La perte de l’opacité à Los Angeles, selon Jacques Berque

Mes compagnes de jeunesse, les mouches, ne m'avaient pas suivi. J'avais vécu dans des pays où les mouches, moustiques, cousins et maringouins peuplaient le paysage de la campagne et de la ville. Des mouches, j'en avais vu par coulées massives á l'étalage des bouchers mozabites du Maghreb, agglomérées au blanc des yeux d'enfants, persévérantes et sans doute acceptées. Dans mon enfance, les maisons du midi de la France, aux persiennes mi-closes, suspendaient á leurs plafonds des bandes collantes pour piéger les intruses. A telle station de car, sur la route d'Ispahan, j'avais dû pour boire les chasser du verre á hauteur de mes lèvres. Une autre fois, dans une petite maison saharienne, où la grande affaire était la sieste, l'hôte, á peu prés toutes les heures, par volettements précis d'un pan de son burnous, les concentrait sur un coin du mur, puis là d’un seul coup les écrasait par centaines…

Or voici qu' á Los Angeles, elles faisaient défaut. Une pureté régnait ici. Mais elle n'était que chimique. On pouvait se demander si les mouches, pour avoir abdiqué leur bourdonnante présence, n'avaient pas en échange adopté ce rôle moral que Sartre leur prête dans une pièce de jeunesse. Oui! partout ici le visiteur se sentait suivi par les mouches du souvenir, de la faute ou de la crainte. Sans doute est-ce là une propédeutique de l'immigrant.

Mais j'aurais été fou si je n'avais pas admiré cet afflux de gens, ce remuement de matière, ce génie du volume sans cesse recommencé. Bien que le bulldozer pût être érigé en symbole de l'urbanisation démesurée, ce n'est pas l'idée de déblai ou de construction qui venait á l'esprit, mais plutôt celle de façonnement. L'énorme alliance du ciment et du fer, pour l'habitation ou plutôt pour la consommation des hommes, jaillissait en façades lisses et claires. Rien de ce rugueux, de ces bruns, de cette contingence que le vieux Monde associe á l'idée de maison. Les bars recueillaient, il est vrai, un peu de ténèbres, jugé propice au jeu des pulsions. Mais ailleurs toute obscurité des intérieurs était conjurée par la multiplication des parois de verre et les acrobaties de l'électricité. Un déferlement de matière optimiste liquidait pareillement tous lés barrages. La matière elle-même semblait se liquéfier au profit de je ne sais quel idéalisme empreint dans le paysage'. Cependant cette géométrie insatiable, ces exercices lustrés qui la sauvaient de la lourdeur, la privaient aussi de sa densité.

De cet allégement participaient les hommes. Dans les rues interminables fuyaient les ombres motorisées. Des millions de voitures couraient après leur destin, ou seulement après leur vitesse, érigée en nouvelle forme du sublime, 0u seulement en nouvelle excitation. Les gaz d'échappement rejoignaient l'âcre ciel de smog.

Mais il était des haleines plus douces. La lumière restait de perle et ruisselait parfois sur de belles chairs. Comment oublier Hollywood et son grand magasin de rêves ? Le jet de la puissance poussait ici le réalisable au-delà des frontières de sa propre récusation. Charlie Chaplin, hélas! ne vivait plus ici, mais enfin c'est ici qu'il avait mimé le boule-versant combat du petit homme contre l'effrayante machine. Il y avait toujours la beauté des jeunes corps, attirés en troupes migratoires par l'espérance d'un sacre dans l'image et l'imaginaire. La rue mìme en révélait tous les jours de toujours plus beaux, plus jeunes et plus nus.

Des charlatans et des prophètes inventaient des sectes étranges. Ce n'est pas un hasard qu'en cette Californie, Occident de l'Occident, l'existence prît ce goût mêlé de matérialité et de fiction. La mobilité, l'alcool, la drogue, la pornographie aidaient la plus prosaïque des villes á s'irréaliser. Ce n'était plus une ville. C'était, pour le meilleur et pour le pire, un stade, peut-être une fin de monde. Ce terminus du vieux trail et des vieux espoirs de l'Est était comme l'aboutissement d'un chemin que vous voyez finir en contre-haut sur un bord de falaise. Qu’y a-t-il après ? Une plaine fertile ? L’engloutissement ?

(Jacques Berque, L’Orient second, Paris, Gallimard, 1970, pp. 134-136).