Hélène Bacquet

Université Louis Lumière-Lyon II

ENS Lettres et Sciences Humaines

 

COMPOSITION, ENONCIATION dans LE MABOUL de FOUAD LAROUI

LA MISE EN FORME DE LA DOUBLE APPARTENANCE

 

Le dernier ouvrage de Fouad Laroui, publié chez Julliard en Janvier 2001, se présente sous la forme d’un recueil de vingt-trois nouvelles réunies autour du titre générique Le Maboul. Après trois romans, c’est la première fois que le jeune auteur marocain expérimente ce type de forme. Or il nous semble important d’interroger cette structure, car un tel choix induit certes une hétérogénéité, chaque nouvelle ayant un fonctionnement propre, mais le titre Le Maboul unifie ces divers écrits autour d’un même thème – et, a fortiori, autour d’une même figure – , ce qui suggère à la fois un angle d’attaque original de la folie et une construction spécifique de l’œuvre. Ce choix initial de composition nous conduira également à nous interroger sur les modalités de la narration. Certes il y a multiplicité des expériences et des récits, mais il s’avère rapidement que toutes les nouvelles ont pour dénominateur commun la figure du narrateur. On retrouve de plus dans ces nouvelles les thèmes chers à Fouad Laroui et déjà abordés dans Les dents du topographe, notamment : les difficultés des allers et retours entre culture marocaine et française, la place de l’exilé. Il nous importera donc d’analyser le dispositif narratif propre au Maboul, autant en termes de composition générale que de travail sur le « pacte de lecture ». Cette étude ne prétend donc pas à l’exhaustivité; elle se propose de dégager les lignes de force d’un ensemble signifiant ainsi que la réflexion qui  sous-tend cette architecture.

Délimitation d’un parcours : vers un partage de la perte des repères

            Notons tout d’abord que Fouad Laroui organise de manière très précise la progression du lecteur dans l’œuvre. Penchons-nous sur le point de départ de cet itinéraire : la première nouvelle présente de manière explicite la situation intermédiaire d’un personnage placé entre deux cultures, motif essentiel dans ce recueil. Ce personnage, Tijani, acquiert le titre de « Maboul » au Maroc, alors que le narrateur n’est encore qu’un enfant. Lorsque celui-ci retrouve Tijani « mille ans » plus tard à Paris, c’est pour interroger ce statut de la folie à la lumière de la double appartenance culturelle. Cette nouvelle initiale semble contenir d’emblée les éléments essentiels de l’œuvre tout en jouant avec les attentes du lecteur . Le titre même de cette première nouvelle –  Le Maboul( sur rendez-vous) –  reprend exactement le titre du recueil tout en réduisant l’objet de la nouvelle à un cas particulier du « type » du Maboul. Le mystère du titre reste donc entier : qui est LE Maboul ? Certes les thématiques récurrentes dans le recueil sont déjà soulevées avec l’histoire de Tijani, mais elles sont d’emblée reportées sur un personnage avec lequel le narrateur n’entretient qu’un rapport assez vague. A l’issue de ce premier récit, le lecteur s’attend à ce que cette folie soit évoquée de façon extérieure par un narrateur que l’on suppose sain d‘esprit.

 

Alors que la nouvelle initiale évoque un parcours entre deux villes, El Jadida et Paris, la seconde se démarque par un changement de localisation. L’action se déroule au Maroc, dans un café. Le type de narration se modifie également, le narrateur s’inclut dans un groupe de personnages et passe du récit à la description d’une scène prise sur le vif. Il préfère le discours direct aux analyses personnelles. Un groupe de nouvelles trouve son unité en raison de la reprise du même motif : la discussion d’amis autour d’un thé au Café de l’Univers. Le « je » s’efface donc au profit du « nous ». Par delà la variété des procédés narratifs (le narrateur alterne les modes de focalisation, choisit divers traitements du temps…), ces nouvelles se construisent autour d’une polyphonie récurrente. La variété des choix formels de Fouad Laroui a pour effet de donner une dynamique au recueil, en cassant tout effet de monotonie, mais elle permet aussi d’éclipser un instant le « Je » en le noyant dans un groupe, ou parfois en l’évacuant de la fiction formée par l ‘ensemble des nouvelles du recueil. C’est ainsi que, de façon inattendue, le narrateur disparaît en tant que tel en  passant au statut de conteur d’une histoire allégorique relative à la terre d’origine ( Un peu de terre marocaine[1]).

 

Cependant, après cet effacement premier, le narrateur assume à nouveau l’énonciation de ces nouvelles. Les lieux évoqués sont multiples: les épisodes ont lieu au Maroc – lors d’un retour du narrateur dans son pays – , à Paris, à York, ou encore à Amsterdam. La figure du narrateur se construit alors comme figure de l’exilé, de passage partout, même en son propre pays. Cependant, on note la persistance du motif du café, transposé dans le monde occidental : le Betty’s, à York, et le Blue Bell, à Amsterdam accueillent les discussions du narrateur avec des inconnus. Ce thème de la discussion dans le café apparaît donc comme un « témoin »,un marqueur permettant de mesurer les variations d’un lieu à l’autre, et, ainsi, de jalonner l’évolution du narrateur. Notons cependant que le lieu lui-même est soumis à des changements : le thé fait place aux boissons alcoolisées, les amis sont relayés par de parfaits inconnus. Les échos induits par la reprise de la même scène accentuent à la fois les écarts et les ressemblances entre les deux univers culturels parcourus par la même personne.

