Charles BONN
Lecture présente de Mohammed Dib
Alger, ENAL, 1988, 273 p

Table des matières du livre entier (Cliquez sur le titre du chapitre pour l’ouvrir) :

INTRODUCTION.

CHAPITRE 1. Le dépassement du réalisme dans L'Incendie (1954) et Qui se souvient de la mer (1962).

CHAPITRE 2. « Traverser un à un tous les masques du langage » : La Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1971) et Le Maître de Chasse (1973).

CHAPITRE 3. La rive sauvage : Cours sur la rive sauvage (1964), Habel (1977) et Les Terrasses d’Orsol (1985).

CONCLUSION et BIBLIOGRAPHIE.

 

Page d’accueil du site Limag (Littératures du Maghreb).

CHAPITRE 3
La rive sauvage :
Cours sur la rive sauvage (1964), Habel (1977) et Les Terrasses d’Orsol (1985)

INTRODUCTION.. 3.

A) COURS SUR LA RIVE SAUVAGE,OU LA QUÊTE ORPHIQUE D'UN LIEU SANS REPONSE  5.

DEPASSEMENT DU TRAGIQUE DANS UNE LIBERATION DE L'AMBIGUITE  6.

SPA TIALITE AMBIGUE D'UNE QUETE-PAROLE. 9.

LA SÉPARATION.. 12.

« L'EXIL QUI RAPPROCHE ». 17.

LE DÉSIR ET L'ABSENCE : LA RIVE SAUVAGE. 20.

B) HABEL,OU L'ÉCRITURE DANS LA LIMITE. 24.

LA PAROLE QUI SEPARE. 24.

LA FASCINATION DE LILY.. 31.

LA TRANSPARENCE DE HABEL. 35.

LA PAROLE-ACCUEIL DE LA LIMITE. 41.

C) LES TERRASSES D'ORSOL, OU LE DIRE DE LA STUPEUR.. 44.

RUPTURE OU CONTINUITÉ ?. 44.

REVERSIBILITE. 49.

L'AMBIGUITE TRAGIQUE. 54.

LE SIMULACRE ET L'INAVOUABLE. 57.

LE DIRE ET LA STUPEUR. 61.


INTRODUCTION

L'écriture fait partie de la Cité, où elle est née et à laquelle elle participe alors même qu'elle cherche à en transgresser la clôture. La quête des Mendiants de Dieu est condamnée comme l'est tout désir de connaissance, dans la mesure où ce désir lui-même n'est qu'une catégorie d'un langage citadin. L'écriture est donc elle-même un espace tragique, car elle est suspendue au-dessus du vide – absence du langage comme du sens – d'où elle doit nécessairement procéder si elle veut accéder à l'essentiel.

Un seul pilier dorique
Sépare le vide
Et le poète.

disait déjà en 1947 le poème «Véga» [1] : ce vide, cette bouche d'ombre, cet autre côté de l'écriture comme de toute parole n'ont cessé depuis de hanter Mohammed Dib, pour qui l'écriture est tou­jours un face à face avec un effroi bien plus grand que celui de la mort. La mort est finalement plus douce, car au moins elle a un nom.

C'est vers cet « autre côté » que nous menait « Véga » dès 1947 et que nous mène dans l’œuvre romanesque Cours sur la rive sau­vage en 1964. On l'avait cependant trouvé dans Qui se souvient de la mer, et on le retrouve dans La Danse du Roi et Le Maître de Chasse. Mais Cours sur la rive sauvage pour la première fois supprime entre cet effroi et nous les parapets commodes d'un ancrage référentiel. Même suppression aussi dans Les Terrasses d'Orsol : ces deux romans sont bien un vivant défi à toute critique dénotative, car la reconnaissance des villes réelles y est plus qu'aléatoire. Quant au sens, ces deux romans ne sont-ils pas d'abord la manifestation de sa vacuité, de son dérisoire ?

Pour ce qui est de Habel, on verra qu'il va plus loin encore dans ce qu'on pourrait appeler un pied de nez à la lecture dénotative, puisqu'il permet de reconnaître en son personnage un émigré à Paris, et d'en relier la lecture à tous les dires idéologiques que l'actualité récente a fait fleurir sur ce thème. Et pourtant cette lecture possible est le piège le plus manifeste, puisqu'elle porte à manquer de façon évi­dente l'essentiel du roman, qui n'a que faire de ce faux ancrage référentiel, même s'il peut aussi être lu en partie dans ce sens. D'ailleurs l'émigration n'est-elle pas, ici, une des variantes de l'exil de nature de toute écriture en cette « ville des limites » hors de laquelle il n'y a pas à proprement parler de parole ?

Le piège ainsi mis en évidence est celui de tout langage, de « cette tragique malédiction qui nous fait dire ceci quand nous pen­sons cela », de cette violence au réel qu'est l'acte même d'énoncer un sens. L'écriture comme toute parole ne vivrait-elle, comme le dit aussi Blanchot, que de la mort de son projet signifiant, comme de celle de son énonciateur ? C'est en tout cas une lecture possible de la fin de chacun des trois romans qui vont être décrits dans ce dernier chapitre.


A) COURS SUR LA RIVE SAUVAGE,OU LA QUÊTE ORPHIQUE D'UN LIEU SANS REPONSE [2]

Publié deux ans après Qui se souvient de la mer, Cours sur la rive sauvage peut en grande partie en être considéré comme la suite, dans une description des espaces symboliques. Qui se souvient de la mer aboutissait au passage du narrateur dans un « autre côté » du réel apparent : la ville du sous-sol et la souvenance de la mer. Cours sur la rive sauvage, dont l'écriture est la plus manifestement oni­rique de toutes celles des romans de Dib, est bien en partie une des­cription ésotérique de cet « autre côté », une quête de signifiances nouvelles. Et pour une approche d'historien de la littérature, il s'agissait de la plus éclatante illustration de cette liberté d'être lui­-même rendue à l'écrivain par l'Indépendance, et qu'il revendiquait à propos de Qui se souvient de la mer.

Est-ce une raison cependant pour approcher Cours sur la rive sauvage comme un texte isolé dans l’œuvre de l'écrivain, du fait d'une écriture plus « hermétique » encore que celle de Qui se sou­vient de la mer, et surtout pour nier au texte de 1964 l'historicité qu'on concède à celui de 1962 ? On verra plus loin que Cours sur la rive sauvage se prête fort bien – entre autres lectures – à une lec­ture politique en continuité évidente avec celle qu'on a pu faire de Qui se souvient de la mer. Mais une telle lecture suppose que l'on dépasse l'opposition simpliste des histoires littéraires entre l'indivi­dualisme qui serait a-temporel d'une littérature « fantastique » et « psychologique » (curieusement associée...) et l'« engagement » d'une littérature « réaliste » inscrite dans l'historicité de la grande voix collective du peuple... Opposition qui va de pair, d'ailleurs, avec une lecture de déchiffrement du « sens » des « symboles » du roman, pris isolément le plus souvent. C'est-à-dire avec ce que j'appellerai une « traduction » de la complexité apparente d'une écriture dans le langage « clair » du sens un : une réduction à l'uni­voque dans une lecture paradigmatique des images et symboles, non replacés sur l'axe syntagmatique d'un texte. Et, de fait, ce « déchif­frement », s'il donne illusion d'avoir « compris » le texte, le manque.

Cours sur la rive sauvage récuse triplement la réduction à un sens. On verra en effet qu'il s'agit essentiellement d'une interroga­tion sur l'écriture, sa spatialité, ses pouvoirs et son lieu. Que cette écriture-parcours, de plus, vit et produit par l'ambiguïté, laquelle récuse, par définition, le déchiffrement univoque. Mais de plus, si l'écriture ici représentée en son ambiguïté est à la quête d'un lieu du sens, dans la « ville-nova » et par l'amour, cette quête va déboucher sur un sens absent comme sur un lieu sans réponse. C'est bien le déchiffrement, lequel suppose un lieu du sens, qui est ici nié dans la mise en spectacle d'une quête initiatique. Ultime ambiguïté, ultime absence de lieu. L'ambiguïté ne désigne plus un sens autre, mais bel et bien l'absence du sens dans cet autre côté où pourtant l'écriture a élu domicile – pour sa propre perte ?

DEPASSEMENT DU TRAGIQUE DANS UNE LIBERATION DE L'AMBIGUITE

Cours sur la rive sauvage prolonge la réflexion sur l'écriture de Qui se souvient de la mer, mais la radicalise en une interrogation sur le lieu ultime de l'écriture comme de l'amour, qui sera la préoccu­pation majeure, on l'a vu, des romans ultérieurs de Dib, dont Les Terrasses d'Orsol est provisoirement l'aboutissement.

Cependant, cette interrogation sur le lieu ultime de l'écriture comme de l'amour n'était pas séparable, par exemple dans Le Maître de Chasse, d'une ambivalence tragique, que l'on avait déjà mise en lumière dans Qui se souvient de la mer. Or, dans Cours sur la rive sauvage, cette ambiguïté fondamentale de la signification pourra d'autant mieux désigner l'absence ultime du sens, qu'elle se sera progressivement dégagée du tragique qui, dans Qui se souvient de la mer, comme dans Le Maître de Chasse, manifestait le lieu ultime – ou son absence – comme un envers.

Cours sur la rive sauvage sera en grande partie le voyage auto­nome de l'ambiguïté même, qui ne sera plus produite par le retour­nement de la parodie tragique que développe Le Maître de Chasse. L'ambiguïté, ici, se dessine d'elle-même : non plus endroit et envers d'un lieu de parole, mais création d'un espace du sens ambigu. Espace qui semble presque créé par la parole d'exploration au fur et à mesure de son déroulement, jusqu'au lieu ultime où le sens, pas plus que l'amour, ne seront donnés : pouvaient-ils l'être dans ce lieu hypothétique d'une parole dont le propre est bien de récuser toute réponse ultime ?

* *
*

Cours sur la rive sauvage est d'abord la parole du silence ultime de Qui se souvient de la mer. Il existe par la sortie de l'Histoire comme du lieu que manifestaient la rupture de la fin du roman pré­cédent, et la « souvenance » sur quoi elle débouche. Les rappels même de la mémoire qu'on y trouve, surtout dans les quatre pre­miers chapitres, dessinent l'ambiguïté particulière d'une intertex­tualité entre les deux romans, comme entre le tragique du premier et l'ambiguïté libérée du second.

Cours sur la rive sauvage se présente bien souvent – c'est le propre de son itinéraire initiatique – comme une entreprise de déchiffrement. Déchiffrement de la ville-nova qui frappe par sa perfection, et qu'« il faut explorer pourtant » (p.51). C'est bien ce déchiffrement qu'annonçait la fin de Qui se souvient de la mer (p.185 : « Il me faut étudier de près les structures de la ville du sous-sol»), et le parallèle semble s'imposer d'emblée entre la cité nova et cette ville du sous-sol : ne révèlent-elles pas l'une de l'autre la même perfection, et ne sont-elles pas l'une et l'autre réservées à qui a satisfait aux épreuves du parcours initiatique, et qui est passé dans cet autre côté du réel commun qu'elles représentent, laissant derrière soi les témoins pétrifiés ? Or, ce passage de l'autre côté est précédé dans les deux romans par l'abandon d'un espace commun, d'une ville doublement binaire, car d'une part « notre métropole » y est d'abord, dans les deux romans, « en grande partie démante­lée » par « l'autre », la ville étrangère (p.24), « la ville fouisseuse » (p.28), qui ressemble à s'y méprendre, dans le deuxième roman, à la ville des nouvelles constructions dans le premier. Mais d'autre part, cette antique cité ainsi détruite avant d'être abandonnée dessine une double temporalité, grâce à l'irruption des souvenirs d'enfance dont l'abandon précède la mort de la ville, et qui nous rappellent de toute évidence ce que j'avais appelé le « récit de l'ancien temps ».

Pourtant, cette opposition spatiale et temporelle apparemment simple va se trouver ici subvertie, essentiellement par l'utilisation homonymique volontaire de la même expression « l'autre ville », pour la ville étrangère, et la ville-nova (pp.24-25), qui sont pourtant les deux opposés rigoureux d'un discours idéologique de la décolo­nisation. Cette homonymie dégage une double ambiguïté : double sens du terme lui-même, dont chacune des deux villes qu'il désigne participe bien de manière identique à la destruction de l'antique cité ; mais aussi substitution d'un autre dualisme (antique cité VS ville étrangère et ville-nova) au dualisme simpliste du discours idéo­logique de commémoration (qui serait ici ville étrangère VS ville­-nova), et rupture de ce fait du sens univoque du discours idéolo­gique.

Il y a donc un deuxième niveau d'ambiguïté dans la rencontre de deux paroles. Or, cette rencontre ne va pas seulement se faire entre le texte de Cours sur la rive sauvage et le discours idéologique, mais également entre ce texte et celui du roman précédent, toujours au niveau du partage en deux de l'espace et du temps : « les flammes de la mer » (ambiguïté en soi dans la réunion des con­traires, on y reviendra) vont être ici associées, non pas à la destruc­tion de la ville du récit actuel de Qui se souvient de la mer, mais à la perte de l'enfance, et du récit de l'ancien temps (p.10 : « Les ombres surgies d'une ancienne cité [c'est-à-dire la vision d'enfance qui pré­cède] s'estompèrent ; elles ne laissèrent que les flammes de la mer danser devant mes yeux »). Le tragique qu'on avait dégagé de l'opposition de ces deux récits dans le premier roman va donc être subverti par l'ambiguïté du second, laquelle se développe dans ce jeu intertextuel même.

Et c'est pourquoi l'envers que représentait la ville du sous-sol devient ici un non-lieu : un lieu qui ne se définit même plus par son contraire, une absence de sens, autre modalité de l'ambiguïté [3]. « Là où nous nous trouvions, ce n'était nulle part » (p.35) : ce n'est même plus le lieu d'une souvenance. D'ailleurs, la vague destruc­trice de Qui se souvient de la mer n'est pas venue, et si cataclysme il y a dans Cours sur la rive sauvage, il sera provoqué, comme on le verra, par une parole d'Iven Zohar au chapitre 2. Le rapport entre les choses et les mots (ou la souvenance, en quoi on avait vu la modalité ultime de la parole) s'inverse : autre jeu intertextuel d'ambiguïté, cependant que la solitude du narrateur passant dans la ville du sous-sol alors qu'il n'a pas rejoint Nafissa se renverse ici en un départ à deux avec Radia, le jour de leur mariage dans la ville envahie par des vagues qui pourtant ne la détruisent pas. Ce couple Iven Zohar-Radia (ou Hellé) qui va sous-tendre toute la quête du sens n'est-il pas déjà la manifestation que la quête est au moins double, dans l'ambiguïté du langage qui la matérialise ?

* *
*

Sont donc ambigus les événements eux-mêmes. Et d'abord ce bien curieux mariage où tout va commencer, et qui est perçu par les invités comme un enterrement. Or, il est bien le moment du cataclysme tout en étant celui de la fête. Début, par le cataclysme, de la quête à partir d'un non-lieu, il peut être lu aussi, par ailleurs, comme la retrouvaille nationale et le grand saut dans le vide que représente l'Indépendance : cette ville-nova où le narrateur arrivera avec toute une foule à la fin du chapitre 4, mais pour aller aussitôt au-delà de ce répit souhaité, alors qu'aux deux premiers chapitres les témoins se pétrifient, et donc se séparent de ce même narrateur par la lecture inverse qu'ils font de la fête. D'ailleurs, la ville-nova elle-même qu'on ne quitte que pour mieux la rejoindre, mais la perdre dans le moment même où on la rejoint définitivement, n'est­-elle pas toute entière ambiguïté et foisonnement du sens, tout comme elle est également perte de ce sens multiple à mesure qu'il semble déchiffré ?

Or, cette ville-nova est, entre autres sens, Radia, ou Hellé, qui sont également les doubles, extérieur ou intérieur, du narrateur lui-­même, et ne sont deux que pour être la même. Dédoublement de la femme aimée objet d'amour et but de la quête de connaissance, que l'on trouvait déjà lorsque, dans Qui se souvient de la mer, une autre femme que Nafissa se glissait impérieusement dans le lit du narra­teur, et qu'on retrouvera entre Sabine et Lily dans Habel. Dédou­blement qui dessine « une équivoque si inexorable » (p.102), c'est­-à-dire une ambiguïté fondamentale de l'amour délivreur de sens.

Ambiguïté derrière laquelle on se hasardera (imprudemment ?) à découvrir entre autres sens déceptifs une opposition­-complémentarité entre signifiant et signifié (ce qui est en question est donc bien le langage, et non plus seulement sa mise en situation dans un jeu tragique sur l'endroit et l'envers), qui englobe l'inter­textualité des deux romans, et qu'on pourrait schématiser comme suit :

 

Signifiant

>

Signifié

 Radia

>

Hellé

 Nafissa

>

l’étrangère

la ville du sous-sol

>

la mer

Cours sur la rive sauvage

>

Qui se souvient de la mer ?

.

Schéma dans lequel l'ambiguïté se trouve certes dans l'opposi­tion elle-même, mais surtout dans le développement du pôle du signifié, où Hellé est à la fois «l'autre » et le « moi intérieur », tout comme l'étrangère de Qui se souvient de la mer vit à l'intérieur même du narrateur, cependant que la mer extériorité radicale, est en même temps intériorisée par la souvenance tout comme par le silence ultime de ce premier roman.

Enfin, ce jeu de renvois à Qui se souvient de la mer qu' on vient de développer dans Cours sur la rive sauvage fait en partie signifier le premier roman par le second dans l'instant même où le second substitue au renversement tragique que signifie-désigne encore le langage dans le premier roman, l'autonomie de l'ambiguïté de son propre signifiant, signifiant et non-lieu à la fois que devient Cours sur la rive sauvage de ce fait.

SPA TIALITE AMBIGUE D'UNE QUETE-PAROLE

Cependant, l'ambiguïté majeure est celle d'une quête, à la fois déplacement spatial et déploiement d'une parole qui se signifie elle­-même en matérialisant son espace dans ce déplacement orphique.

Ici, l'espace est parole. La ville dicte les pensées (p.64), les­quelles « dérivaient en même temps que la ville. Elles s'enroulaient ensemble, elles m'enlaçaient de leurs murs » (p.38). « L'espace avait proféré et répercuté ces mots autour de nous » (p.29) : lan­gage et espace se confondent. L'espace ne se contente pas d'être à déchiffrer : il est lui-même producteur de mots. De même, le dépla­cement d'Iven Zohar n'est pas seulement déchiffrement de l'espace qu'il traverse : il est en lui-même son propre sens, qu'il s'agit de préserver du sens parasite des takas et de « la diabolique escorte de la ville, attachée à mes pas comme une ombre », en acquérant « un mouvement qui me soit propre » (p.132).

Mais inversement, c'est la parole qui provoque le mouvement, comme elle suscite l'espace. Ainsi, ce nom « Hellé » prononcé au hasard au chapitre 2, et qui provoque l'effondrement de l'espace et le début de la quête. Quête ambiguë d'un sens-lumière qui est pour­tant contenu, comme Hellé elle-même, dans l'être et le nom du quê­teur. Car Iven Zohar, selon l'étymologie arabe, peut être le fils de la lumière [4], mais son nom évoque aussi, en écho, le livre de la Kab­bale juive. Personnage, il est de ce fait aussi le livre même. Llivre­-écriture sacrée qui donne le sens, mais aussi livre du roman qui le fait exister comme personnage : Cours sur la rive sauvage. Iven Zohar est donc à la fois celui qui déchiffre et celui qui produit l'espace, dans une parole à la première personne qui est à la fois récit d'un déplacement dans des espaces énigmatiques, et produc­tion de ces espaces comme du déplacement par la parole de lumière du narrateur. La nomination crée l'objet et l'espace de son déchif­frement, comme le déchiffrement même, tout en l'étant.

C’est pourquoi l'espace est l'ambiguïté même de la parole­itinéraire comme du sens. Ainsi, la ville-nova, détentrice d'un sens déceptif, est elle-même à la fois atteinte et à atteindre. A la fin du chapitre 4, elle accourt sur le narrateur et la foule de ses compa­gnons, « dans un mouvement de ressac » qui nous permet d'en dégager le sens politique grâce à Qui se souvient de la mer. Et « après avoir », comme la mer du roman précédent (mais précisé­ment, ce n'est pas la mer...), « éliminé jusqu'au dernier grain de poussière de notre antique cité », elle devient alors pour tous « un havre, un lieu de répit » (p.36). Cependant, elle reste à atteindre à travers le labyrinthe qu'elle est et qui y mène à la fois, au chapitre suivant, à la fin duquel le narrateur est déposé devant la ville (p.49), qu'il peut ainsi inspecter de l'extérieur tout en étant aussitôt repris à l'intérieur d'elle, n'en voyant plus que son côté interne (p.50). Tout le roman cependant restera l'itinéraire du narrateur pour la retrouver, et finalement ne trouver que le rire fou de Hellé se réper­cutant d'un bord à l'autre du monde (p.159) : lieu et sens enfin rejoints et aussitôt – et définitivement ? – évanouis.

Un lieu matérialise peut-être plus que d'autres cette ambiguïté spatiale du sens-ville-nova : c'est le croisement soudain surélevé d'un très grand nombre d'artères où le sens apparaîtra en même temps qu'il sera refusé par le quêteur, lequel le trouvera ensuite en croyant l'avoir fui (pp.68-70). Or, ce croisement sera le lieu obsé­dant de Habel treize ans plus tard, et il peut être mis en rapport avec la répétition de tels lieux de la limite dans l'ensemble de l’œuvre romanesque de Dib depuis L'Incendie [5]. Le « lieu de la limite » est bien chez Dib cette « rive sauvage » sur laquelle ne cesse de courir l'écrivain, spatialisation, cette fois du projet même de l'écriture comme de la quête. Ce lieu entouré par le vide comme par tous les possibles, n'est-il pas le lieu d'où l'écriture se produit et se dissout à la fois ?

D'ailleurs, la quête d'Iven Zohar, et l'écriture qui la sous-tend comme elle-même la sous-tend, ne sont pas les seules spatialisations de paroles, ici. Ce sont bel et bien les paroles culturelles, ou plutôt ce qu'ailleurs j'ai défini comme discours, qui trouvent ici un signifiant spatial. Ce qui permet à la quête d'Iven Zohar d'y pénétrer ou de les traverser, c'est-à-dire de matérialiser véritablement leur existence close, mais en même temps leur parodie, de discours. Nouvelle ambiguïté, puisque le discours idéologique récuse la spatialité de sa propre parole, pour ne considérer l'espace que comme objet de la maîtrise unique qu'y exercerait le sens. Dans le discours idéolo­gique, dans le discours du sens, le concept est transparent. Il désigne l'espace-objet au sujet de l'énonciation, il ne peut être objet lui­-même. Fausse transparence du procès signifiant que soulignait déjà l'épisode des paroles gelées chez Rabelais, et que tout le présent travail a cherché à dénoncer.

Or, ce sont bien des paroles gelées – ici, des concepts culturels pétrifiés – que l'on peut voir dans les débris anatomiques aux « lignes si parfaites qu'ils paraissent avoir appartenu à des divini­tés », qu'Iven Zohar ramasse sur la plage au chapitre 10 (pp.85-86), ou encore dans ces « corps de pierre démis », « ces ossements de constructions éclatées » semblant « avoir appartenu à des temples », que lui révèle sa descente dans les profondeurs de la ville d'exil du chapitre 14 (p.135) et même dans les statues qui parsèment le « désordre babylonien » de la ville-nova comme des mots, « ces figures sont indubitablement les répliques ou les reflets d'autres choses. Peut-être de simples simulacres suscités pour la fascination des irtrus » (p.58). Mais comme les mots, et comme les symboles, ils ne peuvent être lus séparément, car il s'agit de trouver une signi­fication dans leur ordonnance que seule livrerait une traduction : « ces parois, ces sapes, proclament un maître-sens. [...] – toujours hors d'atteinte, et d'une manière particulière, comme s'il fallait aller en chercher la clé ailleurs» (p.53).

