un espace où la littérature est peut-être plus qu’ailleurs perçue avant tout comme discours d’idées, même si de fait elle l’y est souvent moins. Autant dire donc que le travail de Mme Ali-Benali répond à un besoin, et s’inscrit dans un contexte théorique fort intéressant.

Le résultat ne déçoit pas l’attente que le titre suscite. La thèse, après de nécessaires préalables méthodologiques, nous brosse un panorama très fourni d’un corpus vaste et en même temps fort judicieusement limité à l’Algérie coloniale, ce qui permet au développement d’être à la fois pédagogique dans sa progression historique, et rigoureux dans ses approches. Et en effet l’essai est probablement un des genres les plus déterminés par les situations historiques et politiques successives. En ce sens la thèse peut également être lue comme une fort intéressante histoire de l’évolution intellectuelle de la frange francophone de l’Algérie colonisée.

Cette progression historique est d’une utilité évidente pour le lecteur, à qui elle permet de faire le point de façon commode. Et la bonne bibliographie qui clôt la thèse va dans le même sens. Il y avait cependant un risque : celui de la paraphrase thématique qui s’impose presque lorsqu’on défriche un domaine encore grandement vierge comme celui-ci. Or la solide maîtrise théorique de Mme Ali-Benali lui permet de ne pas tomber dans ce travers, et de nous présenter un travail aussi novateur sur le plan de la méthode que sur celui du corpus. Travail écrit, de plus, dans un style fort alerte et une langue agréable. On retire de sa lecture l’impression d’une grande sûreté.

Charles BONN

 

Anne-Caroline QUIGNOLOT, épouse EYSEL : Voyeuses, voyantes et visionnaires : Farida Belghoul, Nina Bouraoui, Bharati Mukherjee, les révoltées de l'image. Université Paris 13, 12 juin 1998. Directrice de recherches : Beïda CHIKHI.

Je m'étais longtemps contentée d'un Oedipe universel tout en pensant qu'il n'était pas aussi universel qu'on le prétendait et qu'au fond la véritable histoire d'Oedipe a commencé non pas à l'oracle, ni à sa réalisation, mais plutôt à l'aveuglement, autrement dit à la perte de la vue. J'ai donc été convaincue dès le départ par la pertinence de la problématique du regard qui produit des "images de la révolte liées à un oedipe féminin en migrance dans une situation d'entre-deux-culturel"; j'ai adhéré à la chaîne conceptuelle, migrance, souffrance, errance, jouissance, qui traverse la thèse et qui éclaire de façon convaincante la confusion du lieu de l'étranger et de la femme, point cardinal de ce travail. Des questions, posées de façon coulissante dans la thèse, méritent d'être explicitées : "Que devient l'aveuglement dans l'Oedipe féminin? Pourquoi le masculin s'est-il crevé les yeux alors que le féminin a, au contraire, exacerbé son regard?" Caroline Eysel montre par de multiples détours que si l'aveuglement d'Oedipe est le départ de l'expiation de la faute, l'exacerbation du regard féminin commence avec la conscience d'un manque transmis par la mère (selon la théorie de l'Oedipe féminin) et joue comme une compensation symbolique et une voie possible pour la restauration du sujet féminin.

On peut souligner bien d'autres aspects particulièrement intéressants de la thèse comme, par exemple, l'exploitation judicieuse de la sexualisation du regard par la mythologie et la littérature. Mais l'apport essentiel est d'avoir élargi les écoutilles et dépassé le simple énoncé des possibilités de la fonction oculaire pour accéder à une histoire de l'oeil, qui somme toute dans ses visées n'est pas très éloignée de celle que nous raconte Bataille et qui montre comment il est possible de renverser concrètement l'ordre du discours et de la loi pour rendre opérationnel le produit de la fonction, autrement dit les images. Et si on peut affirmer que c'est presque exclusivement dans la littérature féminine que le regard s'ouvre avec autant d'énergie positive sur le monde, on peut ajouter que c'est exclusivement dans la migrance que la révolte des images se met réellement au service d'une restauration symbolique. Les femmes de façon générale ont mieux intériorisé le mythème lié au départ et qui dit : "Avancez et surtout ne vous retournez pas sous peine de perdre la vue". Et ce que la thèse montre bien, c'est que le retour vers le lieu d'origine n'est conçu par les textes du corpus que comme un travail sur la mémoire pour l'instauration d'une continuité temporelle.

