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Mon Amsterdam à moi
LE MONDE DES LIVRES | 29.07.04
Loin des canaux battus et rebattus, des places et des musées (à ne pas rater malgré tout), l'auteur de "Tu n'as rien compris à Hassan  II" convie à une visite très personnelle de la capitale des Pays-Bas. Fuir le centre, prendre ici le tram, là le ferry, et découvrir les marchés cosmopolites, la campagne en banlieue, une serre aux papillons... Prendre le large pour mieux retrouver une ville sans cesse changeante.

Enfonçons quelques portes ouvertes. La première : visiter une ville et y habiter sont deux choses totalement différentes. Du temps que je venais régulièrement à Amsterdam, en touriste, sac au dos, carte Interail en poche, je me vantais d'en connaître le moindre recoin, la moindre steegje(ruelle). J'étais comme ces gens qui, dans les années 1970, allaient passer deux semaines en Chine et en revenaient avec une somme de mille pages et quelques photos - j'ai tout vu, j'ai tout compris, voilà la Chine pour 20 francs. Bref.

Leidseplein et ses cafés, le Rijksmuseum, le Musée Van Gogh, les petites rues autour de la Vieille Eglise, tout cela m'était familier. J'arpentais les lieux comme si j'y étais né. Aujourd'hui, il me semble que je n'avais rien vu alors. Installé depuis bientôt treize ans en plein centre de la capitale des Pays-Bas, mon Amsterdam n'est pas celui des Anglais buveurs de bière qui (maudits soient Ryanair et les autres casseurs de prix !) "amortissent" une virée chez les Bataves dès la cinquième Heineken.

Ce n'est pas celui des petits crevards allemands ou italiens qui nous polluent l'air de l'odeur douceâtre du hachisch, en vente libre un peu partout - perdus dans leur songe laborieux, déambulant le nez dans les nuages, ils n'ont rien vu à Amsterdam.

Pas celui des faux marins et des vrais péquenots qui s'ébaubissent devant les vitrines du quartier réservé - le red light district en anglais dans le texte -, derrière lesquelles vitrines se fanent de mornes Albanaises et des Nigérianes qui se morfondent. Quelle tristesse... Qu'est-ce que cela a à voir avec la ville où Descartes et Spinoza, Vondel et Rembrandt, et tant d'autres de nos contemporains éternels, ont passé ? Qu'est-ce que cela a à voir avec les ciels toujours changeants et les noces de l'Amstel et des canaux ?

Enfonçons une autre porte ouverte, ou plutôt poussons-la doucement. Ce n'est pas une métaphore. Dans le Jordaan, quartier des artistes, des petits Mozart de la finance et de l'habitat subventionné - joyeux mélange typiquement amstellodamois - se dissimulent des dizaines de hofjes, des petites cours semi-publiques, si l'on peut dire. Il suffit de passer l'entrée, c'est tout de suite la sérénité des endroits magiques où l'on est sûr que rien d'important ne nous arrivera.

On y trouve des bancs parfois et des chats toujours, et, pourvu que vous ne dérangiez ni les humains ni les félins, vous pourrez y passer le temps qu'il vous plaira à lire ou à rêvasser. Même, vous pourrez regarder, comme au zoo, les Hollandais vivre derrière les vitres claires. Ici, pas de rideaux aux fenêtres, au grand étonnement de l'étranger. On se rince l'œil tant qu'on veut. Rien de très excitant, mais quand même. Ce vieil homme qui vaque à ses petits tremblotements, ce couple qui discute autour d'une table jonchée de livres, non, ça ne les dérange pas que vous les observiez, bouche bée, comme au peep-show. Eux n'ont rien à cacher, ils vivent dans une maison de verre. Et vous-mêmes ? Bienvenue chez les calvinistes, ou plutôt - les temps changent - chez les agnostiques, qui n'ont rien perdu des us de leurs ancêtres.

Mais qu'ai-je à parler des hofjes, qui sont dans tous les guides, à commencer par le Béguinage, qui se trouve, lui, en plein centre ? Fuyons ! Laissons là le Jordaan, qui finira bien par être racheté, en bloc, par Neckerman ou par le Club Med, qui en feront un Lunapark. Oublions le Dam, la place centrale d'Amsterdam, où le Palais royal - il ne porte ce titre que depuis Louis Bonaparte, roi de Hollande - s'accommode, hélas, du voisinage de Madame Tussaud. Fuyons ! Une hésitation, pourtant : la Warmoestraat est si proche, elle s'ouvre là, au coin du Dam. Cette rue mythique fut, il y a trois siècles, le vrai centre du monde. C'est très sérieux, ce n'est pas de Dali, voyez Braudel ou Wallerstein : les marchandises venaient de tous les continents, elles aboutissaient là, dans les entrepôts de Warmoestraat. Il y avait de rudes gaillards à la manœuvre, on déchargeait, on comptait, on enregistrait, et puis les fourrures du Nord repartaient vers Venise ou ailleurs, les soies de l'Orient s'en allaient vers l'Ouest, tout cela faisait un bazar très austère. On ne rigolait pas, au Siècle d'or, sous la république des Provinces-Unies. L'homme en noir qui peuplait la rue était pasteur ou commerçant. Aujourd'hui, le long de Warmoestraat, la chemise est criarde, hélas, et l'homme est dealer ou proxénète. Fuyons. On visitera un autre jour le romantique jardin d'hiver de l'Hôtel Krasnapolsky, qui est là, tout près, au coin du Dam et de Warmoestraat. On peut s'y marier.

