L’autobiographie maghrébine et immigrée entre émergence
et maturité littéraire

ou l’énigme de la reconnaissance

L’autobiographie n’a pas les mêmes fonctions dans des littératures anciennement reconnues comme les littératures européennes par exemple, et dans des littératures récentes comme les littératures du Maghreb et de l’Immigration : ces dernières émergent dans des espaces politiques et culturels à la définition encore problématique. Dans ces littératures en effet la question de la reconnaissance, ou plus globalement de la visibilité par les lecteurs, se pose avec une acuité double. Il ne s’agit pas seulement pour l’écrivain de conquérir des lecteurs dans un champ littéraire qui en lui-même est évident : la visibilité d’une écriture est ici aussi problématique que celle du champ littéraire dont elle se réclame, et avec lequel un texte se confondra davantage aux yeux du lecteur.

Le « Pacte autobiographique » dès lors, pour reprendre la formule connue de Philippe Lejeune, s’inscrira dans une dynamique autant collective qu’individuelle. Aux yeux d’un lecteur, un texte existe en effet d’abord comme faisant partie d’une littérature donnée, et surtout d’un espace culturel donné, à la reconnaissance duquel ce texte participe. C’est parce qu’il est issu d’un espace qui pour toutes sortes de raisons non-littéraires intéresse le lecteur, que le texte maghrébin ou immigré sera lu. Et inversement son existence comme texte contribuera à faire reconnaître l’espace grâce à l’intérêt pour lequel il aura été lu. Ce n’est qu’une fois l’espace de référence comme l’écriture en question reconnus en tant que tels, que le travail littéraire à proprement parler pourra commencer à être perçu.

Or l’autobiographie d’un représentant « typique » d’un espace socioculturel récemment porté à l’attention du public apparaît aux yeux de ce dernier comme un gage de vérité, comme un témoignage fiable, à travers lequel on pourra découvrir un univers différent de façon plus vivante, plus agréable, qu’à travers une description ethnographique trop savante. Dès lors toute littérature émergente  — et ces observations valent sans doute pour la plupart des littératures francophones —, aura tendance à privilégier, sinon l’autobiographie au sens plein du terme, du moins le témoignage présenté comme « authentique ». Et ce témoignage sera d’autant plus « vrai » qu’il niera ostensiblement toute prétention littéraire.

Je parlerai des deux littératures qui m’intéressent ici dans un ordre non-chronologique, parce que la littérature récemment issue de l’Immigration maghrébine en France nous montre en quelque sorte les mécanismes que je souligne ici à chaud, et de façon bien plus caricaturale que son aînée la littérature « maghrébine » à proprement parler, dont on parlera donc ensuite.

« Ils disent que je suis une beurette »

La littérature issue de l’Immigration maghrébine en Europe est un phénomène très récent, et ceci déjà doit nous interroger, car l’Immigration en Europe, l’Emigration pour le Maghreb, ne date pas d’hier, et n’interroge pas la conscience collective que depuis hier. Sans remonter plus loin, constatons d’abord que le début des années 70 voyait déjà en France l’Immigration au centre du débat politique, avec une vague d’attentats racistes très importante, consécutive en partie à la nationalisation des pétroles par l’Algérie. Or si cette actualité fut relayée sporadiquement par quelques textes d’auteurs maghrébins « confirmés » [1], qui la prenaient plutôt comme prétexte à d’intéressants exercices d’écriture, elle ne suscita comme textes issus de l’Immigration à proprement parler que des témoignages souvent enregistrés au magnétophone, et qui affichaient leur prétention à la non-littérarité. Cette prétention à la non-littérarité, pour « faire vrai », va ainsi jusqu’à une reproduction « exotique » des fautes de langue elles-mêmes, et à la suppression du patronyme de l’auteur du récit, désigné uniquement par son prénom : Ahmed, Mohammed, etc. On voit alors paraître dans un temps relativement rapproché toute une série de documents autobiographiques de ce type : Ahmed : Une vie d’Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ? [2]. Mohammed. Journal de Mohammed[3]. Belkacemi, Mohammed. Belka[4]. Ben Ali, Fazia. La Goutte d’or ou le mal des racines. [5](en collaboration avec Catherine Von Bülow). Ackaoui, Céline et Roumi, Mahiou. Un nom de papier. L’identité perdue d’un immigré ou l’histoire de Mahiou Roumi racontée par Céline Ackaoui.[6]. Le phénomène est le même pour le premier texte de femme issu de l’Immigration, explicitement présenté comme témoignage social avec gommage du patronyme : Aïsha, Décharge publique. Les emmurés de l’assistance[7]

Tout se passe donc d’abord comme si l’Immigration ne pouvait s’exprimer qu’à travers un analphabétisme affiché, dont l’autobiographie enregistrée apparaît comme le garant. L’Immigré est en quelque sorte analphabète par nature. Il ne peut qu’apporter un témoignage brut à mettre en forme par d’autres : ici, le magnétophone apparaît comme le symbole d’une technologie que l’Immigré ne peut pas maîtriser, mais sans laquelle il n’aurait tout simplement aucune visibilité. L’intermédiaire extérieur à son espace aphasique est nécessaire pour l’accession à une parole, laquelle ne pourra jamais être maîtrisée directement par l’intéressé. Ce dernier se raconte à cet intermédiaire, et non directement au public. Et c’est bien ce rôle d’intermédiaire que joue aussi dans une certaine mesure la littérature. Le premier texte littéraire, chronologiquement, produit par cette vague de racisme du début des années 70 est La Ligne 12, de Raymond Jean [8]. La littérature et l’espace de l’Immigration restent a-priori imperméables l’un à l’autre, comme le laisse entendre de titre du premier témoignage enregistré qu’on vient de citer : Une vie d’Algérien, est-ce que ça fait un livre que les gens vont lire ?. Il faudra en fait qu’arrive à l’expression ce qu’on a appelé la « 2° génération de l’Immigration », ou plus couramment les « Beurs », pour que des textes littéraires surgissent enfin de cet espace jusque là aphasique ou dit par d’autres. Entre temps dix ans se seront écoulés, et la fameuse « marche de l’égalité » de 1983 aura forcé l’opinion à écouter une parole nouvelle.