Après un premier « survol » de ce recueil, l’impression dominante peut être celle d’une construction confuse, marquée par un narrateur tour à tour assumant puis mettant à distance sa fonction. Tout au moins avons-nous mis à jour un élément « stable » dans cette architecture : le retour du motif du café. Pourtant, il est évident que les différents textes sont agencés en fonction du parcours –  ne serait-ce que géographique – d’un personnage. Leur succession jalonnent une évolution, et cette succession est en fait très méthodique. Pour mieux mettre à jour l’architecture du recueil, nous nous référerons dans un premier temps à certaines clés livrées par les textes eux-mêmes. Le narrateur apparaît à plusieurs reprises comme un être très rationnel, cherchant perpétuellement à cerner la logique des choses. Ses diverses expériences le placent à diverses reprises dans des situations qui mettent à l’épreuve la rigueur logique qu’il prêtait au monde. Il semble plus particulièrement travaillé par le thème de la symétrie, qui convoque à la fois des notions mathématiques et esthétiques. Ainsi, dans la nouvelle Le détail fait la merveille, il explique que les cathédrales ont l’air d’être symétriques, mais elles font illusion.

Les cathédrales gothiques manquent de symétrie, c’est drôle, c’est intriguant, c’est inquiétant. Certes, elles ont l’air d’être symétriques, (…)Mais même quand elles s’efforcent d’être symétriques, comme Notre-Dame à Paris (si je me souviens bien), si on les regarde avec assez d’attention, on s’aperçoit par une foule de détails quelles trompent leur monde.[2]

Une telle remarque nous apparaît comme une clé méta-poétique tendue vers le lecteur.

Et si – de la même façon que les cathédrales, et à la fois tout autrement – le recueil de Fouad Laroui « trompait son monde » en possédant un principe de construction indécelable de prime abord ? Tout au moins pouvons nous dégager la « charpente » qui sous-tend l’œuvre. Penchons-nous par exemple sur la macro-structure de l’œuvre. Le recueil Le Maboul comprend 23 nouvelles. Au milieu de cette succession se trouve une nouvelle intitulée : Le passé de l’empire (conte oriental). On perçoit d’emblée l’ironie de l’auteur, à travers le clin d’œil du commentaire méta-discursif qui montre du doigt la réception occidentale de l’œuvre, à travers l’« étiquetage » littéraire.

A mi-chemin dans le parcours de l’exilé décrit par la succession des nouvelles, apparaît un texte présentant sous le masque du conte une histoire de complots et d’assassinats politiques qui s’avère tout à fait contemporaine.(A la fin de la nouvelle, les comploteurs voient arriver des géomètres et des chevaliers d’industrie qui rentrent d’outre-mer et qui accourent vers les chantiers.)

Et ils pleurèrent leur époque révolue, et leurs dagues, et leurs complots.[3]

 La fiction du conte se heurte ici à la réalité économique; cette histoire, remplie de potentats orientaux sortis d’un moyen âge rêvé rencontre le quotidien du Maroc moderne. Plus encore, cette nouvelle se présente comme un jeu délibéré avec la réception du lecteur, puisque les stéréotypes du conte oriental sont démontés en fin de nouvelle par la confrontation avec des personnages ancrés dans une époque définie. Ces géomètres et chevaliers d’industries, en tant que marocains occidentalisés, sont de plus en rupture avec le monde  traditionnel – ce monde traditionnel, certes caricaturé parce que déformé par le regard de l’autre, mais incarné par le tyrans, vizirs et autres califes. On retrouve dans cette nouvelle la réflexion sur le statut de l’exilé dans la société qu’il a quittée, puisque le retour des ingénieurs formés en Europe est explicitement associé à une rupture de l’ordre pré-établi – ordre de l’Empire, mais aussi ordre fictionnel . Ce texte – tout comme l’ensemble du recueil, nous le verrons – permet a fortiori un questionnement sur les modalités de réception de l’œuvre écrite par un auteur marocain. Ce « conte oriental », disposé au cœur du recueil, apparaît donc comme un travail sur l’écran des représentations s’interposant entre le lecteur occidental et l’œuvre présentée. Or, la seconde partie du recueil, inaugurée par cette nouvelle, compte essentiellement des nouvelles où le narrateur rend plus aiguë la question de l’appartenance en expérimentant lui-même le va-et-vient entre divers continents, et en accumulant les « incidents culturels », parfois dans son pays même[4]. Le passé de l’empire (conte oriental) apparaît dès lors, du fait de sa position dans le recueil, comme une ligne de partage dans la succession des nouvelles. Elle semble matérialiser, sur le plan littéraire, la rupture des codes nécessaires à l’adhésion  à une histoire. Le parcours du narrateur, dans la suite du recueil, peut ainsi apparaître comme une transposition, à l’intérieur même de la narration, de la rupture de la charpente qui sous-tend un enchaînement de faits. Cette altération du cours normal des choses sera le principal symptôme de la folie qui frappe les « Mabouls » – et parmi eux, le narrateur. Car la deuxième moitié de l’ouvrage voit s’opérer un basculement notable : alors que, dans la première partie, les discussions entre les habitués du Café de l’Univers portaient sur le cas d’amis ayant sombré dans la folie, c’est au tour du narrateur d’entrer de plein pied dans ce type d’expérience. Les nouvelles suivantes le placent en effet dans une situation d’ « entre-deux ». Au Maroc ou en Occident, il est partout l’étranger dont la logique se heurte à celle des autochtones. Même dans le pays qui devrait être le sien, il est en porte à faux avec le comportement de ses compatriotes, tout pétri qu’il est de culture française – entre autres parce qu’il a été scolarisé dans des écoles françaises dès son plus jeune âge. Ces aventures offrent ainsi au lecteur une plongée dans ce type de « folie » spécifique qui est écartèlement entre deux cultures, et donc, entre deux visions du monde différentes.