* *
*

Ainsi, l'espace est langage, mais ces langages sont le plus sou­vent vides de sens pour qui n'en a pas la clé : autre métaphore spa­tiale. Le texte soulignera en particulier le langage parodique de la ville la plus étrangère : la ville des limites du chapitre 14, qui est cependant, dans un retournement du miroir sur lequel on reviendra, celle où le sens va commencer à se donner par la séparation du quê­teur dans ses paradigmes constitutifs, l'homme de pierre, l'homme d'eau et l'homme de vent (pp.136-137).

Car cette ville est à la fois dévastée, béante, et enchantement (p.134). Elle est le lieu des signifiants sans référents identifiables, « devantures pour des magasins où tout était fictif : produits, objets et clients » (pp.121-122) : signes vides dont la gratuité va se retrouver dans le nom même de ses occupants, les « takas », l'« altirostre », comme de ses « édifices en forme de ziggurats » (p.127). Noms dont une dénotation naïve va chercher le sens occulte sans voir qu'ils désignent d'abord leur propre gratuité, c'est-à-dire l'étrangeté du langage d'une ville d'exil, à travers leur propre absence de signification. Car les takas sont d'abord des mots, et ensemble, ils constituent une parodie de langage, dans la mesure où ce langage, comme bien d'autres parmi ceux que traverse Iven Zohar, s'est séparé du réel, a perdu son sens. Aussi,comme tout langage se désigne-t-il d'abord lui-même. C'est bien pourquoi les takas «vagissaient      [...],     sanglotaient tragiquement »       (p.132) : l'émotion qu'ils parodient est tout simplement sans objet, pur simulacre. Et ce simulacre nous apparaît d'autant plus que sa représentation est spatiale.

LA SÉPARATION

« Nous acceptons de mourir, mais nous n'avons pas encore appris à nous quitter », dit à peu près à la même époque la nouvelle « Naëma disparue » [6]. La séparation est bien, beaucoup plus profon­dément et significativement que la mort, l'une des hantises fonda­mentales de toute l’œuvre de Dib. Elle est d'ailleurs l'une des dimensions majeures de ce « lieu de la limite » dont on vient de voir la récurrence d'un roman à l'autre. Plus que d'un thème contenu et signifié par l’œuvre, il s'agit bien encore d'une sorte de matrice génératrice de toute l'écriture. La séparation est, certes, l'une des préoccupations majeures des personnages (séparation d'avec les êtres et les langages, séparation de l'être en ses éléments comme en ses langages, itinéraire du personnage sur la « rive sauvage » qui est aussi le lieu de la séparation entre les espaces de la diégèse), mais elle est aussi la dimension majeure d'un langage essentiellement spatial.

L'itinéraire du personnage sur la « rive sauvage » où l'espace se sépare est également, et surtout, celui du texte, qui s'inscrit ainsi dans la ligne même de la séparation. Mais le langage lui-même est bien souvent représenté, on l'a vu, comme un langage séparé mots-vestiges désarticulés, coupés du sens de leur organisation syntagmatique ; langage parodique représenté par telle des villes traversées, langage séparé de son référent, et qui tire sa dimension parodique de cette séparation même.

* *
*

Tout le roman est en partie le texte d'une séparation entre la parole et le sens, dans la mesure où l'on a vu que la question de l'espace dessiné sur la « rive sauvage » de l'écriture peut être con­sidérée comme celle du langage, ou des langages. C'est pourquoi le rapport entre la parole et le sens est d'abord vécu en termes de spa­tialité : l'opposition entre deux immobilités, c'est-à-dire la ville-­nova, une première fois atteinte au chapitre 6, mais aussi Radia elle-même, et le mouvement de la quête-parcours-parole d'Iven Zohar sur la rive sauvage. Dans la ville-nova une première fois atteinte au chapitre 6 pourrait se réaliser en effet, un langage de fusion entre « la sensibilité et la pensée » comme entre les siècles et les confins, qui s'y « répondent et parlent un langage réconcilié », « charme » « tous les problèmes se résolvent dans une perfection de douceur, une cohésion hypnotique ». Langage de fusion qui amène à se poser la question : « Dois-je rompre avec cet ordre, cette permanence dans le mouvement et l'équilibre ? » (pp.53-54), De la même façon, Radia est ce voile que le poète doit avoir le courage de déchirer afin de découvrir le souffle profond de la vie. C'est pour­quoi il prononce le mot « Hellé » qui provoquera le naufrage lors de son mariage-obsèques du chapitre 2. Et c'est pourquoi aussi son choix de poursuivre le voyage, même si ce voyage est encore désir de ramener Radia à lui, entraîne la perte de Radia et son dédoublement-retournement en Hellé (pp.42 et 46).

Car Radia est d'abord un langage. Plus : elle est la partie visible du langage. L'apparence qu'il s'agit de retourner, quitte à manifester du même coup sa rupture d'avec le sens. Aussi se confond-elle, au chapitre 12, avec la ville du Soleil et son « pépie­ment » dont le sens reste « une chose lointaine », parce que cette ville n'est en fait que « l'une des manières de paraître de Radia ». Paraître qui vaudra pour l'être même d'un langage incompréhen­sible parce que l'essentiel n'est pas le sens. Et c'est pourquoi ce langage-ville est « une sorte de babil incompréhensible, sauvage et doux » (p.105) derrière lequel il n'est pas interdit de voir le mythe de Babel, autre ville-langage ayant soudain abandonné le sens, comme le narrateur vient précisément ici de l'abandonner pour suivre Radia-petite flamme bleue dans cette nouvelle Babel où elle l'entraîne. Pour l'y amener, Radia a en effet commencé par séparer le narrateur de ce « pourvoyeur », vieillard énigmatique juché comme le Sphinx sur un piédestal, et qui distribue dans les profondeurs d'une ville-langage non encore séparée une manne qui pourrait bien être le sens. Se laisser aller à la protection de Radia est bien échapper, grâce à des morts et à un sens apparent, comme Oedipe, à la terrible menace du Sphinx. Mais c'est, comme Oedipe également, s'en tenir au sens apparent de ces mots, fuir l'ambiguïté qui en aurait révélé la face cachée et mortelle, et donc se condamner au non-sens d'une ville-langage-Radia, pur simulacre.

Or, cette opposition entre Radia-langage et le sens insaisissable ou mortel se trouvait déjà au chapitre 9, où les dormeuses qui toutes ressemblent à Radia deviennent, réveillées par une formule du nar­rateur (pp.74-75), des « clameurs » qui pourraient bien être les mots de la phrase-Radia, lesquels n'ont de sens que par leur assemblage et leur correspondance. Car c'est bien d'un mot à l'autre que passe le sens quand « chaque mouvement ébauché par l'une est poursuivi par sa voisine, laquelle tombe aussitôt en léthargie, pour la trans­mettre à la plus proche, et ainsi de suite ». Là encore, le sens n'est pas dans les mots, mais dans leur mouvement, autrement dit dans l'axe syntagmatique. Le sens échappe au paradigme, et c'est pour­quoi aucune de ces dormeuses ne reconnaît Iven Zohar. « Hormis celle – peut-être – qui les meut l'une après l'autre. Mais elle, je ne peux la voir ni l'approcher, elle n'a pas de corps lui appartenant en propre » (p.76). Les mots et le sens sont séparés. Le secret est dans le mouvement insaisissable, c'est-à-dire dans la relation fugace des mots entre eux. Il est donc insaisissable comme objet, et piège pour qui cherche le sens. Le langage prend le quêteur au piège de son agencement syntagmatique, et le sens échappe encore : « J'ai sur­pris un secret. Je n'ai pas découvert la clé qui m'en ouvrirait le sens, et c'est le secret qui m'a pris au piège » (p.78).

Le sens n'est donné, une fois de plus, que dans la perte du simulacre de savoir qu'est la phrase-Radia. Comme lors du mariage au chapitre 2, c'est le mot « Hellé » qui ouvrira le sens dans la ruine des simulacres. Hellé est le sens caché derrière la phrase-Radia. Mais elle est aussi un corps, qui ne peut que disparaître dans l'ins­tant même où il est livré, car la possession du sens en sa totalité – celui-là dont le pourvoyeur délivrait aussi l'insupportable menace – est danger mortel. Et c'est pourquoi ce passage préfigure la fin du roman, où le sens et la perte seront effectivement délivrés, dans le silence ultime du texte comme de la quête :

Je murmure alors, tel un mot de passe :
- Hellé...
Et une femme flamboyante de se détacher de l'ensemble des autres, de s'élanger vers moi [...1 Son corps détruit en un clin d'oeil ses factices répliques [...] « Il ne faut pas que ce corps survive, chuchote-t-elle de plus en plus bas dans son sommeil. Ce serait d'un trop grand danger » (pp.78-79).

* *
*

Quel est, alors, l'envers du simulacre ? Où se cache le corps ? Où, le réel ? Existe-t-il, comme on l'avait suggéré dans Qui se sou­vient de la mer, une antériorité face à la parole-refuge contre le sens insupportable ? Est-il un lieu qui préexisterait à la parole comme au sens ? Ce lieu d'origine, ou plutôt cet espace infini-indéfini, est la mer, antériorité radicale comme dans Qui se souvient de la mer, qui préexiste à la clôture de tous les langages-villes. C'est elle qui appa­raîtra au chapitre 10, après la séparation de la phrase Radia­-dormeuse en masques-dormeuses farouches d'une part, et sens-­corps-Hellé insaisissable de l'autre, c'est-à-dire après la mort du procès signifiant par la réduction-séparation des deux termes de son ambiguïté constitutive, et après la sortie du narrateur de la ville-­langage-Soleil dans la nuit extérieure où tout sens est perdu. « Je me sauve vers la nuit extérieure où je m'égare » (p.82) est la fin du chapitre 9, cependant que le chapitre 10 nous replace dans l'inno­cence matinale d'une plage que ni la clôture du langage-ville, ni son envers la nuit, ne semblent encore avoir atteint : « Le jour se lève d'un coup d'aile sur une plage étalée, ouverte jusqu'aux confins du monde » (p.83). Et, de la même façon, l'extinction d'une autre ville-Radia-simulacre, celle-là même dont on avait décrit plus haut le pépiement et dans la protection illusoire de laquelle le narrateur fuyait la menace du sens du Pourvoyeur, découvrira au chapitre 12 sur son propre emplacement la mer : « Sur l'emplacement de la ville, aussitôt, le golfe céruléen émergea, la plage, infini ocre et gris, s'étala (pp. 109-110).

Or, la mer est d'abord absence du sens comme de la parole. L'étrangeté que le narrateur y rencontre est d'abord un corps qui proclame : « Mon chemin est ignorance ! » (p.90). Sur cette plage, « le matin n'est pas encore né », et la clarté est « vierge », cepen­dant que le narrateur lui-même, « les chevilles léchées par l'écume, liées par l'eau furtive », et que la mer « entoure de son sommeil », puis « découvre », semble lui aussi attendre sa naissance (pp.83-85). C'est pourquoi le couple qu'il forme un instant avec l'étrangère est l'unité antérieure à toute parole, où la vérité est sensible alors qu'un « murmure » « sans que ses lèvres bougent » retentit : « les desti­nées se nouent ici » (p.85).

Cette antériorité d'avant le langage-clôture et séparation est cependant insupportable, et le narrateur rentre dans la ville (provi­soirement) au début du chapitre suivant, consolidant du même coup la séparation un instant gommée entre le langage balisé et l'unité primitive matinale de la mer. Mais rentrer dans la ville, dans le lan­gage dont la vocation est pourtant de livrer le sens, est en fait inter­ruption des recherches : le sens, déjà, s'annonce dans sa propre négation, dans l'envers, dans l'absence du sens, dans l'innommable qu'est la mer. Et cependant, la quête est souvenance de la mer, mais aussi de son effrayante antériorité à tout langage : « Je rentrai dans la ville [...]. Il me fallait interrompre mes recherches, j'allais au-devant de trop grands risques » (p.92) [7].

Simulacre, séparation d'avec le réel, d'avec l'antériorité mati­nale de la mer, la parole, du moins lorsqu'elle est prononcée par le narrateur qui « court sur la rive sauvage », est cependant aussi puissance. Car Iven Zohar, on l'a déjà vu, est engagé dans une quête orphique comparable à celle du narrateur de Qui se souvient de la mer, et qu'on retrouve dans Habel. Or, la séparation est bien le lieu même de l'aventure orphique, sa « rive sauvage » entre la vie et la mort, le lieu exact de la parole d'Orphée et de ses pouvoirs sur la réalité de la mort, par-delà cette séparation dont elle est le dire et la négation à la fois. A deux reprises en effet, on a vu la parole d'Iven Zohar retourner le simulacre pour libérer le sens comme l'itinéraire spatial de la quête. Lors de son « mariage », du chapitre 2, où il était porté à travers la fête comme un gisant, semblable en ceci à Orphée parmi les Ménades (pp.20-21), et plus tard, lorsqu'une phrase de lui réveille les dormeuses et les amène à produire le sens, la phrase, en se déplaçant dans l'espace (pp.74-75). D'ailleurs, labyrinthe et ville de feu ne sont-ils pas, comme le souligne Fewzia Mostefa-Kara, deux aspects essentiels de l'itinéraire orphique [8] ?

* *
*

Et cependant, nouvelle dimension de l'ambiguïté, le symbo­lisme orphique n'est-il pas, ici, retourné ? Plutôt qu'Eurydice, Radia n'est-elle pas, dans une certaine mesure, le contraire, l'envers de la fiancée d'Orphée ? Elle ne livre le sens, en effet, que dans sa propre perte, tant à la fin du roman que lorsqu'elle conjure Iven Zohar, non d'éviter de la regarder, mais de la regarder, au con­traire. Elle provoque ainsi (p.44) son propre dédoublement en Hellé, puis la transformation de la ville interdite en ville-nova.

Le sens n'est donné que dans le naufrage initial, et le rire fou de Hellé à la fin. La parole d'Iven Zohar, au lieu de construire le temple comme celle d'Orphée chez Valéry, détruit le lieu de la fête qui devient cri, et inaugure le périple infernal dans lequel le mot sera ce « cri » qui « ne se répète plus », cependant que les murs des salles s'effondrent « avec un long grincement » : le bruit, comme l'itinéraire sur la rive sauvage, comme le rire final de Hellé, comme l'identité même du narrateur-Orphée, est irrémédiablement privé-­séparé du sens que la quête prétendait trouver. Et cependant, cette ambiguïté n'était-elle pas celle de mythe orphique lui-même, et dans cette séparation, la parole ne réalise-t-elle pas l'inanité qui la fonde ?

« L'EXIL QUI RAPPROCHE »

Aussi la séparation n'est-elle pas seulement celle de la parole­-bruit et du sens : elle est celle de l'être même du locuteur. C'est bien là l'ironie suprême des dernières paroles de Hellé avant son rire fou (mais ces paroles sont-elles bien d'elle, qui récusent l'identité du locuteur, qui y introduisent la faille la plus radicale : celle qui lui enlève l'être tout en l'énonçant.

– Qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du temps ? (p.159).

Nous nous trouvons là littéralement en face d'un jeu de mots sauvage, tant sur la nature grammaticale et sémique (et entre elles) de « cours », que sur l'identité de ce « qui » qui « parle », et que la question annule comme elle annule son propre locuteur-locutrice dans le « rire fou » qui suit, et qui éclate-sépare l'être « d'un bord à l'autre du monde ».

La séparation de l'être, l'exil à soi-même, sont les conditions les plus impératives de la quête de connaissance. Séparation Radia-­Hellé, certes, dès le début du roman, mais séparation d'Iven Zohar lui-même, car on ne peut se trouver qu'en se perdant. Or, c'est bien comme on l'a vu déjà l'aboutissement de l'initiation que cette sépa­ration de l'être, qui est également sa perte. « Iven Zohar n'existe presque plus », dit Hellé à Radia sur le bateau de l'ultime passage.

Il est déjà deux : l'un qui a reçu le globe d'anneaux, et l'autre qui m'a rencontrée » (p.146) : but véritable de la quête, que met en évidence sa séparation d'avec Radia, Hellé est le contraire de l'unité symbolisée par le globe d'anneaux de Radia. La quête d'unité d'Iven Zohar était en fait quête de sa propre fragmentation, de sa propre perte en Hellé.

Et cependant, cette fragmentation n'est pas simple dédouble­ment ou simple retournement de l'endroit à l'envers : « En pensée, j'ajoutai : « Et il est trois aussi, l'homme de pierre, l'homme d'eau et l'homme d'air » (Ibid.) : la figure de la fragmentation est elle-­même fragmentée, car la dialectique de l'endroit et de l'envers, comme on l'a déjà vu, ramènerait finalement à un sens. Si Iven Zohar n'était que deux, Hellé ne serait que l'envers de Radia. Or, son rire fou est également perturbation de toutes les figures signi­fiantes. Une fragmentation d'Iven Zohar récuse donc l'autre, tout en étant son aboutissement. La quête d'Iven Zohar piétine, tant qu'elle oscille entre l'endroit et l'envers de Radia-Hellé, sens et envers du sens. Le voyage ultime ne sera possible que lorsqu'au dédoublement se sera substituée la division en trois à la source, aboutissement, on l'a vu, d'une initiation qui avait commencé à la mer.

Or, la mer était absence du sens, hors la figure signifiante encore du retournement du sens Radia-Hellé dans les villes-paroles. La connaissance ultime ne peut se faire qu'au prix de la sortie de toute figure signifiante, au prix du passage de l'ambivalence à l'ambiguïté : au prix de la fragmentation-séparation du quêteur-­locuteur lui-même, au prix de la perte de son identité comme de son être. C'est pourquoi, à la source, cette séparation de l'être se fait par la perte successive de l'homme de pierre, puis de l'homme d'eau :

Le sang de la source arrivait sur mes talons et me suivait partout. Je m'immobilisai, essayai de réfléchir. Et moi de pierre demeura là.

Le bruit de la source reprit et s'entendit plus loin. Un ruissellement transparent couvrait à nouveau les dalles ! Il venait lécher les pieds de moi de pierre ; et moi d'eau partit avec l'eau.

Seul moi de vent peut atteindre l'ambiguïté spatiale du sens :

Et moi de vent gagna les profondeurs vives du ciel » (p.137).

On avait déjà relevé dans Qui se souvient de la mer (p.53) cette séparation de l'être en 'feu (air), pierre et eau, condition pour l'obtention de la connaissance dans bien des schémas initiatiques. Là encore, on l'a souligné, Dib rejoint Nerval dans une commune référence au mythe d'Osiris démembré par Seth, puis ressuscité par la présence d'Isis [9]. Aussi l'exégèse a-t-elle jusqu'ici essentiellement souligné, lisant Cours sur la rive sauvage à travers des modèles d'écriture connus, la complémentarité entre cette séparation de l'être devant la source, ou devant le miroir, et sa réunion de l'autre côté du miroir comme de la mort, en une unité supérieure enfin découverte. Celle d'Iven Zohar et de Radia-Hellé, en qui une approche jungienne ne manquera pas de lire son « anima ». Hellé ne dit-elle pas qu'elle n'a «séparé [Iven Zohar] d'avec lui-même [que pour mieux] le réconcilier» (p.146) ? Séparation et réconcilia­tion sont complémentaires et indissociables, car Hellé est non pas extérieure mais intérieure à Iven Zohar.

– Toi et moi ne sommes qu'une seule image se regardant de part et d'autre du miroir de mes yeux.

Tu es venue vers moi, Hellé !

J'étais en toi, Iven Zohar (p.154).

Ainsi Radia ne serait-elle que la projection extérieure de la femme intérieure, Anima d'Iven Zohar androgyne, que serait Hellé ; et lorsque dès le début du roman Iven Zohar formule son projet de « détruire le miroir qui me sépare d'elle [Radia] » (p.12), il annonce sa propre séparation devant la source-miroir de la fin, mais égale­ment celle de l'ambiguïté de son langage, puisque derrière le miroir, c'est-à-dire en lui-même enfin réconcilié dans la séparation de son être, c'est Hellé et non plus Radia qu'il trouvera.

Toutes ces observations sont d'autant moins contestables que l'écrivain lui-même ne manque pas, lorsqu'on l'interroge, de ren­voyer à Jung. Cependant il me semble que, pour applicables qu'elles soient, les théories jungiennes comme les références évidentes à Nerval ou à Nietzsche, nous placent sur un plan de généralité cultu­relle opératoire, certes, mais ne rendant pas compte de la localisa­tion bien particulière de l'écriture de Cours sur la rive sauvage comme de la quête-parole d'Iven Zohar.

* *
*

Aboutissement de la quête de ce dernier, le miroir qu'il lui faudra traverser en se séparant en son moi de pierre, son moi d'eau et son moi de vent est, certes, une figure ésotérique connue, et dont le développement par Cocteau n'a peut-être pas été assez comparé à celui que l'on trouve ici ; mais on n'a pas assez souligné non plus que cette source-miroir décisive se trouve dans la ville des limites, qui est d'abord ville d'exil. Ville des takas qui est celle aussi des « nouvelles constructions » de Qui se souvient de la mer. Cepen­dant, si les envahisseurs des nouvelles constructions « étaient des étrangers, des indésirables, là-bas, moi, ici, je me trouvais chez eux » (p.121), dit Iven Zohar : on ne saurait plus clairement dési­gner l'exil objectif de l'écrivain en France depuis 1959. Exil souligné par Radia lorsqu'elle (ou Hellé ?) profère : « Je t'ai montré mes demeures les plus lointaines », puis « je t'ai montré les demeures qui sont à la limite », puis : « je t'ai montré les demeures qui rap­prochent » (pp.124-125).

Par leur « limite » même, autre dimension de la « rive sau­vage » du titre, les demeures les plus lointaines sont celles « qui rapprochent ». La séparation de l'espace où vivre, où demeurer, où écrire, est aussi nécessaire pour la fusion, pour le rapprochement, que ne l'est celle de l'être même du locuteur par le miroir de la source, qui ne peut se trouver qu'en cette ville des limites, dans la mesure où elle est elle-même la limite. L'identité ne peut se trouver que dans sa perte, dans le lieu même qui la nie, où « je me suis senti consumé du dedans » (p.125), tout comme la réunion de l'être n'est donnée que dans sa dislocation par le miroir qui divise.

C'est pourquoi ce miroir qui divise est aussi la malédiction de cette cité des limites : celle qui la peuple d'habitants pétrifiés, parodies d'eux-mêmes, êtres de la division, parce que cette division-malédiction-perte de soi est nécessaire, pour qui sait en tirer son profit, à sa propre réalisation. L'autre côté qu'est la ville de feu des takas, en révélant le simulacre, fait toucher la « fin 'et l'origine de toute chose » dans les « avatars » et les « travestisse­ments » (p.127). Or, dès le début du roman, c'est la manifestation du simulacre qui mettra déjà Iven Zohar face au miroir, dont tout son itinéraire sera la traversée, sur et à travers la rive sauvage d'où il appareillera à la fin, après sa propre séparation dans le miroir de la cité des limites : « Je comprenais, et je refusais de comprendre. Ce n'était pas la séparation qui avait ouvert cette brèche entre nous. Pas seulement. C'était aussi la manifestation de l'apparence. Parviendrai-je, soutenu par mon amour, à détruire le miroir qui me sépare d'elle ? » (p.11).

