Gilbert-Vidal Maguelone                                                                                   Le 10 janvier 2003

Pittellioen Lucile

 

Maîtrise de Lettres Modernes

C2 Problématique de la francophonie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ETUDE COMPAREE DE TROIS ANTHOLOGIES AFRICAINES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Textes étudiés :

Léopold Sédar Senghor  Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française.

Hamidou Dia   Poésie d’Afrique et des Antilles

Jacques Chevrier  Anthologie africaine, tome II La Poésie

 


La première anthologie de poésie africaine digne de ce nom paraît en 1948 à l’occasion du centenaire de l’abolition de l’esclavage. Parution symbolique, cet ouvrage de Senghor naît dans un contexte d’après-guerre marqué par une découverte des horreurs perpétrées par les nazis, un contexte qui révèle la faillite de la raison. Plus de cinquante ans après, deux universitaires tentent à leur tour de faire le bilan du chemin parcouru par la littérature africaine depuis cette première anthologie : Hamidou Dia et Jacques Chevrier. Ces trois ouvrages, si différents soient-ils, adoptent le terme d’ « anthologie » pour se caractériser. Ils sont donc, par définition,  « les recueils de la production la plus caractéristique  d’un ensemble », en l’occurrence la littérature africaine francophone. Avec toutes trois un objectif en filigrane : imposer au monde des lettres une « présence africaine », en collationnant, diffusant, explicitant…

Le projet d’anthologie réunit donc plusieurs paramètres incontournables mais appliqués de manière différente par les auteurs étudiés. Une anthologie doit paradoxalement être ponctuelle pour être universelle, mais un renouvellement est nécessaire pour qu’elle garde sa pertinence. Universalité ambiguë puisqu’elle ne peut être atteinte dans le cas de la littérature africaine, sans un discours d’accompagnement émanent de l’ancienne métropole coloniale. Enfin, si l’anthologie est un « recueil des meilleurs morceaux », elle se doit de présenter à son lectorat un choix de textes fait en toute objectivité. En tout cas, le lecteur est dépendant de l’honnêteté de l’auteur d’une anthologie. Ainsi est-il possible de dire que le concept d’anthologie est problématique. Face à toutes ces difficultés, une anthologie de la littérature africaine est elle réalisable ?

Le projet auquel se sont attaqués Senghor, Chevrier et Dia  est ambitieux, étant donné les nombreuses difficultés liées au concept. Mais plusieurs critères tendent à prouver que ces auteurs ont mené à bien leur idée initiale. Reste que la difficulté première constitue un frein à l’aboutissement réel du projet.

 

 

 

 

 

 

1.    L’anthologie : un projet ambitieux

               Les auteurs d’une anthologie s’attaquent à une tâche ardue. Il y a nécessairement un choix à faire dans le but de toucher un public particulier et l’objectivité y est de rigueur.

 

·        Le problème des choix

L’auteur ou le critique doit-il rassembler les auteurs en fonction de ses propres préférences ou affinités ou bien selon les figures qu’ils incarnent dans la littérature ? Quel est l’objectif qu’ils veulent atteindre ?

Dans l’anthologie de Senghor, la préface et l’avant-propos semblent nous indiquer que les auteurs ont été retenues en toute objectivité (« aucun préjugé d’école n’a influé sur son choix »). Hamidou Dia est très évasif sur ses choix, quant à Jacques Chevrier, il affirme vouloir tracer un panorama de cinquante ans de poésie africaine sans prétendre à l’exhaustivité.

Une fois les différents auteurs regroupés, la question de l’organisation des textes se pose. Hamidou Dia procède à un classement historique et fait un découpage selon les différentes périodes vécues par le monde noir. Le classement de Senghor est géographique. Jacques Chevrier, quant à lui nous propose une répartition des poèmes à la fois historique et thématique.

L’auteur doit aussi se poser le problème de la littérarité d’un texte même si son contenu thématique s’accorde avec son projet.

 

Toutes ces considérations sont essentielles pour déterminer l’impact des ouvrages auprès du lectorat.

 

·        La réception de l’anthologie

L’édition retenue implique d’emblée un certain public. Les trois éditions  de ces anthologies touchent un grand nombre de personnes mais avec des distinctions.

En effet, c’est dans une édition tout public teintée d’exotisme que Jacques Chevrier publie son anthologie : le « Monde Noir » chez Hatier. Il est d’ailleurs lui-même le directeur de cette collection. La couverture est racoleuse, Chevrier ne s’adresse pas  à un public de spécialistes. L’éditeur d’Hamidou Dia publie son anthologie simultanément en poche et en édition plus luxueuse. Ce qui est chose rare. L’édition poche, La Table Ronde est tournée vers un lectorat populaire. Publiée dans l’édition plus luxueuse, l’anthologie devient une référence. L’ouvrage de Senghor est paru chez PUF, édition universitaire, ce qui constitue une caution pour la littérature africaine récente.