L’entrée en littérature de cette nouvelle génération se fera dans le cadre de la prise de parole par un espace encore dénué de sa propre voix, et peut-être trop dit par ailleurs dans des discours qui ne sont pas les siens. Aussi ne sera-t-on pas étonné que l’expression de l’immigration soit très vite associée à celle des femmes, à une époque encore attentive à l’expression des « minorités », et où également le mouvement féministe est encore assez actif. En ce sens, même si elle ne peut être assimilée aux femmes écrivains issues de l’immigration au sens où Hargreaves définit l’écriture « beur » [9], on peut dire que Leïla Sebbar a joué à un moment crucial de surgissement de cette littérature un rôle intéressant de catalyseur, parce que son itinéraire personnel d’écrivain alliait explicitement la préoccupation féministe à celle des banlieues immigrées. Mais précisément ce catalyseur est un intermédiaire : Leïla Sebbar est celle qui prête voix aux aphasiques : les femmes d’abord [10], puis les femmes immigrées [11], au premier rang desquels les mères [12], puis les fils eux-mêmes [13].

Le premier roman reconnu d’écrivain « issu de l’immigration », Le Thé au Harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef [14], répond bien aux critères définis plus haut. Même s’il est écrit à la 3° personne et semble narrer plutôt l’histoire d’un groupe pluriethnique de jeunes des banlieues, il a été salué par la presse comme un témoignage autobiographique issu de l’espace de la délinquance. Et son écriture affiche sa non-littérarité, non seulement à travers les anecdotes narrées, mais encore à travers un style qui se veut oral et plus ou moins argotique. Sont autobiographiques aussi le premier roman de Leïla Houari, Zeïda de nulle part [15], le premier roman de Nacer Kettane, Le Sourire de Brahim [16], ou celui encore d’Azouz Begag, Le Gone du Chaaba [17]. Et on pourrait en citer bien d’autres. Or, si Leïla Houari prétend à une littérarité qu’elle n’atteindra cependant qu’avec son livre suivant, Nacer Kettane vise davantage le plaidoyer. Azouz Begag quant à lui est le plus fêté, tant par l’importance de la maison d’édition qui l’accueille que par son succès médiatique (entre autres un passage célèbre à l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot, et de multiples invitations dans les universités et les écoles de banlieues). Mais il est également celui qui doit en partie son succès à son parti-pris affiché de se contenter de raconter sa vie sans aucune recherche littéraire. Et l’éditeur ne s’y est pas trompé, qui le publie dans une collection de témoignages sur l’enfance et l’adolescence plus connue des psychologues et des éducateurs que des critiques littéraires, la collection « Point-Virgule ».

Les textes « beurs » qui ne répondent pas à cet archétype du témoignage autobiographique non-distancié existent, mais ils sont immédiatement marginalisés par la critique ou par l’édition. Ou alors les écrivains se tournent vers d’autres genres que le roman. Ahmed Kalouaz est plutôt poète. Fatima Gallaire a choisi le théâtre. Signalée par son roman autobiographique dont on vient de parler, Leïla Houari choisit la nouvelle pour son texte le plus achevé jusqu’ici : Quand tu verras la mer [18], qui connaît apparemment un succès moindre alors que sa qualité est meilleure. Quant au seul roman, à ma connaissance, de grande qualité littéraire dans cette nouvelle production, Georgette ! de Farida Belghoul [19], il a été publié par un petit éditeur marginal qui a fait faillite depuis, et son auteur n’a fait paraître aucune autre oeuvre de cette envergure depuis, préférant se consacrer au cinéma et à l’animation.

Plus encore : il semble bien que les romans issus de l’Immigration que publient les éditeurs se cantonnent de plus en plus dans ces témoignages autobiographiques parfois bien écrits, certes, comme le récent Ils disent que je suis une beurette de Soraya Nini [20], qui réussit dans le style oral que Mehdi Charef ne maîtrisait guère. Et que l’exigence de qualité des auteurs s’exprime dans d’autres genres que le roman. Le cinéma, la poésie, le théâtre, où le public attend moins peut-être le témoignage autobiographique non-distancié.

L'autobiographie, dans une littérature émergente, joue donc le plus souvent un rôle de témoignage d'autant pls "vrai" qu'il affichera sa non-littérarité. Pourtant, dans une situation d'émergence comparable en bien des points, les premiers romans maghrébins proprement dits, souvent autobiographiques eux aussi, sont d'une qualité littéraire bien meilleure.

« Le Fils du pauvre »

Le texte qu’on a coutume de considérer comme marquant le début de la littérature maghrébine francophone en tant que telle, même si d’autres textes étaient publiés déjà, est Le Fils du pauvre [21] de Mouloud Feraoun, dont le sous-titre annonce aussi le propos : « Menrad, instituteur kabyle ». Même si Feraoun présente son texte comme le journal d’un instituteur kabyle qu’il était lui-même aussi, il ne fait qu’en souligner la dimension autobiographique et la prétention à la vérité, qui correspondent à cette attente de lecture décrite plus haut. Le texte qui imposa la dimension littéraire de cette littérature, Nedjma, de Kateb Yacine [22] peut être lu aussi comme une autobiographie détournée et « plurielle », comme sont d’emblée autobiographiques les romans de Driss Chraïbi ou d’Albert Memmi, ou vingt ans plus tard ceux de Boudjedra ou de Tahar Ben Jelloun, pour ne citer qu’eux.

