Trois personnages en quête d'auteur
LE MONDE DES LIVRES | 14.03.02 | 19h57
MIS A JOUR LE 14.03.02 | 21h01
Youcef M.D. est le nouveau pseudonyme d'un auteur qui avait déjà publié deux autres livres sous d'autres noms. Nous avons rencontré celui que son dernier éditeur présente comme un "sans-papiers".

JE RÊVE D'UNE AUTRE VIE (moi, le clandestin de l'écriture) de Youcef M.D., Ed. Au diable vauvert, 276 p., 14 €.

Mon premier personnage s'appelle Ahmed et son histoire - construite à partir du massacre de Bentalha, en septembre 1997 - se passe en Algérie ; mon deuxième s'appelle Saïd, et son histoire - un récit à thème sur la montée du Front national - se déroule en France, à Strasbourg ; mon troisième s'appelle Youcef et son histoire - sur fond de petits trafics et d'errances urbaines - a pour décor Paris et, en particulier, le quartier de Barbès.

Ahmed, Saïd et Youcef sont chacun les héros d'un livre. Ils parlent à la première personne, sur un mode autobiographique. Ils rêvent eux-mêmes d'écrire, à l'image de leur auteur, et tous, d'un roman à l'autre, répètent la même chose : que le monde est méchant, peuplé, ici, de massacreurs islamistes, là, de brutes lepénistes ou de magistrats imbéciles, et que le salut, l'échappée belle, résident dans l'écriture, le témoignage, le récit de soi-même. Récit ou invention ? Peu importe ! Nous sommes en littérature. "Sans arrêt, j'ai écrit. Et j'ai sommé l'écriture de dire le réel. Rien que le réel. C'est alors que j'ai compris que la littérature pouvait, parfois, retenir à la vie. Oraisons aux dieux du scribe ! Je veux, je. Une merveilleuse excitation, je ressentais. Un frémissement eidétique. Un éblouissement ! Je ne connaissais pas ça, je", s'exalte Youcef, le prolixe ghost writer de Je rêve d'une autre vie. Certes, l'adjectif eidétique ne s'imposait pas. Pas plus que ne s'imposent les citations ad nauseam d'auteurs classiques, français de préférence, dont le héros, jeune émigré clandestin de 26 ans, ayant fui la misère de Tanger, truffe son monologue. Il est vrai, et tant mieux, que la langue trépidante de Youcef, où se bousculent, comme sur un air de rap, le français des livres d'école, le verlan et l'argot, mélangés à des bribes d'arabe ou d'anglais, emporte tout sur son passage. Il est vrai, et tant mieux ! que reste cette musique.

Elle suffisait, à elle seule, à faire de ce roman, inutilement présenté comme "autobiographique", un livre remarquable. Pourquoi a-t-il fallu que l'auteur de Je rêve d'une autre vieet sa maison d'édition, Au Diable Vauvert, décident d'en rajouter, allant jusqu'à tromper, au moins par omission, lecteurs et critiques ?

A en croire les responsables d'Au Diable vauvert, avec Je rêve d'une autre vie, nous aurions en main "pour la première fois, le roman autobiographique d'un sans-papiers", et Youcef M. D. serait "le pseudonyme d'un Marocain qui vit en France en situation irrégulière et ne peut dévoiler son identité". Il suffit pourtant d'ouvrir le livre pour apprendre que l'auteur-narrateur, de "mère française" et de "père marocain", est né à Orly, en région parisienne. Si ces informations sont vraies, alors, au regard de la loi, Youcef M. D. est français. Et se prétendre "sans-papiers" devient une coquetterie de langage dont beaucoup d'anciens pensionnaires de l'église Saint-Bernard aimeraient pouvoir user. "Je suis né à Orly, mais j'ai grandi au Maroc. Vers l'âge de dix-sept ans, j'ai pris l'avion pour la France", insiste l'intéressé.

Baskets orange, sweat-shirt noir, petites lunettes et bouc élégamment taillé, l'auteur exhibe, sans se faire prier, les quelques accessoires - une casquette chic, un béret de curé, etc. - dont il se sert pour passer inaperçu et "éviter les contrôles d'identité". Il n'a pourtant pas une tête de gangster. Ni de bourgeois, non plus. "Ce qui me met en danger ? Mes trafics, mes magouilles, mon business quoi ! Pas le fait d'être sans-papiers", finit-il par admettre.

AUTRE ROMAN, AUTRE NOM

Avec son physique passe-partout, ce quadra au crâne rasé et aux yeux marron clair ne pourrait-il pas tout aussi bien passer pour un Allemand, un Espagnol, un Marocain ou un Français ? Visiblement, l'idée le choque. Son berceau est au sud. Et sa langue, c'est la France, mais la France d'aujourd'hui, une France aux sangs et aux parlers mêlés, déchirés. C'est à un petit Français, son fils Cyril, dit-il, qu'il a dédié Je rêve d'une autre vie. Et à une Marocaine, la "femme qui -l'-a élevé, Hadja Tazza ben Ahmed", qu'il a dédié son deuxième roman, Le Mauvais œil, publié en 1999 par les éditions de l'Aube. Cette femme "inoubliable" était sa "grand-mère paternelle", précise-t-il aujourd'hui. Ce roman, qui raconte l'histoire de Saïd, jeune Marocain venu faire ses études à Strasbourg, n'est pas signé d'un pseudonyme arabe, mais d'un prénom et d'un nom bien français. L'auteur "né au Maroc" mais installé en France "a enseigné la philosophie à Strasbourg pendant cinq ans", lit-on en quatrième de couverture. C'est sous ce même patronyme français qu'avait été publiée, en 1998, par les éditions Mutine, Une nuit avec un écrivain algérien, l'histoire du petit Ahmed, gamin algérien de dix ans, rescapé du massacre de Bentalha. Quel que soit son vrai nom et quelles que soient les raisons de son anonymat, l'auteur de Je rêve d'une autre vie n'en est donc pas à son coup d'essai. Pourquoi avoir caché l'existence de ses deux précédents romans ? Les responsables d'Au Diable vauvert ont-ils agi ainsi dans l'espoir de gruger les lecteurs et de faire monter les enchères ? "Les petits casses de banlieue sont des bluettes à côté des coups médiatiques", dit l'un des personnages du livre de Youcef M. D. Encore faut-il les réussir. Dommage, dans tous les cas, pour la littérature.

Catherine Simon

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.03.02




Droits de reproduction et de diffusion réservés © Le Monde 2002
Usage strictement personnel. L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions.
Politique de confidentialité du site.
Besoin d'aide ? faq.lemonde.fr