En complément de l’édition choisie, les préfaces sont des moyens efficaces de reconnaissance. L’anthologie de Senghor, avec « L’Orphée noir » de Sartre comme introduction acquiert d’emblée le lectorat attendu. Jacques Chevrier, en tant que critique met lui aussi en valeur cette littérature. Il faut dire que dans ces cas le fait que ces préfaces aient été écrites par des écrivain ou critique du Centre favorise l’adhésion du public. D’ailleurs Hamidou Dia, qui a lui-même introduit son anthologie ne semble pas jouir du même prestige.

 

L’importance de l’impact attendu ne doit pourtant pas faire perdre de vue une certaine objectivité idéologique qui est un autre type de choix.

 

·        Une objectivité nécessaire

Deux de ces anthologies sont écrites par des écrivains africains donc directement impliqués dans leur projet. Sachant ce qu’appelle cette littérature sur le plan politique, il n’est pas étonnant de rencontrer une certaine forme d’engagement dans leur ouvrage. Chez Senghor, il est possible de lire dans son avant-propos qu’il a choisi ses auteurs aussi bien pour « leur talent » que pour « leur négritude ».Pour Hamidou Dia, « la poésie négro-africaine est une poésie militante […] qui cherche à instaurer un nouvel humanisme ». On retrouve ici les idées panafricaines chères à la négritude des années qui ont vu les indépendances. Une nouveauté cependant dans l’anthologie d’Hamidou Dia, qui ne se retrouve dans aucune anthologie contemporaine est la place importante qu’il accorde à la poésie féminine (Marie Léontine Tsibinda ;Fatou Ndiaye Sow…) qui est actuellement la poésie la plus militante en Afrique. Quant à Chevrier, il découpe son anthologie comme le ferait un critique, il veut simplement présenter la poésie africaine en tant que telle, il a donc retenu les grandes figures qui ont marqué cette poésie de Senghor jusqu’à nos jours.

Par ailleurs, les introductions des auteurs de ces anthologies témoignent de l’implication de ceux qui ont réuni les textes. Lorsque Senghor connaît bien les auteurs qu’il cite, les présentations de ceux-ci sont assez longues et montrent son attachement. En parlant de Césaire, il dira de cet  ancien normalien qu’il est « le maître magnifique de sa langue, jusque dans le bouillonnement de son délire. » Hamidou Dia dont l’anthologie regorge de poètes sénégalais plus que de poètes africains procède un peu comme Senghor ; avec une sorte de lyrisme suranné, il dira de Paul Dakeyo qu’il « vint avec une fougue extraordinaire renouer avec vigueur avec les poètes de la deuxième génération de la négritude ».  Et Chevrier très académique, nous apparaît faire les présentations d’auteurs les plus objectives.

 

 

L’anthologie reste un projet ambitieux dans le sens où certains critères sont nécessaires à son élaboration. La difficulté d’y répondre fait l’enjeu des textes retenus et des auteurs étudiés. Néanmoins, chacune à leur manière, ces anthologies semblent passer outre ces difficultés.

 

 

2.    Un statut anthologique indéniable

 

Ces trois ouvrages peuvent bien porter le nom d’anthologie : l’objectif fixé par les auteurs est atteint, ainsi un champ littéraire est ouvert, porté par les éditions retenues.

 

·        Les objectifs atteints

Dans ces trois cas, le titre tout d’abord correspond bien au contenu. Même si Hamidou Dia aurait aimé pérenniser le vocable « négro-africain », l’édition l’a contraint à intituler son anthologie : « Poètes d’Afrique et des Antilles » pour éviter de limiter cette poésie à la négritude. D’ailleurs ce second titre est plus représentatif du contenu de l’ouvrage puisque actuellement le terme : « nègre » est désuet. Quant à Senghor, il qualifie la poésie qu’il a rassemblée de « nouvelle poésie nègre et malgache ». L’adjectif « nouvelle » marque une rupture par rapport à la poésie de la colonisation qui était une imitation des modèles classiques français. Chevrier ne fait preuve d’aucun engagement, il fait simplement un tableau historique et thématique de cette poésie.

Ces trois orientations se retrouvent clairement annoncées dans les préfaces, comme évoqué précédemment.

