Clichés et métaphores dans une littérature
de commande idéologique :
Lecture de douze romans publiés en Algérie de 1967 à 1980

L'actualité sanglante de l'Algérie des années quatre-vingt-dix nous laisse le plus souvent dans la stupeur : l'innommable de l'horreur semble nous dispenser parfois de chercher à cette situation une origine non seulement directement politique, mais aussi langagière. Car la politique, surtout dans des pays neufs dont l'identité se construit par rapport à ses définitions forgées d'abord par l'ancien colonisateur, est grandement affaire de discours : d'un discours qui se construit lui-même tout en décrivant son objet. L'enjeu n'avait pas échappé, dans le régime de Parti unique du Colonel Boumédiène, aux responsables culturels qui promouvaient durant les quinze ans qui suivirent le coup d'Etat de 1965 une culture d'Etat dont on a vu depuis la faillite.

On se propose ici d'expliquer une petite part de cette faillite discursive en décrivant quelques contradictions de ce discours identitaire d'Etat, dans son application à une littérature de commande : douze romans publiés à la SNED [1], dans l'esprit de cette revendication d'"authenticité" qui faisait à la même époque refuser par ce discours tous les grands auteurs algériens obligés de publier à l'étranger. Certes, parmi les écrivains dont nous allons décrire les œuvres, souvent uniques, figure Rachid Mimouni. Mais c'est pour son premier roman seulement. L'écriture de Mimouni ne s'est véritablement affirmée comme personnelle qu'à partir du Fleuve détourné [2], publié à Paris en 1982, et la réédition en France en 1995 [3] du premier roman qui sera décrit ici n'a sans doute pas servi, l'année de sa mort, la mémoire de ce grand écrivain.

Les productions idéologiques des années 70 sur le sol national algérien visent la définition d'un espace culturel débarrassé de l'"impérialisme culturel français" qu'elles dénoncent dans une même ferveur. Mais leur projet n'est-il pas utopique, pour ne pas dire démagogique ? Quel que soit en effet le contenu idéologique "anti-impérialiste" de ces discours, on verra ici que leurs modèles de formulation sont importés. Bien plus, ils sont le plus souvent exhibés comme des emblèmes de littérarité par le discours romanesque. On semble bien ici réclamer une caution de crédibilité pour son propre dire, de ce même système culturel dont on dénonce l'"impérialisme", qu'on renforce de ce fait. Car toute entreprise de définition de soi fondée sur le refus de la différence comme seul véritable contenu idéologique ne peut à mon sens que dévoiler combien elle est, en fait, dépendante de cette différence sans laquelle elle ne serait pas.

Un discours commémoratif de ralliement

Un survol chronologique rapide de ces douze romans permet d'abord de constater la constance, de l'un à l'autre, des deux thèmes à travers la récurrence desquels j'avais montré dans une enquête [4] que le public algérien potentiel refuse plus ou moins sa littérature nationale : la description ethnographique et le récit guerrier. Ces deux thèmes apparaissent, le plus souvent associés, comme le centre de dix sur douze de ces textes. La fonction commémorative semble donc prédominante, et s'inscrire dans une double dynamique de ralliement : ralliement à la dimension commémorative que l'idéologie officielle semble considérer comme la caractéristique d'une littérature nationale ; ralliement à un modèle de littérarité diffusé en grande partie par l'école, et qu'on reproduit alors même qu'on le récuse dans maintes déclarations de principes. Quoiqu'il en soit, seuls La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja (1976) et Les Conquérants au Parc rouge (1980) de Chabane Ouahioune ne situent pas tout ou partie de leur action dans le cadre de la Guerre d'Indépendance. La description ethnographique est également dominante, quoiqu'à un moindre degré apparent : non seulement les deux romans cités, mais également quelques autres, sont davantage citadins que campagnards. Cependant on verra qu'ils n'échappent pas pour autant aux principes d'écriture de cette description ethnographique.

Les Barbelés de l'existence de Salah Fellah (1967) sont aussi ceux des camps de l'armée française autour desquels vaque Saddek dans son enfance misérable, avant de s'attaquer directement aux barbelés de la colonisation, puis se retrouver prisonnier derrière d'autres barbelés : tant dans le développement de la métaphore que dans la construction du roman autour d'un personnage central aux prises avec la répression coloniale, que dans l'itinéraire en deux temps du héros, le roman est d'abord manifestation de la banalité, derrière la conformité à des modèles formels de ralliement. Publiés la même année (1967), Les Cinq doigts du jour ne sont même pas les six nouvelles du livre de Bouzaher, qui composent cependant une suite romanesque et se répondent l'une à l'autre dans un même texte. L'originalité formelle de ce recueil qui établit en même temps une suite romanesque en centrant successivement sur des personnages différents d'une même groupe dispersé est relativement plus grande. Mais Bouzaher n'est pas le premier à gommer ainsi le personnage central au profit du symbolisme de l'aventure collective de tout un peuple. D'ailleurs, le personnage principal revient comme noyau différent de chacune des nouvelles, où il sera successivement Houria, Omar, Saïd, Tahar, Zhour et Ali, disséminés en des lieux différents de l'oppression, mais unis dans une même lutte et une même famille algérienne. La "dictée du peuple" de quoi l'auteur se réclame est un autre modèle de ralliement du discours commémoratif.

Paru deux ans plus tard, en 1969, Quand le Soleil se lèvera d'Ahmed Aroua nous conduit à travers les méandres moins violents et plus confortables de deux aventures sentimentales. Cependant, quand on saura que le narrateur y quitte la douce et belle Marianne, compagne de ses études de médecine à Montpellier, pour aller à la rencontre d'Amina comme de "la porte qui mène à la liberté [et] ne s'ouvre qu'à des mains ensanglantées" (p. 127) dans un pays que ne semblent préoccuper cependant que les fêtes bien mondaines de sa bourgeoisie à la veille de la lutte armée, on comprendra à travers ce symbolisme appuyé que cette lutte à venir est l'aurore annoncée par un roman dont on verra que la nostalgie de l'Identique et le refus de la Différence sont bien problématiques.