L'écriture de tout le roman est cette traversée du miroir l'être se sépare et se trouve, pour mieux se perdre. Mais elle ne semble possible que depuis le lieu même de l'apparence, dans l'exil de la ville des limites et de la dislocation de l'être dont celle-ci est le théâtre. Ville les takas enchaînent, écartèlent l'être et l'habitent à plusieurs (p.130), mais donnent aussi un corps à Radia (p.123) qui, parole, phrase, est comme l'écriture la ville même des limites, la limite qui rapproche, exil et écriture à la fois. « Radia avait déclaré : « Je t'ai montré les demeures de la limite, les demeures qui rapprochent» [...] Ce qui se passait sous mes yeux parlait égale­ment : je circulais au royaume des significations, je foulais la terre des signes » (p.128).

Or, ce royaume des significations est également celui dans la manifestation même de l'apparence, revient la souvenance. Le corps évanescent que donnent les takas à Radia est la figuration du désir comme du dire. Et en même temps, l'écriture dont cette ville est le lieu dessine une mémoire-désir qui désigne le texte de Qui se sou­vient de la mer, c'est-à-dire sa propre production du réel. La ville des takas est un des rares lieux de ce roman (où il est par ailleurs interdit, comme pour Orphée, de se retourner) où avec terreur certes, mais sans aucune culpabilité, « je me souvins d'êtres identi­ques qui avaient envahi, avec leurs constructions, une autre ville » (p.121) : la souvenance déploie l'espace même de l'écriture dibienne. La ville des limites est bien, par l'écriture qui s'y donne, l'exil qui rapproche. Mais dans le mouvement qui la déploie, la rive sauvage y devient aussi le trajet du désir. Le lieu d'exil l'écriture se profère n'est l'exil qui rapproche que parce que cette écriture est désir d'un lieu du sens.

LE DÉSIR ET L'ABSENCE : LA RIVE SAUVAGE

Si Hellé est, en partie, le sens ultime qui toujours se dérobe, l'au-delà ou l'en deçà de toute parole, on a vu comme Radia est la parole, ou encore la phrase, à travers toutes les villes-langages elle s'incarne. Mais en tant que telle d'objet mythique d'une quête où Iven Zohar va passer de Radia à Hellé, elle devient le trajet même de cette quête. Elle est traversée plus que lieu. Elle est parole de la limite, désir du sens et souvenance. Corps-dire toujours éva­nescent comme celui qu'on vient de voir les takas lui donner. En ce sens, elle a pu être considérée comme « la force de la conscience qui guide le « moi » d'Iven Zohar. Elle cesse d'agir et disparaît quand son rôle de conductrice est terminé» [10].

Cependant, Radia ne disparaît pas seulement parce que son rôle de conductrice est terminé : elle disparaît parce qu'elle est, par nature, aussi évanescente que le désir qui la fait être. Parole aspirant au sens, elle est d'abord le manque du sens qu'elle appelle dans la souvenance et la séduction. Comme la ville-femme qu'elle est au chapitre 12, elle est un signifiant tronqué, un manque à être néces­saire à son existence même de signifiant. La séduction en elle dessine le manque de l'objet de son désir, et son propre manque d'être. Elle est le manque. Aussi, dans cette ville, Iven Zohar « entend bien le sens de chaque parole, mais non la parole elle-même » (p.107), qui n'a pas plus de réalité que la ville.

La ville-flamme bleue, séduction et désir, est insaisissable à cause du manque qui la constitue. Lorsque Iven Zohar, sujet dési­rant mais aussi désiré, la pénètre, la ville Radia se démultiplie en centaines de Radia, puis n'est plus que transparence brûlante, «verre déchirant, âme dénudée », avant de s'éteindre (p.109). Radia n'a été objet de la quête d'Iven Zohar que dans le monde des appa­rences, celui de la fête du mariage du chapitre 2, qui s'est effondré dès que le quêteur eut prononcé comme malgré lui le mot « Hellé ». Car elle est elle-même désir, parole et souvenance. Et c'est le quê­teur qui deviendra lui-même objet de ce désir-souvenance, parcou­rant sans difficulté les rues de la ville-Radia « qui me donnaient l'impression de se souvenir de moi », alors qu'« elles se déroulaient pourtant dans un espace et un temps différents de ceux que j'avais jamais connus » (p.108).

La séduction a inversé les pôles du désir, la direction de la parole, qui ne désigne plus un au-delà, objet, à son sujet désirant, mais fausse et confond les rôles, c'est-à-dire la spatialité même du procès signifiant. La distance et la tension du désir, du sujet à l'objet, sont inversés. Il n'y a plus d'objet comme il n'y a plus de lieu du désir distincts du désir même. La parole-Radia prend son sujet pour objet de son désir : n'est-ce pas de son locuteur qu'elle tire son être comme sa puissance désirante ? Aussi Iven Zohar, de locuteur « changé en objet de rêve – comme si j'étais, moi, l'objet de mon rêve » (p.106), craint-il de « rompre le charme » de ce désir que lui porte la ville, et qui le fait être. Le procès signifiant comme le désir sont inversés : mais l'être n'est-il pas donné, ne nous est-il pas donné à tous dans et par le désir de notre parole qui nous mani­feste ? Parole qui devient ainsi son propre lieu comme elle produit son locuteur par son désir.

Ce lieu du manque est cependant lieu insoutenable, combus­tion, feu : celui-là même de la rive sauvage, sur laquelle ne peut courir qu'un désir de flamme, séparé du moi de pierre et du moi d'eau : « Ardent et velouté, le feu qui avait pris ma place s'épurait dans l'espace. Un fil d'une longueur infinie, tendu. Et moi courant dessus » (p.138). Aussi la ville-feu est-elle combustion dans le langage-désir. Elle est « enfer », elle est « géhenne » (p.118). Sa propre combustion est le seul lieu de la parole désirante, qui devient ainsi son propre objet toujours perdu dans l'instant où par cette combustion, il se donne à lui-même.

La combustion, la course sur la rive sauvage, sont la seule réponse possible à une question pour laquelle le manque de réponse est une nécessité d'être. Le lieu du sens serait en effet celui de la parole. Car cette combustion de la parole en son propre désir n'est pas non plus un lieu possible, si insoutenable fût-il : l'incandescence ultime est elle-même illusion, puisque croyant parvenir au foyer­-centre du monde où il se demande si tout ce qui existe s'y consume, Iven Zohar arrive en fait en vue de la mer : « C'était elle que j'avais prise pour la source de lave dont les flammes léchaient les parois du ciel. La mer !.. et le soleil qui n'avait pas encore percé les vagues sous lesquelles il était enfoui » (p.139).

Le sens – ou le manque nécessaire au désir – ne pourraient donc se trouver que dans cette fusion des contraires : le soleil­combustion et la mer, tous deux en même temps négation radicale, ou ignorance, de la parole qui construit. Désir, sur la rive sauvage, certes, mais course folle de ce désir où « moi de vent » (et de feu) et « moi d'eau » se rejoignent peut-être, mais laissent « moi de pierre » à son immobilité dans la ville-discours : il n'est d'autre lieu du désir que la course, sur cette rive sauvage où l'arrêt n'est pas permis. Il n'est pas de lieu.

Le lieu ultime est non-lieu, plus encore que dans Qui se sou­vient de la mer, où la ville du sous-sol pouvait suggérer une exis­tence problématique. Et même si l'existence de cette ville était sérieusement mise en question, restait la souvenance de la dernière phrase comme du titre, désir qui à la limite pouvait encore dessiner dans sa tension son propre lieu, jusqu'à l'extinction du dire dans la formulation de cette souvenance. Ici, l'absence et la perte sont le lieu ultime, et le rire fou de Hellé. « Elle est perdue ! » ai-je pensé. La ville. Mais aussitôt je me suis ravisé ; il aurait fallu dire : « Je me suis perdu ! ». Ce n'était pas encore cela. « Hellé est perdue ! ». La ville flamboyait pour un hôte arrivé trop tard » (p.157).

C'est à cause de cette perte, seul lieu, finalement, dans la néga­tion même de cette localisation comme de tout sens, que le rire fou de Hellé peut ainsi se permettre ce jeu féroce qu'on a vu sur tous les niveaux signifiants du langage et de leur confusion : « Il n'y a pas de réponse », comme il n'y en aura pas non plus dans Dieu en bar­barie, le « grand rire strident » de Kamal Waëd « qui se réper­cuta longuement dans la nuit déserte (p.218) se développe en une formulation presque semblable. Le rire de Kamal devient ainsi écho ironique à la dérision ultime plus générale du sens et du lieu, comme de la parole et du désir-rive sauvage lui-même, par le rire de Hellé.

Le rire de Hellé comme celui de Kamal sont éclatement specta­culaire et tragique de toute localisation en même temps que de toute signification. Il est intéressant, me semble-t-il, que ces deux rires comparables se trouvent, parmi les romans de Dib postérieurs à l'Indépendance, à la fois dans celui qui semble le plus récuser d'emblée tout ancrage référentiel, et dans celui qui semble au con­traire concerner le plus directement l'Algérie indépendante : et si localisation ou absence de localisation référentielles étaient, fina­lement, aussi dérisoires l'une que l'autre ?

* *
*

On en arrive ainsi à lire dans les romans de Dib comme dans sa poésie, comme dans nombre de ses nouvelles, une sorte de relation ludique avec la localisation du signifié. Le sens, et le référent par rapport auquel il se développerait, sont tellement dérisoires face au tragique de l'entreprise même de dire, que l'écriture va se déve­lopper en partie dans ce jeu, à la limite de la parodie, avec le signifié comme avec le référent. Jeu dont on a déjà vu qu'il pouvait parfois constituer aussi une sorte de pied de nez aux lectures réductrices qui oublient que le texte littéraire, avant de désigner une réalité qui lui soit extérieure, n'en finit pas de se désigner perpétuellement lui-même. La tragique vacuité de l'écriture est finalement la seule chose qui compte, et en même temps la plus dérisoire.

Habel et Les Terrasses d'Orsol ne se termineront pas sur ce rire, de Hellé ou de Kamal. Pourtant leurs personnages y procède­ront à une répudiation ultime du sens, finalement comparable. Répudiation du sens d'autant plus tragique, pour Habel, que bien des indices déceptifs y étaient proposés comme une sorte de piège à une lecture dénotative. Piège qui pourrait à la limite être comparé au rire fou de Hellé dans Cours sur la rive sauvage ? Quant aux Terrasses d'Orsol, Dib n'y va-t-il pas plus loin encore lorsqu'il nous montre son personnage-quêteur de sens tourner lui-même le dos, pour finir, au sens désiré ?


B) HABEL [11],OU L'ÉCRITURE DANS LA LIMITE

LA PAROLE QUI SEPARE

L'accueil de Habel par la critique journalistique [12] est peut-être l'illustration la plus flagrante de la déformation d'un texte au nom des clichés d'un discours idéologique étranger à ce texte même, et dans lequel malgré tout ce texte est lu. Il faut dire que le « prière d'insérer » de la couverture est, pour qui a lu le roman, le clin d’œil le plus éhonté d'un éditeur à la réduction du texte par la lecture idéologique à un contenu descriptif univoque : l'émigration. L'ambiguïté du nom même de Habel, sur lequel on reviendra, y est d'emblée ramenée au symbole du frère de Caïn, autre personnage biblique – à supposer que Habel en soit un – qui, quant à lui, n'est jamais désigné et encore moins nommé par le roman. On appelle ainsi le cliché culturel à la rescousse du cliché idéologique, l'un et l'autre niant délibérément, au nom d'une lecture univoque de con­tenu, l'ambiguïté et la polysémie de l'écriture, tout comme l'écriture elle-même :

Caïn aujourd'hui ne tuerait pas son frère. Il le pousserait sur les che­mins de l'émigration. Le héros de ce roman ne s'appelle donc pas Habel pour rien (Quatrième page de couverture).

Certes, l'émigration est bien le cadre diégétique de ce roman, lequel nous fait entendre fréquemment, depuis un carrefour aisé­ment reconnaissable à Paris, ville d'ailleurs nommée bien souvent, la voix silencieuse d'Habel s'adressant à son frère qui l'a chassé du pays natal (pp.55-56), et même «vendu comme esclave [...] pour [s']approprier le sceptre et régner sur cette Cité» (p.160) : la dénonciation politique ne saurait être plus claire, plus actuelle. En un sens, l'exil d'Habel par son frère pourrait incarner une nouvelle forme, moins allégorique, du meurtre de Hakim par Kamal Waëd dans Le Maître de Chasse. Et c'est également comme des figures de l'émigration, bien réelle pour le premier, plus symbolique pour le second, qu'on peut lire l'individu rossé et humilié dans les toilettes d'un bar (pp.66-67), ou le jeune homme présenté comme « un corps. Uniquement ça » (p.156), dont l'auto-castration est l'objet de la cérémonie d'« initiation » du chapitre 31. Cérémonie suivie au chapitre 32 par la prostitution de Habel lui-même à la Dame de la Merci.

Pour que le sens symbolique de ces épisodes soit évident, ils sont en quelque sorte dédoublés, ce qui permet l'assimilation de Habel à ces deux figures, par le biais de sa situation socio-politique. Dans la réponse de l'Ange de la Mort, Habel prend la place de l'individu rossé, dans les toilettes ; il devient à proprement parler cet individu dès l'instant qu'il s'est nommé Ismaël.

II s'appelle Habel et il est étalé dans des chiottes. Il avait dit que son nom était Ismaël et il est effondré dans de la pisse. Il avait dit ça – que n'avait-il pas dit – et les anonymes défécations d'une métropole l'entou­rent et le prennent à la gorge sous des guirlandes de graffiti obscènes (p.134).

D'ailleurs, le simple choix de ce nom pour Habel est également symbolique. Avec l'autre nom du personnage, Habel-Abel, il ren­force le thème du frère chassé. Or, Abel comme Ismaël représentent en partie les civilisations nomades face aux civilisations sédentaires fondées par Caïn ou les descendants d'Isaac. Ismaël peut ainsi représenter les Bédouins face aux villes, et principalement Paris. Mais on a vu que la Cité est ici également celle sur laquelle veut régner sans partage le Frère. Aussi l'assimilation de Habel au « corps » mutilé de la cérémonie initiatique et sa prostitution con­sécutive à la Dame de la Merci (chap.31 et 32) encadrent-elles un nouveau rappel de son exil par son frère (« Mais vous m'avez chassé », p.160), lequel donne ainsi leur sens à ces deux épisodes inséparables. Et c'est bien la situation de l'émigré que cette double exclusion, cette double réduction au statut d'objet, vendu comme esclave, ou corps pour la jouissance de l'Autre. La Cité-langage du Vieux, alias Dame de la Merci, ou la cité nouvelle du frère ont toutes deux besoin de ce sacrifice par lequel elles se fondent.

* *
*

Et pourtant, cette saturation de l'épisode par le sens va être le processus même par lequel le sens va se fractionner ; l'univoque va devenir l'ambigu. D'abord parce que le sens n'est pas que socio-­politique. Ismaël est, certes, l'ancêtre des Bédouins, mais il est éga­lement le septième Imam : son référent n'est pas que socio-­politique, il est également mystique. Derrière lui, on retrouve l'interrogation ésotérique sur la parole commune à toute l’œuvre de Dib [13]. La parole qui sépare Habel de son lieu, que ce soit celle du Frère ou celle de la Dame de la Merci, est également la parole séparée. Séparée de son objet, parce que Habel-esclave vendu ou corps acheté échappe à chaque fois : au Frère en découvrant Lily, à la Dame de la Merci par le meurtre qu'Habel porte en lui et qui prend les papiers du Vieux pour objet avant qu'Eric Merrain ne le réalise lui-même en se suicidant. Séparée surtout de son sens, et séparée d'elle-même de ce fait. Le corps de Lily récuse le sens de la parole qui exile, puisque l'exil, désormais, ce sera d'être séparé de Lily, ôtant de ce fait tout pouvoir de séparation à la parole du Frère qui « n'avait pas prévu ça ».

C'est une parole séparée aussi que celle du Vieux, qui désigne le manque du sens de son entreprise dans sa quête même du sens. Quête d'un sens qui éliminerait la responsabilité politique (respon­sabilité dans le pillage du Tiers-Monde, dirait une lecture réductrice) ou morale de cette parole : « La véritable question n'est pas cette vieille question du bien et du mal. Elle est de trouver pourquoi il a fallu obligatoirement et sans choix possible en passer par là ». Question qui contient en elle-même sa réponse, et fausse de ce fait le débat, pour mieux affirmer ainsi « qu'il devient sans importance, en d'autres termes, de savoir si l'on a bien ou mal agi, s'il y a eu des victimes sacrifiées » (p.151). La quête du sens sert à masquer le véritable rapport avec la victime, qui est de jouissance et de respon­sabilité, lesquelles ignorent le sens. « Jouissance escortée et gardée par sa damnation, mais la seule route ouverte, la seule cherchée, la seule désirée, la seule creusant sans trêve sa blessure » (ibid.).

Comme toute la culture qu'il représente, la Dame de la Merci exerce sur ses victimes un pouvoir qui est jouissance, et qui, en tant que telle, exclut le sens, « parce qu'il avait rejoint lui-même ses vic­times, ou prétendues telles. Parce que maintenant les ténèbres elles-­mêmes où elles se débattaient, le désordre pollué lui-même où il les avait pressées dans une tendre, une heureuse étreinte, et ces sueurs, ces affres acharnées, froides-où elles s'étaient rendues étaient deve­nues siennes » (ibid.) [14]. C'est pourquoi il ne peut que mourir de la mort même qu'il donne, et comme dans ce don, avec jouissance.

La jouissance est véritablement la fracture du sens : celui sous lequel cette jouissance veut camoufler sa responsabilité, mais celui également qu'une lecture idéologique cherchera à souligner dans cette responsabilité même. Et c'est pourquoi Habel, qui a pourtant « vu quant à lui l'Ange couvert d'yeux qui n'arrive que pour séparer l'âme du corps » « n'eût rien pu dire » (ibid.) : Lily dont la décou­verte récuse le sens de l'exil par le Frère n'apporte pas pour autant le sens, bien s'en faut. Mais la question elle-même s'est fractionnée l'ambiguïté du sens est d'abord celle de la Parole, et donc de la question comme du désir qui la sous-tend.

Ainsi, alors qu'il propose tous les indices grâce auxquels la lec­ture pourrait reconstituer le sens du récit, Habel est ce texte pervers qui récuse, par la séparation de la parole dans la jouissance, la pos­sibilité même du sens. La séparation est celle de Habel d'avec son pays natal, dans l'espace d'une ville étrangère où il attend sa mort à un carrefour ouvrant lui-même sur un espace autre, gouffre inconnu sur lequel on reviendra ; mais elle est également dans la parole qui dit cette séparation.

* *
*

Or, cette parole est, comme dans Cours sur la rive sauvage, celle d'un lieu : la ville des limites qui sépare, ici, d'autant plus qu'elle n'est que parodie. Cette ville n'est pas seulement décrite, même sous la forme de ce simulacre de ville auquel bien d'autres textes étudiés jusqu'ici nous ont accoutumés : elle est surtout lan­gage, par sa spatialité propre. Elle dit la séparation, elle dit l'absence par son vide même. Le lieu d'exil est la parole qui sépare. Limite qui révèle l'écriture, puis écriture de la limite, la ville du Vieux est également écriture dans la limite.

Dans tous les lieux importants de cette ville que parcourt Habel, l'espace est en quelque sorte double. D'abord parce que le parcours tout entier de Habel est d'abord adressé au Frère resté au lieu d'origine, au pays natal. Lieu d'origine dont la ville d'où la parole de Habel se tend, dessine l'absence. Toute la parole de Habel est en effet à la fois matérialisation de la ville d'exil, et tension vers un lieu natal sans le manque duquel cette parole n'existerait pas. La parole de Habel est dans cette tension même qui dit la ville d'exil à un lieu absent. Elle manifeste donc fondamentalement l'ambiguïté spatiale dont procède cette tension. La parole de Habel est un espace séparé. Mais la ville qu'elle dessine est de ce fait elle aussi espace séparé. Et comme la parole de Habel, elle semble n'exister, ne fonctionner que dans la tension vers son propre ailleurs qui la fait se dire.

C'est bien la caractéristique majeure de tous les lieux urbains d'où/où Habel dit. La mort qu'il y attend est la justification majeure de ce carrefour du destin où Habel revient tant de soirs, cependant que chaque soir n'est toujours que la répétition des autres, et d'un premier soir qui ne nous est narré qu'à travers la mémoire de Habel, c'est-à-dire dans un temps narratif double. Cette mort attendue est à la fois l'espace et le temps absents et présents que dessine ce carrefour, qui n'existe ainsi, parole et lieu, que dans la tension et l'ambiguïté entre toutes les modalités de la présence et toutes celles, plus nombreuses, de l'absence. La parole de Habel comme le lieu sont cette tension et cette ambiguïté mêmes.

Ce carrefour-parole inaugure cependant bien souvent le dire d'autres lieux urbains du parcours de Habel, par exemple lorsque, dans les caractères italiques du discours dont Habel est directement présenté comme le locuteur, il introduit le récit à la troisième per­sonne en caractères romains de ce qui s'est passé en ces lieux autres.

Parmi ceux-ci l'appartement de la Dame de la Merci au cha­pitre 8 est également, comme la ville des limites dans Cours sur la rive sauvage, un espace double dont la séparation est manifestée, ici aussi, par l'eau et les miroirs : « fausse, stérile, fatidique eau de vieux miroirs » (p.38). Car, de même que le carrefour est attente de la mort et parole vers le lieu natal, de même cet appartement est « un endroit qui voudrait m'en rappeler un autre, un appartement ou quelque chose qui se trouve ailleurs. Un endroit comme si je le voyais pour la deuxième et la première fois en même temps » (p.39). (On a vu la ville des limites, également ville d'exil dans Cours sur la rive sauvage, rappeler la ville des nouvelles constructions de Qui se souvient de la mer. même jeu simultané sur l'ambiguïté spatiale, temporelle et intertextuelle dans la tension du texte, lien entre deux espaces qu'il dessine tous deux depuis cet entre-deux du dire qui sépare et révèle). D'ailleurs, cet appartement sera aussitôt le lieu du dédoublement du. Vieux en Dame, dans un bruit d'eau (p.39 : « Un murmure d'eau vola. Comme si c'était un prodige ». Rappelons que le carrefour est également le lieu de la fontaine), et c'est après ce dédoublement du Vieux que l'être même de Habel y sera dédoublé par le charme, dans lequel, « lucide, il voyait l'étal de boucher sur lequel on le brisait » (p.41).

Lieu de la séparation de l'Etre ambigu, cet appartement est également celui du renversement du sens. La Dame de la Merci rachète les captifs des mains des infidèles. Mais la relation est inversée : Habel-Ismaël est non plus l'infidèle de la tradition chré­tienne, mais le captif aux mains des infidèles : les « chrétiens », parmi lesquels en premier lieu la Dame de la Merci.

Le sens est à la fois la signification et la spatialité de la quête, et dans les deux cas, les termes peuvent s'en inverser : « Je cherche et Dieu sait ce que je cherche. Ce qui me poursuit ? Mais qu'est-ce qui me poursuit ? Le trouverai-je ? Me trouvera-t-il ? Qui finira par rattraper l'autre ? Tu dois le savoir, ou devrais. Toi spécialement. Tu rachètes les captifs des mains des infidèles : je suis aux mains d'infidèles, et tu sais ce que ça veut dire ! » (pp.68-69). C'est pour­quoi l'autre appartement que désignent les glaces de celui de la Dame comme le carrefour désigne la mort et l'absence, est peut-être celui dans lequel a lieu le sacrifice, au chapitre 31 : lieu par excel­lence de la séparation, puisque celle-ci est auto-castration du jeune homme auquel Habel s'assimile de la même manière que Rodwan s'assimilait à Wassem dans le jeu scénique de La Danse du roi. La théâtralisation énigmatique de la castration de ce jeune homme sans visage est la parole-lieu de la séparation de l'être de Habel par l'assimilation qu'il opère lui-même entre lui et ce corps, autre lui à qui cette assimilation donne un sens, comme l'assimilation de Rodwan à Wassem donnait un sens au jeu théâtral de ce dernier, forme vide lui aussi. Le langage-lieu qui sépare est aussi celui de la représentation, et l'appartement où s'opère cette représentation­-séparation est également le lieu où le langage de la Ville ou du Vieux s'inverse en son contraire, dessine son envers, retourne le sens n'est-il pas éclairé par des lustres de Venise – capitale du faux­-semblant et du masque baroque – dont la lumière endeuillée est noire comme les tentures couleur de nuit qui tapissent la salle (pp.154-155) ?