Au delà de ce que ce travail a rassemblé dans le chapitre 3 de la deuxième partie, les trois moments décisifs de la restauration subjective sont bien délimités à travers ces trois temps : le temps conditionné par une sorte d'interdit primitif que décrit bien Max Milner dans son ouvrage intitulé On est prié de fermer les yeux; et qui confine au voyeurisme et à une rhétorique du voilement, (c'est ce qui se passe chez les romanciers maghrébins hantés par le souvenir d'Erymantos frappé sur le champ de cécité pour avoir surpris la déesse Aphrodite dans son bain). Le temps de la voyance lié à la percée salutaire de l'image issue du troisième œil, celui qui ose voir. Et enfin le temps de la vision/hallucination qui produit l'excès, projette le sujet dans la créativité et renforce sa maîtrise sur la mort; maîtrise nécessaire à la séparation symbolique, si fortement exprimée par la décollation de l'époux dans le roman de Barhati Mukergee, (sachant que l'époux symbolise l'attachement viscéral au lieu d'origine, à la substance terrestre, au territoire, au pacte social, essentiellement viril, qui les ramène à la tribu d'origine).

Cette thèse pleine ne souffre d'aucun creux, ni de vague à l'âme. Pas de développement rectiligne mais une arborescence fastueuse. Les analyses enclenchées dans la tension entre "le dire et le voir" ont tiré partie de l'équilibre fébrile que la candidate a su trouver entre l'approche analytique, guettée par les démons de l'interprétation, et la vigilance poétique qui nous ramène constamment au véritable objet de la thèse : la littérature. Equilibre tout aussi fébrile entre la quête des coïncidences et celle des diversités. Les pages où sont habilement faits, et de façon très imagée d'ailleurs, les arrangements théoriques, ainsi que toutes celles où sont opèrés des réajustements exigés par l'ouverture lacanienne sont très belles (ex. p 73 ou 231). La mise en perspective, les considérations préliminaires ne s'encombrent pas de déploiements citationnels ni de béquilles, mais font jouer ponctuellement la référence et suggèrent un cadre théorique bien plus qu'ils ne l'imposent. A été ainsi évité le bloc théorique qui obstrue la vision et confine l'analyse dans la répétition du discours du Maître Absent. Les difficultés que d'autres auraient sautées à pieds joints ont été cernées et maîtrisées. Caroline Eysel a été, jusqu'au bout, exigeante avec elle-même; en témoigne la bibliographie où sont mentionnées précisément les pages exploitées dans les ouvrages cités. Mme Chikhi termine son propos en signalant quelques points de détail à discuter, et encourage vivement Caroline Eysel à poursuivre sous le signe de l'exigence et de la fête.

Beïda CHIKHI

 

Lahsen BOUGDAL : Le protocole poétique de l'écriture à l'œuvre
dans les textes d'Abdelkebir Khatibi
. Université Paris 13, 6 mai 1998. Directeur de recherches : Claude FILTEAU

On est d'emblée séduit par cette thèse bien écrite, maîtrisant bien la complexité de l'œuvre de Khatibi. Plusieurs notations sont passionnantes, montrant une approche souvent dynamique de l'œuvre : par exemple, au chap. 2 de la deuxième partie, l'observation de l'ambiguïté de l'androgyne entraînant une transformation de la perception de l'espace, dans Le Livre du sang. Tout ce qui est dit de l'espace dans ce chapitre est d'ailleurs fort enrichissant. Surtout, il faut souligner l'originalité de l'étude du rythme dans la troisième partie. On apprécie également la revendication par M. Bougdal de l'historicité du sujet, en réaction contre un pur formalisme qui a longtemps prévalu, à la suite des travaux de Marc Gontard, dans les approches de la littérature marocaine. En ce sens la conclusion générale est très bonne. On aurait peut-être aimé que ces deux angles d'approche soient davantage mis en rapport l'un avec l'autre, et, pourquoi pas, que l'impact du biographique soit davantage mis en lumière en ce qui concerne la musique et le corps.