On a même considéré l’autobiographie comme la caractéristique essentielle des romans maghrébins, et une part non négligeable de ce qui fait leur rupture d’occidentalité par rapport à la tradition littéraire de l’espace dont ils se réclament. Abdallah Bounfour voit dans l’autobiographie qui fonde selon lui toute la littérature francophone du Maghreb la caractéristique essentielle d’une réponse à la demande étrangère à laquelle répondent ces textes. Il montre que le phénomène est le même pour le roman arabe du début du siècle en Egypte, presque essentiellement autobiographique, par exemple chez Taha Hussein ou Tawfîq al-Hakîm, pour ne citer que les auteurs les plus connus du public occidental. Et dans le roman égyptien ce discours autobiographique est selon lui investi directement ou indirectement par la demande étrangère, par exemple lorsque le roman autobiographique se présente lui-même comme une réponse à un ami européen. Ce qui lui fait dire que l’autobiographie dans le roman égyptien semble aller de soi et montre de ce fait « à quel point l’emprunt non pensé est un trait important de la Nahda [23]. L’esthétique européenne (y) est introduite comme valeur sans critique préalable, comme un universel absolu. » [24].

Par ailleurs plusieurs critiques ont montré aussi que parler de soi, en Islam, est contraire à la bienséance, à la norme sociale et morale dont on sait le poids sur les comportements quotidiens et les représentations. Or parler de soi est au contraire bien ancré dans la tradition chrétienne, et y est revalorisé récemment par la psychanalyse, dont la relation quasi-sacrilège entre l’analysant et l’analyste est représentée et déviée dans La Répudiation de Rachid Boudjedra sous la forme du récit à l’amante étrangère, relancé régulièrement par les prières instantes de cette dernière. On retrouve bien là cette réponse scandaleuse à une demande extérieure qui fait du récit autobiographique, dont le genre romanesque est inséparable, une dimension essentielle de la rupture introduite par le roman maghrébin de langue française dans le fonctionnement culturel dont il se réclame.

J’irai plus loin en tentant de démasquer dans le récit autobiographique ainsi posé comme constitutif de l’écriture romanesque maghrébine émergente, même lorsque malgré tout la plupart des romans ne sont pas des autobiographies, un roman familial, au sens freudien du terme, dans lequel la relation à soi et à l’Autre va prendre une dimension que les récents développements politiques en Algérie par exemple peuvent en partie confirmer. Car il y a dans cette folie meurtrière qui s’est emparée, face au francophone, d’une frange de la population de ce pays, quelque chose de radicalement inexplicable autrement, sans qu’on prétende ici y fournir une explication qui de toute manière serait hors de propos.

Pour reprendre ma distinction initiale dans le seul contexte maghrébin, je dirai que l’autobiographie n’a pas la même fonction, dans la littérature maghrébine, lorsque cette dernière cherche à se faire reconnaître, c’est-à-dire dans sa phase d’émergence, que lorsque cette reconnaissance, pour ses écrivains les plus connus, n’est plus le problème. Pour simplifier, je dirai que dans le stade de l’émergence, individuelle ou collective, le rapport avec l’instance de reconnaissance, à savoir la culture littéraire occidentale, est primordial, alors que cette reconnaissance une fois accomplie l’autobiographie se développera dans un rapport avec soi, avec ses propres exigences d’homme et d’écrivain.

En simplifiant, toujours, on pourra dire que la littérature maghrébine a connu deux moments d’émergence, correspondant à deux périodes politiques différentes. Je schématiserai la première émergence, celle des années 50, par un aspect particulier de l’oeuvre de Mouloud Feraoun : son rapport à l’école française, qui a déjà été souligné dans Le Fils du Pauvre, entre autres par Christiane Achour. Entre sa 1° édition à compte d’auteur en 1950 et sa réédition en 1954 par les éditions du Seuil, ce roman autobiographique a été amputé de sa fin, non pas parce qu’il aurait été trop long, mais parce que terminer l’itinéraire du « Fils du Pauvre » Fouroulou Menrad par l’entrée en apothéose à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Bouzaréah, qui apparaît ainsi comme le paradis enfin atteint, transforme cet itinéraire en un vibrant hommage à l’école française et à ses valeurs humanistes qui se confondent avec le mot magique de « la Civilisation », qu’on retrouvera quelques années plus tard repris sur le mode de la dérision par le titre du célèbre roman de Driss Chraïbi [25]. Certes, on ne peut plus, à présent, réduire l’oeuvre de Feraoun à cette glorification des valeurs de l’humanisme occidental qui l’ont fait trop vite qualifier par certains d’»assimilé ». Un roman comme Les Chemins qui montent [26] est là pour prouver, comme le fait aussi le Journal [27]publié depuis la mort de l’auteur, que Feraoun portait un regard bien critique et de plus en plus désabusé sur cet humanisme incapable d’appliquer ses propres valeurs dans les pays colonisés. L’observation vaut d’ailleurs pour Mouloud Mammeri dans Le Sommeil du Juste [28], et Driss Chraïbi dans Le Passé simple [29], où les maîtres transmetteurs de valeurs de l’école française sont mis rudement en face de leurs contradictions.

Mais précisément la lettre d’Arezki à son maître, moment le plus important du Sommeil du juste, pourrait être par extrapolation une symbolisation simplifiée de la dynamique même de cette première émergence : ces textes peuvent tous apparaître comme une immense lettre ouverte à l’Occident. Et cette lettre ouverte est à la fois d’amour et de meurtre. Elle est appel aux valeurs de l’Occident et condamnation de la contradiction coloniale au sein même de ces valeurs. Mais condamner cette contradiction du système colonial est indirectement se réclamer des valeurs humanistes, y faire acte d’allégeance. La violence de la critique n’est somme toute qu’une manière de réclamer une meilleure reconnaissance, et la contradiction, autant que dans le système colonial, apparaît aussi dans les implicites de certains romans. Ostensiblement autobiographique, Les Boucs [30] de Driss Chraïbi est peut-être la meilleure illustration de cette contradiction, puisque ce roman se réclame d’une violence extrême face à l’Occident et à ses deux représentants Simone et Mac O Mac, et exhibe en même temps à leur égard une demande d’amour perpétuellement insatisfaite, parce que ne pouvant l’être.