La nouvelle centrale peut donc apparaître comme une ligne de partage entre les nouvelles. C’est aussi le lieu où le narrateur semble « traverser le miroir ». En effet, dans la seconde partie de l’ouvrage, la logique des fous est vécue de l’intérieur par un narrateur qui transmet ce trouble au lecteur. Après avoir été le spectateur des ses amis « Mabouls », c’est maintenant à lui de sombrer dans ce monde où la logique des choses semble altérée, ou, du moins, subordonnée à d’autres prédicats. En même temps qu’il se réapproprie la « conduite » du recueil en mettant fin à la polyphonie du Café de l’Univers, le narrateur introduit un principe d’hétérogénéité dans sa propre identité, non seulement en devenant l’exilé par définition, mais aussi en faisant des expériences troublantes qui révèlent son statut de nouveau venu parmi les « Mabouls ». La disharmonie nouvelle qui s’instaure et qui s’incarne dans la figure même du narrateur semble, d’une certaine façon, augurée par la rupture de l’ordre fictionnel du texte délibérément intitulé « conte oriental ». Cette nouvelle synthétise en quelque sorte les questions posées par l’ensemble du recueil, mais sa place stratégique et son traitement spécifique la chargent d’une valeur particulière, car elle soulève aussi une réflexion sur la réception du lecteur. Cette réflexion taraude en effet le recueil, et se fait jour plus nettement à mesure que l’on parcourt le recueil. Après la « borne » que constitue le conte oriental, les nouvelles portent essentiellement sur la confrontation du narrateur à des logiques qui mettent en cause sa manière de percevoir le réel. Fouad Laroui lie ainsi le parcours du lecteur, soigneusement délimité, et l’expérience d’une figure littéraire. Narrateur et lecteur se trouvent dès lors associés dans une expérience où les certitudes sont ébranlées, où  les codes de la littéraire et du réel sont altérés.

On peut d’ailleurs remarquer que le jeu avec la réception du lecteur se manifeste aussi par des références à l’intertextualité : la dernière phrase de la dernière nouvelle, et donc, du recueil, est celle-ci:

 

je pris congé du nain, mon semblable, mon frère[5]

Il s’agit bien évidemment d’une reprise de la fin de l’adresse au lecteur qui inaugure  les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire :

 –  Hypocrite lecteur, –  mon semblable, –  mon frère !

Cette dernière phrase semble poser la question de la réception de l’œuvre, car la référence directe à Baudelaire rétablit implicitement l’adresse au lecteur, et suggère la possibilité d’une identification entre lecteur et personnage, et a fortiori entre narrateur et lecteur. Au delà de l’aspect ludique, il semble que les signes adressés par le narrateur à son lecteur relèvent d’un véritable souci d’accompagnement dans une réflexion globale sur le parcours organisé par le recueil. En effet, on peut aussi comprendre l’allusion à Baudelaire comme un renvoi vers une phrase normalement située en début d’ouvrage, et donc, peut-être, vers le début du recueil Le Maboul. Ce clin d’œil final serait en quelque sorte une invitation à relire l’ouvrage à la lumière des « clés » de compréhension contenues dans le recueil. Cette phrase mettrait ainsi à jour la circularité d’un recueil qui guiderait délibérément son lecteur : le narrateur oriente en effet le lecteur vers une compréhension progressive de la structure de l’ouvrage. Il délivre les indices qui permettent à la fois de mieux saisir la raison du classement des nouvelles, et d’articuler la question du statut du lecteur et les réflexions sur la folie entendue comme le heurt de logiques différentes. Si cette réflexion sur la réception du lecteur est perceptible à l’échelle de l’agencement des nouvelles, elle est bien sûr omniprésente dans chacune des unités que constituent les nouvelles du Maboul.

Le champ d’investigation de Faoud Laroui paraît donc très large : dans ce recueil consacré à la figure de l’exilé, le recours au thème de la folie permet de mettre en doute toute les conventions permettant l’accès à une connaissance. La folie semble se transposer dans l’écriture en contaminant la construction du sens au sein des nouvelles autant qu’à l’échelle du recueil tout entier. Chaque nouvelle apparaît dès lors comme un  « laboratoire » où Fouad Laroui expérimente un possible dérèglement de la logique du récit.

Mise en doute du récit et de la fiction

Une question essentielle traverse l’œuvre : celle du traitement de la réalité par le langage. L’énigme initiale est posée par Tajani :

je me suis moi-même posé la question : est ce que je devenais vraiment fou tous les six mois? Pendant vingt ans, je me le suis demandé. Et j’en suis arrivé à la conclusion que je n’en sais rien. Entre le rêve et la réalité... C’est des mots, tout ça... (..)

Demande-leur s’il y a des mots entre les mots, des mots qui ne seraient ni l’un ni l’autre. Alors tu pourras comprendre.[6]

Cette première nouvelle soulève une thématique centrale du recueil, tout en inaugurant un type de récit recherchant un enseignement. Nombre de textes se  présentent en effet comme des énigmes, des problèmes – au sens mathématique –  visant à être résolus. Ainsi, tant au niveau du thème que du traitement, la première nouvelle, Le Maboul (sur rendez-vous)  assume bel et bien la nature matricielle que Louis Aragon, notamment, prête aux incipits[7].