L'année suivante (1970), Une Autre vie de Leila Aouchal reproduit le schéma décidément devenu canonique du passage d'un univers culturel, géographique et politique à un autre, autour du récit d'une "tranche de vie" d'un personnage central, qui parle ici à la première personne, l'essentiel restant le modèle d'une aventure individuelle exemplaire, réceptacle symbolique du discours à illustrer. Une variante cependant semblerait classer ce texte dans une catégorie à part : ne prétend-il pas être l'autobiographie véritable d'une française devenue algérienne pendant les années de guerre ?

Ce n'est que trois ans plus tard, en 1973, qu'Ahmed Akkache nous aidera à sortir quelque peu de ce discours narcissique avec un récit plus qu'un plaidoyer, celui de L'Evasion bien réelle de ses personnages, maquisards algériens enfermés dans une prison de province française, et de sa minutieuse préparation. Le contexte de ce roman est bien la guerre, là aussi, mais le récit y est, avant tout, son propre but. Minutieusement mené, il sait nous tenir en haleine sans phrases inutiles, et être convaincant par sa simplicité, qui cherche le moins possible à persuader.

 

La Mante religieuse de Jamel Ali-Khodja (1976) rompt enfin avec le discours de commémoration auquel se ralliaient les romans précédents. Confus, maladroit, ce "roman hallucinant" selon le catalogue de la S.N.E.D. de 1980, qui précise également qu'il est épuisé, est d'abord l'expression du malaise vécu, sur un mode proche de la névrose, par "l'enfant de l'après-guerre", prisonnier d'une ville-ogresse, dont le titre du roman est une métaphore. Roman d'une forme de bâtardise, le texte est lui-même bâtard, tant par les multiples jeux d'intertextualités mal assumés qu'on y relève, que dans son projet lui-même. Quoi qu'il en soit, il s'agit bien de la première rupture – même non aboutie – avec le conformisme des autres textes.

Publié deux ans après La Mante religieuse, Le Printemps n'en sera que plus beau (1978), de Rachid Mimouni, n'annonce cependant toujours pas le printemps pour la S.N.E.D. Certes, la prétention littéraire est ici plus grande que dans les textes précédents, particulièrement dans la multiplication des voix narratives, parfois disposées les unes par rapport aux autres comme le chœur de la tragédie grecque par rapport aux personnages. Mais le "procédé" apparaît vite dans toute sa maladresse, d'autant plus qu'il n'est ni dominé, ni véritablement assumé. Surtout, la théâtralité du projet se veut à la mesure de la dimension plus que "cornélienne" du sujet, puisque Hamid y est contraint d'exécuter celle qu'il aime, Djamila, qui n'avait même pas trahi les maquisards ! Au-delà du cliché, l'invraisemblance fait tout simplement sombrer la grandiloquence du projet dans le ridicule. On a bien là l'illustration la plus caricaturale, par sa prétention esthétisante, et l'outrance démesurée de l'anecdote, de cet "héroïsme fracassant" dont la seule fonction semble être, pour Mostefa Lacheraf, d'ignorer la réalité vécue, et même celle du maquis.

 

1979 et 1980 voient une brusque augmentation du nombre de textes publiés (deux en 1979, trois en 1980) comme des tirages, et un changement tant dans l'efficacité de la distribution que dans les contrats passés avec les auteurs par une nouvelle direction ambitieuse, disposant d'excellents moyens grâce à l'installation d'une imprimerie perfectionnée (le complexe graphique de Reghaïa) et d'un financement accru.

De plus, une relative diversité commence à se faire jour parmi les sujets des romans. Certes, le récit guerrier de commémoration tient encore la première place, puisque sur ces cinq romans, seul Les Conquérants au Parc rouge (1980), de Chabane Ouahioune situe résolument son action dans l'actualité de l'émigration algérienne à Paris, dont il se veut la chronique vivante. Des textes comme La Maison au bout des champs (1979), premier roman publié du même Chabane Ouahioune, ou Les Enfants des jours sombres (1980) de Mouhoub Bennour, en reviennent même au schéma le plus éculé : le maquis, vu à travers l'enfance d'un jeune garçon pauvre, à la campagne. Schéma emprunté en partie à la trilogie de Dib, et surtout à L'Incendie, ou encore au Fils du pauvre, de Feraoun, comme si ce modèle de narration consacrait un modèle unique du texte algérien, modèle formel auquel s'ajoute ici celui du sujet guerrier toujours semblable, la répétition étant une autre forme de la fonction du ralliement de ces récits stéréotypés. Mais, tout en n'ignorant pas la guerre, Le Déchirement (1980) de Mohammed Chaïb et La Grotte éclatée (1979) de Yamina Mechakra en dépassent le récit stéréotypé.

Le Déchirement, même s'il concerne un médecin, type d'"intellectuel" qui tend décidément à se substituer à l'instituteur dans la panoplie sociale limitée de certains romans, n'a rien de celui de Bachir Lazrak dans L'Opium et le bâton : c'est celui d'un homme qui a "réussi" comme d'autres dans l'Algérie indépendante, où l'arrivisme est (gentiment !) égratigné, mais à qui sa compétence médicale permet de s'apercevoir de sa propre stérilité, ce qui n'empêche pas sa femme, modèle de vertu cependant, d'être enceinte ! Sujet apparemment scabreux qui pourrait amener (et le voudrait, timidement...) à une réflexion sur l'équilibre du couple et les préjugés entourant la femme, mais récit bien confus dont le but n'est pas assumé, et qui n'évite aucun des inévitables clichés, même des plus contraires à son projet. Et cependant nous n'échappons pas à l'évocation du maquis, puisque la mère "du docteur" hébergeait des combattants : ce rappel de l'Histoire (à laquelle le héros n'a pas participé) semble fonctionner ici comme une protestation d'allégeance, ou de conformité, destinée à faire accepter le sujet du livre, lequel paraît davantage craindre son scandale qu'il ne le provoque.

