A propos de Petit Musée portatif, d’Abdellatif Laâbi

            Celui qui décidément ne prend pas racine, activant sans répit son don de passeur, passager lui-même d’une rive à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, où habite t-il ?

            Où pose-t-il son sac et son âme le temps de reprendre souffle, d’affûter son oeuvre, de méditer, de s’enflammer à nouveau pour lutter contre l’obscur ?

            Il se pourrait que cela soit dans un "paysage intérieur", plutôt que dans une maison. D’ ailleurs, on le sait depuis Le Spleen de Casablanca, Abdellatif Laâbi travaille dans une grotte de papier, la plus légère, la plus nomade, celle qu’aucune carte ne vient fixer entre d’étroites frontières.

Paysage intérieur donc, mais incarné. Recomposé, métissé, à l’image du brassage qu’affectionne son habitant . Dessiné par l’amour, l’amitié, les rencontres, l’attention portée à la beauté la plus humble comme à la plus singulière. Entièrement façonné par la main humaine, (pas d’objet naturel ici, mais des oeuvres). Fait de bois, de cuir, de clous, de laine, d’ivoire, de bronze, de papier, d’encre ou de terre. Fruit d’un savoir traditionnel d’artisans ou né de la quête solitaire d’un artiste. Marqué par les traces de ceux qui ont précédé ou de ceux que l’on côtoie, fraternels sur le chemin. Ancré dans des terres définies par des parfums, des saveurs, des lumières, plus que par des limites administratives.

            Paysage aujourd’hui contenu, ramassé dans une constellation d’objets-compagnons sans lesquels l’exil serait plus cruel - car il y eut exil ; nudité forcée de qui est jeté hors du natal sous la pression des forces hostiles à la liberté. Exil qui dépouille et malmène la clôture convenue de l’identité, mais qui peu à peu se choisit, se revendique.

Parmi les objets élus, très peu relèvent de l’enfance, ou de l’héritage, au sens propre du terme. Ils ont essentiellement partie liée avec l’âge adulte et sa liberté. Ils ont été découverts et choisis en complicité avec la femme aimée. Ou bien des artistes-amis les offrirent.

            Ils jalonnent une vie de partage. Ensemble, ils ont traversé les épreuves, connu les mêmes errances, voyagé de concert.

            Le Petit Musée Portatif porte le signe de cette intimité tendre. Au cours des années, il a fini par constituer l’essence de "la Maison", ce berceau de l’être dont Bachelard a souligné la féminité profonde. Il apaise et éclaire, parce qu’il parle de la terre d’origine avec bonheur, assurant le lien indispensable avec le "d’où je viens". Il jette des ponts, tisse des résonances inattendues entre l’ici et l’ailleurs, entre légèreté et gravité. Sans lui, l’écart consenti serait peut-être écartelant.

            Ainsi le Moucharabieh est-il le pivot central de la demeure, celui dont il faut d’abord trouver la place, à chaque nouvelle installation. Autour de lui les autres objets viendront s’ordonner avec naturel. Et il rayonne d’autant plus qu’il est "déplacé". Sous le climat d’île de France, sans doute détient-il une fonction solaire. Il en va de même pour les petites tables au fort parfum d’orient, les étagères aux motifs floraux ou géométriques selon la ville d’origine, Rabat ou Tétouan, les broderies des femmes de Fès, les calligraphies traditionnelles de Tunis... Abdellatif Laâbi n’a cure de la frontière entre artisan et artiste. Le rebelle, l’insoumis salue et élève au rang d’oeuvre d’art un encrier de terre cuite, un coussin, une chaise ancienne, objets que nul ne songeait à célébrer, dans les années soixante, sous la poussée aveuglante du "modernisme" obligé.

            Musée ! Cela sonne avec quelque solennité ! Il en faut pour dire la profondeur humaine tissée, cachée, magiquement retenue dans la matière...

            Mais déjà la joyeuse capacité d’humour de Laâbi ramène les choses à leur juste dimension : Portatif ! Autant dire à usage exclusivement personnel. Portatif et réduit comme la maison errante - théière, coffre, tapis déroulé chaque soir sous la tente - du bédouin du désert d’autrefois, nomadisant à travers sables.

            Dans un autre temps, un autre point du monde, Henri-David Thoreau, ce grand contestataire des modèles imposés, dénonçait avant l’heure notre monde surencombré d’objets et désirs insignifiants. En quête de l’essentiel, dans sa maison de bois, il découvrait qu’un homme est riche "en proportion du nombre de choses qu’il parvient à laisser tranquilles".

A cette aune, nul doute qu’Abdellatif Laâbi soit un homme riche.

Saint-Barthélemy, le 9 mars 2002

Françoise Ascal