Or si la violence faite à l’Occident n’est à tout prendre que sollicitation d’une reconnaissance plus complète, et jouissance dans cette quête, celle perpétrée en même temps contre les propres valeurs de sa culture dite « d’origine » peut être lue comme un sacrifice propitiatoire. Sur l’autel des valeurs de l’Occident, on sacrifie les valeurs représentées par le père, et finalement le père lui-même, ou son double dans cette fonction qu’est le maître d’école coranique. La nouvelle fin du Fils du pauvre est une entrée dans un univers où les valeurs du père, le « pauvre », n’ont plus cours. Et le père dans ce statut de « pauvre » est déjà en partie sacrifié chez Feraoun. Dès 1954 cependant il sera l’objet de la violence la plus grande de Chraïbi dans Le Passé simple. Ce roman est fondateur par la violence qu’il exerce sur le père et surtout sur son système de valeurs, au nom des valeurs implicites occidentales que connote, avec l’autobiographie, le genre romanesque lui-même dans ce contexte d’étrangeté générique. Et si le père est sacrifié, entraînant l’éclatement de la clôture familiale, même répressive, la mère ne peut que mourir dans cette brutale ouverture de son univers de silence.

Ce sacrifice propitiatoire sera la dynamique majeure de ce qu’on peut considérer comme la seconde et décisive émergence du roman maghrébin, autour de 1970. On peut voir les deux textes emblématiques de cette 2° émergence dans La Répudiation de Rachid Boudjedra et Harrouda de Tahar Ben Jelloun [31]. Ce sont en tout cas, de façon significative, les deux romans maghrébins les plus étudiés, avec Nedjma de Kateb Yacine. Entre la « première » et la « seconde » émergence, la situation politique a changé : les indépendances ont été acquises et les nouveaux régimes ont cruellement et violemment déçu. 1965 au Maghreb a jeté les masques des nouveaux systèmes politiques [32], puis 1968 en Europe a sérieusement entamé la « langue de bois » anti-impérialiste : là où la critique des valeurs incarnées par le père choquait en 1954, en pleine effervescence nationaliste, la critique des nouveaux régimes à structure patriarcale est au contraire appelée par toute une jeunesse révoltée, quelques années après les Indépendances. Dès lors le père, et son double le maître coranique, pourront être déchirés sans complexes sous le voyeurisme occidental auquel l’intimité la plus secrète de la mère sera livrée en pâture. Sa « répudiation » est le prétexte du roman auquel elle donne son nom, lequel en plus est explicitement narré à l’amante étrangère. Par ailleurs l’»entretien avec ma mère » est au centre de Harrouda, dont il constitue le noyau comme la lettre d’Arezki à son maître constituait le noyau du Sommeil du Juste. L’autobiographie directe ou indirecte, dans ces deux romans, est entreprise de séduction, dans un « roman familial » où le père est supplanté par l’Occident, lequel détient encore le redoutable pouvoir de reconnaissance.

On n'a pas souligné assez jusqu'ici, qu'une situation de bilin­guisme, ou plus généralement de rencontre et d'interpénétration entre deux ou plusieurs cultures, produit nécessai­rement des jeux plus importants qu'ailleurs sur le paraître et sur l'ambiguïté. Dans la mesure où l'on échange des langages avec toutes les connotations qui les accompagnent, on est presque automatique­ment amené à produire dans le langage extérieur qu'on vous propose, ce que les propriétaires de ce langage attendent que vous leur fournis­siez comme image de vous. Tout langage comporte une image implicite de l'Autre, et la communication interne à un système impose à celui qui y est admis d'y jouer un rôle qu'on lui as­signe en partie du fait de ce qu'on croit savoir de son "origine". De plus, il ne s'agit pas ici d'un échange interculturel égalitaire, mais bien d'un système de do­minance, ou de paternalisme. La reconnaissance et la nomination, symboles de la toute-puissance, se font encore en Occident. Et si cet Occident peut souvent pa­raître étrange à celui qui y est nouvellement admis, l'étrangeté dicible n'y peut être que celle de ce nouveau-venu, qui de ce fait, dans une relation de séduction vitale, sera peut-être amené à "en rajouter" sur l'image exotique ou lénifiante que l'on attend de lui. Dès les débuts de la littérature maghrébine un roman comme Les Boucs de Driss Chraïbi met en scène douloureusement ce dialogue inégal de langages dont l'un oblige l'autre à souligner certains de ses aspects en fonction d'une signification possédée par le seul langage dominant. Le mécanisme sera repris de façon plus humoristique par Kateb Yacine, puis par Mourad Bourboune ou Nabile Farès, par Boudjedra enfin, qui saura en tirer le plus grand profit.

« Amour bilingue »

Cette mise en scène de la relation entre langages et des rôles qu'elle génère fait partie intégrante d'une littérature qui fut dès ses débuts et qui reste encore, comme on l’a montré, une im­mense lettre ouverte à l'Occident, dans la­quelle les diverses manifesta­tions de l'être et du paraître sont toujours lourde­ment investies. Dès lors il convient de repenser la dérive entre le même et l'autre à travers à la fois le dit et le non-dit, les excès comme les silences.

C'est probablement autour de la représentation du père, ou de sa non-repré­sentation, que les hypothèses avancées ici vont se montrer les plus efficaces. Les iti­néraires de Chraïbi, de Ben Jelloun et de Boudjedra sont, de ce point de vue, exemplaires, comme l'était déjà celui de Kateb Yacine, qui n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser la trahison des pères. Chez tous ces écrivains l'excès dans la négativité de la descrip­tion du père conduit très vite, d'une oeuvre à l'autre, à l'amoindrissement ou à la disparition de ce personnage en­combrant. Or le père encombre, dans le rapport de séduction avec la langue fran­çaise, soit parce qu'il représente la Loi de la langue du Coran, soit parce qu'il oc­cupe déjà la place convoitée par le fils : ces écrivains, on le saura vite, sont fils de notables voyageant fréquemment en France, et enviés pour ces voyages. Dès lors, la violence contre le père du premier roman de Chraïbi en 1954, de Boudjedra en 1969, de Ben Jelloun en 1973 (on pourrait en citer d'autres), peut être lue comme une manière de l'éliminer, non tant du théâtre familial que du jeu de séduction de l'Autre, en uti­lisant pour ce faire le langage le plus propre à cet autre et le moins assimilé à la So­ciété maghrébine : celui du schéma oedipien, qui pour le lecteur occidental est devenu implicite derrière tout récit personnel.