La Grotte éclatée, au contraire, n'a que la guerre pour référent, puisque cette grotte est celle où la narratrice était infirmière au maquis, et que détruit le napalm de l'armée française. En fait, il s'agit de la recherche d'une parole féminine vraie de la guerre, de l'amour (de la terre, de l'homme et de l'enfant portant tous trois le même nom, Arris, et tous trois tués, cependant que la narratrice elle-même est mutilée fort symboliquement), et de la mort. Parole au contact de ce qu'elle nomme, et qui du récit passe vite à une sorte de poème, de lamentation funèbre, rejoignant une tradition perdue ? Quoi qu'il en soit, sous sa maladresse, ses détours inutiles, son inégalité rocailleuse, ce texte est peut-être, avec L'Evasion et Les Conquérants au Parc rouge, l'un des plus intéressants de cet ensemble. Est-ce un hasard s'il partage avec L'Evasion le privilège d'être préfacé par Kateb Yacine, et avec Le Seïsme de Tahar Ouettar, celui de ne pas être mentionné au Catalogue général 1980 de la S.N.E.D. ?

 

La très faible diversité thématique de ces romans, leur servilité devant un discours commémoratif et un projet didactique convenus permet donc bien de parler à leur propos de discours de ralliement. La récurrence de ces thèmes et de ce projet semblent fonctionner, même chez ceux dont le propos est apparemment tout autre, comme un gage d'allégeance au discours idéologique officiel, comme une condition de reconnaissance, d'acceptabilité. Ce discours de commémoration et ce projet tautologique de démonstration de l'évidence se réalisent ainsi en une sorte d'espace de lisibilité préétablie, de code de lisibilité obligatoire.

Dans ce code, la métaphore sera le mode de production du sens privilégié. Car elle apparaîtra vite comme un signal, convenu lui aussi, de littérarité. Là encore, il s'agit d'une esthétique de ralliement. Là où l'uniformité thématique était ralliement au discours idéologique perçu comme une sorte de justification de l'écriture par un projet, la métaphore sera ralliement à un modèle de littérarité dont on ne perçoit guère la contradiction avec le projet idéologique. Sauf si l'on considère que ces deux dynamiques de ralliement ont en commun une fuite comparable devant leur référent, devant la réalité qu'ils prétendent nommer, devant l'Histoire dont ils se veulent les chantres ?

Car cette prétention performative d'une écriture qui cherche par le signal de la métaphore à s'installer dans un procès signifiant autre que purement dénotatif, manque bien souvent son but, à cause d'une erreur de départ dans le choix des signes de sa littérarité : la métaphore, ici, n'est fréquemment que cliché. Plus : c'est parfois le cliché lui-même dont on recherche la valeur signalétique d'un langage effectivement surcodé, mais dont le code est utilisé dans un contexte où il ne fonctionne plus que comme révélateur de sa non-appropriation et, finalement, d'un usage scolaire appris.

Itinéraires de la métaphore

Les métaphores utilisées ici sont d'abord celles dont tout discours idéologique de décolonisation alimente sa rhétorique. Certaines sont bien connues. Les colonisés, chez Salah Fellah comme chez Fanon sont les "damnés" qui n'ont "droit de cité qu'au purgatoire" (p. 96). Le système colonial est, chez Hocine Bouzaher, "la Bête" contre laquelle, "ensemble, nous luttons" (p. 198), et surtout, comme dans El Moudjahid, "l'hydre coloniale" qu'il s'agit de "terrasser" (p. 48). C'est pourquoi l'un des personnages des Cinq doigts du jour pourra prédire, à la suite de Dib dont la métaphore du titre de L'Incendie connaît ici une très grande fortune, "qu'une étincelle suffirait, un matin, pour embraser le pays" (p. 158). D'ailleurs, dans le même texte : "en prenant les armes, le peuple a pris la parole" (p. 116). Aussi peut-on prévoir qu'un jour, "le soleil éclatera de nouveau sur nos têtes" (p. 14), ce que réalise d'ailleurs "la lumière (du) juillet unique" (de l'Indépendance) dans Le Déchirement de Mohammed Chaïb, dont le "soleil ardent illuminera chaque foyer" (p. 95).

Ces images de lumière sont bien entendu opposées à toute une idéologie de l'ombre, de la "nuit coloniale". Pourtant l'ombre est également la chaude protection de l'espace maternel. Celle que préservent les murs de La Maison au bout des champs chez Ouahioune. C'est pourquoi le cliché de la "nuit coloniale" se trouve plutôt dans un discours purement idéologique. Les romans préfèrent opposer au soleil de l'indépendance dont le titre d'Ahmed Aroua annonce le lever, ou à son "printemps", la pluie, plus "littéraire" (Verlaine n'est pas loin, on le verra), qui semble bien baigner symboliquement la plupart des descriptions de la situation coloniale. Il pleut dans les six récits du roman de Bouzaher. Chez Mouhoub Bennour, la symbolique de la pluie s'associe d'ailleurs à celle de la saleté du ciel, avec toutes les connotations que ce mot entraîne (p. 177), cependant que Salah Fellah la compare à du crachin de Bretagne dévoilant ainsi quel est le véritable destinataire de son texte. Quoi qu'il en soit, ce fonctionnement métaphorique au service d'une signifiance idéologique va permettre aux signifiants idéologiques de s'accaparer la matérialité d'un réel que la métaphore leur livre, et dont elle évite une description précise. Métaphore et concept idéologique se rencontrent ainsi sur un terrain commun, où leur dialogue se fait en toute transparence et en toute gratuité, loin de la perturbation qu'entraînerait l'opacité irritante du réel :

La Révolution active et omniprésente s'infiltrait dans les citadelles ennemies pour les pourrir. L'étincelle allumée se répandait rapidement, rendant l'ennemi plus vulnérable moralement et physiquement (Les Barbelés de l'existence, p. 156).