 

On retrouve par exemple cette interrogation sur la prétention du langage à rendre compte de l’expérience humaine lors des discussions du Café de l’Univers. Par exemple, les jeux sur les sens propre et figuré des mots fusent au cours de ces échanges. Les décalages langagiers investissent ici la parole sur le mode du jeu entre amis. Dans ce contexte, un motif est récurrent : celui de la métaphore. Ainsi Barrada, dans Le voleur de vie, s’exclame-t-il :

- un jour un homme m’a volé ma vie!

- tu as l’air bien vivant, pourtant

-ce n’est pas une métaphore, c’est la vérité, littéralement.”[8]

Dans Des yeux pour ne rien voir, un membre de l’assistance commente, suite au récit de Nagib :

 - Donc, cette histoire de hammam, c’est une métaphore qui ne tient pas la route.

- “ qui ne tient pas la route”, ça aussi c’est une métaphore.

- je ne sais plus qui disait que tout langage est métaphore...

Nagib commençait à s’énerver.

- vous voulez savoir la suite ou vous allez continuer à m’emmerder avec vos histoires de métaphores ?[9]

Au sein de cette polyphonie, s’élabore donc un discours méta-poétique qui prend pour objet la figure de style associant deux significations en vertu d’une analogie. Les va-et-vient entre deux niveaux de significations emplissent le discours des protagonistes à l’intérieur de récits qui dépassent l’anecdote pour devenir des récits allégoriques. Remarquons d’ailleurs que l’allégorie, tout en étant convoquée dans ces nouvelles tant au niveau de la forme que du fond, est  pointée comme convention. Par exemple, dans Le Nez, le récit de la vie d’un ami est finalement renversé en parabole par Tifouss, qui l’enrichit d’un aphorisme final, souligné par l’emploi de l’italique : Ne mettez jamais votre talent au service de la Police.[10]

De manière générale, ces récits soulèvent  plus de questions qu’ils n’apportent de réponses, et laissent ainsi au lecteur le soin de tirer un enseignement de ces étranges histoires, traversées par l’absurde. L’interprétation de ces anecdotes déconcertantes est parfois laissée aux personnages eux-mêmes : dans la partie consacré aux discussions du Café de l’Univers , la morale finale est donnée par le groupe des amis du narrateur. Ces leçons livrées par Nagib, Barrada ou Nassim, tout en insistant sur la démultiplication des niveaux de signification, mettent en abyme le questionnement du lecteur, confrontées à d’étranges histoires dont il faut deviner le maillon manquant pour saisir le déroulement des événements. En s’incluant dans le groupe du Café de l’Univers, le narrateur « se met en scène » dans la position de celui qui reçoit l’information, ce qui le place à égalité avec un lecteur à qui il se dispense de livrer toute information supplémentaire. Ces nouvelles se trouvent ainsi traversées par le reflet d’un narrateur « défaillant », c’est-à-dire, ne connaissant pas la totalité des événements dont il se fait l’écho. Moha, contant l’histoire de la disparition de son père, dans la nouvelle Une botte de menthe[11], est loin d’être un narrateur omniscient. Son père, qui a disparu en allant chercher une botte de menthe, revient six ans plus tard et va acheter la botte de menthe comme rien ne s’était passé. Le récit, tronqué, apparaît d’autant plus absurde que l’action engagée se poursuit sans discontinuité. Moha est soumis, comme ses auditeurs et comme les lecteurs, au doute et à une ellipse temporelle insurmontable. Le narrateur intègre ainsi au sein de ses nouvelles un questionnement sur les prétentions du récit à rendre le réel. De plus, il « brouille les pistes » en complexifiant l’énonciation au sein des épisodes du Café de l’Univers : il instaure un autre niveau d’énonciation en laissant « les conteurs » se succéder, et il  prend lui même place parmi les auditeurs qui s’interposent entre le récit et le lecteur. Si elle crée une atmosphère de mystère en empêchant l’élucidation complète des énigmes , cette double mise en abyme est riche de clés méta-poétiques.

 

            Il faut souligner que c’est toujours avec beaucoup d’humour que le narrateur principal du Maboul  met à jour à la fois le fossé entre la réalité et la fiction. La nouvelle Le Marchand de Babouches[12] utilise la figure du narrateur pour mettre à jour les grilles de lecture à la fois culturelles et artistiques placées entre le réel et nous. Sur les traces de Driss Chraibi, le narrateur va à la rencontre d’un marchand de Babouches du vieux Fez qui, selon l’écrivain, fermait boutique après chaque transaction et ne revenait que quand il avait dépensé l’argent qu’il venait de gagner. Il le retrouve et se voit contredit par le vieil homme : celui-ci est soumis aux désirs de ses enfants, influencés par le mode de vie à l’occidentale. Le narrateur, déjà assimilé par le marchand aux occidentaux parce qu’il parle français, s’aperçoit donc qu’il a laissé la littérature façonner un rêve dont la ruine est d’autant plus cuisante qu’il s’agit de son pays, de sa propre culture. Cette façon de creuser, sur le mode de l’auto-dérision, l’écart entre réalité et fiction prolonge les interrogations soulevées par les amis du Café de l’Univers. La référence à un autre auteur de la littérature maghrébine met certes en valeur un héritage, mais, dans ce cas précis, citer Driss Chraïbi revient aussi à mettre en garde le lecteur contre les rêveries qui pourraient l’envahir à la lecture du Maboul. Si le narrateur se dépeint ici sous les traits d’un lecteur « piégé », c’est pour servir de contre-exemple. Le lecteur du recueil est alors prévenu contre les fantasmes pétris d’orientalisme, mais aussi contre l’amalgame entre ce qui est raconté et ce qui est réellement – et, sans doute, entre le « Je » du recueil et le vrai Fouad Laroui.  Cette nouvelle, placée juste avant le « conte oriental » apparaît donc comme une réflexion sur l’action combinée du filtre de la littérature et des rêveries occidentales sur un Maghreb pré-industriel. Notons que, par la même occasion, Fouad Laroui rend la réception de son narrateur très complexe, puisqu’elle est faussée par une double appartenance culturelle. N’oublions pas que la réflexion sur cette réception est indissociable du parcours du lecteur dans le recueil Le Maboul.