Le discours psychanalytique dont Chraïbi, Ben Jelloun et Boudjedra se nour­rissent de­vient ainsi un langage de la complicité avec l'Autre pour éli­miner le père d'un dialogue où il est de trop, non tant auprès de la mère qu'auprès de cet Autre dont la faveur est convoitée. Et on utilise pour cette élimination le lan­gage occidental que le père, même s'il maî­trise tous les autres langages de cet Occi­dent, peut le moins accepter, ou même comprendre. Une fois cette élimination réalisée dans Le Passé simple ou La Répudiation, par le meurtre oedipien auquel on a trop souvent réduit ces deux romans inauguraux de leurs auteurs respectifs, le père n'est plus qu'un pantin ou qu'une ab­sence dans Les Boucs ou L'Insolation, leurs romans suivants.

Chraïbi le premier a l'honnêteté dès Succession ouverte [33] de montrer que le père une fois répudié ne peut plus être réintégré dans une continuité fusionnelle ouvertement décrite ici comme le seul objet, déceptif, du désir, bien plus que la mère. Le meurtre du Père une fois réalisé grâce à un roman familial jouant la connivence avec l'Autre, pour le sé­duire, on se retrouve devant une triple perte, pour avoir vendu son âme en entrant dans le langage mortel de l'Occident, déjà nommé "gueule du loup" par Kateb pourtant. La séduction de l'Autre ne réussit pas nécessairement, même au prix de ce sacri­fice propitiatoire. La lecture exotique, principal facteur de mise à dis­tance de l'écrivain maghrébin par l'Occident, peut même se retrouver renforcée par la caricature qui a été donnée du Père. Sacrifiés sur l'autel de l'Autre, Si Zoubir chez Boudjedra comme Le Seigneur chez Chraïbi vingt ans avant lui n'en enchaînent pas moins leurs fils "à leur ombre impossible à déraci­ner", selon la formule bien connue de Rachid dans Nedjma. Mais la continuité fusionnelle avec lui que ce meurtre a rompue semble défini­tivement perdue.

*

Pourtant chez beaucoup de ces écrivains le père fait un retour en force dans l'écriture romanesque depuis quelques années. De plus en plus directe­ment autobiographique [34], l'oeuvre de Boudjedra se rapproche en même temps de la figure du père, non plus honni comme dans La Répudiation, mais glorifié dans La Macération [35], qui est un véri­table hymne à sa mémoire...post-mortem il est vrai... De même Tahar Ben Jelloun chez qui le père n'avait jamais eu une grande présence apparente, lui consacre en entier un de ses derniers livres, Jour de silence à Tan­ger [36]. Et l'un et l'autre de ces deux livres se caractérisent peut-être aussi plus que le restant de l'oeuvre de leurs auteurs par une présence en quelque sorte palpable du temps. Celui d'une succession bien réelle entre le père et le fils, mais celui également du labeur d'écrire : cette écri­ture qu'on disait fusionnelle avec la mère en l'absence pesante des pères dont l'"ombre" hantait cependant Rachid dans Nedjma, serait-elle en train d'abandonner un exhibitionnisme que certains trouvaient com­plaisant mais dans lequel le père en effet était écarté, pour recon­naître enfin la  continuité de la Lettre et du Nom, que malgré son enfouisse­ment le père continue à représenter tous deux ?

Or précisément les ancêtres de Raho Ait Yafelman, descendants du légen­daire Azwaw, ont enfoui le nom de la Tribu à l'arrivée des ca­valiers de l'Islam [37], comme la Femme sauvage chez Kateb avait caché la tête de l'ancêtre Keblout. Et voici que c'est Azwaw lui-même, père autrement puissant que le Seigneur du Passé simple, parce qu'il est en paix sereine avec la nature (et peut-être avec l'inconscient ?), qui vient délivrer sa fille dans Naissance à l'aube [38] et mettre dans le chemin de la vie Ta­rik, le fondateur de dynasties. Apparemment ce qu’on pourrait appeler la « trilogie païenne » chez Chraïbi, et qui comprend sans aucun doute ses trois meilleurs textes, en plus de Succession ouverte, n’a rien d’autobiographique, dans une oeuvre qui l’est pourtant d’un bout à l’autre. Et pourtant cette glorification jubilante du patriarche au pouvoir d’engendrement défiant le temps n’est-elle pas à mettre en rapport quelque part avec l’image de lui-même que donne l’écrivain Chraïbi depuis le début des années 80, et qu’il affiche dans la photo qui illustre la 4° de couverture de La Mère du Printemps et de Naissance à l’aube : celle d’un homme qui est d’abord le père de ses (nombreux) enfants, et secondairement l’auteur du Passé simple ? Et dans le même mouvement le reniement fracassant qu’il avait opéré en 1954 de son premier roman parricide n’existe plus !

