Hélène Cixous,
sur la scène du rêve et de l'amitié
LE MONDE | 12.11.04 | 15h00 . MIS A JOUR LE 12.11.04 | 16h03
L'écrivain, dont l'oeuvre
mêle fiction, théâtralisation et réalité, publie "Tours promises", méditation
sur la disparition et le remplacement où se croisent des figures familiales et
amicales.
Dans son appartement
parisien, lumineux, vaste et moderne, qui porte les marques de l'Orient, tapis
de l'Algérie natale et tissus soyeux d'une Inde rêvée, Hélène Cixous vit avec ses chattes, qui ont leur place dans ses
livres. L'environnement quotidien, son séminaire fidèlement tenu le samedi, son
travail au Théâtre du Soleil avec Ariane Mnouchkine, ses conférences aux Etats-Unis, ses rêves notés en pleine nuit dans de brefs
réveils, ses dictionnaires, sa mémoire familiale, la visite quotidienne de sa
mère, Eve Klein, personnage-clé de son oeuvre : les
repères sont nets, rappelés dans les textes écrits et dans la conversation.
Cette conversation, tous ceux qui approchent Hélène Cixous
la savent fluide, brillante et joyeuse, toujours éclairée de rires. Sa thèse
sur Joyce (avec Jean-Jacques Mayoux, qui l'a mise sur
le chemin de l'écriture), ses recherches sur le langage, ses cours à
l'université de Vincennes puis de Saint-Denis, la création d'une chaire
d'études féminines ont élaboré une figure d'auteur "difficile", en
réalité éloignée de la personne vibrante et passionnée que ses publications
dévoilent. Exigeante et disciplinée, certainement. Tant dans la construction de
ses livres que dans l'organisation de sa vie intellectuelle, strictement
partagée entre le théâtre, l'enseignement et l'écriture, et, sur un mode plus
discret, l'activité politique en faveur des populations déplacées. Mais aussi
curieuse, spontanée, attentive, affective. L'amitié détermine ses engagements,
comme elle le rappelle dès qu'on l'interroge sur son parcours. Parce que Tours
promises se réfère, plus encore que les précédents ouvrages, à la part
d'autobiographie réinventée que comportent ses fictions, on est tenté, à partir
de cette parution, de proposer un bilan. Si la destruction des Twin Towers est évoquée, c'est
d'une autre tour qu'il est question : celle du château de Montaigne et, à
travers elle, l'amitié passionnée entre l'auteur des Essais et La Boétie. L'amitié, la passion : toutes deux constamment
présentes. Le frère d'Hélène a longtemps accompagné la rédaction des livres.
Comme Eve, la mère, le frère médecin apparaissait,
donnant une tonalité souvent gaie et décalée au récit. Et voilà qu'il ne veut
plus être un personnage des livres de sa soeur. Comment le remplacer et, du
reste, est-il remplaçable ? L'écrivain va être surpris par le destin, qui lui
offre sur-le-champ un substitut en la personne de François Tremblay, un ami
d'enfance qui resurgit cinquante ans plus tard. Devenu photographe au Canada,
il ressuscite une part obscure de la vie du père d'Hélène Cixous
: il se serait fiancé avec la soeur aînée de François, qui s'appelait
Albertine. Comme l'Albertine disparue de Proust. Le livre tout entier devient
une méditation sur la disparition et le remplacement. Stendhal, Proust, Kafka,
Montaigne accompagnent les "promenades crépusculaires" qui rythment
cette enquête intérieure, où se dégagent des figures ou, comme préfère le dire
Hélène Cixous, des "trans-figures"
fraternelles et amicales. Peu à peu, sans doute depuis les lettres retrouvées
qui ont inspiré Or (Ed. des Femmes, 1997), l'oeuvre
s'est centrée sur l'histoire familiale : "J'ai toujours écrit à partir du
matériel de la littérature, de la scène primitive de toute littérature, qui est
une scène de famille. On pourrait le dire d'Eschyle. Ce n'est pas une façon de
tout ramener à ma famille, mais de considérer que c'est une famille qui peut
avoir valeur universelle, si j'ai le regard suffisamment analytique ou poétique
pour en dépasser l'écorce réaliste. A part mon "avant-premier
livre", si je puis dire, Prénom de Dieu, que je laisse dans la
préhistoire, dans la caverne, parce que c'est une chose, une larve, qui m'a
toujours fait peur, qui venait des profondeurs, qui était hal! lucinatoire
et qui m'a même menacée." LE "MIRACLE" DERRIDA "J'étais, il
faut le dire, dans une période de grande folie. Il me semblait que j'avais là
la preuve de ma folie. J'ai tenu cette chose à distance et c'est resté, cette
chose-là. A part donc ce recueil de nouvelles, de mythes éruptifs, des laves et
des larves, dès que j'ai écrit Dedans, j'ai eu honte qu'on prenne ce que
j'avais écrit pour un livre : c'était simplement pour moi la manifestation
littéraire d'une tragédie qui était pour moi primitive, c'est-à-dire la mort de
mon père. Dedans ne commençait pas et ne finissait pas, enfin il explosait ; eh
bien là, c'était déjà la scène de famille, mais transposée. Je crois que ma
signature, c'est la transposition." Des amitiés, Hélène Cixous parle comme de "miracles". Le premier, ce
fut donc la rencontre avec Jacques Derrida. Un "miracle" qui
subsiste, mais une présence qui désormais fait défaut. Jacques Derrida est mort
à Paris le 9 octobre. Sur les jours qui ont précédé et suivi cet événement,
Hélène Cixous n'a pas souhaité s'exprimer en public.