Le champ métaphorique le plus riche est cependant celui de la mère-patrie, qui n'est pas propre non plus au discours nationaliste algérien, mais qui y institue comme ailleurs un rapport fort ambigu à l'Histoire. Ainsi Selma, mère réelle et amante fantasmée, est-elle la patrie désirée de La Maison au bout des champs. De même chez Bouzaher, Zhour n'existe qu'en tant que mère et veuve de patriotes, mais c'est bien pourquoi sa parole peut surgir, et fournir l'un des récits du roman, qui d'ailleurs les regroupe tous par une mise en spectacle de l'écriture elle-même dans la maison de Mma Ouarda du sixième récit.

Mais le plus souvent, c'est l'inverse qui a lieu. Certes, la mère, refuge des traditions, devient facilement l'allégorie de la patrie, mais la patrie devient lourdement la mère que le héros "lave de son sang fumant" dans l'exergue des Enfants des jours sombres de Mouhoub Bennour. Surtout, ce fonctionnement permet de développer une autre figure binaire lourdement signifiante, celle qui oppose l'Algérie vraie mère, à la France marâtre dont le lait nourricier est amer chez Salah Fellah (p. 28), et qui déçoit la tendresse qu'on lui porte, comme Mme Léon dans Les Conquérants au Parc rouge (p. 38).

Le fonctionnement métaphorique de ces récits idéologiques montre ainsi l'autonomie de son énonciation par rapport au lieu dont elle se veut la défense et illustration. La métaphore tourne le dos au projet signifiant même du discours dans lequel elle s'inscrit, et qu'elle irréalise. L'ivresse métaphorique, pour faire reconnaître sa parole, et non plus son objet, par la langue de l'Autre, a perdu son référent comme son projet idéologique.

 

Le fonctionnement métaphorique se transforme parfois en sa propre caricature. Chez Salah Fellah, par exemple, "le bacille de la guerre était monté jusqu'au ciel après avoir embrasé la terre devenue trop étroite" (p. 54), cependant que "l'acier français (...) allait combattre la chair algérienne" (p. 90). Le délire métaphorique se développe jusqu'à l'outrance lorsque la métaphore se met au service du cliché essentiel de l'idéologie, selon lequel le peuple est unanime, océan absorbant les résistants dans sa matière même, sans se rendre compte que ce cliché est déjà métaphorique, et que développer une métaphore sur une métaphore aboutit au non-sens. Ainsi des maquisards de Hocine Bouzaher s'aperçoivent qu'ils sont "une goutte dans l'océan du peuple" et commentent : "On ne peut pas fouetter une goutte parce qu'on ne peut pas assécher l'océan (...) : l'Algérie est unanime" (p. 111) !

Si de tels monuments de comique involontaire sont nombreux dans ces romans, la métaphore quasi obligatoire y fonctionne le plus souvent comme cliché, et à ce titre elle alourdit encore un procès de signification dont on a vu combien il est redondant. Ainsi, toute l'oeuvre d'Ahmed Aroua, qui a écrit également un essai sur "L'Islam à la croisée des chemins" [5] pourrait bien se réduire, y compris dans le fonctionnement diégétique du récit de Quand le soleil se lèvera, à l'illustration bien lourde du cliché générateur de la "génération au carrefour de deux mondes" (pp. 23 et 65, par exemple) : on a vu que le roman entier n'était que prétexte à des débats redondants autour de ce "thème" jamais véritablement renouvelé. De même, le roman de Bouzaher est une sorte d'illustration mécanique par ses six récits, du discours idéologique du "poème" qui les relie et en fournit la lecture "obligée". Or, ce poème-discours idéologique lisant les récits n'est lui-même qu'une succession de métaphores devenues clichés, et signifiant par leur redondance même, et surtout par leur reproduction du cliché bien connu : "Nous sommes la hampe du drapeau. Nous sommes le torrent. Rien n'arrête le torrent" (etc.).

Ainsi la métaphore idéologique produit non seulement des clichés de langage, mais surtout des clichés diégétiques, véritables actions métaphoriques à partir desquelles ces romans se construisent. Clichés diégétiques saturés d’idéologie, ces "faits" exemplaires ou ces "biographies" symboliques font souvent fi de la vraisemblance et superposent au référent une signification métaphorique par laquelle ils le transforment en mythe : celui-là même que l'idéologie réclame au récit pour fonder son propre fonctionnement métaphorique. Ainsi, chez Salah Fellah, les lycéens algériens sont-ils toujours plus forts en latin que leurs camarades français (p. 72) pour démontrer hors de propos la supériorité naturelle de celui qui est du côté de la justice. De la même façon, La Maison au bout des champs nous décrit la voie triomphale du "djoundi" qui gagne toutes les batailles à un contre deux cents (p. 149), car le bon droit rend invincible. La métaphore diégétique dans ce roman pousse d'ailleurs sa logique jusqu'à trahir son propre dessein de dénonciation des atrocités de la répression colonialiste, puisque "s'en prendre à une pauvre maison inoffensive [y] constitue la mesquinerie la plus abjecte dont pouvaient se rendre coupables des hommes qui se disaient guerriers" (p. 163).

L'essentiel de ces actions métaphoriques réside cependant dans les biographies symboliques de personnages secondaires dont il a déjà été question, et dont je soulignerai ici que le cliché est bien souvent importé lui aussi. Cliché chrétien de la rédemption, chez Salah Fellah par exemple : celle de Zina, l'ancienne prostituée (p. 173) ou de Mourad le lâche qui "trouve dans son sacrifice la gloire de l'éternité du héros" (pp. 165-167), contrairement à la logique révolutionnaire qui condamne de tels actes individuels. Ou encore cliché de l'enfant prodigue dans Les Conquérants au Parc rouge de Chabane Ouahioune, dans le portrait-récit saturé de moralisme inquiétant de M. Zerdani devenu Sardan qui.

avait commencé sa vie par se renier lui-même en adhérant au colonialisme (...). Il vivait en égoïste vain, retiré tel le rat de la fable dans son fromage de quiétude (...). Il éludait ses devoirs d'homme. Au déclin de sa vie, aux côtés d'une européenne redevenue pour lui étrangère et de filles rendues mauvaises par leur métissage, il payait sa trahison ancienne (p. 183).