Le temps du père, longtemps occulté, est retrouvé, même si c'est aux jeunes générations d'en opérer le défouissement, comme le fait Selma chez Boudjedra dans Le Démantèlement [39] en soutirant son histoire à Tahar El Ghomri, rescapé du ma­quis ayant perdu presque toutes les traces de son passé. Et c'est encore une jeune femme, symbolisant peut-être mieux que le narrateur des premiers romans le travail d'écriture, qui se réconcilie par cette écriture avec laquelle elle se confond symbo­liquement, avec son identité sexuelle et avec sa filiation, dans La Pluie [40] du même auteur. L'écriture, alors que les fils ont perdu le réel en dan­sant devant l'Occident [41] une danse dont le père ne connaissait pas le pas, ne serait-elle pas en train, avec le retour au référent auquel on as­siste d'ailleurs dans toutes les littéra­tures, d'emboîter le pas à ces jeunes femmes jusqu'ici silencieuses et qui pourtant re­trouvent, avec le père, le temps et le nom, le réel enfin ?

Non seulement l'écriture narrative, chez Ben Jelloun comme chez Boudjedra, se féminise, mais au même moment l'un des rares écrivains de sexe féminin du Maghreb, Assia Djebar, donne à son écri­ture sa plus grande maturité, dans des textes où l’autobiographie est de plus en plus directement présente. Car L'Amour, la fantasia [42] comme Ombre sultane [43] ne peuvent plus être réduits comme on l'avait fait à tort pour les romans précédents au seul thème de la situation de la femme et du couple : il s'agit bien ici au sens plein d'une écriture féminine de la mémoire, tant historique que personnelle. Dans L'amour, la fantasia, les récits de la conquête de l'Algérie en 1830 sont lus comme ceux d'une séduction dans le meurtre, cependant que le père qui le rendit possible est l'horizon privilégié de son proces­sus d'entrée dans l'écriture finement analysée par la narratrice[44]. Résurrection de la mémoire collective comme de la fi­gure du père par une écriture féminine désirante dont l'aboutissement est tout naturellement l'autobiographie personnelle et collective à la fois d’Ombre sultane, un peu comme l’"autobiographie plurielle" de Nedjma chez Kateb aboutissait au récit singulier de l'entrée en écriture de langue française sur quoi se termine Le Polygone étoilé. Mais si Le Polygone étoilé de Kateb Yacine développait la perte d'un théâtre enfantin avec la mère, L'Amour, la fantasia et Ombre sultane d’Assia Djebar, tout comme Le Démantèlement ou La Macération de Boudjedra sont ces récits semi-autobiographiques dont une des dynamiques majeures est le désir né­cessairement insatisfait de retrouver le père par les mots de l'Autre [45]. L’Altérité du modèle littéraire comme de la langue rejoignent ici la rupture de l’autobiographie, directe ou voilée, pour dessiner la marge constitutive et la séduction du travail d’écriture.

« L’Infante maure »

On assiste donc, chez ces écrivains « confirmés » pour lesquels le problème n’est plus celui de l’émergence, à une utilisation différente de l’autobiographie. La fonction séductrice de cette dernière reste intacte, mais s’agit-il de la même séduction ? Le désir dont il s’agit ici n’est-il pas celui inhérent à toute écriture, et non plus celui d’une reconnaissance désormais acquise ? L’autobiographie dès lors ne prend plus place dans ce roman familial qu’on vient de décrire où la langue de l’Autre remplace, comme objet du désir de reconnaissance, le père défaillant. Elle devient au contraire dialogue désirant avec soi-même, découverte adulte de son être propre. Et témoin de la dimension fondamentalement narcissique du travail d’écrire.

C’est là sans doute une des fonctions de cette découverte récente de la féminité de l’écriture par des écrivains comme Boudjedra et Ben Jelloun qui étaient pourtant entrés en écriture par l’exhibition de fantasmes sexuels démesurément virils. L’ouverture de Harrouda, roman qui a scellé l’entrée de Ben Jelloun en littérature, n’était-elle pas « Voir un sexe fut la préoccupation de notre enfance. Pas n’importe quel sexe. Pas un sexe innocent et imberbe. Mais celui d’une femme. [...] Sur l’effigie de ce sexe nous éjaculons des mots. » ? A cette exhibition tapageuse succède dix-sept ans plus tard le monologue silencieux du père, à Tanger, lui-même saisi de justesse par l’écrivain au moment où il allait le perdre. Mais Succession ouverte de Chraïbi déjà, dès 1962, amorçait ce retour nostalgique au père perdu, avant l’entrée triomphante du géniteur cosmique de La Mère du printemps et Naissance à l’aube.

Aussi peut-on à présent opposer chez certains écrivains deux types d’écritures autobiographiques, ou semi-autobiographiques, qui correspondent à ce que j’appellerai d’une part la phase d’émergence, tant de l’écrivain que de la littérature dans laquelle son oeuvre s’inscrit, et d’autre part la phase de maturité. Le processus est net, on l’a vu, chez Chraïbi et Ben Jelloun. Il l’est aussi chez Khatibi, si l’on compare La Mémoire tatouée à Amour bilingue [46] ou à Un Eté à Stockholm [47]. Ou comme on l’a vu, chez Assia Djebar, si l’on compare l’autobiographie de L’Amour, la Fantasia et Ombre sultane à celle à la 3° personne de La Soif [48]. Chez Boudjedra il est à nouveau biaisé, car si Le Démantèlement et La Macération marquent ce renversement radical de l’attitude face au père, qui accompagne des écritures de plus en plus mûres, pourquoi l’auteur a-t-il ressenti le besoin de présenter à partir de ces deux romans ses textes comme écrits en arabe et traduits en français par un tiers, ce que contredit ne serait-ce que leur qualité littéraire en français, qui n’est pas celle d’une traduction ? N’y a-t-il pas là encore, outre des raisons d’opportunisme politique, une relation complexe à la langue : celle du père précisément ? L’autoreprésentation de l’écrivain rendant hommage par son écriture même à la langue du père dont La Répudiation vilipendiait la dimension de fin lettré en arabe n’est-elle pas à interroger, comme l’est la réaction de certains « arabisants » niant à Boudjedra la capacité d’écrire en arabe, ce que de toute évidence il sait faire aussi bien qu’eux même si ses textes en français n’en sont pas pour autant traduits de l’arabe ?