Car l'appartement du sacrifice comme celui de la Dame est lieu de passage du sens, même et surtout si le sens s'y inverse (comme dans le miroir) : L'appartement est langage. Il est parole de la ville dont il réalise le simulacre, mais aussi parole du vieux dans la ville, qui entoure diégétiquement l'épisode du sacrifice. En effet, le vieux y mène Habel (aux chapitres 28-29, depuis le carrefour, dont ce trajet dans la ville nocturne vers le lieu du sacrifice peut constituer un autre ailleurs désigné par sa parole, au même titre que l'absence du lieu natal, dont le sacrifice est somme toute une répétition symbolique) et l'en emmène ensuite en parlant dans la ville noc­turne, dans un chapitre (chap.30) qui commence par « Encore des mots, encore des phrases » (p.148), mais qui précède le récit du sacrifice, pour permettre la juxtaposition signifiante de ce récit avec celui de la prostitution de Habel dans l'appartement de la Dame de la Merci (chap.32). Episode qui apparaît de ce fait comme l'ailleurs désigné par l'ambiguïté signifiante de ce sacrifice.

Episode langagier par sa théâtralisation, le sacrifice s'inscrit dans le simulacre du langage de la ville et du vieux qu'il réalise, et n'est cependant lui-même qu'un autre simulacre, par sa théâtralité, mais aussi parce que la prostitution de Habel en est la réalisation nécessaire. Or, cette prostitution est encore prostitution de Habel à un langage : celui de l'écrivain Eric Merrain [15], dont Habel emporte les feuillets en partant, gage dérisoire et parodie ultime, dans la mesure où Habel en est à la fois exclu (p.184 : « Où ça existait, une ville pareille, des gens pareils, des choses pareilles ? A quoi servait de raconter tout ça ? Habel ne voyait pas ») et prisonnier : « Il avait voulu avoir la peau du Vieux, et c'était le Vieux du coup qui lui collait sa mort aux fesses, et sa vie en plus avec ces papiers » (p.181).

* *
*

Aussi, objet de l'entrecroisement de ces langages-simulacres d'une ville d'exil dont la parole est le lieu qui sépare, Habel ne peut-il répondre que par le meurtre impuissant et ambigu lui aussi, séparation à son tour : le chapitre de la plus grande représentation de la parole du Vieux et de la Ville, le chapitre 30, est coupé-séparé par une page blanche-envers de cette parole, qui ne comporte que la phrase silencieuse de Habel. : « Le meurtre est en moi » (p.149). Objet de langages (celui de la Ville, celui du Vieux, mais aussi celui du texte), la parole de silence de Habel brise et sépare le simulacre. En ceci, elle rejoint la prophétie de Hakim Madjar dans Dieu en Barbarie, selon laquelle les fellahs du monde entier, négation par leur silence, leur non-parole, de toutes les paroles de civilisations, occuperont les villes-paroles les plus prestigieuses. Mais il n'en a pas le triomphalisme : la prophétie de Hakim Madjar supposait une guerre – même sans autre arme que le nombre – contre la Civili­sation, c'est-à-dire un acte, plus ou moins positif ou encore tout en étant d'abord négation. Habel, lui, ne réalise pas le meurtre, même s'il emporte les papiers d'Eric Merrain pour les jeter « aux chiot­tes ». Bien plus, il restera prisonnier de ce langage qu'il avait voulu détruire, et peut-être suivre Lily dans l'asile est-il la seule manière qui lui reste d'échapper à ce langage – et à l'écriture même du roman, dont l'entrée de Habel à l'asile constitue également la fin.

Du moins aura-t-il manifesté par son silence que ces paroles-­lieux de la séparation sont langages de perte auxquels manque leur objet comme leur réponse, car le simulacre de la question suppose l'absence de la réponse. Le langage du Vieux devient ainsi, dans sa marche à côté du silence de Habel, et alors que le sacrifice a com­mencé, « une circulation où s'était amorcée la débâcle de la ville, où la ville se séparait déjà, s'allégeait, se raréfiait » (p.148). Car le langage du Vieux comme le Supermarché est ce « babel », lieu de l'artifice suprême d'une parole qui « dans cette perdition [...) refai­sait toujours surface » (ibid.), lieu où la mort est interdite, et donc le sens. On ne peut y « faire qu'aller dans la même direction, l'infini du cercle. Et tout l'inconcevable babel aussi : il semble réduit lui aussi à une avance, n'étant aussi que son propre mouvement, son propre enfer. Et la mort, ignorée. La mort, interdite. Et dans les yeux du bazar, l'incurable tristesse de ce reniement », cependant que la même tristesse abstraite et incurable se trouve au fond du regard du Vieux aussi, à la même page (pp.95-96).

Habel n'a pas besoin de perpétuer le meurtre qui est au fond de lui : La parole du Vieux, de la Ville, et de leur civilisation est déjà morte de l'indifférence même de Habel. Le Vieux a beau être « déjà cet écrivain, cet homme célèbre, et peut-être sa question était-elle essentielle, Habel n'en savait rien, et il lui importait peu de le savoir ». La seule certitude de Habel, dont la différence vient jus­tement de ce qu'il a vu la mort, est que malgré la « sorte de fureur » du Vieux à trouver « la réponse au fond de cette nuit » [16], il « ne la trouvera pas » (p.150).

* *
*

Face à Sabine, Habel est le même silence, qui deviendra meurtre silencieux de leur relation. Pourtant, la présence charnelle appuyée de Sabine dans cette relation semblait récuser le simulacre n'est-elle pas, a priori, un personnage bien plus réel et « vivant » que cette évanescence progressive à laquelle semble se réduire Habel ? Ce n'est pas par hasard si le roman commence sur l'évoca­tion de leur relation dans ce qu'elle a de plus charnel, de plus appa­remment réel. Et cependant, Sabine n'en est pas moins un discours qui sépare. Non pas à cause de sa présence physique, au nom de laquelle il serait faux de l'opposer à Lily, laquelle s'impose aussi d'abord par son corps, mais par son refus de l'espace de silence de Habel. Sabine « refuse d'admettre que toute entente repose sur un espace prohibé, une solitude intouchable » (p.15). Elle est discours univoque en ce qu'elle nie la spatialité du silence de Habel, « espace impossible à franchir, et même à contourner, un espace exclusif, interdit, réservé [...], un espace [...] qui ne cède pas, une réalité qui ne recule pas et dont il se sent plein. Plein à craquer, peut-être à périr ».

Refus de l'espace du silence et de la mort de Habel, Sabine est parole solitaire comme le discours univoque et comme lui elle sépare, et se condamne à l'absence de réponse et de sens. « Avec ses seules caresses, avec ses seules étreintes, Sabine compte le forcer dans ses derniers retranchements avec sa seule ardeur, sa seule avi­dité, sa seule dévotion, sa seule folie » (p.14). Dans et par sa soli­tude agissante, conquérante, Sabine est comme le discours univoque de Kamal Waed dans Dieu en Barbarie un discours de pouvoir, et c'est en quoi elle rejoint le simulacre de la parole du Vieux et de la Ville d'exil. La parole qui sépare est, là encore, une parole séparée, alors même qu'elle cherche à s'incorporer le sens.

LA FASCINATION DE LILY

Lily est, au contraire, l'absence qui rassemble, la fascination qui annule l'exil et la séparation, par la reconnaissance, même si cette reconnaissance est celle de la perte. Réponse, elle n'est pas cependant l'envers de l'exil, son retournement dialectique, car elle est exil elle aussi, comme elle est trahison en ce qu'elle a fait de Habel « quelqu'un d'autre, non celui que vous avez congédié, [qui] rôde désormais dans l'ombre de cette ville» comme Iven Zohar -courait sur la rive sauvage.

Elle est trahison en ce qu'elle a changé le sens de l'exil de Habel, mais elle l'est aussi en ce qu'elle est la réponse sans réponse, l'être de nuit (p.105) à quoi renvoie l'un des sens possibles de son nom en arabe, et surtout le sens éternellement absent, qui n'existe que dans sa quête par Habel. Aussi sa rencontre est-elle dite du supermarché (chap. 19) dont elle est absente, dans une parole non prononcée qui s'adresse au frère également absent. Elle est l'absence qui annule l'absence. Elle est l'attente même de Habel à ce carrefour où il expose sa vie, où « tout nu », il « affronte de nouveau la soli­tude, la férocité » (p.38).

Alors que sa rencontre – cependant qu'elle est encore absente, on vient de le voir, et qu'aussitôt ce récit sera celui de ses dispari­tions – ne nous est narrée que fort tard dans le roman, au chapitre 19, dans l'irréalité de ce supermarché où son image est partout et nulle part (p.92), son absence est, dès les premières pages, une sorte de vecteur spatial du silence de Habel sous le discours de Sabine « Pendant ce temps, Habel se contente de penser : oh, Lily, où es-tu ? » (p.9).

Cette spatialité de l'absence de Lily que dessine le silence de Habel va de pair avec celle, dessinée par ce même silence derrière la parole de Sabine dont les yeux sont un miroir par où l'on passe de l'autre côté, de cet horizon qui cherche un nom et qui n'est pas seu­lement le pays natal, et avec celle aussi de la mort que Habel attend au carrefour. Comme la mort, comme cet autre côté que Habel voit dans les yeux de Sabine. Lily est « cet horizon qui cherche son nom [...], l'horizon à quoi les incendies ont pris leur feu » que Habel poursuit, et qu'il lui faut atteindre (p.11).

Lily, espace sans nom, est l'antériorité, comme la mer de Qui se souvient de la mer ou «l'air capricant de flûte », comme cette eau sous le café où Sabine parle, « une eau qui coule sans en avoir l'air, sans bouger, en-dessous, eau gardant toute sa tranquillité » (p.78). Elle est l'espace qu'ignore le discours, et elle est aussi la fascination. C'est pourquoi Habel « étend sa chasse à tout Paris (...), un Paris, quand il la cherchait dans un quartier, où s'emparait subitement de lui la pensée qu'elle se promenait dans un autre » (p.105) : la quête de Lily développe l'ambiguïté spatiale de la ville, dans son ubiquité.

Mais cette ubiquité dans l'absence est également vertige et dérive. L'absence de Lily est sens et espace multiple, mais également nul, insensé. Et pourtant, elle est l'intensité du désir-fascination mortelle d'un espace citadin vide vertigineux : celui qu'ouvre dans la ville l'Ange de la Mort en s'évanouissant (pp. 133-134), celui de la chute de Habel dans un abîme désiré et érotisé où il « sait qu'il des­cend, qu'il continue de descendre, qu'il plonge vers le creux de désir où se couche, se roule, toute cette ville », depuis la grille du carre­four du destin où il a « les mains cramponnées » (p.44).

* *
*

Ubiquité spatiale, la fascination de Lily est donc essentielle­ment ambiguë. Son ambiguïté est celle de la séduction suprême celle de la mort ou celle de la folie. Car si Habel poursuit Lily dans la folie, la mort est aussi l'un de ces autres visages qui se mêlent à ceux des pensées monstrueuses non précisées [17] dont Lily le pro­tège : tout amour « laisse parfois apparaître un autre visage insoupçonné, jusque-là. C'est ça, en vérité. Habel en a le sentiment de temps à autre, et même il a souhaité voir Lily perdre la raison dans l'unique but de faire se profiler son autre visage invisible et de le contempler lui seul, pour son seul bonheur » (pp. 161-162).

Habel apparaît ainsi comme le gardien de la mort au même titre que Lily : n'est-ce pas le sens de cette apparition de l'Ange de la Mort qui lui impose implicitement sa mission en répondant à Habel : « Moi aussi, je demandai au Seigneur au temps où il me fallut recevoir ma mission : Seigneur, pourquoi te manifestes-tu à moi ? » (p.133). Car là encore, le sens ne peut être donné : n'est-il pas dans sa quête même, dans l'attente de Habel devant son absence, devant cet abîme en quoi l'Ange transformera la ville en s'évanouissant ? Aussi l'Ange, essaim d'oiseaux habillés de cheveux rouges et qui avait déjà, ramiers blancs cette fois, provoqué le rire de ravissement de Rodwan [18], est-il comme Lily corps hautement érotisé : « Vibrante, vivante, tiède, soyeuse, [sa] toison elle-même est une caresse pour la vue qu'elle comble de sa douceur » (p.132).

Lieu absent vers lequel tend la course de Habel dans la nuit et la ville, comme son arrêt au carrefour, Lily est l'Ange de la Mort que fait apparaître le désir de trouver une place où se poser. La place de Habel sera l'abîme qu'ouvre l'Ange, ou l'absence-folie de Lily. Lily exerce sur Habel le rapt premier, qui se répète encore, se répète tou­jours. Mais la description de ce rapt est coupée par une page blanche portant l'inscription : « Regarde l'Ange, Habel » (p.112) Lily danseuse des rues donne une chance à « tous ceux qui le dési­raient, de s'acquitter envers l'Ange, quand ils auraient cru faire l'aumône à une danseuse des rues » (p.117) : n'est-elle pas déguisée en Pierrot ? Comme la mort, Lily a cent visages, et c'est pourquoi elle joue aussi la prostituée, « la bouille peinturlurée comme celle d'une clownesse », que Habel arrache, gardien, au goût de meurtre dans la voix des vraies prostituées criant après elle : « La plus grande séduction. Toute la séduction du monde », pense-t-il alors. « Mais la mort, se disait-il, elle est aussi la séduction suprême. Lily est ma mort ? » (p.109) [19].

La séduction suprême est toute ambiguïté : celle-là même de la mort, comme de la Dame de la Merci, qui vient à la place de cette dernière – ou de Lily ? Aussi Habel est-il en droit de s'interroger :

« Mais si l'autre avait été au rendez-vous... » : la mort ? Lily ? (p.48, et renvoi à la p.29)... L'ambiguïté est double. Lily se confond avec la mort, avec laquelle se confond également le Vieux, ou la Dame de la Merci, qui arrive, au carrefour, au rendez-vous fixé par Azraïl après l'assimilation de Habel à l'inconnu des toilettes, tou­jours grâce à l'Ange de la Mort. Et c'est soudain le Vieux que Habel a attendu à ce carrefour (p.142), comme il y a attendu Lily, laquelle comme le Vieux lui prend la main dans la foule (p.97), et entre au bras du Vieux dans la brasserie aux miroirs, double de celle de l'agression dans les toilettes, où les hommes sont des femmes, et les femmes des hommes (p.102), alors que Habel a dû traverser le fleuve (le Styx ?) pour pénétrer dans l'espace d'absence de Lily.

Ce vertige de l'ambiguïté cependant ne s'arrête pas là. Si la voiture, de la mort est « un noir phaéton démoniaque qui fonçait, arrivait », et se retrouve foudroyé, on y remarque « une méduse collée contre le pare-brise », dont le regard pétrifie Habel qui reviendra dix soirs de suite à la même place (p.23). Mais de victime, il sera devenu l'assassin qui revient « sur les lieux de son crime » (p.33). Et la mort qu'il y cherche lui apparaîtra par des gouttes de sang sur sa nuque (p.132) : l'espace du regard même de Habel sur la mort est inversé.

Or, l'ambiguïté majeure est bien celle d'une quête d'un sens (ou d'une mort ?) qui n'existe pas. « Il n'y avait pas de réponse » [20], est-il dit au carrefour le quatrième soir (p.33), et « Rien n'est arrivé » le sixième soir (p.46). De plus, cette constatation que rien n'arrive (ni sens, ni action, à proprement parler) est précédée par la rencontre des musiciens-pitres ambulants, dont le jeu faussé est une mélopée qui n'aboutit pas, qui désigne elle aussi le vide, comme son propre vide, à la manière du jeu scénique de La Danse du roi auquel Rodwan, on l'a vu, s'identifiait de la même manière qu'ici Habel. Le simulacre se prend lui-même pour objet, comme ces paroles qui n'ont, dans le roman, qu'elles-mêmes pour lieu d'origine. Il n'y a pas de sens : ni pour l'itinéraire de Habel, ni pour les contorsions des musiciens, ni pour la parole, ni pour l'écriture ? En tout cas, le dire de Habel devient ainsi de plus en plus le dire du désastre [21], qui ne se réalise que dans la perte de son lieu, de sa matérialité même.

« Je n'ai que faire de ma raison », dit Habel au médecin-chef, à qui il demande à rejoindre Lily dans sa folie. Car la raison est ce dire pour lequel chaque chose a un nom, et la parole comme l'écri­ture un sens. Ce que nous narre Habel, et qui inscrit aussi la propre existence comme texte du roman, n'a à proprement parler pas de nom, est « ce qui n'a jamais de nom et ne doit jamais arriver. Mais qui arrive. Et arrive bien que non inscrit nulle part » (p.110).

Peu importe, alors, que ce soit la rencontre de Lily ou celle du Vieux, pour lesquelles les mêmes termes sont utilisés [22]. L'événe­ment n'existe que dans sa propre négation comme événement. Rien n'arrive car tout est toujours déjà arrivé, sans que ce soit arrivé pour autant. Ainsi du lieu de Habel comme de la parole qui le dit « Là, et plus nulle part, où aller, parce que sans doute ce qui doit lui arriver est arrivé » (p.118). Le lieu, comme l'événement, comme le dire de cet événement comme de son absence, sont toujours déjà arrivés tout en n'en étant qu'au bord.

Le dire n'existe que par l'erreur dont Habel s'aperçoit le sixième soir. On ne donne pas rendez-vous à sa propre mort ! L'écriture ne peut dire sa propre mort que dans son non­accomplissement comme écriture. « Le saut mortel de l'écrivain sans lequel il n'écrirait pas », dit Blanchot, « est nécessairement une illusion dans la mesure où, pour s'accomplir réellement, il faut qu'il n'ait pas lieu » [23]. Le dire de l'écrivain comme la fascination de Lily dont il procède, qu'il est, sont non-lieu. La fascination annule, certes, l'exil et la séparation, mais elle est elle-même lieu-écriture­désir de la perte de toute localisation comme de toute raison. Le discours de raison a lieu et sens, inséparablement. La fascination est perte absolue de tout lieu du dire comme du sens.

LA TRANSPARENCE DE HABEL

On l'aura compris : la vraie question de Habel, plus encore que des précédents romans de Dib dont elle était pourtant déjà le centre, est celle de l'écriture, et, au-delà, de la parole et du silence.

Habel est une voix silencieuse et pourtant proliférante, protéi­forme. Sujet quasi silencieux de tout le roman, Habel n'en est pas moins tout entier parole, voix multiples dont il emplit ce roman. Et c'est bien ce que perd son interpellation sonore par Sabine, comme peut-être aussi sa séduction-captation par le Vieux. Pour Sabine, le silence de Habel apparaît comme un mur, une opacité exaspérément non-signifiante :

Ah ! Elle ne sait donc pas ! Mais il parle à tout ce qu'il voit, rencontre, touche. Il parle tout le temps de crainte jus­tement que les choses ne se ferment à son approche, ne se changent en Dieu sait quoi, ou en bien pis encore. Chaque chose. Toutes ces choses qui se dressent partout, étranges et terrifiantes, qui lui demandent elles-mêmes de les nommer, de leur donner exactement et en justice un nom, le nom sur lequel lui-même sera jugé. Il ne s'arrêta pas une minute. Sinon [...] c'en serait fait de lui. Lui-même ne serait plus rien, un fantôme (p.12).

L'être même de Habel, que manifeste son silence éloquent, est ce devoir de dire, de nommer. Habel n'existe que par la nomination que profère son silence. Silence apparent qui manifeste simplement la différence de son regard. Regard de qui est tout entier dans ce devoir de nommer, de celui qui a vu l'Ange de la Mort.

Regard de celui pour qui, dans le désastre de qui, comme on l'a vu plus haut, tout est déjà arrivé. Son silence éloquent est en partie non-réponse à une question qui n'est plus de mise. Son interpella­tion par Sabine comme par le Vieux est celle de discours qui ne savent pas, parce que s'ils savaient, ils ne pourraient que disparaître dans ce savoir, comme la parole de Habel se fait silence à cause de la paire d'yeux que lui a octroyée l'Ange de la Mort, venu avant son heure.

C'est pourquoi Sabine comme le Vieux ne peuvent qu'être perdus pour Habel, dont la quête s'inscrira dans un éloignement progressif de la première, et dans l'espace de parole que lui confère la mort du second : Habel parle pour la première fois à la première personne, en italique, le deuxième soir, après l'annonce du suicide d'Eric Merrain, suicide qui n'est à tout prendre que la réalisation du meurtre symbolique de sa parole que constituait le vol de ses feuil­lets (vol qui ne nous sera narré qu'à la fin du roman, laquelle répond ainsi à ce début et encadre donc un texte dont le sujet sera sa propre possibilité de dire). De même qu'elle est réponse – non tant par son sens que par son être – à l'impuissance de la parole excluante du frère, cette parole à la première personne de Habel l'est à l'impuissance de la parole de séduction du Vieux. Car ni le frère ni le Vieux n'ont vu l'Ange de la Mort. C'est pourquoi la parole du frère sera, comme celle de Sabine, frappée d'inanité, cependant que celle du Vieux tentera dans le suicide une impossible saisie dé cette mort qu'est l'écriture. Le suicide du Vieux, comme le discours soli­taire de Sabine sont négation de cette expérience de sa propre impossibilité qu'est l’œuvre si l'on en croit encore Blanchot [24]. Habel, au contraire, vit dans cette expérience. Cette expérience est le creux, le lieu de son existence comme de son parcours.

* *
*

Qu'importe alors que les paroles qui l'entourent le prennent pour objet : il est à la fois sujet et objet de son propre silence élo­quent : « Marchant au même pas que le Vieux, il s'observait atten­tivement, essayait d'apercevoir en soi les yeux de l'Ange, ou tout au moins leur lumière » (p.152) [25]. Son existence même de personnage est donc de ce fait ambiguë : qui le parle ? Sabine ? Le Vieux ? Le frère ? Lui-même ? Ou l'écrivain ? Habel est-il personnage ? Est-il parole ? Et dans ce cas, quelle est cette parole à la fois sujet et objet ? C'est cette ambiguïté sur le statut de Habel dans le roman qui porte son nom – lui-même ambigu, comme on l'a vu en com­mençant –, qui me permettra de parler de sa transparence. Habel n'est-il pas cette parole du désastre qui s'évanouit dans l'acte même de son énonciation – par qui ?

Mais avant de préciser en quoi consiste cette transparence énigmatique, il convient de montrer que toute l'écriture du roman repose en partie, dans la mesure où elle nous apparaît de plus en plus elle-même comme son propre objet, sur un rapport ambigu entre le sujet et l'objet de la parole, ambiguïté qui deviendra de ce fait celle de son énonciation, c'est-à-dire, encore une fois, de sa spatialité.

Silence éloquent, Habel est poursuivi par des paroles. Non seu­lement celles dont on vient de voir la vaine entreprise de pouvoir, mais également « l'autre parole », non nommée et, pourquoi pas, silencieuse elle aussi, qui ne cesse de l'assaillir. Parole de la mort, peut-être, ou encore parole ressassant, comme pour Rodwan « ici et ailleurs l'épouvantable amour qui ne peut aimer, et son mutisme » [26], doublant çà et là, voix non identifiable et pourtant si terriblement identifiée, le récit de Habel dans ce récit même ?