Fuyons. Allons plutôt du côté du nord. Une aubaine : il n'y a ni pont ni passerelle pour y aller, ce qui présente l'avantage de décourager les fâcheux et les hooligans. Pour traverser l'estuaire qui sépare la ville de son quartier d'en haut, il y a juste un petit ferry, derrière la gare centrale, qui fait la traversée en quelques minutes. On débarque, on marche un peu, et c'est le rêve de l'humoriste devenu réalité, la ville à la campagne, on peut s'y promener, à pied ou à vélo, on est bientôt dans les champs, où des vaches placides s'appliquent à aggraver l'excédent laitier de l'Union. Des vaches, des moutons, un cheval égaré, on s'y croit dans les polders. Tout cela dans une capitale européenne, un centre international de la finance et du grand commerce... A ce propos, ne cherchez pas le port d'Amsterdam, il est proprement invisible. J'ai longtemps cru qu'il n'existait pas, qu'il s'agissait d'un canular de Jacques Brel. Mais on m'assure qu'il n'en est rien, que ce port est bien là quelque part, à l'écart, à l'ouest de la ville. Déçu, j'ai dû admettre que tous les ports ne sentent pas la sardine grillée comme l'Essaouira de mon enfance, qu'ils ne sont pas tous battus par les vents du large, que certains, et pas des moindres, ne sont que des abstractions technocratiques, des plans d'eau qui se vantent, des ordinateurs.

Les statistiques officielles enfoncent le clou, enfoncé ton Essaouira riquiqui, Amsterdam est, entre autres records, le plus grand importateur de cacao du monde : 525 000 tonnes l'an dernier, de quoi faire passer bien des chagrins d'amour. Tout cela filera, sur des péniches, vers l'Allemagne ou la Suisse. Cela dit, les "marins qui dorment/ Comme des oriflammes/ Le long des berges mornes" ont pris leur retraite. N'en déplaise au grand Jacques, ce sont des jeunes bien éveillés, précis et pressés, qui manipulent les grues et les conteneurs.

Bon, Amsterdam-Nord, c'est bien joli, et on pourrait passer des heures sur la digue au nom imprononçable qui se dresse à son orée, mais vous avez raison de me dire qu'on n'est pas là pour ça. Revenons par le ferry, qui est gratuit (ce détail a son importance ici, un sou est un sou). Nous revoilà derrière la gare centrale, d'où nous étions partis. C'est généralement à ce moment-là que les amis de passage à qui j'inflige mon Amsterdam et qui se sont laissé barber en silence n'y tiennent plus. Sur le ton de la révolte ou de l'humble requête, ils demandent : "Et les canaux ?"

Ah, les canaux... Cliché entre les clichés dès qu'on parle de ma ville. Et pourtant, il faut bien admettre que, de tout ce qu'elle a à offrir, c'est encore ce qui est le plus envoûtant, le plus mélancoliquement beau, le plus charmant (cela dépend du temps qu'il fait, respectivement brume du soir, pluie de novembre, matin ensoleillé du printemps). Je rechigne, tout cela est bien connu. Si mes amis insistent, je les conduis à mon canal à moi, le Binnenkant, dont j'espère sans trop d'espoir que les guides l'ignorent, alors que c'est le plus large et le plus beau et qu'il expire au pied de la très noble et très inutile tour Montelbaan. Et si nous sommes arrivés là, c'est que j'ai habilement manœuvré pour éviter de repasser par le centre, l'horrible Damrak, le révoltant Rokin, deux boulevards qui grouillent de touristes et de pickpokets (on vous aura prévenus) et cette place qu'on appelle Muntplein, une ancienne gloire du Siècle d'or défigurée par des néons criards qui annoncent des restaurants pakistanais ou de l'électronique sud-coréenne.

A partir de la tour Montelbaan, on peut éviter cette déchéance, il suffit de prendre la direction de l'est - attention à ne pas tomber à l'eau. Ce n'est pas une blague, on repêche parfois un flâneur éméché ou un jazzman. On sautillera de pont en pont - il y en a, paraît-il, plus de 1 500, et, comme ils se ressemblent tous, le visiteur distrait ne manque jamais de se perdre. Ma sœur, venue pour la première fois me rendre visite, m'informa, désinvolte :

"J'ai laissé ma voiture sur un pont, pour la retrouver plus facilement."

On la cherche encore.