J’ai gardé pour la fin l’autobiographie de maturité la plus achevée, et la plus troublante, celle que l’on découvre à présent dans les derniers romans de Mohammed Dib, surtout connu par la critique pour ses premiers romans, La Grande Maison et L’Incendie, qui ne semblaient guère être autobiographiques. L’autobiographie chez lui semble donc bien venir au moment où le problème de sa reconnaissance comme le plus grand écrivain maghrébin ne se pose plus depuis longtemps, particulièrement depuis des romans aussi forts que La Danse du roi, Le Maître de chasse ou Habel [49] Elle survient alors qu’on pensait qu’il était impossible d’aller plus loin que Dib dans cette exploration hallucinée de la bouche d’ombre qui nous fait si peur derrière l’amour, la mort, la folie et l’écriture. Et voici que l’écriture autobiographique prend effectivement le relais, dans des textes qui déconcertent et font peur. Textes dont le dépouillement, l’émotion et la précision à la fois laissent le critique face à son impuissance... Le dernier volume paru de cette autobiographie nordique qui avait commencé en 1985 avec Les Terrasses d’Orsol [50] est L’Infante maure [51], en 1994. Et dans l’intervalle on a pu lire Le Sommeil d’Eve [52] et Neiges de marbre [53].

La première remarque qu’on fera sur ces textes est que contrairement aux écritures autobiographiques d’»émergence » dont on parlait en commençant, ils affichent dès l’abord leur non-référence à un lieu emblématique dont le narrateur serait en quelque sorte un témoin privilégié. Certes, des lieux français sont nommés dans Le Sommeil d’Eve comme Paris l’était dans Habel, et l’on reconnaît un pays du Nord de l’Europe dans les autres textes de ce cycle. Mais ni Jarbrher ni Orsol ne sont des villes réelles, même si on peut deviner Alger derrière Orsol. Alors pourquoi ces noms à la non-référentialité ostensible ? Peut-être pour évacuer toute tentation de lire ces textes comme des témoignages sur un espace « exotique ». D’ailleurs le fait de déplacer l’action dans un pays du Nord (en l’occurrence la Finlande) coupait déjà court à cette tentation de lecture, et décontenançait la critique journalistique pour laquelle un écrivain « maghrébin » écrit nécessairement sur le Maghreb. L’écrivain peut donc, alors, semer de plus en plus d’indices maghrébins dans ces textes « nordiques », et parler le plus simplement du monde de son origine maghrébine dans L’Infante maure : ces indices ne pourront plus prêter à une lecture exotique. L’écrivain par contre pourra jouer avec l’exotisme dans l’imaginaire enfantin de sa fille imaginant son grand-père assis au pied de sa dune...

Ce pied de nez à la lecture référentielle se retrouve dans le titre de ce dernier roman : l’infante maure est la fillette d’un père maghrébin certes, et depuis la Finlande où elle vit elle imagine le père de son père absent assis au pied de sa dune dans le désert. Mais elle ne connaît guère ce désert lointain. Et pourquoi d’ailleurs le pays de son père doit-il être un désert, ce qu’il n’est pas dans la réalité ? Parce que ce pays est un pays raconté, par le père lui-même à son enfant, et par l’enfant dans ses longs monologues à la profonde sagesse. L’autorité textuelle n’est plus à chercher ailleurs : elle est dans le récit lui-même.

Mais il y a plus : l’autobiographie ici est celle d’un père, et non plus d’un fils à la filiation problématique comme c’est le cas dans les romans autobiographiques de l’émergence. La reconnaissance n’est plus à quêter par un « roman familial » qui pervertit la paternité dans un jeu entre des légitimités divergentes. Elle est au contraire à l’intérieur même du texte, entre autres dans le récit de la fillette, mais surtout dans l’évidence d’un texte qui se suffit à lui-même. La paternité est assumée : celle du père de cette merveilleuse fillette, mais c’est celle aussi de l’auteur. Dans des textes antérieurs de Mohammed Dib, on pouvait voir des personnages comme Babanag de La Danse du roi, ou Lâbane de Dieu en Barbarie se plaindre d’un orphelinage collectif. L’auteur-autobiographe de L’Infante maure n’est pas orphelin : son nom, c’est sa fille qui le lui a donné. La dimension autobiographique du texte apparaît donc ainsi comme un aboutissement, et non plus comme une quête de reconnaissance.

Autobiographie et inscription littéraire

Pour en revenir en conclusion à notre point de départ, nous dirons enfin que les textes autobiographiques des auteurs « issus de la 2° génération de l’Immigration » reflètent dans leur maladresse la non-nomination de leur espace de référence. Comme le disait déjà Jacques Berque en 1985 dans son célèbre rapport sur L’Immigration à l’école de la République [54], l’Immigration est avant tout un espace sous-décrit, à la visibilité problématique. Les jeunes écrivains qu’elle suscite ne peuvent dès lors que produire des témoignages, lesquels manifestent d’abord qu’ils existent. Ce n’est que lorsque ces textes se seront accumulés que d’autres pourront développer des textes dont la dimension autobiographique de témoignage sera moins évidente, mais qui sauront jouer avec maîtrise littéraire sur les différents discours qui fleurissent sur leur objet. C’est ce qui fait la qualité littéraire d’un texte comme Georgette !. La littérarité suppose un recul ludique par rapport à des discours qui préexistent et qui pourront être retravaillés par le texte. Farida Belghoul, qui le fait, est quasiment unique dans ce registre, car l’espace de l’Immigration n’est pas encore perçu comme un espace de littérature.

Le Maghreb colonial par contre était déjà espace littéraire dans toute la littérature exotique ou coloniale qui précède les textes maghrébins. La littérature coloniale algérienne ne peut-elle pas s’enorgueillir d’un nom aussi prestigieux qu’Albert Camus, par exemple ? Dès lors Feraoun, Mammeri, Dib, Sefrioui atteindront d’emblée une qualité littéraire qui manque encore à la plupart des textes issus de l’Immigration. L’autobiographie, chez eux, s’inscrit aussi par rapport à une paternité littéraire.