Parole qui semble tirer son identité de l'impossibilité même de l'identifier. « Autre parole », en tout cas, toujours reconnue (« encore elle », est-il dit) et jamais nommée, si ce n'est par des jux­tapositions de voix dans le texte qui la livrent à notre interprétation hasardeuse, qui « font sur lui et autour de lui comme une tornade » (p.69). « Jusque dans les bras de Sabine, il est relancé par cette parole qui ne prend plus naissance qu'en elle-même, sans visage, qui attend toujours l'occasion et la trouve, cherche toujours sa cible et la trouve, et c'est Habel » (pp.88-89). La formulation même de ces derniers mots multiplie l'ambiguïté : cette parole dont Habel est la cible (ou l'objet ?) n'est-elle pas aussi Habel lui-même, qui devient cette parole dans et par son silence éloquent ? C'est pourquoi le nom que demandent à ce silence, dont on a vu l'entreprise nomi­nante, toutes ces choses (et non plus ces paroles) qui l'interpellent, est également « le nom sur lequel (Habel) sera jugé » (p.12).

Aussi retrouve-t-on la même ambiguïté, la même réversibilité de la nomination, désir de flamme, dans cet « horizon qui cherche un nom », certes, mais qui est également celui « à quoi les incendies prennent leur feu pour lui apprendre peut-être un nom » (p.13) : à l'horizon ? A Habel ? L'ambiguïté du désir est aussi signifiante ici que dans l'appel à Lily perdue : « Oh ! Lily, où m'as-tu perdu ?.. » (p.10), ou dans le retour de Habel au carrefour du destin où on l'a déjà vu de victime devenir – dans son langage – l'assassin. Or, c'est bien l'assassin par contre qui devient là victime lorsque Habel est rattrapé par une autre parole encore : l'écriture du Vieux (p.181), dans les papiers qu'il lui a volés (ou que le Vieux lui a laissé lui voler ?). N'est-ce pas, d'ailleurs, la lecture de ces papiers qui a fait quitter Sabine à Habel ? L'écriture qui rattrape le per­sonnage, et qui lui dicte malgré lui ses actions, n'est-elle pas en fin de compte, derrière le simulacre de la Dame de la Merci, celle du romancier de Habel ?

* *
*

Le roman commence, dans la relation de Habel et Sabine, par des jeux sur le langage et la nomination qui désignent la gratuité et les pouvoirs du scripteur. «Il faut [que Sabine] retourne tous les mots comme des gants, chaque mot doit devenir un mot à elle». Aussi peut-elle résolument, développant d'autres faisceaux d'ambiguïtés encore, appeler Habel « Kannibal, oubliant son vrai nom, qui n'était peut-être pas aussi vrai que ça au fond » (p.84) : la vérité de ce nom (lui-même ambigu) de Habel, qu'on a déjà vu se dédoubler en Ismaël, est-elle garantie par autre chose que par le bon vouloir de l'écrivain ?

Le carrefour est le lieu où Habel victime joue l'assassin, mais de cette réversibilité, de cette inversion, jaillit également l'inversion du sujet et de l'objet de la parole. Le carrefour est le lieu où se dit la parole non prononcée de Habel au frère dont la parole l'a amené là : ce frère énigmatique, lieu d'origine de qui la parole a produit l'exil de Habel, est lieu aussi de réception d'une parole que l'absence de ce lieu d'origine fait naître. N'est-il pas une sorte d'énonciateur problématique à qui échappe et revient la parole objet de sa parole ?

Ce carrefour d'exil par la parole du frère d'où Habel parle sans dire à ce frère absent est également le lieu d'où se produisent en écho la plupart des récits qui constituent le roman. Où l'attente de la mort et le développement de l'absence béante du lieu d'origine que remplit une parole silencieuse produit la rencontre de Lily et surtout du Vieux, tous deux double de la Mort, mais aussi de l'Ange de la Mort. Où, dans la mort dont indirectement dans l'exil la parole du frère l'a institué gardien, Habel devient comme l'écrivain l'est de son lieu d'origine, le gardien de son frère. Dans une certaine mesure, ne peut-on dire que c'est là aussi la fonction de l'écrivain exilé ? [27].

C'est pourquoi le sacrifice du chapitre 31, dans lequel on a vu entre autres la séparation de l'exilé par la parole de la ville des limites, peut être vu aussi comme une matérialisation de ce rite de la perte qu'est, après tout, l'écriture. Dans cette cérémonie, tel Rodwan dans le jeu scénique de La Danse du roi, Habel est à la fois celui qui voit et celui qui dit, celui dont il s'agit et celui qui dit l'autre. Non seulement en effet on a pu le voir s'inscrire dans le vide d'identité dessiné par la tête cachée du jeune homme sacrifié, mais de plus, il est à la fois le sacrifié dans la parole du Vieux, qui dit l'arrêt de son propre destin dans le moment du sacrifice, et celui dont la parole dit la mort du Vieux au moment où ce dernier dit le moment du sacrifice. Si l'on admet en effet que le plus souvent, les italiques désignent la parole silencieuse de Habel, la phrase en itali­que : « A ce moment-là, il était déjà un homme mort » qui suit l'annonce par le Vieux, en caractères romains : « Le moment est arrivé » (p.153), peut désigner le Vieux comme elle peut désigner Habel s'il n'en est pas le locuteur. Le Vieux ne disait-il pas trois pages plus haut : « Et je ne parle pas du mal qu'une victime est capable de vous faire, rien qu'en se prêtant à votre jeu » (p.150) ? La mort est donc à la fois celle de Habel, du Vieux, et de la victime effective du sacrifice, c'est-à-dire qu'elle est le lieu même de la parole qui dit et accomplit le sacrifice, comme elle est, selon Blan­chot, le lieu de l'écriture. Le sacrifice du jeune homme (au chap. 31), ou la prostitution de Habel (au chap.33), devient le point où l'œuvre « est à l'épreuve de son impossibilité » [28]08).

Car c'est bien l’œuvre, ou la narration, que désigne cette triple ambiguïté. Qui raconte à qui, dans le moment même du sacrifice, ces « histoires », ce texte dans lequel la parole individuelle va se fondre en l'impersonnel de l’œuvre, laquelle est à la fois leur nais­sance et leur perte ? « Comme ces histoires qu'il se racontait. Elles n'annonçaient, ne répétaient que ça, à satiété. Sa fin allait se con­fondre avec son commencement, et tout ce qui serait après, ne serait encore indépendamment de lui qu'une d'entre ces histoires » (pp. 153-154).

Cette triple mort devient donc en plus, au-delà, à travers la transparence du jeune homme, de Habel et du Vieux, celle d'une parole au moment et dans le moment de son énonciation. Parole dans laquelle il n'est pas interdit de voir celle-là même de l'auteur, qui naît à la gloire du texte dans son énonciation, et se perd, meurt au même instant, dans l'impersonnalité de ce texte. Mais parole que cette perte spatialise, réalise dans sa dispersion, dans la catastrophe et l'impossibilité du texte au moment de sa rupture avec les sim­plismes d'un discours univoque. C'est là probablement le sens ultime de la parole solitaire du Vieux, double de Habel, et parodie de l'écrivain à la fois : au-delà du simplisme de l'opposition du bien et du mal, ce dont il s'agit pour lui, c'est « de la trace presque impersonnelle qu'il se trouve être seul à pouvoir suivre et combler, cet espace, ou quel que soit son nom, ouvert et désolé, vaste comme une catastrophe et en même temps aussi étroit que le fil d'un rasoir, qu'on est, qu'on a toujours été seul à pouvoir habiter et de l'impossibilité à l'habiter, à la remplir » (p.49).

* *
*

Cette ambiguïté triple ou quadruple dont le commun dénomi­nateur est la parole, ou sa possibilité, développe de plus tout un jeu entre ses différents termes, ou ses différents locuteurs-personnages. Habel est un personnage-locuteur transparent derrière lequel, ou dans la parole silencieuse – la voix seconde – de qui on peut par­fois deviner l'écrivain, l'énonciateur de cette parole. Ainsi, lorsque le personnage poursuit l'horizon qui cherche un nom au-delà de la parole de Sabine : son vocabulaire, son langage à la tonalité poé­tique accusée, tranchent avec la trivialité du discours de Sabine. Le jeu sur les niveaux de langage institue alors une sorte de bipolarité spatiale des lieux d'énonciation : la parole silencieuse de Habel – et, derrière lui, de l'écrivain ? – situe son énonciation dans cet « horizon qui cherche un nom », ou encore ce lieu idéal que constitue la quête de Lily en elle-même, par opposition à l'«ici et maintenant » du discours de Sabine en sa trivialité relative. Le lieu de la parole de Habel comme de l'énonciation littéraire est alors l'absence, le désir et la perte, là où celui du dire de Sabine est un présent sans arrière­paysage, sans absence, et niant même cette absence.

La même opposition entre la transparence de Habel à travers laquelle on peut lire la perte où s'inscrit l'énonciation, et l'ici et maintenant opaque, se retrouve par exemple lorsque, au super­marché du chapitre 19, le récit silencieux de double absence de Habel narrant à son frère sa rencontre avec Lily, est interrompu par une vieille dame demandant du parmesan au vendeur qu'est, après tout, Habel (pp.92 et suivantes).

Ce jeu sur deux registres de langage dessine cependant d'autres configurations de locuteurs. Le registre plus ou moins convention­nellement trivial n'est pas seulement celui de Sabine, ou de tel autre personnage dont la présence « prosaïque » s'opposerait au lieu d'absence de l'énonciation « poétique » de la parole silencieuse d'un Habel derrière la transparence de qui on devinerait l'écrivain. Des passages de simple récit par l'écrivain narrateur anonyme ne se privent pas d'utiliser la même convention de trivialité. Par exemple, telle description de la promenade de Sabine et Habel dans la ville : « Ils jouent à colin-maillard avec les bagnoles, ils dansent autour des nanas de marbre qui posent toutes nues dans les jardins » (p.10). Mais dans de tels passages, la convention se donne à voir, et développe une sorte de dédoublement du locuteur dans un faux dis­cours indirect, qui, certes, donne voix en quelque sorte à ce qui pourrait être la pensée, ou la perception des personnages, mais ins­titue surtout l'ambiguïté de l'énonciateur en système signifiant. C'est pourquoi on y trouve bien souvent des associations de regis­tres hétérogènes de langage, associations qui répudient tout réalisme pour souligner la convention du réalisme même et, au-delà, donner à voir l'énonciation et son travail. Ainsi, le langage conventionnel­lement trivial de tel récit sera-t-il fréquemment parsemé d'allusions ou de vocabulaire mythologiques (par exemple, p.23 : le phaéton, la méduse) qui brisent la cohérence du registre « trivial » que requer­rait un discours indirect « réaliste ». Ou, plus simplement, dans un même passage, trouve-t-on le vocabulaire argotique côte à côte avec un vocabulaire plus recherché (par exemple, p.63 : « Habel s'avise à ce moment que des cognes réclament un peu plus loin leurs papiers aux plus jeunes des passants [...] Il s'engouffre dans une venelle»).

Cette mise en spectacle du faux discours indirect d'un récit «par l'intérieur du personnage» pourtant assumé par le narrateur, fait de Habel une sorte de personnage transparent, lui-même dési­gnant sa convention. Aussi n'est-ce pas sans malice que l'écrivain fait juger par le personnage le texte d'un autre écrivain, la Dame de la Merci, retournant, déjà, les regards, et lui fait dire : « On ne savait pas qui disait je dans cette histoire » (p.184). Et c'est la même malice de l'écrivain encore qui fera développer sa pensée au per­sonnage quand il suivra bientôt Lily dans le « nulle part » de la folie : « Le Vieux était arrivé quelque part qui n'était nulle part. Moi, je ne vais pas de ce côté-là » (ibid).

L'écrivain et le personnage, donc, sans jamais se confondre, n'en jouent pas moins sur la rive sauvage du texte romanesque à intervertir leurs rôles. Ce qui fait que la parole-absence de Habel est souvent bien proche de ce lieu de perte de la parole qu'est l'énon­ciation littéraire chez Blanchot, au moment même où le récit de l'écrivain s'amuse au contraire avec la présence triviale d'un réel néanmoins conventionnel. Mais, par la transparence qu'il confère au personnage, le désir de la parole-absence de Habel devient le mouvement et la perte de l'énonciation romanesque, c'est-à-dire le lieu même où se dissout toute localisation possible de cette énoncia­tion.

LA PAROLE-ACCUEIL DE LA LIMITE

Or, le lieu commun à la parole de Habel et au dire du romancier est la ville d'exil, la ville des limites de Cours sur la rive sauvage. Et cette localisation de l'énonciation dans la limite même qui exclut le lieu tout en étant lieu d'absence, d'exil et de désir, va paradoxale­ment permettre, non pas le silence ou l'absence de l'exilé, mais au contraire une multiplication de la production du sens. N'était-ce pas dans la ville des limites de Cours sur la rive sauvage qu'Iven Zohar, en se séparant d'avec lui-même trouvait enfin le sens ? C'est pour­quoi cette figure de la séparation sur laquelle on a commencé la description de Habel est peut-être d'autant plus ambiguë qu'elle est ce lieu même d'un contrat diabolique où l'on reçoit le dire au prix de l'être. Mais l'être peut-il exister, être perçu, sans le dire ?

Le dire devient ainsi, non seulement la manifestation, mais la création de l'être dans le lieu de la limite qu'il constitue au même titre que la ville d'exil. Exil qui est d'abord celui de la parole. On avait vu l'écrivain jouer dès L'Incendie sur la mise en spectacle de la convention d'un langage. Or, cette convention désignait déjà alors en partie une absence : celle d'une parole paysanne, entre autres, qu'il s'agissait de découvrir, de produire dans le désir de cette absence. La « tension didactique » de L'Incendie reposait en partie sur l'absence suggérée par cette convention. Dans Habel, la con­vention d'un langage ambigu dessine et assume l'altérité du lieu d'énonciation : la ville et le dire qui séparent. Mais cette séparation, par. un dire dans la limite, va devenir multiplication du sens, même si ce sens sera en partie la perte, alors que les paroles désirées de L'Incendie étaient projetées comme positivité. Le. désir que mani­feste Habel est bien celui d'une parole et d'un sens, mais cette parole et ce sens sont essentiellement, comme on l'a déjà vu, leur propre perte, dans leur énonciation même.

* *
*

Quelque déceptif que soit le sens ultime (mais quel itinéraire initiatique nous dira le contraire ?), il ne peut se trouver qu'au prix de la séparation de l'être, comme dans Cours sur la rive sauvage, dans la ville des limites, qui est aussi mort du lieu. Le sens n'est-il pas d'abord abandon des trop confortables certitudes : celles par exemple du Frère, dont la vérité a exclu Habel du lieu d'origine ? Or, le sens ne peut être donné dans la citadelle close des certitudes, et l'exil, la séparation sont seuls capables de produire la compré­hension, depuis leur lieu, de la vérité barricadée de l'origine. Aussi Habel peut-il dire au Frère,, alors même qu'il s'apprête à se perdre à la suite de la folie de Lily : « Je sais aujourd'hui pourquoi j'ai fait tout ce chemin [...]. Vous avez une vérité [...]. Seulement moi aussi, j'en ai une à présent [...]. Une vérité qui a déjà sur la vôtre l'avan­tage de la comprendre. Une vérité qui voit [...] la citadelle où la vôtre s'est installée, et barricadée» (pp.175-176).

La vérité du lieu des limites est accueil et compréhension. L'origine même ne prend sens, de ce fait, que dans ce lieu des limites qui, de lieu étranger, devient le lieu du sens. Lieu du sens qu'est, paradoxalement, la maison de santé où l'on soigne Lily. Le mal, alors, n'est plus l'exil, mais bien au contraire d'être à l'extérieur de ce lieu de sens. « Dehors, étranger comme une conversation derrière un mur, tout bredouillement de malheur, un bruit stupide de l'autre côté du mur » (p.129). Toute parole hors du lieu des limites se réduit à ce bredouillement. L'exclusion par le Frère du lieu d'origine se retourne donc, dans la séparation même du lieu des limites, par la reconnaissance que Habel attend du sourire de Lily. Sourire qui nomme, qui donne un sens, regard identifiant. Sourire vers lequel tend tout le désir de Habel, qui est aussi un désir d'être (p.119). C'est pourquoi Habel veut, non pas tant savoir et connaître Lily, qu'être su par elle, car il n'existe que dans cette reconnaissance.

Et tout comme le sourire de Lily, la parole du Vieux est ce regard qui consacre, qui donne le sens. Aussi Habel a-t-il « envie de retrouver cet homme, envie de le faire parler encore, qu'il lui explique tout, lui fasse comprendre Sabine, Lily, le monde » (p.90). Le Vieux ne sait-il pas, avant Habel même, que sera le comporte­ment de ce dernier, et par exemple qu'il viendrait tel soir au carre­four (p.139) ? « Il avait beau être une putain et payer ses amants, il ne parlait que de nous ! » (p.175), Là encore, la relation sujet-objet comme on l'a déjà vu plus haut, s'inverse, et c'est pourquoi le lieu du sacrifice est le lieu où se délivre le sens :

Qu'importe alors que le sens soit mutilation, perte ? Le sacri­fice seul donne ce sens déceptif qui échappera toujours à la vérité barricadée du Frère. Donné dans les trois lieux ultimes de la limite, la maison du sacrifice, l'appartement de la prostitution de Habel au Vieux, et la maison de santé où Habel suivra le non-sens de Lily, le sens est cette perte qui ne peut vous reconnaître que dans ce triple non-lieu. Mais il ne peut y avoir de reconnaissance que dans cette absence du sens comme du lieu, sur la rive sauvage de la limite qu'est également l'écriture du roman.

 


C) LES TERRASSES D'ORSOL [29], OU LE DIRE DE LA STUPEUR

RUPTURE OU CONTINUITÉ ?

Dans une certaine mesure, Les Terrasses d'Orsol peut être lu comme le texte de ce non-lieu où Habel est parvenu. Comme le récit d'un au-delà du sens, d'un au-delà de l'espace balisé d'avant l'ultime passage. En ce sens Les Terrasses d'Orsol pourrait être lu aussi comme une expansion de la dernière page de Qui se souvient de la mer, où le narrateur est enfin parvenu au lieu tant recherché du sens, lequel va s'avérer, encore, lieu d'une sorte de déchiffrement à l'infini. Déchiffrement qui pourrait bien n'avoir que lui-même pour objet.

Dernier roman paru de Mohamed Dib alors que je termine cet essai (1985), avec au niveau éditorial un autre passage puisque l'éditeur a changé [30], Les Terrasses d'Orsol peut donc apparaître comme une sorte d'aboutis­sement logique de cet itinéraire si particulier qu'on a vu se déve­lopper dans les romans précédents. Et pourtant l'auteur précise bien, lorsqu'on l'interroge, que plus de la moitié de ce roman était déjà écrite dans les années 40, c'est-à-dire avant la trilogie « Algérie ». Mais que la rédaction en avait été interrompue parce que la logique du texte conduisait à une impasse du sens difficile­ment supportable par l'auteur à une époque où, dit-il, « je croyais encore qu'il fallait trouver une réponse » [31]. Le dernier roman paru en 1985 de Mohamed Dib confirme donc bien que ses « manières » ne sont pas successives mais simultanées, et que l'aboutissement actuel de sa quête d'écrivain en était déjà l'antériorité : celle-là même où mènent bien des itinéraires initiatiques ?

* *
*

Non-lieu où aboutit la quête, dans un ailleurs qui n'est à tout prendre qu'une antériorité à laquelle on n'avait pas assez pris garde, Les Terrasses d'Orsol comme La Danse du roi, mais aussi comme la fin de Qui se souvient de la mer, récuse un ancrage référentiel qui,permettait de le réduire à un «sens » lisible dans la « réalité ». Pour Habel encore, même s'il s'agissait avant tout de cette « ville des limites » qu'on y a décrite et qui y est au-delà de toute nomination, Paris pouvait apparaître comme un référent extérieur concédé à l'action romanesque. Dans Les Terrasses d'Orsol, tant le lieu essentiel de l'action, Jarbher, que celui du titre, Orsol, sont d'abord désignés par des noms non-identifiables. Noms qui indiquent ainsi clairement leur convention non-réaliste. Et de la même façon les noms des personnages essentiels ne sont pas localisables.

Les noms de certains personnages secondaires le sont davan­tage. Mais ils apparaissent vite comme des jeux malicieux avec une lecture en quête de référent, plus que comme un ancrage référentiel véritable. C'est le cas pour Talilo, à la fausse référence latine, puisqu'il parle anglais au téléphone tout en citant – autre parodie d'ancrage référentiel – le proverbe islamique « Allah est grand » au moment où l'on s'y attendrait le moins. Et d'ailleurs sa voix fausse comme ses tics de langage indiquent assez sa fonction de dérision (Voir pp. 104 et 177-178). D'ailleurs Talilo à la convention ainsi affichée dérisoirement est le principal médiateur, pour le. héros, entre Jarbher et l'extérieur : si l'on transpose sur le plan de l'écriture, ne peut-on y voir une sorte d'indication ironique de l'erreur qu'il y aurait à chercher à l'extérieur du texte un référent autre que sa propre problématique textuelle ?

Dès lors tout décryptage référentiel apparaît dérisoire, même si quelques « indices », comme dans Habel ou Cours sur la rive sau­vage, permettent des semi-identifications non négligeables, mais disposées, me semble-t-il, comme autant de pièges pour une lecture réductrice.

On sait que l'essentiel de l'action se passe à Jarbher, dont je viens de souligner l'étrangeté absolue du nom, comme de celui d'Orsol, ville d'origine du narrateur, à laquelle ne nous renvoient que quelques « flash-backs » également problématiques. De Jarbher nous savons simplement qu'elle est au bord de l'océan (p.85), qu'elle est traversée par une rivière nommée le Slän (p.167), qu'enjambe un pont aux ondines. Son arrière-pays est montagneux, cependant que ses habitants aiment à passer une partie de leurs loi­sirs dans les îles qui lui font face, et dont les maisons sont en bois (p.162). Autant d'indices qui semblent désigner une ville du Nord de l'Europe, dans laquelle le narrateur pense parfois avec nostalgie à Orsol où l'on « boit du thé à l'ombre des platanes », « court au devant de la mer, affronte de la poitrine cette mer miterreine nôtre, vacillant sous le poids du soleil », où l'on sent la nuit des effluves de jasmin sur ses « blanches et tranquilles terrasses ».(pp.85-86). Une lecture dénotative reconnaîtra facilement Alger dans Orsol. Orsol ne joue-t-il pas vis-à-vis du narrateur le même rôle que le Pays du Frère dans Habel, puisqu'elle a envoyé Eïd à Jarbher pour l'y oublier ? Trahison d'Abel par Caïn, trahison de l'exilé par ceux qui se sont emparés du lieu d'origine-identité pour leur seul profit ? D'ailleurs l'exilé-frère qu'Eïd rencontre à Jarbher quand il n'est plus question d'une réponse d'Orsol (p.171) ne désigne-t-il pas leur commune émigration-exclusion ? Et le titre du roman n'est-il pas indication nostalgique de la perte du lieu consécutive à un exil plus ou moins subi ?

Une telle interprétation n'est pas impossible. Mais elle serait réductrice jusqu'au non-sens. Car pourquoi, si Dib voulait cette fois parler de l'émigration, ne pas nommer les lieux et les pays comme dans Habel ? Pourquoi au contraire ces noms qui désignent leur propre convention, leur non-ancrage référentiel évident ? Allons plus loin : dans une logique dénotative Jarbher ne peut être Paris puisqu'elle est au bord de l'océan et que les indices désignent une ville du Nord. Mais Dib n'est allé en Finlande qu'en 1975, à Los Angeles qu'en 1974, dans les pays de l'Est qu'en 1959 et les années suivantes, si l'on en croit les jalons biographiques donnés par Jean Déjeux [32]. Il n'aurait donc pas pu voir le modèle supposé de Jarbher avant d'en parler dans son roman, dont les passages concernant Jarbher ont été écrits en partie avant la trilogie. Voici la critique biographique bien obligée de reconnaître une certaine autonomie de l'imaginaire !

