Portrait Faïza Guène, la sale môme qui écrit des
best-sellers
LE MONDE | 12.09.06 |
16h14 • Mis à jour le 12.09.06 | 16h14 |
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Il est arrivé une drôle d'histoire à Faïza Guène. "Une belle histoire",
précise-t-elle en fustigeant ceux qui y ont vu un coup monté par une maison
d'édition. Ou, pis à ses yeux, ceux qui la cantonnent dans le rôle de "la
fille de banlieue qui écrit", classée dans la catégorie
"phénomène de société". "Phénomène d'édition" lui
conviendrait mieux, "écrivain" la comblerait. Au Brésil, en Suède,
en Ecosse, invitée par l'un des vingt-quatre éditeurs qui ont acheté les
droits de son premier roman, lorsqu'on lui pose des questions, c'est sur sa
manière de faire, ses personnages, la construction de l'ouvrage. En France,
elle reste prisonnière de ses origines. La belle histoire, donc. Il était une fois une fille née en
Seine-Saint-Denis, d'un père arrivé d'Algérie en 1952, ancien mineur puis
maçon aujourd'hui retraité, et d'une mère, elle aussi d'origine algérienne,
en France depuis 1981. La fillette a l'art de saisir toutes les perches. Au
collège Jean-Jaurès, aux Courtillières,
un quartier de Pantin dont on ne parle en général que dans les rubriques
faits divers, elle participe à la rédaction du journal interne. Elle est un
jour chargée de rédiger un article sur un atelier d'écriture de scénario
organisé par un professeur de français. C'est la grande découverte : elle y
passera tous ses mercredis après-midi, écrira plusieurs courts-métrages, les
réalisera. L'enseignant, Boris Seguin, auteur de plusieurs ouvrages sur le
langage des cités, a repéré "une bosseuse qui a du talent".
Il lui demande l'autorisation de soumettre un début d'histoire à quelqu'un de
l'extérieur. Sans préciser qu'il s'agit de sa soeur, Isabelle Seguin,
éditrice chez Hachette. Un contrat est signé sur-le-champ. La jeune Faïza
revient un an plus tard, son manuscrit sous le bras. L'ouvrage est tiré à 1
500 exemplaires. Il s'en est vendu 230 000 en France. Exceptionnel pour un premier
roman. Kiffe kiffe
demain, récit non autobiographique d'une adolescente délaissée par son
père retourné au bled, a séduit une génération perdue pour la littérature. Il
a suffi de quelques articles, dans Elle et Le Nouvel Observateur
- pages société -, criant à l'apparition d'une "Sagan des cités",
pour que la machine s'emballe. Les plateaux de télévision se sont arraché la "sale
môme" (c'est elle qui le dit), séduits par sa verve et sa
spontanéité. Son éditrice rit encore du "Arrête ton cinéma",
lancé en direct à la radio à Michel Field... Faïza Guène a maintenant 21 ans. N'a
toujours pas appris à dire "vous". N'a pas poussé plus loin
que le bac. Lorsqu'on lui demande ce qu'elle fait dans la vie, elle répond : "Rien,
j'essaie de défendre mes bouquins. Ce n'est pas un sujet à angoisse. Ça me
permet de rencontrer des gens super-intéressants."
Malgré les royalties, elle habite toujours le F3 de ses parents aux Courtillières, parce qu'elle s'y sent bien. "C'est
petit, mais c'est chaleureux." Elle a décliné les propositions de
plusieurs chaînes de télévision. "Tout ce qui brille, ça me plaît
pas." Deux ans après la parution de Kiffe
kiffe demain, son deuxième roman vient de
sortir. C'est l'histoire d'Alhème, 24 ans,
Algérienne sans papiers, qui survit dans la bonne
humeur à Ivry-sur-Seine, entre un père qui a perdu la tête et un frère sur la
voie de la délinquance. L'auteur a gagné en maturité, et cette fois l'éditeur
a vu plus grand : Du rêve pour les oufs a
été tiré à 50 000 exemplaires et un plan média mis en place, incluant un blog publicitaire sur Skyblog.
Commentaires des visiteurs : "J'ai dévoré kiffkiff
! d que g du flouze j'achète le 2zieme" ; "On y retrouve des
mots de tous les jours ainsi que des mots du bled, je trouve cela très rare !
C'est à mon avis une prouesse" ; "J'ador skel fai !! jchui
fan !!" Comme le dit son éditeur, "les libraires se sont
aperçus que ça attirait un public qu'ils n'avaient pas l'habitude de
voir". Elle en est fière, de son public. Se délecte à l'évocation de ces
jeunes qu'elle rencontre dans les collèges - où ses textes sont étudiés -,
dans les lancements en librairie, et qui lui disent que c'était leur premier
livre mais pas le dernier. Dans ses deux romans, pas d'histoire ni suspens,
mais un sens du rythme, un ton, une gouaille, un sens de l'observation, de
l'humour. Son plaisir, dit-elle, est d'"écrire au fil de la
plume", sans savoir où elle va. "Elle renoue avec la
tradition d'un français populaire de banlieue", estime Boris Seguin,
celui sans lequel il n'y aurait pas eu de belle histoire. Car, une fois de
plus, c'est grâce à un passeur qu'un talent destiné à rester caché a émergé. "Le
déclic, c'est pas qu'il ait fait lire le manuscrit à un éditeur, explique
Faïza, c'est qu'il ait cru en moi à un moment. C'est ça qui marque. La
confiance." Kiffe kiffe demain a été traduit en coréen, en
slovaque, en chinois, en hébreu, etc. La parution aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne
a donné lieu à des articles dans le New York Times, Newsweek,
une pleine page dans le Guardian. "En France, c'est encore
comme si je n'avais pas de légitimité, sourit amèrement Faïza, quand
je regarde les émissions littéraires, je suis traumatisée ; on croirait
qu'ils cherchent à tout prix à fermer le cercle... Et ce sont les mêmes qui
ne comprennent pas pourquoi les gens ne lisent pas !" En ce moment, elle court de librairie en interview pour assurer la
promotion de son livre. Il faut faire vite : en octobre, elle s'envolera pour
les Etats-Unis à l'invitation de son éditeur américain et de l'ambassade de
France. Au programme, une tournée des universités, de la Côte est à la
Californie. Les départements de linguistique la réclament. Marie-Pierre Subtil Article paru dans l'édition du 13.09.06 |
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