Le traître est un des actants constitutifs d'une littérature de l'idéologie. Mais lorsque le traître devient l'enfant prodigue, le cliché se substitue à la nécessité diégétique : le récit est produit par la métaphore.

Ainsi, au lieu de transformer le cliché pour construire à partir de lui un écart signifiant, processus proposé parmi d'autres par Riffaterre pour caractériser la productivité littéraire, ces romans semblent bien être d'abord générés par ce que j'appellerai une tension vers l'accomplissement du cliché le plus connu, le plus redondant, comme si de bien répéter était le projet implicite majeur de leur écriture. Leur projet explicite de servilité face à un discours idéologique entraîne une servilité implicite par rapport aux modèles signifiants les plus éculés d'une rhétorique importée. Comme s'il fallait, dans cette rhétorique importée, choisir le cliché le plus lourd, pour que s'opère la reconnaissance d'un label de littérarité que seule cette rhétorique pourrait conférer. L'écriture que produit l'idéologie va bien ainsi en grande partie à contre-courant du but nationaliste affiché.

 

Paradoxalement, ce fonctionnement métaphorique en grande partie importé du récit idéologique va servir de signe de ralliement instituant dans l'écriture, sur un mode spéculaire, une sorte d'unanimité du dire métaphorique parallèle à l'unanimité mythique de la famille-nation ou de la famille-village que ce dire doit signifier.

C'est bien de cette écriture collective du peuple-famille que se réclame dans sa préface le roman de Bouzaher, dont tous les narrateurs successifs, "Houria et Omar, Saïd et Tahar, Zhour et Ali, appartiennent à une même famille. Ils sont nés, ils ont grandi, souffert et lutté sous le même soleil, sous le même ciel algérien". Unanimité mythique que souligne lourdement la narratrice française convertie à l'islam d'Une autre vie : "En parlant, je ne disais plus 'les algériens' mais 'nous'. Un tout petit mot qui, pourtant, signifiait beaucoup" (p. 123), laquelle pousse la négation de sa propre différence jusqu'à payer son loyer en France en dinars (p. 19 et 92) !

Lorsqu'il sert ainsi le mythe d'une unanimité de la nation ou de la patrie, le fonctionnement métaphorique de ces romans permet d'ignorer le réel au nom d'un symbolisme qui s'y est en quelque sorte substitué. Car le mythe de l'unanimité pouvait peut-être se justifier lorsque la guerre d'indépendance commandait de resserrer les rangs face à la négation de l'identité par l'Autre, mais il ne peut plus faire admettre que dans Les Conquérants au Parc rouge le paysan algérien obligé d'émigrer dix ans après l'Indépendance, pour des raisons économiques, soit celui-là même qui tient dès son arrivée en France le discours étatique le plus lénifiant, n'évitant même pas la formule devenue célèbre de l'Algérie qui "va de l'avant" [6] (p. 25-27), ou que dans le même roman un autre personnage affirme, contrairement à l'évidence non seulement politique, mais encore sociologique de l'Algérie actuelle, que la Djemaa, dont les romans de Mammeri, entre autres, nous ont montré la ruine irrémédiable face à la guerre, mais aussi à la modernité, est "redevenue le forum démocratique des hommes libres, comme dans l'ancien temps" (p. 173). Précisément, ce forum n'est-il pas celui, tout aussi mythique, qu'institue le fonctionnement métaphorique d'une littérature de semi-commande, laquelle, affirmant l'unanimité mythique de la famille que constituerait le peuple algérien, tourne le dos à la réalité historique tout en s'installant elle-même dans l'unanimité spéculaire d'une écriture tirant pourtant de l'étranger une grande partie de ses modèles scripturaux ? La métaphore permet ainsi un camouflage, aussi bien du référent que du lieu d'énonciation de cette écriture, pour signifier un double mythe d'unanimité : référentielle et scripturale.

Pourtant, la métaphore n'est pas la seule dimension de l'écriture de ces textes à développer tout en la camouflant l'ambiguïté du lieu de leur énonciation. Si la métaphore, conséquence d'une surdétermination idéologique, développe cette ambiguïté sur l'axe paradigmatique de ces récits, le réalisme scolaire dont ils ne se démarquent guère la développera, quant à lui, sur l'axe syntagmatique qu'on a déjà abordé avec les clichés diégétiques.

Le modèle réaliste scolaire

La plupart de ces romans s'inscrivent, d'abord, dans une tradition descriptive scolaire : celle de la "rédaction". Descriptions à travers le regard d'un enfant-prétexte, souvent personnage central observateur, comme Fouroulou Menrad dans Le Fils du pauvre, ou Omar dans La Grande Maison ou L'Incendie. L'historicité de la fiction ou de l'événement est ainsi bien souvent estompée par le statisme de "tableaux", de paysages hors du temps dont la description, abusant d'adjectifs "biens choisis" et de métaphores d'école, sert d'abord à asseoir la "littérarité" convenue d'une écriture à laquelle elle confère une label de reconnaissance.

Le paysage ainsi décrit est d'ailleurs le plus souvent la Kabylie chère à Feraoun ou Mammeri, et qui constitue pour Leila Aouchal un "tableau de maître" (p. 37) par son "panorama grandiose" que "c'est un plaisir sans cesse renouvelé de contempler, qu'il soit assombri et dénudé par l'hiver naissant ou qu'il soit enveloppé de la magie lumineuse du chaud soleil" (p. 55). Ailleurs, La Maison au bout des champs au toit "branlant" derrière son "rempart végétal" (p. 16), d'où l'on entend "les rumeurs du vent parmi les ramures" (p. 9) est un sujet de "rédaction" idéal pour le "fils du maître" kabyle à quoi se limite l'identité du narrateur de ce même roman (p. 16) : le modèle de "l'instituteur dévoué" [7] (6) n'est-il pas une des figures positives les plus fréquentes de ces romans ? C'est lui qui a appris à Mouhoub Bennour qu'un chapitre bien écrit devait s'ouvrir sur cette très belle description du printemps, au chapitre 9 des Enfants des jours sombres (p. 101), et qu'il faut, avant de narrer, décrire le village, "deux amas de cottages gris, aux tuiles rouges, s'agrippant aux flancs" de "collines verdoyantes" au-delà desquelles "le mur azuré de l'horizon se confondait avec le ciel bleu" (p. 8). La métaphore égaye ces descriptions appliquées : les nuages y forment "un troupeau", cependant qu' "au loin le mamelon qui supportait le village semblait se dresser, se gonfler et exhiber sans honte sa chéchia fanée et déchirée de profondes raies qui laissaient voir les fragments de sa tonsure, couleur de torrents en crue" (ibid., p. 117). L'imparfait itératif est d'ailleurs le temps verbal privilégié de ces évocations d'un monde immobile dans la répétition de ses gestes quotidiens.