            Apparemment, la nouvelle consacrée au marchand de babouches de Fez et le conte oriental jouent un rôle de passerelle entre la première moitié du recueil, où le thème de la folie est traité par le biais de récits rapportés, et la seconde partie, où le narrateur en personne fait l’expérience de cette folie. Ce questionnement des relations entre l’individu et le monde quitte le cadre du récit pour venir prendre place dans le quotidien du narrateur; le type du « Maboul », d’abord mis à distance car cantonné à un « récit dans le récit » – à supposer que le recueil constitue une forme de récit « patchwork »– investit dès lors la narration principale. Le « Je »à la perception incertaine prend alors en charge le récit d’événements dont la logique lui échappe.

Liens entre le sentiment d’appartenance et la situation dans l’espace et le temps

Les interrogations de ce narrateur en exil portent sur des impressions immédiates, relatives à son expérience de l’espace et du temps. Une question traverse ainsi le recueil : comment créer un rapport ferme, constant avec un lieu? Fouad Laroui répond par une expérimentation « par le vide ». En enlevant une des conditions de l’adéquation entre un individu et un lieu, il confronte le lecteur au  terme manquant de l’ « équation ».

Une étude plus précise de la nouvelle intitulée La femme qui connaissait Ouajjou [13] nous permettra de mieux cerner la façon dont Fouad Laroui met en scène le rapport au lieu, chez le narrateur. La scène se passe à Paris, à l’hôpital Bichat. Le narrateur perçoit ce lieu comme un endroit profondément hostile. Il se trouve tout d’abord aux prises avec une employée, dont il ne partage pas la logique.(il ne s’agit pourtant que de remplir un formulaire au sujet du déjeuner du lendemain) Le narrateur ressent ensuite  une peur panique due au sentiment de ne pas être chez soi, ce qui correspond, dans sa terminologie personnelle, au « syndrome de Taipeh ».Ce symptôme se manifesta en effet la première fois lorsque le narrateur se retrouva dans une foule d’asiatiques, et qu’il y ressentit un profond sentiment d’étrangeté. Le troisième temps fort de la nouvelle consiste en la rencontre avec une femme venant de la même région du Maroc que lui. Ils parlent d’une connaissance commune et, même si ce Ouajdou a laissé un souvenir plus que vague au narrateur, cette évocation a le pouvoir de le réconforter. C’est ainsi que cette chambre hostile devient sa chambre. Cet échange, quoique très limité, permet au narrateur de constituer le lieu comme sien.

Notons tout d’abord un singulier phénomène d’inversion : quand il était à Taipeh, le narrateur recherchait des repères occidentaux pour appréhender la réalité. Il se précipite en effet dans un musée à la recherche…d’un Corot. Il croit ces figures culturelles universelles mais en fait, ce sont les siennes, celles qu’il s’est appropriées et qui manifestent l’absence de la France. Or, une fois à Paris, cette ville lui est étrangère, et ne le renvoie qu’à l’absence désolante du Maroc, qu’il ne retrouvera que dans quelques paroles. Il semble donc que la clé de la question de l’appartenance à un lieu réside dans la translation, la superposition : A Taipeh, la recherche de référents occidentaux ( pris pour universels) correspondait à une démarche rationnelle, alors qu’à Paris, le narrateur est en rupture avec la logique des autochtones. Il n’a donc pas de prise « intellectuelle » sur ce lieu. C’est en fait l’évocation floue de l’ailleurs sur le mode de l’affectif qui le rend présent à ce lieu (sans cependant lui donner une quelconque nostalgie, l’envie d’un retour) Curieusement, c’est l’évocation de l’autre lieu, qui rend accueillant le lieu étranger. Le sentiment du « chez-soi » est donc toujours fuyant, il correspond à un instant fugace. Mais surtout, la “connexion”de l’exilé au lieu ne peut être permise que par la superposition de deux lieux, toujours changeants. La prise du narrateur sur le réel nécessite en tout cas une médiation de l’ordre de l’affectif.