Soyons sérieux. Les allusions à une situation personnelle comme à une situation politique ou sociale plus générale peuvent de toute évidence être lues dans Les Terrasses d'Orsol comme dans le texte considéré jusqu'ici comme le plus « onirique » : Cours sur la rive sauvage. Mais l'essentiel de la signification du roman n'est probablement pas là.

* *
*

Il s'agit bien une fois de plus d'une quête de connaissance, d'un itinéraire initiatique, qui nous mènera pas à pas vers une nouvelle réflexion sur les pouvoirs de la parole.

Eïd a été envoyé à Jarbher comme observateur. Aussi expédie­-t-il régulièrement des rapports à Orsol dont il est en quelque sorte l'espion. Il y a d'ailleurs une lecture possible de Les Terrasses d'Orsol comme roman d'espionnage, qui aurait dès lors la fin tra­gique d'une « mission » manquée. Qui se souvient de la mer a pu être de la même façon lu comme un roman de science-fiction, ainsi que Cours sur la rive sauvage ou plusieurs nouvelles du même auteur, dont on a vu qu'il aime à jouer parfois avec des formes lit­téraires codées et leurs conventions. Dans un roman d'espionnage, une fois « découvert » par les habitants de Jarbher et même jugé par eux, l'agent Eïd serait « lâché » par ses chefs lointains, et son exécution finale, suivie d'une sorte, d'hébétude, serait ce qu'une certaine presse appellerait un « lavage de cerveau ». Soit... Après tout, toute enquête est une quête de connaissance. Mais dans le roman d'espionnage traditionnel, l'agent a une identité indubitable qui le fait reconnaître et rechercher d'un volume à l'autre d'une même série. Et il est envoyé en mission par un pays reconnaissable, dans un autre pays également reconnaissable, pour obtenir un rensei­gnement désigné d'avance. Or le nom d'Eïd et son identité sont problématiques, ce qui fait qu'il peut modifier ce nom et devenir Aïd, puis Ed. D'ailleurs on verra qu'il n accédera à la connaissance qu'au prix d'une perte de l'être, alors que l'action du roman d'espionnage rend au contraire plus évidente encore l'identité fictive de son héros, ce qui permet les séries autour de lui. La perte de l'être que vit Eïd fera de lui non plus une personne, mais un regard qui pourrait même se passer de celui à qui il appartient. Observa­teur, Eïd se réduit à l'observation elle-même, au détriment de l'être de celui qui observe [33].

De la même façon Orsol est une ville d'origine bien probléma­tique pour Eïd. Non seulement son nom désigne son arbitraire, mais la ville se réduit presque à ses terrasses, c'est-à-dire à des lieux d'où l'on voit. N'est-elle pas la ville qui envoie Eïd pour observer Jarbher ? Aussi les lieux d'Eïd seront-ils également des observa­toires, désignés comme tels. D'abord le lieu d'origine mythique, Orsol, dont les terrasses précisément donnent son titre au roman dont elles indiquent ainsi l'objet. Mais à Jarbher même, ne voyons­-nous pas Eïd partager son temps entre « le meilleur observatoire qui soit : mon hôtel ; il est situé sur les hauteurs de Jarbher. De mon balcon la ville vous est offerte comme sur un plateau. Quel coup d’œil ! » (p.12), et cet autre balcon, plus bas, qui surplombe la fosse innommable sur laquelle il ne cessera de s'interroger ?

L'entreprise d'Eïd n'est pas tant de découvrir le secret, puisque la fosse est une évidence incontournable et non cachée, mais de lui donner un nom. C'est-à-dire de mettre un terme à ce fossé qui sépare l'évidence et le langage qui pourrait la lire. De ses interlocu­teurs jarbherois qui évitent de lui répondre, Eïd ne cherche pas tant à apprendre la chose, qu'il connaît, qu'à les amener à lui donner un nom en l'identifiant. L'identification elle-même n'est qu'un pré­texte, puisqu'on verra qu'Eïd a compris comme nous, dès le début, que ce sont des hommes qui se meuvent lentement dans cette fosse. La vraie question est bien de leur donner ce nom : de nommer. Car le pouvoir de nommer, préoccupation essentielle d'Eïd comme de Habel, est ce pouvoir redoutable qu'on paye bien souvent de sa vie, ou en tout cas de sa raison. Aussi les habitants de Jarbher ne peuvent-ils nommer l'évidence, car le langage-occultation sur lequel se fonde toute Société en serait détruit. Dès lors Eïd comme Habel sera celui que ce pouvoir de nommer retranchera du jeu social du langage. On y reviendra : contentons-nous pour l'instant de souli­gner que l'essentiel du roman est à nouveau une réflexion sur ce ter­rible pouvoir de nommer, lui-même désigné dans la distance affi­chée du dire conventionnellement prosaïque qui permet à Eïd de jurer : « Sacré nom ! » (pp.10, 11, 12).

* *
*

On retrouve donc bien la question majeure de toute l'oeuvre de Dib. Aussi ne sera-t-on pas étonné de voir ce texte qui nous parle une fois de plus de l'écriture, développer tout un jeu de renvois implicites aux autres romans de son auteur. Renvois qui nous per­mettront de définir plus précisément l'itinéraire du personnage cen­tral, lui-même bien proche, et différent à la fois, tant de Habel, que du narrateur de Qui se souvient de la mer, que d'Iven Zohar, ou encore de Rodwan.

Comme dans Qui se souvient de la mer, Cours sur la rive sau­vage et Habel, la quête de connaissance est itinéraire spatial vers un éclatement de la nomination, la stupeur finale de Qui se souvient de la mer, Habel et Les Terrasses d'Orsol étant à mettre sur le même plan que le rire fou de Hellé qui clôt Cours sur la rive sauvage. Pour en arriver là, il aura fallu d'abord quitter la ville close, originelle, des certitudes : Orsol n'est déjà plus lorsque commence le roman. Mais aussi accepter de se quitter soi-même dans une séparation de l'être qui s'est produite, là aussi, avant le début de l'action roma­nesque, et que nous narre le chapitre 2 dans le souvenir d'Eïd. A Orsol, avant d'entreprendre sa quête à Jarbher, il a quitté l'appa­rence brillante de sa femme Eïda, dont le nom fait ainsi un peu son double social, ainsi que la jeunesse de leur fille Elma : l'une et l'autre ne peuvent-elles pas être comparées à ces statuettes dont on a vu le narrateur de Qui se souvient de la mer mettre si longtemps à se débarrasser ?

Accepter toutes ces pertes ne donne pas pour autant la réponse : le nom. La femme dont on attend le salut se dédouble à son tour, comme Radia et Hellé, qui n'étaient peut-être que le double d'Iven Zohar, et lui-même à la fois. Si le prénom de son épouse d'Orsol, Eïda, est le double de celui d'Eïd, celui d'Aëlle n'est pas si loin non plus des deux variantes du nouveau prénom du nar­rateur : Aëd, ou Ed. D'ailleurs comme Karima de Dieu en Barbarie et bien d'autres femmes dont la transparence du visage ainsi dési­gnait toujours d'autres visages, Aëlle a les yeux verts.

Aussi cet itinéraire est-il éternel passage dans un autre côté qui reste encore et toujours à atteindre. Et vers cet autre côté on trouve dans Les Terrasses d'Orsol des passeurs qui sont somme toute bien proches d'El Hadj dans Qui se souvient de la mer, ou de Zerrouk dans Le Maître de Chasse : La « barcasse » de Talilo dans laquelle s'effectue la traversée vers les îles où comme dans les Enfers où mène Charon le sens va se renverser (ch.15, pp.121-131) ne rappelle-t-elle pas la « camionette à Zerrouk » qu'on a vu trans­porter les Mendiants de Dieu ? Mais il est aussi des passeurs plus graves, puisqu'ils se donnent eux-mêmes à la mort qu'ils permettent au quêteur-Orphée de traverser : tel est, peut-être, comme El Hadj, le Docteur Rahmony qui permet précisément le passage d'Eïd vers Jarbher (p.151).

* *
*

On pourrait multiplier les exemples et les perspectives. L'essentiel était de montrer, avant d'entreprendre à notre tour l'iti­néraire d'une lecture, que Les Terrasses d'Orsol, dont le difficile repérage référentiel a pu surprendre, s'inscrit en effet dans la con­tinuité d'une quête de connaissance et d'une réflexion sur le langage qui ont été la préoccupation majeure de Dib, par-delà le réalisme auquel on a voulu réduire son écriture, depuis le début de son acti­vité créatrice.

REVERSIBILITE

Le pouvoir de nommer, qu'Habel avait reçu de l'Ange de la Mort, n'est donné qu'à celui qui accepte d'abord de perdre son propre nom, de ne plus savoir qui il est. C'est ce qui se passe au chapitre 2, que j'ai déjà montré comme celui de la séparation de l'être, à Orsol, avant le départ pour la quête. Cette séparation est un véritable passage par la mort, c'est-à-dire par la perte de l'être comme de l'identité à quoi confine cette maladie dont mourra, non le patient, mais le médecin (pp.18-25).

Si le récit, ensuite, des événements à Jarbher ou sur l'île se fait sous la forme d'une première personne de narration dont la gouaille apparente semble asseoir la personnalité d'Eïd de façon bien plus affirmée que le double registre 3 ° personne-l° personne de Habel ne le faisait pour le roman précédent, cette apparente vulgarité même pose problème. Car c'est une manière de distancier le « je » appa­remment incontesté d'Eïd. Distanciation que soulignent les passages en italique incrustés dans le dire d'Eïd et le commentant. Voix non désignée qui s'introduit entre la narration par le personnage et notre écoute pour casser la clôture de cette narration, de ses points de vue, comme du personnage même, lequel devient de ce fait probléma­tique. D'ailleurs la troisième personne en laquelle ce personnage est désigné par cette voix prendra en charge la narration proprement dite au chapitre 22, après le retour de l'île. Sur cette île Aëd a trouvé Aëlle, mais il y a perdu sa perception de lui-même comme personne, comme sujet disant « je'». Perte qui ne se manifeste pas seulement dans un passage de la narration à la troisième personne : comme l'identité, la structure même de la phrase, et donc du langage est délabrée. On aura ainsi d'assez nombreuses phrases se réduisant à une proposition complétive commençant par « comme... », mais sans antécédent et sans proposition principale.

Cette perte de la perception de soi comme sujet est liée à la perte du nom, elle-même liée à l'abandon d'Eïd par Orsol, qui reste obstinément silencieuse (p.189). Le pouvoir de nommer appartiendrait-il à Orsol ? Orsol en tout cas, quelle que soit la lec­ture politique qu'on voudra, ou non, en faire, est bien le lieu qui devrait donner un sens comme une identité, et qui ne le fait pas. Son silence est comparable à celui du Frère dans Habel. Et comme Habel, Eïd devra remplacer la vérité qu'il ne peut plus en attendre par une autre vérité, donnée dans cette ville des limites qu'est éga­lement Jarbher. Or, cette vérité, qui est peut-être l'absence de toute réponse, la perte absolue, il ne pourra la trouver que dans son propre sacrifice, comme Habel encore, sur la scène de cette ville­-simulacre. C'est pourquoi les deux séduisantes détentrices de la réponse qu'il croise en souriant dans une répétition du geste qui pourrait être infinie, sont l'oubli même du nom. La séduction de cette ville est l'oubli qu'elle est, comme le non-sens du sacrifice consécutif (p.201). Ce n'est que dans son sacrifice qu'Eïd retrouvera un instant l'usage de la première personne. Mais ce sera pour mani­fester son humiliation la plus grande : « Et ensuite ? Je suis tombé sur ce trottoir. Et puis encore ? [...] J'applique durement mes mains contre le sol pour le retenir [...] Et lui : je suis toujours couché sur ce trottoir » (pp.209-210). La première personne un instant retrouvée est cependant coupée par la troisième revenue dans cette interruption : « Et lui : », qui la met à distance. Dès lors Eïd restera distancié, objet, ailleurs, y compris dans la stupeur du dernier cha­pitre.

* *
*

L'identité problématique est donc liée à une hésitation sur la fonction sujet ou objet de la personne. Et cette hésitation jouera particulièrement dans la relation du personnage avec les autres, et les regards. Qui, en effet, est sujet ou objet des regards ? Et qui, surtout, dans la relation amoureuse ?

D'ailleurs Aëlle est-elle une personne à l'identité bien délimi­tée ? La sonorité de son nom comme sa proximité avec celui de Hellé nous invitent à la prudence. Comme Cours sur la rive sau­vage, Les Terrasses d'Orsol ne se termine-t-il pas sur un curieux et énigmatique dialogue d'autre rive avec cette femme qui est elle sans être elle ? Ainsi Aëlle est-elle souvent confondue avec tous les échos qui accompagnent et accueillent Ed, et qui devront comme elle le reconnaître. Avec la voix qu'elle a rapprochée et dont le dire n'est plus en italique alors. Avec la mer-terre nocturne, et leur pulsation confondue. Pulsation qui elle-même en appelle une autre, dans un jeu d'échos infini qui les confond comme la voix d'Eïd se confond avec celle de la voix « off » : « et de nouveau je perçois le batte­ment, la pulsation de tout à l'heure : comme si elle émanait d'elle ; d'elle autant que de cette terre, une terre plus eau que terres, et ma voix dit en moi : « Tu m'en ouvriras les portes, Aëlle ; vous me reconnaîtrez et recevrez, toutes les deux, Aëlle ; que je sois à toi ; Aëlle ; que je sois à vous, elle et toi, j'arrive. Attendez-moi » (p.139).

Aëlle est celle qui, comme les voix et les regards avec lesquels elle se confond, n'est là que pour reconnaître Ed. Aussi est-elle d'abord regard. Le regard même de l'essentiel. Elle est cette lumière dont le rayonnement fixe et dévore, comme cette « voix de flamme verte qui disait sans mots : « parce que l'amour aussi a son soleil » » (p.170). Il y a donc là aussi inversion des rôles du sujet et de l'objet dans la quête. Le quêteur est celui qui est su par Aëlle plus qu'il ne la sait. Eau-regard-qui lit en Ed, Aëlle est sphinx énigma­tique. De ce « monstre fabuleux et doux » elle a l'aspect impéné­trable et la ténébreuse intuition. Et c'est peut-être aussi l'une des raisons pour lesquelles Ed à la fin ne la voit pas tout en la voyant ?

Or, l'énigme du sphinx qui inverse le regard est aussi celle de la méduse, dont le regard tue, comme dans Habel. D'ailleurs comme dans Habel la mort, ici non plus, n'est jamais totalement accomplie, car elle ne peut être l'aboutissement d'une écriture qui cherche un au-delà du masque de la mort, un au-delà du « visage de ténèbres d'où s'écoule toujours cette parole ressassant la même histoire, notre épouvantable, risible histoire » (p.77), que désignait déjà La Danse du Roi en des termes quasi-identiques. Les motos, « cornes de bélier, oeil de cyclope » officiantes du sacrifice final d'Eïd sont bien les parentes du « noir phaéton démoniaque » de Habel. Elles sont avant tout regard. Quel est, entre les deux côtés de l'ombre et de la lumière, la différence essentielle entre le regard vert d'Aëlle et celui, « noir de jais, impavide, un rayon d'arrière-monde » de la motocycliste qui « se plante en lui, s'enfonce » comme le couteau du sacrifice duquel il est, effectivement, la victime ? La reconnaissance, on l'a déjà vu, n'est donnée que dans l'absolu de la perte. Dans la perte la plus cruelle de toute velléité de se redresser sujet.

* *
*

On sait l'importance de la lumière dans l'arsenal poétique de Mohamed Dib [34]. On ne sera donc pas étonné qu'à cette réversibilité du regard qu'on vient d'évoquer corresponde celle de la lumière, dont tout regard est en fait inséparable.

La lumière est dès le début du roman la malédiction d'Eïd fas­ciné et médusé par le spectacle innommable de la fosse à Jarbher, comme l'était Habel par le carrefour parisien où il revenait soir après soir, lui aussi « médusé ». Et pourtant cette lumière semble associée à son contraire : la nuit. Nuit des soirs de Habel au carre­four. Nuit plus métaphorique ici de l'innommable que contient cette fosse, mais que l'on retrouvera dans le regard « noir de jais » de la sacrificatrice de la fin du roman.

Dès cette première apparition la lumière est double. Intérieure et extérieure à la fois, elle amène tout naturellement le dédouble­ment de la narration en deux voix, l'une en romain, l'autre en itali­que : cette lumière de méduse est bien le propre de la ville des limites. Car elle est le lieu même de la séparation, comme elle est à la fois pétrification et élément liquide. Or, cet océan sera aussi couvert par une folle quantité d'yeux épars, comme l'Ange de la mort que rencontre Habel, ou comme le vaisseau aérien et lumineux sous la forme duquel le père mort réapparaissait dans Qui se souvient de la mer comme dans La Danse du Roi. Dès le premier chapitre des Ter­rasses d'Orsol, accoudé au parapet comme Rodwan était assis sur ce « tertre bosselé de roches » dont on a souligné l'importance, Eïd est ainsi séparé et investi par la lumière. La fosse et ses habitants ne sont à tout prendre que prétexte, dont la sortie hors de la ville et la découverte d'une autre lumière montreront la futilité :

Toute la lumière est là, liquéfiée. Un infini de lumière et il déroule ses lourds plis brillants, ne cesse de se mouvoir, de se rapprocher sans jamais arriver. Médusé par ce spectacle II était partagé entre ce qu'il voyait dehors, cette lumière, cette malédiction, et ce qu'il voyait en dedans, la même lumière, la même malédiction, je reste là [...1 Et que fait l'Océan pendant ce temps, il joue [...] Il fixe sur moi des yeux presque humains, des yeux par milliers, il en est couvert, je ne me vois pas scruté par cette folle quantité d'yeux épars. » (p.15).

Cette malédiction de la lumière dont plus loin encore (p.61) la voix en italique rappellera qu'Eïd l'a reçue en partage, n'empêche pas que dès la sortie qu'Eïd effectue hors de Jarbher au chapitre 13, puis lors du départ aux îles et de la rencontre d'Aëlle, cette lumière soit au contraire perçue comme une sorte de libération : n'est-ce pas à son insu le chemin qui mène vers Aëlle ? Dès lors, lumière liqué­fiée encore, elle est cependant appel à une sérénité que l'eau (du lac, et non plus de l'océan) retient captive. Alors que la fosse et sa malédiction s'imposent à Eïd médusé, la lumière du lac est difficile à atteindre, à travers l'échancrure végétale noire qui y mène. Mais une fois atteinte, « c'est l'éblouissement. Si subtile est l'irradiation qui m'enveloppe soudain, et son étendue, qu'elle touche à l'infini. » Pourtant là encore il y a inversion du regard : si cet infini auquel le lac et sa lumière permettent d'atteindre confère une telle sensation de sérénité, c'est qu'en fait il est connaissance, non d'un objet exté­rieur, comme les formes innommables de la fosse, mais de soi. « Sensation de se porter au plus près de soi, aventure qui vous cherche autant que vous la cherchez » (p.110), et c'est aussi ce qui se passera sur l'île, dans l'amour d'Aëlle.

Cet amour n'aurait pas été possible à Jarbher parce que l'enquête sur la fosse empêchait Eïd d'abandonner sa maîtrise de sujet connaissant, de devenir objet autant que sujet. La quête, par son volontarisme, empêchait le savoir. La lumière du lac comme au chapitre suivant celle des yeux d'Aëlle ne sont donnés qu'à qui sait se laisser aller à leur appel,

Et pourtant les trois jours sur l'île seront trois jours de folie, où tout le savoir sera donné, mais dont on ne reviendra pas intact baigné au contraire dans ce « blanc plus blanc que le blanc » (p.162) d'une stupeur d'au-delà du nom, qu'on y perd, d'au-delà des mots, qui vont de plus en plus se révéler inefficients. La réversibilité de la lumière comme du regard a découvert l'être, a fait perdre le nom, a manifesté l'autre nom : celui qui voisine à la mort, jamais complè­tement accomplie, que se donne Talilo sur l'île, et que trouve Eïd à son retour à Jarbher. Mort dont on a vu qu'il est même inutile qu'elle se réalise, puisque c'est de l'autre côté d'elle que la lumière, celle de la méduse ou celle du lac ou encore celle de l'amour, a fina­lement mené le quêteur.

* *
*

Dans cette réversibilité d'une quête où l'on ne trouve en fin de compte que l'infini de soi-même et de sa perte, va se manifester un champ sémantique avec lequel nous avaient familiarisés, non plus tant Rodwan ou Habel, qui pourtant l'illustrent bien aussi, que Hakim Madjar et Lâbane : celui de la Chasse. Chasse qui donne son nom à un roman, Le Maître de Chasse, mais que l'on trouve aussi dans la poésie de Dib, par exemple dans Omneros.

D'ailleurs, il est un autre point commun entre Les Terrasses d'Orsol et Le Maître de Chasse : c'est que la réponse ici encore se réduit à ce mot « Rien » qu'elle était pour Tijani des Ouled Salem. La différence est que, ayant franchi d'emblée le pas ultime de Habel, celui auquel Hakim Madjar comme le narrateur de Qui se souvient de la mer n'arrivent qu'à la fin du roman, Eïd en est cons­cient dès le départ : « Je ne sais quel est l'objet de ma chasse. Ce serait ce rien que tout atteste autour de moi. Ce serait la réponse. » (p.16). La chasse va donc apparaître comme la réalisation la plus achevée de cette réversibilité de la quête, puisque le chasseur sans véritable objet de sa traque devient lui-même l'objet de la vérité qui le cherche plus qu'il ne la cherche. Ne peut-on voir là, aussi, une sorte de réponse à la question sur l'identité du Chasseur qui est posée dans Le Maître de Chasse ? Toute quête est d'abord quête de nous-mêmes, de notre propre vérité, que nous ne trouverons cependant que dans notre perte, qui est aussi cette fête à laquelle convie le dernier chapitre du Maître de Chasse.

Tout l'itinéraire des Terrasses d'Orsol pourrait ainsi se résumer à cette « poursuite dont j'étais le chasseur, avant de m'apercevoir que j'étais le gibier » (p.10) qu'annonce Eïd dès la deuxième page. De quêteur d'un savoir innommable et pourtant exposé sur la fosse, Eïd ne devient-il pas comme on vient de le voir, objet de savoir, avant d'être la victime du sacrifice, la proie ? Proie d'une vérité au nom de laquelle il est devenu son propre chasseur. « Ce dont il est devenu maintenant la proie, et qui le hante, qui l'afflige, la vérité dont il est maintenant possédé, cette vérité dont il est dépossédé avant toute autre : ai-je vu, ou non, ce que j'ai vu » (p.11) : la liaison entre le texte de la voix en italique et celle d'Eïd en romaine ne fait que souligner davantage ce jeu de possession-dépossession, figure la plus mortelle de la réversibilité, car il s'agit de la vérité même, et donc du sens.

Le Chasseur, c'est la vérité, ou plutôt ce désir de savoir par lequel je tombe de moi-même dans son piège, alors qu'il n'y a peut­-être rien à savoir. N'est-ce pas le sens énigmatique de cette maladie précédant son départ d'Orsol, et dont Eïd n'était même pas atteint ? La maladie, dont on ignore même si elle existe ou non, est cette énigme qui piège le sujet. Et c'est le médecin qui en meurt, lui qui savait qu'Eïd n'était pas malade, si ce n'est du désir de connaître sa maladie (p.21). La fosse ne joue-t-elle pas un peu le même rôle que cette maladie, elle vers qui les pensées d'Eïd, autre figure cynégé­tique, «lévriers qui n'attendaient que le moment de partir [...], courent d'elles-mêmes » ? Car cet endroit « renverse les rôles » : « c'est lui, dirait-on, qui m'interroge » (p.26).