Statiques, certes, ces descriptions ne sont pas toujours idylliques. Le réalisme scolaire, surtout lorsqu'il s'inscrit dans la perspective idéologique d'une dénonciation du colonialisme, s'attache souvent à la misère. Celle-ci, cependant, sera moins dénoncée en termes politiques qu'en termes moraux : ceux d'un misérabilisme le plus souvent conventionnel mais quasi obligatoire, que l'on trouve aussi bien dans le récit de l'enfance de Saddek (Les Barbelés de l'existence), que dans celui de l'enfance de Slimane (La Mante religieuse). Le misérabilisme de certains de ces récits peut être ainsi bien souvent décodé comme alibi : un "progressisme" affiché qui masque par l'effet pathétique et moralisant le statut idéologique non défini du discours scolaire normatif dont il procède.

 

Quel est, en effet, le lieu d'énonciation de ces textes, c'est-à-dire l'espace culturel dans lequel ils puisent leurs références et leur lisibilité ? Le discours scolaire qui les sous-tend est bien celui d'une culture importée qui continue à lui fournir ses références. Point, ici, de cette subversion systématique de la langue française et des références qu'elle véhicule que réclamait dans ces mêmes années l'équipe marocaine de Souffles [8]. Les références par rapport auxquelles se développent et dont se réclament ces romans sont extérieures, malgré le nationalisme proclamé. C'est bien ici que se manifeste le plus clairement l'ambiguïté majeure d'une écriture de conformité idéologique : comme l'idéologie dont elle procède, elle ne parvient pas à masquer l'hétérogénéité de l'origine de sa parole. Parole qui réclame sa caution du lieu même dont elle prétend démarquer son objet, et dont elle se rend prisonnière par l'ambiguïté d'un dire qui n'ose interroger sa propre histoire.

Bien souvent ce lieu d'énonciation est affiché sans vergogne. Par exemple, dans le jeu de citations placées en exergue des Barbelés de l'existence, qui se réclame de Péguy, Fanon et Césaire à la fois, triplet peut-être idéologiquement équilibré, mais où aucune référence algérienne ne figure. Le jeu de Yamina Mechakra avec ses références culturelles est aussi limpide, quoique moins directement idéologique, par exemple lorsque la narratrice de La Grotte éclatée "rumin(e) le nom de Ronsard qui effleura jadis (son) âme d'enfant close et l'entrouvrit comme une rose" (p. 48), ou nous entretient de ses souvenirs de lecture des Nourritures terrestres de Gide (p. 49). Il est déjà plus subtil lorsqu'elle joue avec la citation cachée et exhibée à la fois de Victor Hugo (p. 161 : "Tôt le matin, à l'heure où les furtifs voyageurs se mettront en route, j'irai vers toi, Arris"), de Rimbaud (p. 65 : "Kouider suivit, les mains dans ses poches trouées"), ou de Boris Vian (p. 118 : "je m'éveille dans l'écume des jours qui m'emportent").

La narrateur de La Mante religieuse, quant à lui, nous parle longuement, on l'a vu, de son enthousiasme pour Péguy à la suite de l'enseignement de "Monsieur Claude", ou de l'amour qu'il partage avec Malek Haddad pour Aix-en-Provence, et Paris où il croit reconnaître Verlaine (p. 41), et nous avoue même avoir découvert Dieu grâce à Solange la religieuse chrétienne (p. 98) [9] ! Là encore, la citation de La Fontaine cette fois affleure, lorsque Slimane jette la bougie du saint à la mort de sa soeur et s'écrie : "Adieu femme, chien, terrasse, médicament !" (p. 17) ! Jeu encore que celui de Chabane Ouahioune décrivant un des personnages des Conquérants au Parc rouge comme un "troubadour sans châtelaine" (p. 6), et commençant ce même roman par ce morceau de bravoure stylistique qu'est la reproduction sur cinq pages de la conversation argotique de "loubards" bien parisiens (pp. 8-13).

Hocine Bouzaher, qui ne s'était pas caché dans sa poésie de parodier Eluard [10], semble moins conscient à première vue de sa reprise obsédante d'une métaphore de Verlaine transformée en cliché par la consécration scolaire qu'opère le manuel le plus connu de nos "humanités" [11]. Toute création littéraire, comme on l'a déjà vu à la suite de Riffaterre, joue souvent sur le cliché, pour l'enrichir dans l'écart d'une formulation et/ou d'un contexte nouveau. Mais il s'agit ici d'un appauvrissement des deux vers bien connus de Verlaine, et l'on y devine la contamination d'un autre cliché littéraire de manuel : celui de la "tempête sous un crâne", titre métaphorique donné à un passage des Misérables de Victor Hugo par le même XIXème siècle de Lagarde et Michard ! Si à la page 21, "il pleut sur la ville, et il gronde dans mon coeur", la page 96 annonce d'abord "il pleut dans ma tête" avant de le développer en : "les gouttes de pluie martèlent mon crâne sans calmer la tempête". Dans le même texte, un cliché lamartinien, cette fois [12], ne gagne rien dans son triplement emphatique, et dans la nomination idéologique "votre pays" qui aplatit l'indistinct évocateur d'"un seul être" : "Votre pays vous manque et tout vous est étranger, son ciel vous manque et vous étouffez, son soleil vous manque et tout vous est obscurité" (p.47). D'ailleurs, les références françaises de Bouzaher ne sont pas que littéraires, par exemple lorsqu'il proclame : "impossible n'est pas algérien" (p. 47), ou lorsqu'il recopie tout simplement l'article du dictionnaire sur les différentes villes françaises que traverse l'un de ses personnages (p. 60 : Dijon, p. 75 : Lyon, p. 79 : Marseille).