Toute anthologie a pour but de promouvoir une littérature. Senghor a bien posé les bases de la poésie africaine et a permis de la faire connaître. Dia, à son tour ouvre cette littérature à de nouveaux horizons (poètes jusque là méconnus…). Et Chevrier consacre les grands noms de cette littérature.

 

Ainsi, ils permettent l’émergence d’un nouvel espace littéraire.

 

·        Un champ littéraire ouvert

A travers les anthologies de Senghor et d’Hamidou Dia, une littérature de la négritude et une littérature intimiste voient le jour. Senghor a révélé différents écrivains dont les œuvres se sont construites sous la bannière de la négritude. Beaucoup de ces poètes sont aujourd’hui de grands noms de la littérature africaine. Cinquante ans après, Hamidou Dia a retenu douze des seize poètes évoqués par Senghor tandis que Chevrier en a retenu sept. Celui-ci, qui apporte la caution universitaire à cette poésie nous montre que les poètes réunis par Senghor ne sont pas simplement un groupe d’amis ou des partisans d’une même idéologie mais qu’ils sont avant tout des poètes. Suite à l’anthologie de Senghor bon nombre d’universitaires se sont intéressés à cette littérature permettant de la diffuser, comme notamment Lilyan Kesteloot, qui est une des rares personnes à avoir publié une anthologie et que Dia remercie dans sa dédicace.

Tous ces éléments contribuent à ouvrir un champs littéraire et à poser les repères d’une littérature en devenir. En effet toute littérature se réfère à un passé littéraire et a besoin de constituer le sien propre. Les anthologies de Dia et de Chevrier jalonnent ces différentes étapes. Dorénavant un écrivain africain peut se référer à des textes qui lui appartiennent culturellement plutôt qu’à des textes importés.

Les éditions sont une caution supplémentaire à la réussite et à l’émergence du champ littéraire. Comme nous l’avons dit plus haut les éditions de ces anthologies touchent un large public, ce qui a contribué à la reconnaissance de cette littérature. PUF donne une valeur de document historique à l’anthologie de Senghor.

 

    

Ces ouvrages peuvent donc être considérés comme des anthologies puisqu’ils réunissent des caractéristiques essentielles à ce genre. Pourtant d’une certaine manière, leur statut d’anthologie est dépassé.

 

 

3.    Rôle effectif de ces anthologies

 

Dans leur création, dans ce qu’elles représentent réellement et dans l’universel recherché, ces anthologies s’éloignent parfois de leur définition première.

 

·        Fonction dans le contexte de création

Un doute subsiste quant à l’anthologie de Senghor. Est-elle réellement conforme à cette définition. En effet, en règle générale, l’anthologie vient couvrir une littérature déjà existante et choisit les meilleurs extraits des recueils d’auteurs. Or Senghor choisit des extraits de circonstance, écrits dans le but d’affirmer la négritude. Ainsi cet ouvrage acquiert la fonction de manifeste. De plus, cette anthologie a été rééditée plusieurs fois mais jamais complétée, ce qui montre bien que sa valeur documentaire est plus importante que son caractère anthologique.

Quant à Dia, son engagement politique lui fait oublier quatre-vingt des poètes les plus importants de cette littérature (c’est le cas de Sony Labou Tansi). Son introduction fortement orientée laissait prévoir cette omission caractéristique d’une idéologie de la négritude.

Chevrier, lui, rend cette littérature abordable aux néophytes en valorisant le côté exotique de cette poésie. La couverture est déjà l’exemple d’un certain type de racolage propre au dépaysement du lecteur et donc susceptible de l’interpeller. Rappelons que cette anthologie se propose simplement de faire découvrir cette littérature à un très large public.

 

Finalement ces trois anthologies donnent une représentation moins fidèle qu’elles auraient pu y prétendre.

 

·        Un genre mal représenté par ces anthologies

L’anthologie de Senghor procède en réalité d’un faux choix. Les textes cités souvent tirés de journaux vont davantage permettre aux auteurs évoqués d’être connus dans l’avenir plutôt que de consacrer leur passé littéraire. Le but premier de Senghor était de faire connaître l’art nègre, de démontrer son existence et sa pertinence.

Dia, avec l’omission de quatre-vingt poètes ne nous montre pas les grandes figures d’une poésie africaine mais dresse plutôt un catalogue des auteurs qu’il affectionne pour leur idéologie ou leur nationalité.