C'est peut-être là une des lectures possibles de cette autre voix, en italique, dans le dire en romaine d'Eïd. Autre voix qui semble posséder la clé de l'énigme. Autre voix qui nomme. Voix du Chas­seur, ou de l'écrivain ? Voix de la vérité ? Voix en tout cas qui seule peut nous donner notre véritable nom, mais en ouvrant du même coup les portes du pays de la mort. Voix dont Eïd lui-même repro­duira la fonction après son retour des îles, en donnant à l'étranger­-frère rencontré alors à Jarbher « asile dans un autre monde que le sien, un monde où brille un autre soleil, et c'est le soleil de la mort. » (p.178).

Car le Chasseur ou l'autre voix, ou encore Aëlle, appellent de l'autre côté d'un mur (pp. 149 ou 165), vers la propre réalité de celui qui n'a pas encore su le traverser. Et cette réalité, c'est son vrai nom secret. Aussi l'amour, dans Les Terrasses d'Orsol comme Habel est-il cette perte de raison qui seule permet la découverte du vrai nom secret, ce regard qui découvre ce qui ne peut se dire (p.160).

L'AMBIGUITE TRAGIQUE

Le nom comme la lumière est lié à une malédiction, que l'on accepte ou non de prendre sur soi. Mais celui qui l'assume sait qu'il est condamné. Le sacrifice final est la conséquence d'une phrase par laquelle Ed résolument se désigne et se condamne lui-même : « Je suis l'ombre d'un outrage inconnu ou renié », dit-il, après quoi il « va sans attendre chercher celle à qui il doit demander le nom qu'il n'a pas su retenir. La foule est là devant lui. » (p.206). La situation est très exactement celle de la tragédie. Oedipe choisit délibérément le supplice en décidant de dévoiler le nom, le sien, duquel on pour­rait dire également qu'il est « l'ombre d'un outrage inconnu ou renié ». N'y a-t-il pas, d'ailleurs, un clin d’œil à Oedipe et au mythe apollinien de Delphes dans le choix de la "comparaison avec les ser­pents, tant pour décrire les bas-quartiers de la ville, que la fosse à laquelle ils mènent (pp.13 et 17) ? Et le champ sémantique apolli­nien n'est-il pas celui de la connaissance lumineuse comme de la parole dorée ?

Comme Oedipe qui se réclame d'Apollon chez Sophocle, mais comme aussi Kamal Waëd dans Dieu en Barbarie, Eïd est celui que sa quête de savoir sur l'origine va mener à sa perte. Mais tant qu'il reste dans la ville, sa quête volontariste et cependant circonscrite de la lumière le détourne en fait de la lumière véritable, qu'il trouvera à l'extérieur de la ville, tout comme Oedipe trouve la vraie lumière et le vrai savoir une fois qu'il s'est exclu de la ville et crevé les yeux.

Il a détourné ses yeux de tout ce qui vient (de la lumière], il a écarté les yeux de toutes les choses qu'elle éclaire que j'y voie clair, que je me fixe une ligne de conduite, décide quelque chose. Sacré nom » (p.10).

La fausse liaison syntaxique entre l'italique et le romain sou­ligne -cette contradiction et introduit une autre dimension bien connue dé la tragédie grecque : l'ironie tragique, derrière laquelle j'ai montré dans d'autres textes de Dib déjà, que se développe l'ambiguïté tragique. Ici l'ambiguïté est bien cette auto-injonction d'Eïd : « Que j'y voie clair », qui est celle-là même par laquelle il s'empêche d'y voir clair.

Or, ce passage, dès la seconde page du roman, en projette en quelque sorte la dynamique, et l'issue sacrificielle. Lorsqu'enfin le sacrifice arrivera, au chapitre 23, il sera annoncé par une phrase dont on peut bien considérer qu'elle désigne aussi « tout le temps » qu'a duré le roman, et qui est celui-là même de la représentation tragique : « [Ed] est atteint comme d'une balle qui aurait mis tout ce temps pour le rejoindre. » (p.200). C'est pourquoi aussi le sacri­fice prend la forme théâtralisée d'un rituel apocalyptique, puisqu'il est perpétré par sept motos, chiffre magique de ce qui était écrit, aussi bien dans L'Apocalypse de Saint Jean que dans la plupart des systèmes ésotériques. Et ces sept motos se divisent à leur tout en trois exécutantes, et quatre dont la ronde dessine l'arêne de la représen­tation, et en met en place le public (p.208).

* *
*

L'ambiguïté, corollaire de cette structure tragique, va ainsi se développer dans une généralisation de la figure du double, qu'on avait déjà vue à l’œuvre dans bien d'autres romans de Dib.

On a décrit plus haut la réversibilité : il s'agissait déjà d'un mouvement double, dans sa symétrie. De la même façon, l'enchaî­nement dans une fausse liaison syntaxique, qu'on vient de voir au début du roman, entre le récit à la première personne en caractères romains par Eïd, et le récit-commentaire à la troisième personne et en italique par la voix, introduit un dédoublement du sens propre à l'ambiguïté tragique et à son ironie. L'ironie tragique va, ainsi, multiplier les dédoublements du sens, de la parole, comme de la fonction des actants.

Le double, ou le dédoublement, peut apparaître comme l'une des structurations majeures de l'espace comme de la narration romanesque. Ainsi on a vu Jarbher où se passe l'essentiel de l'action être supplanté par Orsol absent, dans le titre du roman. Mais dans son pays même Jarbher, tout en étant le centre véritable, n'en est pas la capitale officielle, de la même façon que la mission d'Eïd dans ce centre réel est parallèle à la mission des diplomates d'Orsol dans la capitale officielle (p.19). Dans ce même chapitre 2 qui des­sine Orsol en parallèle avec Jarbher, la maladie (supposée) d'Eïd à Orsol apparaît comme un innommé parallèle à l'innommable de la fosse jarbheroise.

D'ailleurs tout le roman peut se diviser en deux moitiés quasi­ment symétriques, puisqu'il comporte 24 chapitres, et que les douze premiers sont consacrés à la quête d'Eïd dans l'espace clos de Jarbher, alors qu'à partir du treizième chapitre cette clôture sou­dain éclate, et que même si par la suite Ed revient à Jarbher, ce sera en quelque sorte comme un absent. Et de même que ces deux parties symétriques contiennent en quelque sorte la clé l'une de l'autre en ce que la seconde explique implicitement la première, de même les dif­férents récits intérieurs au roman s'expliquent souvent l'un l'autre par le jeu de symétrie ou de parallélisme que développe leur juxta­position. Ainsi après la discussion à Orsol en fin du chapitre 5 sur la maladie servant à se protéger du péril plus grand que constitue la vérité, le chapitre 6 enchaîne sur le récit de la fuite de la vérité à Jarbher, puis sur l'énoncé de l'évidence : ce sont des hommes (pp.52 et 53).

Le dédoublement de la structure narrative va tout naturelle­ment se retrouver au niveau de la perception du temps par les per­sonnages : le temps n'est-il pas une des dimensions essentielles de tout récit ? Le temps dans Les Terrasses d'Orsol est le plus souvent double. Ainsi Eïd a-t-il parfois l'impression d'avoir déjà vécu cet instant, cet événement, dans un passé indéterminé. Le corps d'Aëlle lui-même éveille en lui un écho, qui est celui de s'être souvenu de la même manière d'autre chose dans une situation semblable (p.167). Tout le roman d'ailleurs est placé sous le signe d'un retour, qui donne la première phrase : « Je suis revenu » (p.9), et c'est encore le retour à Jarbher à la fin qui permettra le sacrifice tragique. Ce retour, cette répétition, ne vont-ils pas jusqu'à ce qui pourrait être leur propre parodie lorsqu'un an après Eïd retourne voir le même film, lui-même double de la vie à Jarbher (pp.74-75) ?

Aussi ne sera-t-on pas étonné de voir les personnages appa­raître comme le double l'un de l'autre, ou encore se dédoubler eux­mêmes. On reviendra sur ce film où le personnage féminin est le double du double, à l'infini. On a déjà vu également comment Eïd trouve son double, tant dans Eïda à Orsol, que dans Aëlle sur l'île, ainsi que le changement de nom et peut-être d'identité que ce second dédoublement entraîne, comme si la figure du dédoublement était plus forte que l'identité même sur laquelle elle porte. Aussi Eïd, dans l'irréalité de la ville, peut-il affirmer : « Je vis sans doute une histoire qui n'est pas la mienne » (p.113), et trouve-t-il plus loin son double dans cette même ville sous la figure d'un immigré (pp.170-­179). Le miroir dans lequel il se voit un double différent sera donc une autre figure narrative, que l'on trouvera deux fois (pp.46 et 162). A chaque fois 1e double est en fait un autre.

Le dédoublement apparaît ainsi comme l'une des réalisations les plus explicites de l'ambiguïté tragique comme de son ironie. Et les jeux qu'il permet d'introduire sur la perception de la réalité ou de la non-réalité des choses comme des êtres nous aideront à déter­miner le rapport très complexe de la parole et du réel, qu'on a déjà vu être une des préoccupations majeures de l'écrivain.

LE SIMULACRE ET L'INAVOUABLE

Si le dédoublement a pu nous apparaître jusqu'ici comme un mécanisme essentiel de la production du sens dans Les Terrasses d'Orsol, les jeux qu'il y introduit dans la perception du réel déve­lopperont bien souvent le thème du simulacre tragique contenu dans es choses, et que j'ai déjà décrit dans d'autres romans de Dib.

Le simulacre se désigne lui-même dans la structure du texte comme il est désigné dans la perception des choses. La structure narrative du roman peut en effet apparaître comme une structure en trompe-l'œil, qui exhibe néanmoins cette dimension essentielle d'elle-même. On a déjà vu qu'elle repose sur le dédoublement des voix narratives. Le « je » du récit par Eïd-narrateur est doublé d'abord par le «il» de la voix off en italique s'insérant par une fausse continuité syntaxique dans la trame du récit à la première personne. Il est ensuite supplanté par la troisième personne qui assume la narration lorsqu'Eïd a perdu jusqu'à la perception de l'identité de son « je ». On peut aller plus loin en affirmant que le récit à la première personne du début du roman représente ainsi doublement le dire de l'apparence, le simulacre condamné par la réalité. Le véritable dire de l'intériorité d'Eïd n'est pas, en effet, son récit à la première personne, qui camoufle cette intériorité sous le paravent de l'action, sous le faux prétexte d'une nécessité supposée d'agir. Mais bien le dire de la voix off qui rétablit une sorte de réa­lité intérieure du personnage, de laquelle il semble se protéger par l'action-prétexte de sa quête. L'usage des personnes syntaxiques est donc en quelque sorte inversé : la troisième personne désigne para­doxalement cette intériorité qu'elle rend lisible en installant une complicité avec le lecteur au détriment de la crédibilité du récit à la première personne. Et c'est la caution que lui apporte cette compli­cité avec le lecteur nécessairement extérieur, qui lui permet d'être le dire crédible de l'intériorité d'Eïd. Le « je » du récit de celui-ci apparaîtra donc comme un simulacre d'autant plus condamné que non seulement il est fuite de la réalité, mais que le paraître qu'il développe n'a pas d'autre destinataire qu'Eïd lui-même. L'absence de destinataire extérieur (le lecteur à qui s'adresse le dire à la troi­sième personne) annule donc l'entreprise de paraître elle-même, car tout paraître n'a de sens que par rapport à un spectateur. Il s'agit donc bien d'un simulacre tragiquement condamné à n'être que parole inefficace, ce que confirme son échec dès lors qu'il devient évident que la véritable réponse, s'il y en a une, est en-dehors de la ville comme de cette quête d'un savoir sur la fosse.

Le thème du simulacre, dont on vient de voir qu'il est bien plus qu'un thème puisqu'il désigne même la structure du roman, se montre cependant dans toute son ampleur à travers le récit appa­remment parasite, du scénario d'un film tourné par un Jarbherois, qu'Eïd va voir deux fois, dont il cherche à retrouver le nom pendant tout le roman, et ne le trouve qu'à la fin (et encore peut-on douter que ce soit là le véritable nom de ce film, puisqu'Ed ne semble plus avoir le sens de la réalité lorsqu'il le retrouve). Un critique de presse qui comme beaucoup d'autres n'a pas compris grand-chose au roman [35], se permet néanmoins de trouver le récit de ce film trop long par rapport à l'économie d'ensemble du roman. Il me semble au contraire que ce récit d'un film dont le simulacre est souligné jusqu'à l'outrance est la meilleure manière de développer ce thème du simulacre tragiquement lié à la pratique de l'écriture comme à la pratique du réel, et qui est essentiel dans la pensée de Dib.

Le film est un élément essentiel du roman dès le chapitre 3, qui présente d'abord le cinéma comme « l'unique rite, celui qui conjure la mort », car « toute mise à mort y est factice » (pp.29-31). Le fac­tice sera l'élément majeur de ce film qui présente surtout en mon­trant le metteur en scène et l'attirail technique, sa propre réalisa­tion, son propre décor depuis son envers. Et l'histoire qui sert de prétexte à cette représentation de sa représentation est celle d'une comédienne qui joue à jouer Véra qui doit jouer à être heureuse tout en martyrisant son entourage « au moment où automate entre les mains du réalisateur elle-même est manipulée sans aménité » (p.31). Cette mise en abyme qui se développera au chapitre 9 à propos du même film y déploie la multiplication des plans du simulacre et leur mise en spectacle comme la mise en spectacle de leur mise en spec­tacle.

On retrouve là le thème du jeu scénique à l'intérieur du roman et qui confère à ce dernier une part de sa signification (ou de son absence de signification), qui organisait le récit de La Danse du Roi, mais dont j'ai montré des variantes dans bien d'autres textes de Dib. Ici, la férocité parodique porte une fois de plus sur le nom, entre autres cibles. Mais au lieu que ce soit comme dans Dieu en Barbarie l'identité de Kamal Waëd, c'est ici du nom du film qu'il s'agit, c'est-à-dire du nom, dérisoire de ce fait, du simulacre lui-même. Comme s'il n'y avait plus de réalité à nommer ? Ou encore comme si nommer le scandale de la fosse était aussi dérisoire que de retrouver le nom du film ?

Ce nom est d'ailleurs incertain, comme celui d'Eïd. Mais sur­tout, ses ébauches tournent autour du contraire du simulacre : la vérité, la totalité, l'éternité. Au chapitre 3 Eïd propose Vera ou Every. A la dernière page ce sera For ever. Or ces trois contraires du simulacre, au niveau de leur signifié explicite, ont en commun une relative homophonie avec le nom de l'actrice jouée par l'actrice du film : « Véra », qui signifierait parodiquement « Vraie ». Mais le signifierait dans une langue elle-même étrangère, et dédoublée dans ce caractère même de langue étrangère, puisque ces différents titres oscillent entre l'anglais et l'italien, que renforce l'autre nom (vrai ? faux ?) de l'actrice, lui-même connoté littérairement (autre simula­cre ?) : « Laura ».

Si au chapitre 3 l'insistance à parler de ce film peut quelque peu surprendre, elle trouve sa signification au chapitre 9 où elle s'inscrit dans un ensemble où le simulacre du film participe à une sorte de généralisation féroce du spectacle. C'est en effet l'action du roman qui semble s'y inscrire dans la trame du film et non l'inverse, puisque c'est à partir dit scénario du film qui ouvre le chapitre (p.70) que sont racontés (p.74) le retour d'Eïd au même cinéma pour revoir le film à un an d'intervalle, puis le spectacle nocturne d'un couple bien réel, qui semble ainsi répondre par symétrie au couple du film sur lequel commence le chapitre. Ce qui fait que le récit concernant Eïd-spectateur est entouré par celui des deux spectacles successifs auxquels il a assisté. Mais du coup la relation specta­teur sujet / spectacle objet s'inverse : c'est bien le récit sur le spec­tateur qui devient objet dans le récit du spectacle continu du film et du couple. Modalité particulière de l'inversion de la relation sujet­-objet, il s'agit bien ici d'une généralisation du simulacre, puisque le simulacre ne l'est même plus par rapport à une quelconque réalité.

Le film en tout cas trouve son prolongement naturel, par jux­taposition dans la symétrie, dans l'histoire représentée à son insu de ce couple qu'Eïd observe et écoute comme au spectacle, sur cette place de Jarbher qui semble édifiée comme un décor de théâtre. Les indicateurs d'une mise en parallèle dans une commune théâtralité sont nombreux. Non seulement elle y est signalée par la juxtaposi­tion et la symétrie des récits, mais par des notations de détails res­semblantes. Dans les deux cas il s'agit d'un couple dont la théâtra­lité souligne d'abord l'échec, la solitude de fait de chacun de ses membres. Or, cette théâtralité tragique dessine l'espace de la mort, ou du néant : le théâtre n'est-il pas désigné dans le même chapitre comme « l'antichambre de l'enfer » (p.76) ? Et comme souvent chez Dib ce passage vers la mort est suggéré par la voix éraillée du personnage que l'excès même de son geste ou de sa situation place à la marge fatidique. Dans le présent chapitre 9, la voix de Véra-­Laura « se fait éraillée, canaille » (p.71), suggérant la grimace de la « Gaupe » (la mort), dont on a vu au chapitre 3 (p.30) que le cinéma avait précisément pour rôle de l'apprivoiser. A la fin du même cha­pitre 9, le mari soliloque, « la voix frottée à l'émeri, écorchée » (p.77), à la lisière d'un espace de ténèbres où se développe « l'épouvantable et risible histoire » de son couple comme du dis­ciple trop crédule dont il parlera ensuite avant de s'esclaffer de la même manière que Kamal Waëd à la fin de Dieu en Barbarie. D'ail­leurs sa voix éraillée n'était-elle pas comparable à celle, tout aussi grotesque, de Hakim Madjar gesticulant au seuil de la mort dans Le Maître de Chasse ? L'événement le plus grotesque est encore le plus grave : la mort entre dans le jeu d'une dérision féroce où le simu­lacre se montre. dans sa dimension la plus tragique.

Tout le roman, où ce film revient épisodiquement comme une trame cachée, est parcouru de rappels de cette dérision. On a déjà vu comment le récit à la première personne d'Eïd est plus un paraître devant soi qu'une véritable quête de la vérité, alors même qu'elle narre l'enquête de son locuteur. De la même façon les explications qu'a Eïd avec les différents interlocuteurs de son enquête sont plus ou moins irréalisés par leur situation narrative. Ainsi au chapitre 11 l'explication avec le garçon d'étage est imaginée et narrée au futur, mais pas encore réelle, alors que l'explication réelle avec Doderick qui suit est mentionnée, mais sautée par le récit. Lorsqu'au chapitre suivant l'explication avec le garçon d'étage a enfin lieu, elle est interrompue par l'appel téléphonique de Talilo, qui semble incongru et qui pourtant montre implicitement que la vérité est à chercher en-dehors de la ville, ou en tout cas en-dehors de cette quête-paravent dans laquelle Eïd s'est engagé à Jarbher et dont cet appel marquera, de fait, la fin.

D'autres procédés encore, comme la juxtaposition du simulacre du film au chapitre 3, avec celui de l'épouse perpétuellement en représentation (pp.32-33), développent les ramifications dans tout le livre de ce simulacre généralisé que le film a pour fonction de manifester. Simulacre qui concerne autant l'envers que l'endroit des choses puisqu'on peut en retrouver l'exhibition sur l'île dans ce repas grotesque et grave qui se termine par le suicide raté de Talilo (pp.149-158). Ou encore dans la figure du bonimenteur, également familière aux autres romans, que l'on trouve ici à deux reprises, la répétition suggérant une fois de plus la démultiplication possible par le jeu des miroirs. Ainsi, au mari « bonimenteur lunaire » (p.79) du chapitre 9, correspond le bonimenteur de foire sans public du cha­pitre 20 (p.168), lequel exhibe ses petites mécaniques dans un jeu qui rappelle à son tour celui de Kamal Waëd dans Dieu en Barbarie.

* *
*

Le simulacre majeur est cependant cette ville dont tout l'équi­libre et tout le bonheur apparent reposent sur le non-dit de la fosse Jarbher. Cette description de la Cité-simulacre est familière aux lecteurs de Dib puisqu'on la retrouve dans la plupart de ses romans, et particulièrement dans Dieu en Barbarie. La ville qu'arpente Eïd ressemble bien en effet à celle de Lâbane, surtout lorsque comme Lâbane entre Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse Eïd s'apprête à la quitter. Sous une clarté presque insoutenable qu'on trouvait déjà dans la description du film au début du chapitre 9, où l'on retrouvait même, dans un rôle différent, les infirmières en blouse blanche du rêve de Lâbane, Eïd a le sentiment « de traverser une illusion ». La grandeur de Jarbher lui apparaît « non moins monumentalement pétrifiée, vacante, que celle d'une cité morte. Gloire de pierre [...] je vais dans un Jarbher qui rêve sa mort. » (p.112).

Le simulacre tragique de la ville, son rêve de mort s'expliquent en partie parce que le bonheur que cette ville exhibe repose sur une vérité innommable, sur un envers inquiétant qu'il est non seulement interdit, mais impossible de nommer. Si Ed est sacrifié à la fin, c'est en partie (mais pas seulement) parce qu'il a cherché à donner un nom à cette abomination. Il aurait ainsi rompu le pacte du paraître sur lequel reposerait l'âge d'or de Jarbher. Age d'or complaisam­ment décrit au chapitre 4 avant que la première phrase du chapitre 5 ne manifeste brutalement, par sa forme grammaticale autant que par sa position dans le récit, le scandale de cet envers : « Mais il y a ce repaire du diable » (p.42). Le tribunal devant lequel Eïd compa­raît en rêve après son retour de l'île est la sanction de cette trans­gression (p.181).

Dans une certaine mesure cet innommable nous ramène à la problématique de Dieu en Barbarie et du Maître de Chasse : c'est l'envers de la ville, le spectre de sa destruction, sa négation en tout cas, dont il convient de reconnaître l'évidence si on ne veut pas condamner l'espace citadin dans la cécité même par laquelle on pensait le préserver. Les habitants de la fosse sont des hommes. Ce sont les exclus de la Cité idéale. Et c'est l'étranger-frère rencontré par Eïd à son retour à Jarbher qui les nommera tout simplement les pauvres (p.179). La Cité du bonheur est incapable de nommer ces pauvres qui sont sa vivante négation.

Pourtant si la fosse ne peut être nommée, elle n'en est pas moins exhibée, puisque c'est presque un des premiers spectacles qui s'offrent à la vue d'Eïd à Jarbher. On a même l'impression que la perfection de la ville, plus que comme un masque trompeur qu'il briserait courageusement, entraînant sa propre perte pour mani­fester la vérité, est davantage un refuge pour Eïd, qui n'en parle qu'à partir de sa propre fascination pour la fosse, que pour les habitants de Jarbher. Il faut que ce soit l'étranger rencontré lors du retour de l'île qui dise ce qu'en fait Eïd savait depuis le début.

La vraie question n'est donc pas l'identité des habitants de la fosse, mais le principe même de la nomination. L'acte de dire, qui nécessairement se sépare de son objet pour pouvoir le signifier. De même que toute civilisation (et celle de Jarbher en est l'illustration) repose sur un meurtre ou une exclusion fondateurs [36] qui seuls peuvent asseoir la maîtrise qu'exerce la civilisation sur la nature et sur la mort, de même le langage repose sur une prise de distance mutilante d'avec son objet. Je ne peux dire un objet, quel qu'il soit, qu'en le mettant à une distance de moi suffisante pour que mon langage puisse le nommer. Dès lors toute nomination est mutilation, et lorsque je nomme je me prive nécessairement d'une part de l'objet visé, qui aussitôt appelle une autre nomination, tout aussi imparfaite et décevante. Tout dire repose donc nécessairement sur un non-dit. Orphée n'a pas le droit de se retourner sur Eurydice.