Chez d'autres auteurs, le jeu est bien plus maladroit, surtout lorsque le cliché importé camoufle un manque dans l'expression de l'écrivain. Ainsi, pour Salah Fellah dont le héros, comme l'écriture de l'auteur, "ne savait plus à quel saint se vouer" (p. 68), Constantine est décrit à travers le cliché : "un site dantesque" (p. 7), cependant que les fermes des fellahs sont de "petits ranchs" (p. 11), et les gens du Sud des "bohémiens" (p. 77). Il faut dire qu'ici il y a de quoi se "creus[er] les méninges attendant le génial eurêka" (p. 57) lorsque rêver à sa cousine devient une "libido" (p. 79), cependant qu' "Aziz voulait reconnaître l'Autre, mais ne connaissait pas son Moi, encore moins son Ça, pis encore son Sur-moi" (p. 25). Ahmed Aroua prétend se livrer à une réflexion sur la spécificité de l'Islam face à la civilisation matérielle de l'Occident, mais il nomme le luth une "guitare" (p. 109), cependant que son maître à penser, le "professeur" [et non plus le cheikh] Madani [13] justifie l'islam par un raisonnement bien pascalien : "J'ai contemplé les merveilles innombrables du monde, et je leur ai comparé le néant de la prétention humaine" (p. 66). On pourrait ainsi multiplier les exemples, la palme de la maladresse dans la reproduction de clichés mal assimilés revenant certes à Leila Aouchal et à Mohamed Chaïb dont le héros, médecin, est "atteint par la grâce" (p. 194) et veut provoquer un avortement à l'aide d'un antibiotique (p. 161) cependant que son infirmière "se sentait frustrée" (p. 103) !

La parole de l'Autre, véhiculée le plus souvent par les clichés scolaires, est donc bien la référence scripturale essentielle, comme le lieu d'énonciation, avoué ou non, de l'écriture de ces récits dont la maladresse provient à la fois d'une non-maîtrise de ses modèles importés, et d'une absence de modèles propres : les modèles littéraires algériens reconnus sont en effet de préférence les plus fidèles eux aussi à l'archétype scolaire d'un réalisme humaniste de bon aloi. L'illustration littéraire des mots d'ordre de l'idéologie pèche donc par les mêmes travers que ceux de la formulation de l'idéologie elle-même, qui croyait recourir à ces textes pour combler la contradiction inhérente à ses propres modèles mythiques. Tant il est vrai qu'un discours littéraire de justification d'une idéologie ne peut que trahir dans l'acte même par lequel il prétend la camoufler, la béance du lieu d'énonciation dont cette idéologie ne veut pas dire le nom.

 

Le lieu idéologique et culturel de cette énonciation est celui de son destinataire. La description d'une spécificité algérienne au niveau du contenu de ces récits se fait à partir de modèles langagiers importés, certes, mais aussi en fonction d'une lecture extérieure. Car un discours de justification ainsi énoncé s'adresse à un regard qui est encore celui d'où viennent les modèles de l'énonciation. Ces romans n'éviteront donc pas la description ethnographique dans laquelle s'est constitué le roman maghrébin de langue française, dont ils reproduisent ainsi le processus fondateur et l'anachronisme.

Les écrivains traités dans le présent article sont souvent ceux-là même qui, tels Salah Fellah, reprochent à la littérature algérienne de langue française de "faire le jeu du colonialisme", précisément par l'ambiguïté de l'écriture ethnographique de la "génération de 1952" à quoi ils la réduisent. Or, Les Barbelés de l'existence ne manque pas de nous décrire, par exemple, les costumes traditionnels (p. 17), ou, de façon plus détaillée encore, les diverses conserves (farine, couscous, viande, tomates, olives) entreposées dans la maison (pp. 66-67). Leila Aouchal nous décrit la cueillette des olives (pp. 48-49) avec laquelle Feraoun et Mammeri nous avaient familiarisés. Ahmed Aroua nous décrit longuement un mariage (pp. 106-107), ou encore l'intérieur de la maison constantinoise traditionnelle (pp. 120-121). Le projet ethnographique est si impératif dans La Maison au bout des champs que Chabane Ouahioune n'y hésite pas à interrompre le récit crucial de la torture de Selma pour nous dire longuement comment, et selon quels rites séculaires, sa maison avait été construite (pp. 127-129). Mais les véritables bucoliques kabyles nous sont proposées par Mouhoub Bennour, qui nous explique avec précision, par le truchement d'un de ses personnages, comment on fabrique le "smekh" ou ce qu'est "atagine" (pp. 21-22), consacre un chapitre entier à la description de la maison des femmes, du labour, des différents âges et de leurs travaux, et de la naissance d'un chevreau (chap. 3, pp. 25-36), ou un autre à celle d'une fête (chap. 5, pp. 55-62), et partie d'un autre encore aux moissons et au battage du blé (pp. 181-184).

Toutes ces descriptions reposent bien souvent sur le cliché propre à tout "roman champêtre" du rapport sexualisé du paysan à sa terre, ou sur la nostalgie d'un temps itératif et cyclique d'avant l'irruption de l'Histoire, dépeint comme une sorte d'âge d'or, autre mythe constitutif d'un archétype du roman champêtre qui n'a rien de spécifiquement algérien, mais qui superpose ses clichés culturels à une réalité qui sera ainsi décrite à travers la lecture qu'ils imposent. Et c'est bien cette lecture, à travers des clichés culturels "universels", qui constituera le pôle du Même depuis lequel la réalité décrite, d'autant plus distanciée que le lecteur algérien moyen la déprécie alors que le lecteur "occidental" la recherche à cause de son "étrangeté", apparaîtra comme "l'Autre", comme l'objet de sa description par un langage dont la maîtrise, par définition, lui échappe.