Malgré ces observations sur l'originalité de cette thèse, on regrettera que cette dernière ne soit pas avantage mise en valeur par le candidat, qui signale lui-même fort justement dans sa présentation orale que plus de 80 thèses ont déjà été consacrées à l'auteur qu'il traite. Dans ces conditions on ne peut pas se contenter de signaler leur existence, sans définir de façon plus précise l'originalité d'une nouvelle approche de cet auteur, qui par ailleurs est lui-même un des meilleurs lecteurs de son œuvre dans ses propres textes, très auto-réflexifs, et par rapport auxquels il est souvent difficile pour le critique de ne pas être répétitif. L'introduction manque aussi d'une justification du choix de travailler sur un auteur déjà aussi balisé. Surtout, ne se situant pas elle-même par rapport à ce qui a déjà été fait sur l'auteur qu'elle traite, cette thèse ne montre pas vraiment ce qu'elle cherche à démontrer, c'est-à-dire en quoi elle est une thèse. Ce qui fait qu'on s'interroge aussi sur le plan : il y a peut-être une progression entre les parties de la thèse, mais une progression vers quoi ?

En ce qui concerne le corpus étudié, la démarche de M. Bougdal part de toute évidence d'un enthousiasme pour Le Livre du sang, ce qui st son droit. Mais alors pourquoi ne pas construire le travail davantage autour de ce roman, central dans l'approche, et justifier le rôle second joué par les autres textes de l'auteur traité ? Ce qui est dit de La Mémoire tatouée, par ailleurs roman le plus étudié dans l'œuvre de Khatibi, est bien plat !

Enfin il y a dans cette thèse un défaut qu'on trouve dans beaucoup de thèses marocaines centrées autour de l'œuvre de Khatibi : ce que Christiane Achour appelle fort justement un "langage entre nous". L'ésotérisme de beaucoup d'observations n'est pas toujours justifié, et surtout n'est pas nécessairement compréhensible pour quelqu'un d'extérieur au "sérail". Ceci est d'ailleurs d'autant plus contradictoire qu'on trouve ailleurs (chapitre 1 de la première partie) un chapitre entier consacré au seul Roland Barthes, c'est-à-dire de pure vulgarisation théorique. D'ailleurs la première partie est un survol de l'intertextualité chez Khatibi, sujet déjà énormément traité pour lequel cette partie n'apporte rien de neuf.

Il y a aussi un aspect "coq à l'âne", surtout au début de la thèse, qui rend parfois la lecture laborieuse. Dans ce début on ne sait trop souvent plus de quoi il est vraiment question : ce n'est en tout cas que rarement de ce que semblent annoncer souvent à tort les titres et sous-titres.

La bibliographie a le mérite de mentionner les thèses, ce qui était certes facilité à M. Bougdal par son accès à la banque de données Limag. Mais les titres de cette bibliographie sont parfois inadaptés à ce qu'ils désignent, défaut qu'on avait déjà remarqué dans le début de la thèse. Enfin, la bibliographie général est beaucoup trop volumineuse, et il y a une erreur assez grande dans les références du texte célèbre de Barthes "Ce que je dois à Khatibi".

Ceci étant dit cette thèse n'en est pas moins une thèse de qualité.

Charles BONN

 

Khalid ZEKRI : Etude des incipits et des clausules dans l'œuvre romanesque de Rachid Mimouni et celle de J.M.G. Le Clezio. Université Paris 13, 6 mai 1998. Directeur de recherches : Charles BONN.

On soulignera d'abord l'intérêt comparatiste d'un tel sujet, même s'il convient d'y justifier le corpus retenu. On apprécie que cette dimension comparatiste soit mise au service d'une interrogation de fond : celle de l'originalité littéraire de l'œuvre de Rachid Mimouni. Je suis impressionné par la rigueur presque effrayante de la composition de cette thèse, dans laquelle presque rien n'est laissé au hasard, ce dont la table des matières rend bien compte. Et surtout par la maîtrise très grande, par le candidat, d'une énorme documentation théorique, par ailleurs assez diversifiée pour qu'on n'ait que rarement l'impression, que donnent parfois d'autres thèses, que la thèse se réduit à l'application mécanique d'une méthode à un corpus. Au contraire, la maîtrise de la théorie est ici assez grande pour permettre une problématique, personnelle, bien développée dans le premier chapitre, qui fait de cette thèse un apport théorique indiscutable.