L'innommable qu'exhibe le roman comme un piège pervers à toute lecture réductrice, un peu à la manière dont Habel exhibait l'immigré en piège comparable, nous ramène donc à la question centrale inlassablement reprise dans l’œuvre de Dib et qui fait sa force : celle des pouvoirs du langage.

LE DIRE ET LA STUPEUR

Il n'y a pas de réponse. C'est-à-dire que la réalité est insaisis­sable pour toute nomination. Peut-être parce qu'elle n'existe pas ? Ou alors parce que la vraie nomination, le vrai langage sont hors de notre portée et ne peuvent que laisser en nous leur nostalgie, leur écho lointain, ou leur séduction plus ou moins mortelle ?

Séduction qui pourrait se répéter indéfiniment, de ces filles « ravisseuses d'âmes » porteuses de la réponse-salut, mais dans une langue incompréhensible (pp.202-203). Ces filles dont la séduction comme la recherche vestimentaire sont bien en quelque sorte la quintessence de cette civilisation du paraître que représente Jarbher sont donc bien à la fois le simulacre et le sens, à la fois la parodie et la réalité. Cependant cette réalité est oubli. C'est peut-être là le plus grand paradoxe : la réponse tant cherchée, le vrai nom perdu, c'est l'oubli. « Et c'est comme votre vrai nom perdu. Comme l'oubli et sa lacération noire. » L'oubli devient à ce moment « grâce com­plice » et le café dont Eïd s'approche enfin à la suite de ces filles indéfiniment démultipliées exhibe l'annonce de la réponse cher­chée : « Là où les hommes ressentiront le mieux la vérité des cho­ses ». Mais cette annonce lumineuse n'est qu'un « slogan destiné à lancer un nouveau film [cependant qu'] en même temps déferle sur [Ed] l'autre voix cataclysmique : «Ne sait pas qu'à l'heure où les tombes vomissent leurs entrailles ». Ni plus proche, ni plus loin­taine qu'auparavant, elle n'en dit pas davantage. » (pp.202-205).

La parole qui doit donner la réponse est donc soit incompré­hensible, soit incomplète. La parole est hiéroglyphe, simulacre, séduction, oubli et mutisme à la fois. Elle est bien décevante par nature, comme si elle ne se constituait que par cette déception même dans laquelle elle abandonne celui à qui elle laisse son « clair sillage de rire » ou son déferlement cataclysmique.

Mais si elle est décevante pour celui qui la reçoit, la parole est aussi un piège pour celui qui tente de l'exercer. Car le réel, à sup­poser qu'il existe, fuit toujours. D'ailleurs le roman commence par l'affirmation de l'impossibilité de raconter, ou de sa dérision. La parole n'a pas d'objet : « Que s'est-il passé qui se puisse raconter, qui se puisse dire. Rien en somme, et si, une question de plus, je suis en train de me monter la tête ? » (p.9). Le roman peut donc bien être lu comme le récit de l'impossibilité de raconter.

Ce qui fait que lorsque Eïd s'aperçoit qu'Orsol ne répond pas, une fois de retour à Jarbher après trois jours dans l'île qu'il qualifie de fous, il prend conscience soudain de sa propre inutilité, de sa propre dérision d'enquêteur. Sa situation d'enquêteur devient futile, et peut-être celle de sujet-enquêteur-parlant, face à l'objet de savoir et de parole qu'était la fosse : « Du coup je ne me trouve plus rien à faire [...]. Retourner à la fosse ? Un jeu qui me paraît plus futile, plus misérable que les autres désormais, je n'en vois soudain plus l'intérêt. » (p.164). L'enquête s'annule comme la parole qui la sous-tend, comme l'entreprise de nomination qu'elle était. Dès lors, comme on l'a vu plus haut, le statut du sujet va se dissoudre. Ed va être narré à la troisième personne au lieu de se narrer à la première. Le sujet parlant-enquêteur disparaît, et la parole devient donc acti­vité de plus en plus problématique.

* *
*

C'est d'abord la vérité elle-même, ou du moins la réponse à la fausse question (Qui sont les habitants de la fosse ?) de la première moitié du roman, qui manifeste l'inutilité d'une quête qui n'a pas su la trouver alors qu'elle était évidente. La réponse sera donnée en effet le plus simplement du monde par l'immigré rencontré lors du retour à Jarbher alors qu'Eïd a abandonné sa quête. Et j'ai déjà dit que c'était peut-être précisément parce qu'il a abandonné sa quête qu'il obtient la réponse : non seulement la quête ne trouve pas la réponse, mais elle empêche de la trouver. Et si l'écriture se confond avec cette quête, n'est-elle pas une activité parasitaire par rapport au but même qu'elle se fixe ? L'étranger-frère peut énoncer la réponse sans même s'en apercevoir (p.174), car il ne s'est pas posé la question.

Parasitaire par rapport à son propre but, l'écriture sera ce lieu dans lequel son locuteur va perdre son statut de sujet comme son identité personnelle. Cette perte, déjà décrite plus haut, se fait après le retour de l'île, mais plus précisément après le dialogue avec l'immigré dont on vient de parler. La perte du statut de sujet se fait au moment où la parole quêtante vient de découvrir sa propre déri­sion, qui est peut-être, comme on l'a vu aussi, la vérité la plus grave. C'est en ce sens que Les Terrasses d'Orsol peut être lu comme l'entrée en folie de Habel.

Or, cette entrée en folie, à la fin du chapitre 21, se fait dans une demi-page qui multiplie les citations d'autres passages du roman, retirées de leur contexte. Et ce jeu se développe au début du chapitre suivant (voir pp.187, 189, 191). Citations qui sont toutes extraites du récit de la relation avec Aëlle sur l'île. L'amour avec Aëlle et le roman sont donc une seule et même chose, qui est l'entrée dans la folie, dans la stupeur, dans la perte du statut de sujet. En ce sens l'écriture-folie est aussi malédiction. Celle de la mission de donner un nom aux choses que Habel avait reçue de l'Ange de la Mort, et qu'Ed transmet à cet émigré-frère et double de lui-même qui en donnant la réponse par mégarde l'a délesté de l'illusion d'être sujet (pp. 178-179).

En tout cas, folie, perte d'identité ou malédiction, l'écriture est bien d'abord marginalité. L'écrivain qui enquête sur les boucs émissaires que Jarbher a jetés dans la fosse s'aperçoit lors de son procès rêvé qu'il est lui-même ce bouc émissaire. Il sera condamné à la fosse dans le rêve, et sacrifié par les motocyclistes dans la réalité, parce que la Cité a besoin de son exclusion pour vivre, comme elle a besoin qu'il ne meure pas plus que les formes de la fosse, car alors il faudrait inventer d'autres exclus. L'exclusion de l'écrivain que l'on devine derrière l'exil et la stupeur d'Eïd comme on l'avait devinée derrière l'exil et la folie de Habel, mais conjointement leur parole d'outre-exil, sont nécessaires à la survie du simulacre.

On a vu que la fosse, c'est-à-dire le sacrifice immonde sur lequel se fonde le bonheur de la Cité, si l'on ne peut en parler, n'est pas pour autant cachée, bien au contraire. Car si le sacrifice, ou plutôt l'identité de la victime, ne peuvent être nommés, ils doivent être manifestés pour que le simulacre citadin ne s'effondre pas. Mais ils ne pourront être vus que par un étranger nécessairement seul (Eïd est abandonné par Orsol), qui deviendra lui-même le bouc émissaire dès lors qu'il tentera de dire ce qu'il a vu. La parole interdite est prise en charge de l'innommable, confusion du dire et de son objet, de l'objet révélé que tout le monde connaissait sans le nommer, et du sujet révélateur à qui son extranéité permet de devenir l'objet innommable de son propre dire contre-nature.

L'impossibilité de raconter dont le roman annonce dès la pre­mière page qu'elle est son objet principal, est le propre de celui qui vient de l'extérieur (Il est longtemps le seul étranger dans le roman) lorsqu'il s'adresse à des interlocuteurs qui font partie de la Cité. Et en même temps cette extranéité est la condition pour dire l'innom­mable, et le devenir. C'est pourquoi Eïd ne peut proprement être de nulle part. Les rapports qu'il envoie à Orsol restent sans réponse. Dans cette ville des limites, sur cette rive sauvage que peut repré­senter Jarbher si l'on reprend à nouveau la formulation de Cours sur la rive sauvage, la solitude de l'écrivain est absolue. Paradoxa­lement l'écriture n'existe que parce qu'elle n'obtient pas de réponse.           Car c'est bien à partir de cette impossibilité d’obtenir une réponse, tant des Jarbherois que d'Orsol, que se développe le texte du récit romanesque.

 

Le simulacre dont on parlait plus haut est aussi celui des dis­cours non-écoutés et pourtant nécessaires dans leur dérision même. En ce sens le bonimenteur de foire (pp.168-169) et l'ivrogne (p.171) qui établissent dès qu'ils le voient une relation privilégiée avec Ed, sont peut-être aussi ses doubles, comme l'est en même temps l'immigré. L'écriture est la marginalité absolue, et sa stupeur.

 

 

 

 



[1] Publié pour la première fois dans Forge (Alger), n° 3, avril-mai 1947, republié en annexe à la réédition du recueil Ombre gardienne. Paris, Sindbad, 1984, pp.67-68.

[2] Dib (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris Le Seuil, 1964, 159 p.

[3] Ce n'est pas un jeu gratuit sur les mots de dire que l'ambiguïté est elle-même ambi­guë : à la fois dédoublement du sens, et non-sens. Cette ambiguïté du concept même d'ambi­guïté me semble la condition de son autonomie par rapport à celui de tragique. Liée au tra­gique, l'ambiguïté est le dédoublement du sens, l'envers de la parodie du réel. Elle ne peut acquérir une autonomie, devenir un modèle signifiant (et signifiant de l'absence de sens, ce qui est précisément l'itinéraire de Cours sur la rive sauvage) qu'en se développant à elle-même, en elle-même, son propre envers : le non-sens. En devenant elle-même le lieu, à la fois du vacil­lement du sens dans son dédoublement, et de sa perte.

[4] « Ibn Zauhauran ». Voir : Mostefa-Kara (Fewzia). – Fantastique, mythes et symboles dans Cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib. Mémoire de Maîtrise, Montpel­lier, 1971, p.85.

[5] Ce « lieu de la limite » est probablement un lieu réel, falaise dominant Tlemcen et sur laquelle se trouvent les ruines de Mansourah. On peut la trouver dès les premières pages de L'Incendie, où elle est le lieu depuis lequel se fait la description de Bni Boublen dont j'ai parlé en première partie. Mais elle peut se lire aussi dans le « tertre bosselé de roches », lieu obsé­dant de Rodwan dans La Danse du roi (p.7), et que j'avais décrit comme l'endroit même où se confondent les bruits de la ville, endroit d'où Rodwan comme ici Iven Zohar, embrasse de la vue toute cette ville vers laquelle le tente le saut fatal. Or, dans ce lieu, Rodwan se trouve dans un cercle de lumière qui est aussi, on l'a vu, rencontre avec son père mort, alors que dans Cours sur la rive sauvage, Iven Zohar vient de se jeter sur l'étoile dans l'espoir de disparaître, de fondre en elle (p.69), cependant qu'un peu plus tôt, il avait déjà été abandonné devant la ville par le « globe brillant » de la sphère lumineuse (pp.48-49). Dans tous les cas, la ville offerte se présente comme un choix décisif et fatal : celui-là même qui fascinera Habel. Choix symbolisé dans Habel comme dans Cours sur la rive sauvage par la figure du carrefour fati­dique. Notons enfin que la description de ce carrefour dans Cours sur la rive sauvage (pp.68-69) est très proche de celle qu'on trouve dans Aurélia de Nerval (chapitres 2 et 3, édi­tion Livre de poche, 1961 : p.223) : « arrivé cependant au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. (...) Je croyais voir le lieu où nous étions s'élever ; (...). Sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une ten­tation biblique. « Non ! disais-je, je n'appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m'attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j'aime leur appartient (...). Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épan­chement du songe sur la vie réelle. » II y aurait bien d'autres parallèles à faire entre Cours sur la rive sauvage et Aurélia, qui narre une quête comparable. Je n'ai cependant pas relevé ce passage pour amorcer une étude de sources, mais pour souligner une dimension culturelle supplémentaire d'une figure spatiale obsédante dans toute l'œuvre de Dib. Figure génératrice de l'écriture au même titre que la cellule de prison chez Kateb Yacine. Figure inverse, cepen­dant de celle de Nerval, puisque Iven Zohar refuse au lieu de réclamer la découverte de l'autre monde proposé comme une « tentation biblique », pour reprendre l'expression de Nerval, lui-même influencé par la tentation du Christ dans le Nouveau Testament. Ce qui n'empêche pas Iven Zohar, ensuite, de « regretter la ville inaccessible », dont l'« attrait continue à s'exercer sur [lui] de loin» à la fin du chapitre 8 (p.71), attrait comparable à la «souve­nance » de la mer à la fin du roman précédent, laquelle s'exerçait elle aussi à l'envers depuis m autre lieu de passage où tout l'être est engagé.

[6] Dib (Mohammed). – « Naëma disparue », in : Le Talisman. Paris, Le Seuil, 1966, 141 p., p.73.

[7] C'est bien parce que la mer est antérieure à tout langage et donc à tout signifié, que l'interprétation de Fewzia Mostefa-Kara selon laquelle elle serait une sorte d'âge d'or, rive sauvage où Iven Zohar et Hellé seraient unis dans un « coeur sauvage de la vie » dessinant l'immortalité (Mémoire cité, p.57), me semble inacceptable : l'âge d'or est déjà langage. Langage idéal, certes, mais non antériorité fondamentale à tout langage. J'accepterai davan­tage la notation judicieuse d'Annette Bonn-Gualino, selon laquelle l'initiation proprement dite d'Iven Zohar commence à la mer,p.83., et se termine à la source, p.138 : dans les deux séquences l'eau est à la fois l'union matinale d'avant la séparation par le langage, et ce qui sépare, car se séparer de soi dans la perte même du langage est la condition de l'initiation. (Bonn-Gualino (Anne-Marie). – «Cours sur la rive sauvage, roman initiatique ou la plainte de la totalité. » Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix-en­Provence), n° 22, 2° semestre 1976, p.168.)

[8] Mémoire cité, pp.60-64.

[9] Contrairement à ce qu'affirme F. Mostefa-Kara (p.68), ce démembrement n'est pas celui des corps des divinités sur la plage du chapitre 10, mais la séparation d'Iven Zohar à la source, en laquelle Annette Bonn-Gualino voit plus judicieusement celle de Dyonisos chez Nietzsche, qui y décèle une des origines de la tragédie, ou encore la Passion du poète, au sens mystique du terme (Article cité, p.168 et note 9).

[10] Bonn-Gualino, article cité, p.164.

[11] Dib (Mohammed), Habel. Paris, Le Seuil, 1977.

[12] Les Nouvelles littéraires, 23-30 juin 1977 (Mohammed Khair-Eddine) ; La Croix, 26-27 juin 1977 (L. Guissard) ; Algérie-Actualité, n° 23, l l juillet 1977 (M.A.) ; Le Temps (Tunis, 20 juillet 1977 ; Le Figaro, 23-24 juillet 1977 (G. Guillot) ; L'Algérien en Europe, n°263 ; 15 octobre 1977 (M. Brahimi) ; L'Afrique littéraire et artistique n° 45, 3e trimestre 1977 (Salim JAY). Ce relevé des premières recensions journalistiques souligne d'abord l'absence relative de la critique française «de gauche» qui était jusque-là à l'affût des précédents romans de Dib. Est-ce parce que Habel comme son personnage principal porte en lui le meurtre de tout discours de récupération, même et surtout de bonne volonté ?

[13] Ainsi la Cité sur laquelle veut régner sans partage le Frère, est-elle la Cité Etat de l'Algérie politique actuelle, certes, mais aussi la Cité de l'Islam et, pourquoi pas, la Cité du Sens. Car Ismaël le septième Imam a été déshérité au profit de son frère, et c'est précisément le septième soir d'attente au carrefour, que Habel va raconter comment il fut exilé (début du chapitre 12, pp.55-56). Or, les Ismaïliens que l'on peut retrouver dans l'ensemble du monde musulman, en représentent l'ésotérisme qu'illustre l'Encyclopédie des « Frères de la Pureté », chez qui le Mahdi qui doit « délivrer le monde » est le septième « Parleur », le sixième étant Muhammad. Et les textes des « Parleurs » sont recouverts de voiles qu'il faut déchirer pour découvrir leur vérité cachée, laquelle n'est plus liée à un seul dogme, mais révélée au-delà d'elle-même par toute religion permettant une interprétation symbolique. On reconnaît ici bien des aspects de l'ésotérique recherche sur la parole qu'on peut lire dans l'ensemble de l’œuvre de Dib. Les Mendiants de Dieu du Maître de Chasse, parmi lesquels Hakim Madjar est considéré par les Ouled Salem comme le Saint qui délivre, le Mahdi (à qui peut renvoyer le nom de Madjar, cependant que Hakim est aussi le prénom d'un calife fatimide ismaïlien (996-1021), Mahdi des Druzes), mais aussi la quête orphique d'Iven Zohar dans Cours sur la rive sauvage, ou encore l'entreprise de déchiffrement dans laquelle se consume le narrateur de La Dalle écrite. Ces indications facilitent de toute évidence la compréhension du texte dibien. Elles sont cependant déchiffrement paradigmatique de ce texte, déchiffrement dont j'ai déjà dit que selon moi il devait toujours se limiter à n'être qu'au service d'une description syntag­matique de l'écriture en sa productivité textuelle. Le déchiffrement paradigmatique limité à lui-même ne renvoie pas au texte, mais à ses extérieurs : référent ou signifié, dans l'élucidation desquels le texte se perd.

[14] Là encore, le déchiffrement d'une référence au désordre économique mondial, et à l'élaboration à partir des années 1975 de ce qu'on a appelé le « dialogue Nord-Sud » est aisé, et n'est pas inutile si l'on ne s'en contente pas. Sinon, pourquoi parler de jouissance, et de tout le désordre du Sens que ce terme implique ?

[15] En qui il n'est pas interdit de reconnaître Henry de Montherlant, dont le suicide en 1972, cinq ans avant la publication de Habel, peut avoir inspiré celui de la Dame de la Merci. Mais, même si sa vivacité était prouvée, qu'apporterait un tel décodage à la compréhension de l’œuvre ?

[16] Tout comme Kamal Waëd dans Dieu en Barbarie, faisant ainsi une nouvelle fois échec au simplisme d'une lecture idéologique.

[17] Qui me semblent cependant bien proches de celles de Rodwan dans La Danse du roi même superposition de visages, et même culpabilité mortelle non définie, mais liée à l'espace entr'ouvert de la maison des origines.

[18] La Danse du roi, p.105.

[19] p. 99 Nous apprenons que Lily, autre ambiguïté, s'appelle aussi Anna. Puisque séduction et mort il y a, n'est-il pas permis de songer à Dona Anna, la fille du Commandeur, c'est-à-dire du mort, dans le mythe de Don Juan, et intermédiaire privilégié, dans l'opéra de Mozart comme dans Le Trompeur de Séville de Tirso de Molina, entre Don Juan et la mort ? On peut aller plus loin dans le parallèle : dans la pièce de Tirso de Molina, Dona Anna n'apparaît jamais sur scène, mais nous entendons sa voix dans les coulisses réclamer la mort de Don Juan. Son absence, comme celle de Lily, n'est-elle pas celle de la mort qui ne peut être vue ?

[20] On retrouve la formule obsédante de La Danse du roi : « Il n'y a pas de réponse », ou du Maître de Chasse : « Une réponse se réduisant au mot « rien ».

[21] J'emprunte le concept à Blanchot (Maurice), L'Ecriture du désastre. Paris, Galli­mard, 1980.

[22] Le passage cité concerne Lily. Pour le Vieux, on trouve l'expression dès la p.30 « Ce qui commençait là n'avait pas de nom, en fait. C'était ce qui n'a jamais de nom, ce qui défie les prévisions, déjoue les calculs. »

[23] Blanchot, op. cit., pp. 105-106.

[24] Blanchot (Maurice), L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1968 (1° éd. 1955), pp. 114 et 101.

[25] Lumière en laquelle on reconnaîtra la « miraculeuse clarté » qui fait face à Rodwan sur la tertre bosselé de roches » de La Danse du roi (p.103), liée à la mort de son père, mais aussi à ce « visage d'ombre d'où s'écoulait le discours », à travers « ces triples eaux réunies... » par inadvertance ?.. et séparées : l'éclairage, la voix, le silence. » (p.51). Lumière de la mort, certes, mais aussi plongée «dans les sources de ténèbres [où] surprendre cette parole à son véritable point d'émission, non sur un visage, mais à son origine inéclaircie, plus oubliée que l'oubli, et dont rôdaient et criaient en lui une nostalgie, un amour et une haine à côté desquels la mort qui unit elle aussi le commencement et la fin est plus douce, plus chari­table. » (p.52). Sur « L'Ishrâq (ou théosophie de la lumière) chez Dib », on pourra également consulter l'article de Sari-Mostefa-Kara (Fewzia), dans la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix), n' 22, 2e semestre 1976, pp. 109-117.

[26] La Danse du roi, p.51.

[27] Voir la page blanche portant la seule question : « Suis-je le gardien de mon frère ? », p.60. Page qui coupe le chapitre 13, juste avant que la voix nous montre comment Dieu confia la garde de la mort à l'Ange, p.61.

[28] Blanchot, L Espace littéraire. op. cit., p. 101.

[29] Dib (Mohammed), Les Terrasses d'Orsol. Paris, Sindbad, 1985, 214 p.

[30] Paradoxalement ce saut dans une expression du non-lieu se fait chez un éditeur spé­cialisé dans le domaine arabe, c'est-à-dire dans une localisation du sens en contradiction avec la non-localisation comme sens qui est une des lectures possibles des Terrasses d'Orsol.

[31] Entretien téléphonique, début octobre 1985, complété par la lettre dont quelques extraits sont cités en annexe de la présente étude.

[32] Déjeux (Jean), Mohammed Dib, écrivain algérien, Sherbrooke (Québec), Naaman, 1977, pp.10-11. Voir par ailleurs ce qu'en dit Mohammed Dib lui-même dans la lettre que je cite en annexe.

[33] Si Les Terrasses d'Orsol n'est pas un roman d'espionnage, ce genre littéraire bien connu n'en est pas moins une de ces paroles à la convention culturelle affichée avec lesquelles on a déjà vu que l'écriture de Dib aimait jouer. A la fois pour poser la question de la parole, de toutes les paroles, et pour en exhiber la tragique dérision. D'autres interprétations de ce jeu sont bien sûr possibles.

[34] Voir par exemple dans : Sari-Mostefa-Kara (Fewzia). – « L'Ishrâq dans l'oeuvre de Mohammed Dib ». Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix-en-Provence), n' 22, 2° sein. 1976, pp.109-118. Si intéressantes que soient les érudites perspectives ouvertes par Mme Sari, il me semble cependant que les références théosophiques, évidentes, n'expli­quent pas tout. Elles me semblent plutôt fonctionner, dans la production dibienne, comme un champ sémantique proche de ses préoccupations, certes, mais beaucoup plus utilisé par lui que traduit. Car il s'agirait encore d'un sens, d'une réponse, et de leur piège.

[35] Cluny (Claude-Michel), in : Le Quotidien de Paris (Paris), 3 septembre 1985.

[36] Girard (René). – La Violence et le Sacré. Paris, Le Livre de poche, coll. « Pluriel », 1983, 534 p.