Une autre question sous-tend le recueil : Qu’est ce qui est garant d’une identité, du regard que l’on porte sur sa propre expérience? Si l’on prend la nouvelle Le Voleur de vie[14], on s’aperçoit que la mémoire est au cœur des préoccupations de Fouad Laroui. Cette importance des souvenirs, qui rendent tout individu garant de l’enchaînement des événements de sa propre vie, est mise en valeur par la négation même de ce présupposé dans une histoire apparemment invraisemblable. Barrada explique en effet que sa vie a été volée par un bureaucrate qui se la serait appropriée, jusque dans ses moindres détails. Un de ses amis soulève ce doute : peut-être est-ce Barrada le voleur, lequel des deux a volé la vie de l’autre? Ces récits sèment le trouble dans l’esprit des personnages et dans celui de narrateur car rien ne semble acquis. La nouvelle Une visite chez les Frères Toumi[15]  répond aussi par l’absurde à cette interrogation sur la conservation du passé. Le narrateur, qui tente de revoir un ami du lycée, assiste à une scène dont il devient un des protagonistes principaux sans cependant jouer le rôle qui devait être le sien. Dans la « scène de retrouvailles » qui suit, il a tout simplement été destitué du rôle de l’ami d’enfance que l’on retrouve après de nombreuses années. La référence commune qui devait sous-tendre la rencontre était  le souvenir de moments en commun. Or les retrouvailles sont vidées de leur substance car le narrateur est seul à se souvenir, alors que tous dans la famille sont frappés d’une amnésie trop parfaite pour être normale. En découle une perte d’identité, assumée par le narrateur qui s’ « auto-prénomme » Machin. Fouad Laroui s’adonne ici à une déconstruction d’une scène convenue, celle des retrouvailles. Tout dans cette rencontre est faussé, jusqu’à son entrée même dans la demeure de celui qu’il croyait être son ami : on ne le fait pas entrer parce qu’il est l’ami de Saad, mais parce qu’il parle avec lui sur le pas de la porte, et qu’il donne l’impression de le connaître. En effaçant le présupposé qui sous-tend la rencontre de ces deux personnages, cette nouvelle insiste sur la difficulté de la mise en partage du souvenir. S’il est évident que le regard de l’autre nous pose en tant qu’individu, l’intérêt de cette nouvelle réside en la mécanique implacable qui laisse se dérouler un scénario faussé à la base pour mieux démontrer l’importance du souvenir dans la constitution de l’identité. Rien n’atteste que l’individu possède ses propres souvenirs, ce qui devrait lui être au plus haut point personnel est incertain, donc il n’existe plus, il est privé de son identité. Fouad Laroui renverse ici les présupposés, remet en cause ce qui semble le plus évident: Il fait ainsi surgir la fragilité de ce qui garantit à un individu une identité: la conservation du passé par la mémoire, les repères personnels qui nous permettent de nous accommoder à un lieu. Certes, tout est fluctuant pour cette figure de l’exilé, toujours soumis à l’effacement, à la disparition, et soumis à la logique des « Mabouls ». Mais la réflexion de Fouad Laroui est plus large car elle met en évidence par le non-sens et le rire la fragilité de l’identité de tout individu. Les nouvelles Une visite chez les frères Toumi et Le voleur de vie, illustrent le même scénario : à la perte de l’identité sociale (par la déconsidération ou le déni de ce que l’individu pose comme vérité) succède l’effritement du Moi personnel. Ainsi, ces nouvelles instaurent non seulement une réelle réflexion globale sur la notion d’identité, mais démontrent aussi comment la déficience de l’identité sociale perturbe et menace l’identité personnelle[16].

            Le recueil de Fouad Laroui propose un parcours dans cette folie particulière qui frappe les « Mabouls », mal indissociablement lié à la double identité. Cette folie est désignée comme le heurt de logiques propres à deux univers culturels différents, et, par conséquent, comme l’incapacité pour l’être placé dans l’« entre-deux » à appliquer une grille de lecture sur le monde.

La relativité des repères permettant de se situer dans le monde est  expérimentée par le narrateur en personne, lors de ses divers séjours en Europe. Auprès de deux occidentaux, il est confronté à deux types de rapport au réel. Le premier, incarné par le personnage de Suckling dans L’Homme qui comptait les trains[17], consiste à prêter une prévisibilité absolue au réel. Non seulement ce personnage est complètement décontenancé lorsqu’un train se présente en gare de York et qu’il ne figure pas sur les horaires, qu’il a l’habitude de noter dans ses registres, mais il est aussi capable de communiquer au narrateur un doute sur l’existence dudit train, même si celui-ci est à quai…Alors que Suckling ne peut envisager un monde qui ne serait pas jalonné de repères et qui n’obéirait pas à une logique de répétition à l’infini, David Wilson, l’autre occidental rencontré par le narrateur ne peut supporter ce qui est prévisible. Cet autre personnage, rencontré devant la cathédrale de York dans la nouvelle Le détail fait la merveille[18] , est sur le point de se suicider lorsqu’il discute avec le narrateur, qui lui dévoilera que les apparences sont trompeuses et que l’apparente régularité des choses cache plus d’une scorie. Pour David Wilson, ce monde devient dès lors supportable à mesure qu’il est maladroit.

 “Le monde m’apparaît soudain plus gauche, plus humain.”[19]

Ces deux cas extrêmes, qui encadrent l’itinéraire du narrateur, accentuent l’idée que le monde est supportable si une parole préalable l’a constitué comme tel. Ceci avec toute la fécondité et l’angoisse portées par un positionnement entre les deux cultures. Quelle parole prévaut alors, quelle grille de lecture l’emporte ? Fouad Laroui complexifie de plus la réflexion en instaurant la figure de l’exilé comme celle d’un « Maboul perpétuel » puisqu’il est étranger partout, même dans son propre pays. Il suffit notamment de se référer aux nouvelles Nos vaches sont bien gardées[20], Stridences et Ululations[21] pour illustrer ce propos. Le « Maboul » pourrait être défini comme un être à la croisée des chemins, un individu coincé à un carrefour. Or, on retrouve cette position d’« écartèlement » aussi bien au point de jonction entre deux univers culturels – c’est de Tijani, et du narrateur notamment –, mais aussi à l’intérieur d’une même culture. Là encore, le narrateur endosse cette autre valeur du titre de « Maboul ». L’instabilité due à cette identité problématique traverse aussi le recueil sous la forme d’une recherche sur les mots, et particulièrement à travers la question du nom. En effet, tout au long des rencontres du narrateur, s’exprime le rêve d’une identité qui dirait clairement son nom :

J’étais tout de même rudement content  d’avoir affaire à quelqu’un qui ne prétendait pas être ce qu’il n’était pas.[22]

Cette remarque est d’autant plus intéressante qu’elle jalonne le parcours d’un narrateur qui a quant à lui bien de la peine à se définir.