Mes réticences, légères, viennent cependant du fait qu'on ne voit pas assez ce que cette avancée théorique évidente apporte à la connaissance et à la mise en valeur du corpus. M. Zekri n'a pas vraiment tenu compte des observations qui lui ont été faites souvent par son directeur, qui lui demandait de justifier davantage la pertinence de son corpus et d'exploiter davantage l'implication comparatiste de son sujet. On a un peu l'impression que le corpus n'est ici qu'un prétexte pour l'apport théorique. Ceci se voit en particulier dans la rigueur même de la composition, déjà soulignée : jamais l'irrégulier que serait nécessairement la singularité des œuvres étudiées n'y est visible : le corpus n'est jamais nommé dans la table des matières, qui dès lors est plus celle d'un manuel théorique que celle d'une étude de textes. Il faut préciser cependant que le corpus est parfaitement intégré au développement. D'ailleurs la rigueur à la limite de l'enfermement dans laquelle nous plonge la progression de l'exposé est fort heureusement coupée parfois par quelques excellentes notes, comme celle de la p. 287 sur le choix ou non de la forme romanesque par les écrivains maghrébins. Et par ailleurs M. Zekri n'en pose pas moins d'excellentes questions sur le champ littéraire maghrébin.

Les deux fort bons tableaux de la fin du premier chapitre ne sont guère amenés ni commentés : est-ce le signe d'une culpabilité de s'occuper si peu du corpus ?

Je me sens par contre très à l'aise au chapitre 3 décrivant l'inscription du narrataire dans les textes. Ou encore face à tout ce qui est dit de l'éclatement des genres, tel que le projette l'incipit. Ou encore face à tout ce qui est dit au quatrième chapitre sur l'espace. Mais je me demande en quoi ces observations sont spécifiques de l'incipit, et ne pourraient pas s'appliquer tout aussi bien au restant du texte étudié. Dans le même ordre d'idées, toutes les excellentes notations sur la poétique de l'inachevé dans la clausule au chapitre 7 pourraient aussi bien s'appliquer à d'autres auteurs qu'à Mimouni et Le Clezio. La rhétorique close, trop lisse, sur laquelle la thèse est construite, ne permet pas non plus de se faire une idée de la qualité littéraire des textes étudiés.

J'aurais beaucoup aimé également un peu d'histoire littéraire pour mettre en situation ce qui est dit d'un mimétisme de Mimouni par rapport à Le Clezio. Pourquoi Mimouni serait-il sensible plus particulièrement à l'écriture de cet écrivain français ? Et que dire du rapport de mimétisme non moins évident dans les premiers romans de cet auteur, face à Kateb Yacine ? Tout ce qui est dit au chapitre 5 des intertextualités chez Mimouni et des intertextualités chez Le Clezio est très intéressant, mais pour chacun des deux auteurs isolément : les intertextualités entre les deux auteurs du corpus auraient dû être développées davantage ici.

Quelques imprécisions dans la bibliographie, quelques erreurs sur des titres, par exemple en ce qui concerne Beïda Chikhi ou Abderrahmane Tenkoul, sont à signaler enfin. Mais dans l'ensemble, malgré ces petites déceptions, on se trouve là devant une thèse incontournable.

Charles BONN

 

ALI-KHODJA, Jamel : L'enfant, prétexte littéraire dans le roman maghrébin des années 1950 aux années 1980. Université d'Aix-Marseille 1, 12 décembre 1998. Directeur de recherches : Anne ROCHE

La lecture de cette thèse me rajeunit doublement, ou même triplement, ce qui n'est jamais désagréable. Son auteur en effet était un de mes meilleurs étudiant à l'Université de Constantine et je retrouve dans cette thèse les qualités d'écriture qui étaient déjà les siennes il y a trente ans, et qu'en-dehors de ses travaux universitaires il a également déployés dans une fort intéressante œuvre littéraire. Le sujet de la thèse ensuite est fort proche de celui de mes cours de l'époque. Enfin et surtout la conception et la méthode de ce travail ont un goût délicieusement suranné : celui de cette époque encore !.