C'est à l'est de la ville qu'on a l'intuition de ce qu'est vraiment l'Amsterdam d'aujourd'hui. Du côté de Dappermarkt, un marché coloré qui ressemble à un souk, le chaland qui n'est pas marocain est probablement turc, ou alors, à la limite, hindoustani du Surinam, mais certainement pas batave. C'est ainsi. Un enfant sur deux, dans la capitale des Pays-Bas, a des parents qui viennent du grand large, du Rif, de l'Anatolie ou des Célèbes. Tout cela fera d'excellents Néerlandais, footballeurs ou diplomates, brigands ou chirurgiens, mais, d'ores et déjà, leurs parents ont acquis la gratitude de millions de ventres reconnaissants.

Que de fois, à l'heure du dîner, un malheureux, désespéré à l'idée de devoir de nouveau ingurgiter du stampot - le plat national des Pays-Bas, je ne sais pas trop ce que c'est, sans doute de la pomme de terre, du choux frisé, peut-être des carottes, on ajoute du lard, c'est gluant -, un malheureux, donc, pas loin de porter la main sur soi par dégoût définitif de la vie et du stampot, se souvient soudain qu'il y a un restaurant turc ou un boui-boui marocain en bas de chez lui, et, humant par anticipation l'odeur du kabab ou du tagine aux pruneaux, s'écrie, sauvé : "Merci, mon Dieu, et vive la société multiculturelle !"

Bref, non seulement Amsterdam-Est vaut le détour, mais c'est une façon comme une autre de fuir Amsterdam, et plutôt deux fois qu'une : il suffit d'aller à la gare locale, Muiderpoort, et de sauter dans un train. Dix minutes plus tard - pas une de plus -, vous êtes dans la banlieue, à Naarden. Petit village idyllique, de l'eau et de la verdure, des commerces où on prend le temps de bavarder avec le client, une rivière qui serpente entre les champs et les vergers. Ni touristes ni hooligans, pas de cannettes de bière vides sur le trottoir, pas le moindre junkie. On se pince, étonné. Suis-je toujours à Amsterdam ? Mais oui. En tout cas, vous êtes en Hollande. La Hollande profonde, à 10 minutes du Dam.

Mais je suis un ingrat. Je parle sans cesse de fuir cette ville, l'une des plus belles du monde, alors qu'elle m'a tant donné. Mais comment raconter les cafés pris dans le foyer Art déco de l'Hôtel Américain (en français dans le texte) ? Et les promenades dans le Vondelpark, où il se passe bien des choses le soir, du côté de la roseraie ? Les dîners chez Blake's (vous n'en saurez pas plus) ? Comment peindre les couchers de soleil sur le Café Vertigo ? Les séances de cinéma au Tuschinki, une splendeur qui date de 1921, où vous irez voir un film slovaque sous-titré en néerlandais ? Les après-midi studieux dans la bibliothèque du Musée des tropiques ? Les baisers volés sur le pont Maigre ou sur le pont Bleu, qui est la copie d'un pont parisien ?

Chaque saison, chaque mois m'apportent un nouvel Amsterdam. Par temps de pluie, je vais chiner dans un curieux endroit qui s'appelle De Looier, une suite de boutiques enchevêtrées, on ne sait pas trop qui vend quoi, il y a des objets par milliers, tellement hideux pour la plupart qu'on a envie de les consoler. J'y vais régulièrement avec le secret espoir de dénicher pour 1 euro un carton de Rembrandt derrière une croûte affreuse. La fortune ne m'a pas encore souri, on verra bien.

Quand il fait soleil - on ne rit pas, ça arrive -, je vais m'asseoir sous les arbres de l'Hortus Botanicus de l'université, un livre sur les genoux. En cas d'averse soudaine, je me réfugie dans la serre aux papillons, toute proche, quitte à souffrir que quelque lépidoptère distrait vienne se poser sur mes cheveux. Il y a aussi des jardins secrets, par exemple celui du Musée Willet-Holthuysen, où personne ne va jamais.

Quand j'ai envie de me dégourdir les jambes, le Plantage (ça s'appelle vraiment comme ça) est mon quartier préféré. Le calme qui y règne est parfois troublé par un ou deux rugissements. Pas de panique, le zoo est tout proche. La synagogue portugaise, qui date de 1670, est à peu près tout ce qui reste de l'ancien quartier juif, qui occupait une partie du Plantage. Si on s'y perd, ce n'est jamais pour longtemps, une ligne de tram court en son milieu, qui ramène tout le monde vers la gare centrale. Et de là, on peut tout recommencer, et chaque fois d'une autre façon.

Par Fouad Laroui


"Ce n'est pas le brouillard qui manque à Amsterdam, ni ce mélange au sein d'un méandre de canaux de l'illusion avec la réalité, de l'habitation et de la perspective, ni ce portrait que livre de toutes choses une nappe attentive dont nous ne quittons jamais le bord, ce doublement qu'elle réalise de tout et ce fantôme en qui elle nous transforme aussitôt quand nous nous penchons sur elle. Limite des deux mondes ! Ne la retrouvons-nous pas à un niveau différent dans les musées sous les lustres furtifs de la glace et du vernis quand nous confrontons notre actualité précaire à ces effigies que l'art a immobilisées pour nous à la fenêtre du passé ? Comme ils sont réels !" (in L'Œil écoute, de Paul Claudel, Gallimard, 1946).

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.07.04

  

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