Chevrier aussi n’est pas véritablement représentatif de la poésie évoquée. On voit que son ouvrage n’implique aucune recherche de terrain mais qu’il cite simplement les grandes figures du genre. Son travail aura consisté à les sélectionner parmi d’autres poètes célèbres et la poésie contemporaine est très mal illustrée parce que peu publiée dans des ouvrages de référence. Lui, non plus ne consacre pas cette littérature puisqu’il n’apporte rien de nouveau à ce qui était déjà retenu.

Par ailleurs, il est remarquable que parmi les éditions retenues pour ces anthologies, aucune d’entre elles ne correspond à une édition littéraire consacrée à la poésie. Elles sont toutes trois davantage axées sur l’  « africanité » de cette poésie que sur sa littérarité. Avant d’être des morceaux choisis de littérature universelle, ces textes apparaissent comme des documents d’illustration du monde nègre.

 

L’anthologie, qui se doit d’être un monument du sujet et du genre qu’elle réunit dans son intitulé ne respecte pas complètement, dans nos exemples, les conditions d’élaboration qui lui sont propres. L’anthologie perd son caractère dès qu’elle n’est plus représentative de la littérature qu’elle promeut.

 

·        Une universalité pervertie

Paradoxalement l’anthologie doit toujours être ponctuelle pour être universelle. En effet, elle doit être l’illustration d’un genre en un lieu donné et en un moment précis. Son universalité dépend de sa réactualisation. Le sens premier de l’anthologie a été perverti chez Senghor puisqu’elle est toujours publiée dans sa forme initiale, au lieu d’être une anthologie de la poésie africaine, elle est devenue un classique littéraire : l’Anthologie de Senghor.

La reconnaissance universelle s’appuie encore de nos jours sur un rapport Centre-Périphérie qui pervertit aussi la fonction des anthologies étudiées. L’anthologie d’Hamidou Dia est celle qui se rapproche le plus de ce qui est attendu d’une anthologie, cependant elle est beaucoup moins reconnue que les deux autres. En effet, des trois, elle est la plus exhaustive mais l’absence de discours d’accompagnement la disqualifie dès le départ. Sartre et Chevrier, quant à eux apparaissent comme des « parrains » de cette littérature.

En s’appuyant sur la définition communément admise d’une anthologie, force est de reconnaître que ces anthologies échappent aux modèles du genre.

 

Les anthologies étudiées ont de par leur rôle et leurs choix un statut à part qui a contraint à une redéfinition de l’anthologie.

 

 

 

 

 

 

Cette étude a permis de comprendre les enjeux d’une anthologie et les difficultés qu’un auteur peut rencontrer lors de sa conception. Dans les exemples choisis, il est possible de dire que les auteur ou critique, qui sont à l’origine des ouvrages, ont réussi à mettre en forme leur projet, mais pas complètement. Un manque de rigueur dans certains cas, une facilité de choix ailleurs sont à l’origine ou sont le résultat d’un manque d’objectivité permanent. Senghor parvient à donner l’illusion d’une anthologie, créant un discours d’accompagnement à une littérature qui n’existe pas encore. Hamidou Dia est limité dans son projet par une idéologie qui ne s’accorde plus à celle des écrivains contemporains. Quant à Jacques Chevrier, son travail qui reste une étude très générale pêche par omission, ne prenant pas le risque d’inclure dans son ouvrage un auteur qui n’est pas encore une figure de la littérature. Est-ce à dire que le projet même de l’anthologie exclut par essence l’objectivité nécessaire ?

Un ouvrage comme l’anthologie, censé mettre en avant les meilleurs textes sur un sujet donné, une époque, un pays, un thème place toujours le lecteur sous le joug de l’auteur qui choisit. Le projet n’est pourtant pas impossible mais bien souvent il relève d’un recul sur soi et sur la littérature en général qui le met plus à la portée des critiques que des auteurs directement impliqués.

De surcroît, l’anthologie ne peut plus se faire acte politique, le roman étant l’élément d’énonciation qui autorise la contestation. Aujourd’hui plus personne ne lira une anthologie comme un manifeste mais plutôt comme le discours d’accompagnement qui permettra à une littérature d’acquérir un statut universel. Or paradoxalement, une fois que cette littérature obtiendra un statut universel, elle deviendra transparente pour le lecteur, elle rentrera dans les classiques du genre et ne méritera plus autant d’attention. En effet, le lecteur d’avant-garde sera toujours celui qui s’intéressera à une littérature originale, non encore marquée du sceau de la critique, dès lors toute littérature reconnue tombera à ses yeux en désuétude. Pour toutes ces raisons, il est difficile de savoir si l’anthologie continue à avoir un avenir littéraire, impliquant directement des auteurs, comme pour Senghor ou si elle est condamnée à n’être qu’un ouvrage critique de référence.