Mais c'est là précisément que le bât blesse : on l'impression que le temps s'est arrêté (et le fait même de travailler sur l'enfance n'est certes pas étranger à cette impression de temps arrêté qui se dégage de la plupart des travaux constantinois que je reçois encore). L'approche thématique de toute la thèse ne se pratique plus depuis plus d'un quart de siècle, et le thème de l'enfance avait à l'époque été déjà plusieurs fois traité. Le corpus de la thèse est presque entièrement (à deux exceptions près) antérieur, non seulement à 1980, mais plutôt à 1970. Si quelques textes plus récents sont indiqués parcimonieusement dans la bibliographie finale, la thèse ignore totalement le prodigieux développement de la littérature maghrébine depuis 1980, et le développement important et diversifié de ce thème dans les dernières vingt années, particulièrement dans la littérature issue de l'émigration d'origine maghrébine. Enfin, les références critiques citées ignorent également le non moins prodigieux développement de la critique sur les littératures maghrébines depuis 1980 : la thèse de troisième cycle de Jamel Ali-Khodja sur son oncle Malek Haddad est quasiment la seule référence critique postérieure à 1980, et encore de peu, puisqu'elle date de 1981 !

Je proposerais de modifier doublement le titre. D'abord dans son terme "prétexte littéraire" : je dirais plutôt : "la littérature, prétexte à la description de l'enfance". Et pour le terminus ad quem je crois qu'il vaudrait mieux dire "aux années 70" que "aux années 80", malgré la présence décalée de Rabah Belamri dans le corpus.

Pourtant, si on accepte ce prodigieux et triple décalage dans le temps et dans la perspective critique, on ne peut que s'apercevoir avec plaisir que la thèse est remarquablement bien écrite et présentée, que le corpus est bien représentatif de la production de l'époque, à laquelle cette thèse constitue de ce fait une introduction très agréable. La progression de l'exposé, même si elle ne sort jamais du thématique, est harmonieuse. Les œuvres sont lues de l'intérieur, avec une motivation affective évidente qui nous restitue un plaisir de lire que nous avions peut-être parfois tendance à oublier dans la profusion théorique ultérieure que M. Ali-Khodja ignore superbement.

Charles BONN

 

AZZOUZ, Esma Lamia : Mémoire, voix resurgies, étude de la narration dans des textes représentatifs de la littérature féminine algérienne (1970-1997). Université de Nice-Sophia Antipolis, Directeur de recherches : Arlette CHEMAIN

La lecture de cette thèse apporte un double plaisir. D'abord peut-être celui de retrouver son auteur après son long périple norvégien. L'enthousiasme et la conviction qui la caractérisent n'ont pas faibli. Et le résultat est une thèse plutôt tonique ! Ensuite plus simplement celui de la thèse elle-même, dont l'agrément de lecture, dans son style et dans le choix des œuvres présentées, est évident. On sent qu'Esma a vécu avec les textes qu'elle traite, et dans un travail de cet acabit, elle fait bien d'écrire assez souvent à la première personne.

Une autre qualité de la thèse est que pour la plupart des textes étudiés, elle sait assez vite poser un angle de lecture fort bien senti, et propre à chacun de ces textes. D'ailleurs si on peut de toute évidence reprocher à son corpus son déséquilibre, qu'elle signale fort adroitement en introduction en s'excusant par exemple de ne pas traiter de Malika Mokeddem ou de Leïla Sebbar, et que souligne la part importante donnée à Assia Djebar dont la tranche chronologique n'est pas exactement la même, je ne suis pas opposé en ce qui me concerne au choix subjectif des œuvres étudiées : de toute évidence ce sont celles qui ont le plus parlé à la chercheuse.

Le problème majeur est que souvent elle n'approfondit pas assez son intuition. Car si elle est en partie une tranche de vie, la thèse manque souvent de la base théorique qui aurait donné au développement de ses intuitions la solidité qu'elles méritaient. Par ailleurs elle ne cite presque aucune des très nombreuses thèses déjà consacrées à la question de l'écriture féminine au Maghreb, et particulièrement à Assia Djebar, et ces thèses sont totalement absentes de sa bibliographie. De ce fait les études de romans sont très souvent paraphrastiques, et c'est dommage car on sent des intuitions critiques non menées à bout.