Ces dires de la clôture qui s'adressent éperdument à l'ailleurs...

Ces romans, par la convention non maîtrisée de modèles narratifs et descriptifs appris qui sont ceux d'un réalisme anachronique, manifestent bien, ainsi, l'ambiguïté du lieu d'énonciation de leur discours. Ambiguïté dont on peut se demander si elle n'est pas inhérente à toute idéologie de la clôture sur soi dans le refus de la différence. Quoiqu'il en soit, une littérature qui n'assume pas son lieu d'énonciation dans l'articulation de son écriture par rapport à ses modèles implicites, ne peut remplir le rôle mythique de nomination d'un lieu emblématique que lui conférait l'idéologie.

Malgré leur prétention à contrecarrer "l'impérialisme culturel", les romans algériens publiés sur le sol national par la grande maison d'édition d'Etat sont donc doublement sous tutelle. Tutelle d'une idéologie qui réclame d'eux la définition de l'Identique sans se rendre compte qu'elle sollicite cette définition d'un langage hérité. Le jeu métaphorique redondant par lequel ces textes s'acquittent de la "commande" implicite à laquelle ils croient répondre trahit en fait un modèle scolaire français. Or qui ne voit que ce jeu métaphorique est aussi l'emblème majeur de l'idéologie anti-impérialiste par rapport à laquelle cette écriture fonctionne comme une allégeance ? Dès lors, le projet lui-même de clôture du champ idéologique dans le refus de la différence trahit la contradiction par laquelle il produit sa parole. Le refus de l'Autre se fonde dans un désir éperdu de reconnaissance par cet Autre violenté et sollicité.

Aussi ces dires de la clôture qui s'adressent éperdument à l'ailleurs ne peuvent-ils que se figer autour de modèles scolaires dont ils attendent en vain une reconnaissance littéraire. Car ces modèles n'existent plus que dans le désir de reconnaissance qui en exhibe les signes comme des oripeaux d'un autre temps. La reconnaissance littéraire ne peut fonctionner que dans cet entrecroisement assumé d'itinéraires du dire qu'est nécessairement toute écriture. C'est pourquoi la tutelle littéraire que laissent voir ces textes me semble être en partie le fruit de leur programme de ralliement, de fixité. Leur refus de l'altérité se nourrit à cette altérité même. [14].

Charles Bonn.

Les 12 textes décrits (tous publiés à Alger, à la SNED)

L'ordre est chronologique.

1967.

FELLAH, Salah.

Les Barbelés de l'existence.

1967.

BOUZAHER, Hocine.

Les cinq Doigts du jour.

1969.

AROUA, Ahmed.

Quand le Soleil se lèvera.

1970.

AOUCHAL, Leïla.

Une autre Vie.

1973.

AKKACHE, Ahmed.

L'Evasion.

1976.

ALI-KHODJA, Jamel.

La Mante religieuse.

1978.

MIMOUNI, Rachid.

Le Printemps n'en sera que plus beau.

1979.

OUAHIOUNE, Chabane.

La Maison au bout des champs.

1979.

MECHAKRA, Yasmina.

La Grotte éclatée.

1980.

OUAHIOUNE, Chabane.

Les Conquérants au Parc Rouge.

1980.

BENNOUR, Mouhoub.

Les Enfants des jours sombres.

1980.

CHAIB, Mohammed.

Le Déchirement.

 



[1] Société Nationale d'Edition et de Diffusion, monopole d'Etat appelé ensuite Editions Nationales Algériennes, dans une de ces nombreuses "restructurations" qui caractérisent bien souvent ce type d'entreprises.

[2] Paris, Robert Laffont, 1982.

[3] Chez Stock.

[4] BONN (Charles), La littérature algérienne et ses lectures. Imaginaire et Discours d'idées. Sherbrooke (Canada), 1974, 251 p., pp. 155-215.

[5] AROUA (Ahmed), L'Islam à la croisée des chemins. Alger, S.N.E.D., 1969.

[6] La formule est prêtée à Ahmed Kaïd, secrétaire général à l'époque du parti FLN, affirmant dans un discours : "Il y a dix ans, l'Algérie était face à l'abîme. Depuis, elle a fait un pas en avant !".

[7] Les Cinq doigts du jour, op. cit., p. 214.

[8] Revue dirigée par Abdellatif Laâbi qui fut le lieu, au début des années 70 et jusqu'à l'arrestation de son directeur, de la plus grande stimulation littéraire et politique qu'ait connu la scène intellectuelle maghrébine à cette époque.

[9] On se demande dans ces conditions si l'auteur est conscient de l'association phonique que semble suggérer le titre La Mante religieuse avec "l'Amante religieuse" ?

[10] "Isticmar", dans Des Voix dans la Casbah, Paris, 1960, était sous-titré : "A la manière de Paul Eluard". Eluard dont ce poème imitait "Liberté". Le même texte est repris affadi dans Les Cinq doigts du jour en : "Mon peuple (...) L'auteur écrit ton nom sur son cœur."

[11] "Il pleure dans mon coeur / Comme il pleut sur la ville" (Romances sans paroles). Il s'agit là encore d'un "classique" de l'enseignement secondaire français, que l'on retrouve dans le XIXe siècle de Lagarde et Michard, p. 509.

[12] "Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !" (L'Isolement est reproduit dans le XIXe siècle de Lagarde et Michard, p. 95.

[13] Si le nom n'était pas aussi courant, on pourrait voir là une prémonition du principal leader des islamistes quelques années plus tard !

[14] On a repris pour cet article un certain nombre d'analyses de détail déjà développées dans les chapitres 5 et 6 de Le Roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ? Paris, L'Harmattan, 1985, 365 p.