Dans Réinventons les vigies, les compagnons du Café de l’Univers reconstituent l’histoire de la folie de Nassim. Celui-ci a sombré dans l’isolement et la folie en raison d’une enquête qu’il mena sur le suicide de Lamine, son ami. Reclus et dépositaire d’un procès contre la race humaine, il en était venu à la conclusion suivante :

Ce monde où les vigies ne sont pas recrutées sur l’excellence de leur vision, ce monde où l’on ne songe pas à dire à l’homme qui erre que ses yeux sont ceux d’un aigle, ce monde est doublement absurde[23]

La logique du fou, disséquée lors du récit de ses amis, est paradoxalement servie par un renversement culturel. En effet, le narrateur affirme avoir entendu un raisonnement analogue chez un professeur du Collège de France : Réinventons les concierges. En l’occurrence, la confrontation des deux cultures permet le retournement de la folie à la sagesse, de l’idiotie au génie. Si le motif de la métamorphose du Fou en Sage est ancien, est présent à la fois dans les traditions occidentale et arabe, la reprise de ce topos est ici nourrie par un jeu de va-et-vient entre les cultures. Puisque l’intertextualité travaille ce texte de toutes parts, nous pourrions nous risquer à émettre l’hypothèse d’une filiation plus précise entre les « Mabouls » et une figure comme celle de Nasr Eddin Hodja[24]. Ce rapprochement se justifie plus par le choix du traitement que pour des raisons thématiques qui nous pousseraient à pousser bien avant nos recherches. Il nous semble en effet que les Mabouls reprennent à leur compte une « idiotie » souriante qui démonte les lois de la logique la plus quotidienne.

Le Maboul principal, Maboul perpétuel et multiple, tire ainsi profit de ce masque pour libérer une force de subversion certaine. Ainsi, l’exilé, « fou » dans son pays peut mieux dénoncer les travers de ses concitoyens sur le mode de l’absurde. La satire est alors permise par la mise à jour de ce qui sous-tend toutes les évidences. Le jeu qui consiste à saper les présupposés d’une situation, permet aussi de montrer par l’absurde ce par quoi on appartient  à un groupe, à un contexte culturel. Le statut d’exilé et de Maboul explique chez le narrateur un comportement irrationnel qui montre l’envers des apparences. Par exemple, la nouvelle  Nos vaches sont bien gardées met à jour l’état dans lequel vivent les « autochtones ». Lorsque les individus croisées dans le train se réclament tour à tour de la Police, le narrateur s’enfuit en courant, et concrétise ainsi la tentation de  chacun de ses concitoyens. La scène est d’autant plus comique que, lorsqu’il s’explique, les policiers sont attristés de cette mauvaise réputation. Notons que cette crainte de la police accompagne d’ailleurs le narrateur partout, puisqu’il soupçonne un moment un masseur anglais d’appartenir à cette catégorie socio-professionnelle. Dans Nos vaches sont bien gardées[25], Fouad Laroui joue sur une scène « en négatif » pour mettre en évidence le conditionnement  des esprits dans un Etat policier. La folie du « Maboul » est alors utilisée comme un masque pour dénoncer avec le sourire. Notons cependant le statut du narrateur est autrement plus complexe que celui d’un fou qui deviendrait tout simplement sage en un autre pays. Ce renversement est inclus dans une réflexion plus large qui lie exil et folie dans un questionnement radical des repères qui rendent possible l’appréhension du réel.

La recherche d’un équilibre ?

            Si les expériences des divers « Mabouls » évoqués dans le recueil sont pour le moins catastrophiques – leur inadéquation  les menant à l’isolement ou au suicide – , il semble que le principal « Maboul », le narrateur, s’approprie cette position intermédiaire qui lui est imposée. Si, d’une certaine manière, il en est la victime, comme son congénères, il développe aussi une réflexion qui peut laisser envisager que les deux influences auxquelles il est soumis ne sont pas totalement antinomiques. Une des nouvelles, La halte de Madrid[26], nous donne des renseignements très précieux sur les aspirations des « Mabouls ». Ce texte rapporte l’anecdote d’un « fou », Serghini, élève à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées. Lors de l’année scolaire, il ne justifie pas un retard de deux semaines de retard, ce qui provoque son renvoi de l’Ecole. On apprend que, de retour du Maroc, il a fait une halte libératrice à Madrid. Fouad Laroui place en vis à vis le « récit intérieur » de cet événement par Serghini, et l’interprétation par ses amis marocains. Ceux-ci s’interrogent : pourquoi Madrid ? La réponse de Nagib est sans équivoque :

« Parce que Madrid ,bande d’ânes, c’est exactement à mi-chemin entre Oued Zem et Paris. »[27]

En s’arrêtant à Madrid, ce personnage transpose sur le plan géographique le rêve d’un « entre-deux » qui serait un point d’interpénétration où, à la fois, les deux influences culturelles se conjugueraient et s’annuleraient l’une l’autre. Mais si cette expérience de l’harmonie influence durablement l’existence de Serghini, elle est passagère et fragile car cet état de grâce ne dure que deux semaines.