Un autre aspect de cette trop faible maîtrise théorique est la méthode elle-même, qui montre l'absence d'une problématique générale : le temps n'est plus des thèses par monographies mises bout à bout, même s'il y a des associations de textes parlantes, comme surtout celle de la deuxième partie sur la "bisexualité de l'écriture". L'aspect emberlificoté du titre est une des marques de cette absence de maîtrise de l'ensemble d'une problématique.

Il y a par ailleurs, malgré la jolie présentation matérielle de la thèse, un trop grand nombre de fautes de langue. Phrases mal construites et surtout erreurs d'accords de participes sont légion. Les références bibliographiques aussi sont souvent très incomplètes, avec des points d'interrogation à la date d'édition de textes pourtant publiés chez des éditeurs connus. Et un grand nombre de noms d'auteurs comportent de grosses fautes d'orthographe, quand il n'y a pas purement et simplement interversion du prénom et du patronyme.

Au total, cette thèse très tonique donne une impression d'inachevé. C'est dommage, car elle fait également connaître avec plaisir des textes encore peu traités. Mais avec un peu plus de travail et de rigueur elle aurait certainement pu être bien meilleure.

Charles BONN

 

 

 

SAIDI d'OUTRELIGNE, Narjess : Amour et merveilleux. De l'Orient des 1001 Nuits à la magie surréaliste. Université de Cergy-Pontoise. Directeurs de recherches : Christiane CHAULET-ACHOUR et Lakhdar SOUAMI.

On est d'emblée séduit en recevant cette thèse, par son sujet d'abord, puis par son excellente présentation, tant matérielle que linguistique. Puis lorsqu'on la feuillette on l'est par son agréable iconographie, et par le choix judicieux de documents qui nous sont proposés en annexe. Ensuite on apprécie la rigueur du plan, la clarté de l'exposé, et le fait que le non-spécialiste que je suis ne cesse d'y apprendre de nouvelles choses sur sa propre culture : autant dire que la thèse se caractérise aussi par une vaste connaissance de la littérature française comme de la peinture du XX° siècle, ainsi, bien entendu, que du texte de base, Les 1001 Nuits : on reconnaît là avec plaisir aussi la bonne élève de J.E. Bencheikh.

On n'en est que plus surpris, lorsqu'on a pris connaissance de la formation de la candidate, de voir qu'elle ne s'est pas enfermée dans le défaut majeur de bien des chercheurs maghrébins cherchant des traces de leur culture dans la littérature occidentale : le fait de ne considérer que certains aspects de cette dernière sous le seul angle du reflet quelque peu narcissique de l'origine du chercheur. Le centre de gravité de cette thèse est au contraire la culture occidentale sous plusieurs formes : tant la littérature que la peinture, et elle en apporte une relecture à partir de thèmes orientalistes qui enrichit notre perception de notre patrimoine.

Cette qualité entraîne cependant des questions : on a un peu l'impression que l'origine maghrébine de la candidate est trop gommée : pourquoi en effet ignorer, dans ce panorama très vaste des influences et des reprises des 1001 Nuits, le rôle capital d'intercesseurs d'écrivains maghrébins comme Abdelkebir Khatibi et bien d'autres ? Par ailleurs si le panorama de la littérature occidentale qui nous est proposé est vaste, ceci oblige la candidate à s'en tenir pour la plupart des courants littéraires étudiés à leurs thèmes les plus connus, qu'elle modalise ensuite en fonction de son sujet. Pour le surréalisme en particulier, le thème de la femme et celui du rêve, effectivement essentiels, ont déjà été énormément traités, et la thèse ne souligne peut-être pas assez ce qu'elle apporte précisément de neuf par rapport aux travaux préexistants.