Leur rencontre a eu lieu en deux temps. La première fois, en 1955, où, à peine
arrivée en France, elle assiste à une "leçon" d'agrégation, comme
elle le raconte dans ces Tours promises. La deuxième fois, sept années plus
tard, où elle lui donne à lire son premier texte. "J'ai rencontré, juste
au moment où j'aurais pu ne pas écrire, Derrida. J'ai un sentiment de
reconnaissance à l'égard de la vie, figurez-vous. L'angoisse s'est déplacée.
L'angoisse de mon enfance et de ma jeunesse était dans un coin de la pièce,
très proche de moi : j'avais du mal à me tenir à l'écart de cette angoisse qui
provenait des événements tragiques. D'avoir vu, d'avoir été témoin de l'horreur
de la guerre. De savoir, sans aucune hésitation possible, sans aucun voile ce
qui se produisait pendant la guerre. Je savais, je savais ce qui se passait
dans ma famille, je savais ce qu'était un camp de concentration. Je n'avais pas
du tout de marge d'illusion. Là-dessus, donc, des enchaînements tragiques dans
mon existence, très vite, les uns après les autres. "Et ensuite,
inversement, avec un peu de temps, j'ai eu la possibilité de mesurer la grâce.
Et la grâce, c'est d'avoir auprès de moi des gens d'une immense probité.
J'aurais pu ne pas avoir rencontré les êtres que j'aime, que je vénère ou avec
qui je partage des choses essentielles. J'aurais pu ne pas parler ma langue. Or
je peux parler ma langue avec quelques personnes. Ça m'a permis de donner une part
de ma scène intérieure à des états d'âme légers, heureux, joyeux, comiques. Je
crois que le rire qu'il y a dans mes textes et qui n'est pas toujours perçu
exprime cette gratitude à l'égard de ce que la vie peut accorder."
René de Ceccatty
Tours promises, Galilée, 266
p., 26 ?.
Biographie
1937Naissance à Oran.
1948Mort de son père.
1955Arrivée à Paris,
première rencontre, "de dos", avec Jacques Derrida.
1969"Dedans", Prix Médicis, Grasset. 1975"Souffles", aux
éd. des Femmes. 1998"Voiles", avec Jacques Derrida, Galilée.
Une aventure théâtrale de
trente ans
Hélène Cixous
a rencontré Ariane Mnouchkine en 1972. Elle participait, depuis l'année
précédente, au Groupe information prison avec Michel Foucault, et proposa alors
au philosophe d'associer le Théâtre du Soleil à leur action. Mais c'est Simone Benmussa qui monta sa première pièce, Portrait de Dora, au
Théâtre d'Orsay, en 1976. En 1978, est créé au Festival d'Avignon l'opéra Le
Nom d'?dipe, sur une musique
de Boucourechliev, dans une mise en scène de Claude Régy.
A partir de 1982, commence sa collaboration avec le Théâtre du Soleil, qui
donne L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge,
auquel succéderont de régulières créations jusqu'à Tambours sur la digue et Le
Dernier Caravansérail. Pour Daniel Mesguich, elle
écrit notamment L'Histoire (qu'on ne connaîtra jamais). Pour expliquer son
intérêt si constant pour le théâtre, Hélène Cixous
remonte à son enfance : "Quand j'étais petite, avec mon frère, on nous a
donné des découpages à faire et nous avons fabriqué des lanternes magiques. Mes
premiers gestes de jeux sont des gestes de théâtre et de cinéma. Nous étions
des enfants de guerre, sans rien. Les personnages, ce sont les pulsions, des
esprits avec corps qui représentent tout ce qui peut advenir dans la vie
humaine : trahison, désespoir, foi et perte de foi, parjure, crime. J'alimente
les personnages avec ce que je dérobe à ma mère, à ma tante, à mon frère ou à
mon père. Je crois être capable de travailler dans un espace collectif, à
condition que ce soit dans la direction d'un rêve, que la visée soit sublime.
J'ai besoin des deux : de la liberté de l'écriture sans aucune intervention de
tiers et de l'aventure collective du théâtre, qui amène d'autres grâces, qui
fait entendre d'autres voix. Quand je travaille pour le théâtre, j'entreti! ens quelque chose qui est
indispensable quand on écrit : la docilité. Etre
l'élève. Savoir qu'on n'est maître de rien, pas même de soi. On est dépassé par
des forces inconnues. Au théâtre, il n'y a que ça. Recevoir toutes les autres
forces, et essayer de les servir le mieux possible." ..
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 13.11.04