            Cependant, cette tentative de localisation géographique d’un espace rêvé est approfondie par le narrateur sur le plan langagier. En effet, il semble que le métissage de sa langue traduise un souci d’équilibre des influences culturelles au sein d’une langue mixte. On note à ce propos de fréquents emprunts à des mots de langues étrangères ,notamment des mots anglais, particulièrement dans le cas des habitués du Café de l’Univers. Les mots arabes, cités dans un texte rédigé en français, sont placés sur le même plan que l’anglais, l’espagnol ou le latin, grâce à l’utilisation de l’italique. L’emploi très fréquent du latin dans des expressions figées comme urbi et orbi , Intuitu personae…est éclairé par une des répliques de « la femme qui connaissait Ouajjou ». au narrateur, qui lui demande d’où elle est originaire, elle répond :

« - Eh bien d’Azemmour, l’Azemorum des Romains.”[28]

La citation du nom latin rappelle que l’Empire romain associa ces deux espaces distincts que sont la France et le Maroc. Via la toponymie, Fouad Laroui semble nous

rappeler, en un furtif clin d’œil, que non seulement les cultures occidentales et arabes furent unifiées sur le plan politique, mais aussi sur le plan linguistique. L’emploi du latin dans le recueil peut ainsi se comprendre comme un écho à ces temps anciens. Convoquer un point de jonction entre ces deux civilisations reviendrait peut-être aussi  à recoller sur un mode ludique, ces deux parties de soi même. Cependant les références au latin sont incluses dans un mouvement plus large d’emprunts à diverses langues étrangères. Ces citations permettent à la fois au narrateur d’affirmer sa nature de métis, tout en suggérant la relativité du choix de la langue française comme langue d’expression littéraire.

 

Ce rapide aperçu de la construction et des thèmes dominants du recueil Le Maboul met en évidence une oeuvre très pensée, à la charpente extrêmement rigoureuse. Fouad Laroui organise un parcours qui déconcerte et intrigue le lecteur avant de lui fournir des clés de compréhension, toujours fragmentaires. Le profil de l’exilé se dessine grâce au recoupement de tous ces indices. Le choix formel s’avère ici particulièrement convaincant dans l’esquisse de la figure de l’exilé. Ce recueil de nouvelles, alliant homogénéité et diversité, multiplie les reflets d’une réalité changeante, rétive à la mise en mots. Fouad Laroui construit un portrait de l’exilé que l’on pourrait qualifier de « cubiste ». Avec beaucoup de nuance, il démontre la relativité du réel en diversifiant les schèmes qui s’interposent entre le réel et l’individu, et en faisant peser cette menace de l’« effritement » du réel sur la voix même du narrateur. De plus, la multiplicité des points de vue, des degrés de narration, la mise en doute permanente de l’ordre des choses confèrent au lecteur la tâche de croiser les fragments épars qui lui sont soumis pour mieux comprendre la place de l’exilé. Le lecteur est ainsi convié à créer un « liant »entre les multiples données apportées par toutes ces anecdotes. Il est de plus partie prenante dans la quête de repères lancée par les « Mabouls »; en effet, la rupture de certaines conventions narratives le plonge de fait dans une perplexité qui fait de lui un double du « Maboul », confronté à l’effondrement des codes sous-tendant son emprise sur le réel. Soulignons pour finir la complexité de ce « récit fragmenté », qui intègre dans l’écriture la question de sa réception, en dupliquant, grâce aux mises en abyme, l’image du lecteur au sein du récit.



[1] F.Laroui, op.cit., p.57.

[2] F.Laroui, Le Maboul, Julliard, 2001, p.135.

[3] F.Laroui, op.cit., p.83.

[4] Cf. Nos vaches sont bien gardées, p.101.

[5] F.Laroui , op.cit., p.

[6] F.Laroui, op.cit., p.11.

[7] Cf. L. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Flammarion, Paris,1980.

[8] F.Laroui, op.cit., p.43.

[9] F.Laroui, op.cit., p.20.

[10] F.Laroui, op.cit.,p.35.

[11] F.Laroui, op.cit.,p.13.

[12] F.Laroui, op. cit., p.35.

[13] F.Laroui, op.cit.,p.95.

[14] F.Laroui, op.cit.,p.43.

[15] F.Laroui, op.cit., p.105.

[16] On pourra se reporter à ce sujet aux analyses de Clément Rosset, in Loin de moi, étude sur l’identité, Editions de Minuit, Paris, 1999,pp.18.

[17] F. Laroui, op.cit., p. 129.

[18] F. Laroui, op.cit., p.135.

[19] F. Laroui , op.cit., p.138.

[20] F. Laroui , op.cit., p.101.

[21] F. Laroui , op.cit., p. 89.

[22] F. Laroui, op.cit., p.127.

[23] F. Laroui, op. cit., p.40.

[24] Cf. Sublimes Paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, recueillies et présentées par J.L. Maunoury , Phébus, Paris, 1990.

[25] F. Laroui, op.cit., p. 101.

[26] F. Laroui, op.cit., p. 51.

[27] F.Laroui, op. cit., p.55.

[28] F. Laroui, op. cit., p. 98.