La bibliographie est fort judicieuse, mais ignore les thèses déjà consacrées, sinon à ce sujet (il y en a certainement), du moins à des sujets voisins. L'examen des travaux antérieurs manque dans l'introduction générale, ainsi qu'une véritable problématique, même si cette dernière n'est pas absente au détour des pages. Ce qui fait que l'envers de l'agrément qu'on a à lire cette thèse est sa dimension assez descriptive.

Charles BONN

 

SCHMIDT, Anne : Le miroir de l'autre : Une nouvelle génération de femmes dramaturges issues de la migration à Paris au XX° siècle. Université de Paris 3, Directeur de recherches : Martine DE ROUGEMONT.

Voici une thèse comme on aimerait en voir plus souvent, tant pour l'originalité de son sujet, que pour la qualité de son apport sur le double plan de la connaissance et de la théorie, que pour la qualité enfin de son écriture.

Le sujet de cette thèse n'a jamais été traité à ma connaissance, ni de près ni de loin : il faut dire que fort peu de chercheurs peuvent se prévaloir d'une culture aussi riche et diversifiée que celle sur laquelle cette thèse repose. Plus encore : même pris isolément, les différents textes entre lesquels cette thèse jongle avec maîtrise avaient pour la plupart fait l'objet de peu d'études. Et si Mlle Schmidt n'ignore pas les travaux faits sur les quelques dramaturges les plus connues de son corpus, elle préfère nous faire découvrir des noms nouveaux, ce qui lui permet de situer les auteurs les plus connues dans un contexte plus vaste et une théorisation d'ensemble qui sont véritablement les siennes, et qui nous permettent ensuite de relire autrement les quelques textes que nous connaissions.

La thèse se propose le difficile exercice de faire se répondre, et ce, dans des époques et des langues différentes, trois "marginalités" jusqu'à présent toujours abordées séparément, quand elles l'étaient : l'écriture féminine, le théâtre et la migration. Cet exercice suppose une parfaite maîtrise des trois "aires", suffisante pour établir ces résonances et cette théorisation d'ensemble qui font l'intérêt majeur de ce travail somptueusement maîtrisé.

Cette originalité du projet n'exclut pas, en effet, une grande rigueur et une grande solidité de la démarche. La première partie, historique international dans lequel le seul nom qui nous était connu était celui de George Sand, donne au propos une assise sûre. La deuxième partie analyse fort judicieusement, dans ses deuxième et troisième chapitres, très documentés et instructifs, la réception du théâtre de femmes au XX° siècle. Et en effet cet angle d'approche était fondamental pour justifier le projet d'ensemble et l'originalité mêmes de la thèse, et indispensable dans un travail à finalité théorique comme celui-ci. On peut peut-être se demander si le premier chapitre de cette partie n'aurait pas été plus à sa place à la fin de la partie précédente, mais il forme somme toute une bonne transition.

La troisième partie décrit le corpus à proprement parler, composé de 52 femmes dramaturges immigrées, ce qui est véritablement énorme. Là encore on apprécie la progression très pédagogique de l'exposé, qui se termine sur la mise en lumière de la dramaturge la plus favorisée par cette étude : Fatima Gallaire. Certains se demanderont peut-être si cette dramaturge est bien la meilleure, qualitativement, dans le vaste corpus que présente cette thèse. Mais je suis reconnaissant à Mlle Schmidt de mettre ainsi en valeur un domaine auquel je tiens. Et par ailleurs Fatima Gallaire se prête admirablement au développement théorique de la quatrième et dernière partie, lequel est peut-être le plus discutable sur le fond (dans quelle mesure par exemple le concept central de "lingua della migrazione" est-il spécifiquement féminin ?), mais aussi le plus stimulant. C'est en tout cas celui qui donne le plus à ce travail son titre de "thèse", au sens de démonstration d'une idée personnelle et novatrice.

J'ai déjà souligné en commençant l'excellente qualité de l'exposé de cette thèse, comme sa dimension comparatiste. Cette dernière en particulier repose sur la parfaite maîtrise de plusieurs langues, qui n'est pas un des moindres attraits de ce travail, dont une qualité supplémentaire est d'être issu en partie d'une pratique "de terrain" de son auteur. Cet aspect lui donne une solidité plus grande encore et en tout cas une dimension très vivante, qui pourtant n'enlève rien à la rigueur universitaire de la démarche.

Charles BONN