Quant à Dib ou Chraïbi, s’ils assument dans leur autobiographie tardive une paternité épanouie, c’est peut-être aussi qu’ils sont en quelque sorte devenus des pères fondateurs en littérature, comme l’est avec eux Kateb dans Nedjma, qu’on peut lire comme une autobiographie subvertie, et qui devient texte fondateur par cette subversion littéraire.

Charles Bonn
Université Paris-Nord
Printemps 1994


 

 



[1] Essentiellement, et chronologiquement: Rachid Boudjedra: Topographie idéale pour une agression caractérisée, 1975, Tahar Ben Jelloun: La Réclusion solitaire, 1976, Mohammed Dib: Habel, 1977.

[2] Paris, Le Seuil, 1973.

[3] Paris, Denoël, 1973.

[4] Paris, Fayard, 1974.

[5] Paris, Stock, 1979.

[6] Paris, Clancier-Guénaud, 1981.

[7] Paris, Maspéro, 1980.

[8] Paris, Le Seuil, 1973.

[9] HARGREAVES, Alec. La littérature beur. Un guide bio-bibliographique. New Orleans, Tulane University, CELFAN edition monographs, 1992, 60 p.

[10] On tue les petites filles. Paris, Stock, 1978.

[11] Fatima, ou les algériennes au  square. Paris, Stock, 1981.

[12] Parle, mon fils, parle à ta mère! Paris, Stock, 1984.

[13] Le Chinois vert d’Afrique. Paris, Stock, 1984. J. H. cherche âme  soeur. Paris, Stock, 1987.

[14] Paris, Mercure de France, 1983.

[15] Paris, L’Harmattan, 1985.

[16] Paris, Denoël, 1985.

[17] Paris, Le Seuil, 1986.

[18] Paris, L’Harmattan, 1988.

[19] Paris, Barrault, 1986.

[20] Paris, Fixot, 1993.

[21] Le Puy, Cahiers du Nouvel Humanisme, 1950, puis Paris, Le  Seuil, 1954 (édition remaniée).

[22] Paris, Le Seuil, 1956.

[23] La Renaissance arabe.

[24] A paraître dans: La dimension mondiale de la littérature maghrébine. Actes du colloque de Heidelberg (octobre 1993). Coédition Université Paris-Nord & Université de Heidelberg. Würzburg, Königshausen & Neumann, 1995.

[25] La Civilisation, ma mère! Paris, Denoël, 1972.

[26] Paris,  Le Seuil, 1957.

[27] Paris, Le Seuil,  1962.

[28] Paris, Plon, 1955.

[29] Paris, Denoël, 1954.

[30] Paris, Denoël, 1955.

[31] Respectivement: Paris, Denoël, 1969 et Paris, Denoël, 1973.

[32] C’est l’année, en Algérie, du coup d’Etat  du colonel Boumédiène, et pour le Maroc celle de l’écrasement de la révolte étudiante de Casablanca et de la disparition -- en France --, de Mehdi Ben Barka, leader de l’opposition.

[33] Paris, Denoël, 1962, 180 p.

[34] Le récit semi-autobiographique de La Répudiation et L'Insolation supposait un intermédiaire, une allocutaire, Céline puis Nadia, dont la présence "naturalisait" en quelque sorte, rendait "acceptables" les excès de ce récit autobiographique, qui pouvait aussi être lu comme une fiction. Dans La Macération, l'autobiographie est directe, assumée. Or, c'est lorsque toute fuite vers la fiction "pour l'autre" (Céline, Nadia ou le lecteur occidental) est récusée, que le père change de visage.

[35] Paris, Denoël, 1985, 293 p.

[36] Paris, Le Seuil, 1990.

[37] Chraibi, Driss. La Mère du printemps. Paris, Le Seuil, 1982.

[38] Paris, Le Seuil, 1986.

[39] Paris, Denoël, 1982, 307 p.

[40] Paris, Denoël, 1987.

[41] « Quand je danse devant toi, Occident, sans me déssaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel, ô faiseur de signes hagards. », dit Abdelkébir Khatibi à la fin d’une autre autobiographie explicitement construite autour de la fugue des différences et de leur séduction: La Mémoire tatouée. (Paris, Denoël, 1971).

[42] Paris, Jean-Claude Lattès, 1985.

[43] Paris, Jean-Claude Lattès, 1987.

[44] On est cependant ici dans le rêgne de l'ambiguïté. Aussi renverra-t-on à un point de vue beaucoup plus critique dans le pertinent article de: GADANT, Monique. "La permission de dire 'je'. Réflexions sur les femmes et l'écriture à propos d'un roman d'Assia Djebar, L'Amour, la fantasia". Peuples méditerranéens. Paris, n° 48-49, juil.-déc. 1989, pp. 93-107.

[45] La relation de l'écriture d'Assia Djebar avec le père, et l'analyse des mécanismes de la filia­tion dans L'amour, la fantasia, sont fort bien décrits, dans une optique psychanalytique, par: GRANDGUILLAUME, Gilbert. "La relation père-fils dans L'amour, la fantasia d'Assia Djebar et Bandarshah de Tayeb Salah." Itinéraires et contacts de cultures. (Actes du Colloque Jacque­line Arnaud, Villetaneuse, les 2, 3 et 4 décembre 1987). Paris, Centre d'études littéraires fran­cophones et comparées de l'Université Paris-Nord et éditions L'Harmattan, n° 10, 1989, pp. 167-173.

[46] Montpellier, Fata Morgana, 1983.

[47] Paris, Flammarion, 1990.

[48] Paris, Julliard, 1957.

[49] Paris, Le Seuil, respectivement 1968, 1973 et 1977.

[50] Paris, Sindbad, 1985.

[51] Paris, Albin Michel, 1994.

[52] Paris, Sindbad, 1989.

[53] Paris, Sindbad, 1990.

[54] Paris, CNDP, 1985.