L'érotique du texte, la différence et l'étrangeté [1]

Charles Bonn (1986)

Toute littérature s'écrit nécessairement en dialogue désirant avec son lecteur, et avec tous les textes diffus ou précis qui composent à l'écriture une sorte d'écran, de scène où elle les convoque tour à tour. Mais en ce qui concerne le champ littéraire maghrébin, du fait de son Histoire, il faudra nécessairement tenir compte à la fois d'un double espace géographique référentiel, d'une lecture doublement localisée, facteur d'une attente également double, et d'une inscription de ce double espace dans le texte. On se trouvera donc devant des textes à l'identité littéraire et culturelle problématique, à supposer cependant que l'on puisse parler de l'identité d'un texte littéraire. La question de l'identité du texte écrit doit être en effet relativisée, si l'on considère qu'un tel texte, principalement lorsqu'il s'agit d'un roman, s'écrit toujours par rapport à une ubiquité de sa lecture comme de ses référents littéraires, à la différence par exemple de la tradition orale, qui ne rencontre la totalité de ses significations possibles que dans le groupe localisé par rapport auquel elle se produit.

On est donc amené à se demander quels sont les indicateurs, dans le texte littéraire et particulièrement au niveau des personnages, de cette érotique de la différence qu'on vient de voir comme fondatrice de l'écriture. La femme et l'émigré seront donc, si l'on part d'une logique sociologique, des indicateurs privilégiés, en quelque sorte, a priori. Mais la description de ces indicateurs et de leur inscription dans les textes nous amènera aussi à nous interroger sur le bien-fondé du concept de différence, dans l'acception de double clôture qui lui est donnée le plus souvent. Les deux pôles de l'érotique spatiale du fonctionnement littéraire maghrébin doivent-ils être opposés de façon aussi catégorique que ne le font les lectures sociologiques les plus courantes ? N'y a-t-il pas, pour chacun de ces indicateurs, une situation par rapport à leur espace culturel emblématique, que l'on pourrait qualifier d'intériorité et d'extériorité à la fois ? Intériorité-extériorité qui récusera donc les clivages trop tranchés que suppose une perception réductrice de la différence, pour installer au contraire une productivité de l'ambigu, du mixte, de l'interfécondation en laquelle on pourra voir une des conditions du surgissement du texte, et peut-être plus généralement de toute créativité sociale ou culturelle. On proposera donc comme concept provisoire, pour désigner cette bi-spatialité ambiguë hors de la catégorisa­tion rigide généralement liée encore au concept de différence, celui d'étrangeté qui, certes, ne vaut guère mieux, mais signale du moins, parce qu'inhabituel, que la perception de ce qu'il désigne est problématique. Et peut-être ainsi répondra-t-on, de plus, au vœu que vient d'exprimer Abdelkébir Khatibi de voir les universitaires (dont il fait partie...) oser être producteurs de concepts ? A y bien réfléchir pourtant, la présente intervention vise peut-être moins à produire un nouveau concept, ou de nouvelles certitudes, qu'à déstabiliser un champ conceptuel dont la logique semblerait plus cumulative que critique.

La Société maghrébine fournit un personnage qui pourrait incarner cet «intérieur-extérieur» que représente aussi le genre romanesque par rapport au champ emblématique « Maghreb » : l'émigré. Car s'il vit en­-dehors de l'espace géographique « Maghreb », l'émigré fait partie intégrante du vécu social maghrébin : quel est le village, quelle est la famille qui n'en compte pas ? Et de plus on a coutume de définir l'émigration-immigration à partir de critères identitaires qui renvoient le plus souvent à la « Société d'origine », ou à la « Culture d'origine ». Mais force est de constater la quasi-absence de l'émigré comme objet principal de la narration romanes­que maghrébine de langue française. Si en 1955 Les Boucs de Driss Chraïbi y est en partie consacré, il faudra attendre Topographie idéale pour une agression caractérisée de Boudjedra en 1975 pour en retrouver le thème. Mais dans l'intervalle l'écriture romanesque maghrébine de langue françai­se aura abandonné le projet descriptif de ses débuts, pour s'interroger davantage comme toute littérature « confirmée », sur son propre texte que sur l'objet de ses descriptions, sur son signifiant que sur son signifié. La marge sociale de l'émigration peut donc lui fournir un cadre-prétexte à une écriture de la marge, ou dans la marge. Espace aphasique en littérature, l'émigration-immigration sera dès lors une sorte de creuset, de laboratoire d'écriture. Mais elle ne sera pas, à proprement parler, décrite. Elle reste ce que j'ai appelé ailleurs un indicible de la littérature et de l'idéologie maghrébines. Aussi les textes d'écrivains maghrébins consacrés qui situent leur parole au plus profond du vécu intime de l'émigré, La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun et Habel de Mohammed Dib (1976 et 1977), sont-ils également ceux qui semblent le plus s'en éloigner, dans une recherche métaphysique sur la parole et ses prolongements qu'une perception sociologique de l'émigration n'irait pas y chercher. Quant aux romans que commence à produire depuis quelques années ce qu'on appelle la « deuxième génération », ou encore « les beurs », leur retour à l'autobio­graphie non-distanciée, leur narration descriptive « plate » et leur fréquente mise en cause d'une définition identitaire à partir de « cultures d'origine » dans lesquelles leurs auteurs ne se reconnaissent plus, met en cause, plus profondément, la notion même de littérature. L'« intériorité-extériorité », l'un par rapport à l'autre, du champ du roman maghrébin et de celui de l'émigration est donc peut-être bien en pleine crise : celle-là même que devait inévitablement produire une trop longue assimilation de la produc­tion littéraire à des définitions identitaires idéologiques figées ? A force d'ignorer un référent inclassable selon les catégories descriptives consa­crées, le roman maghrébin comme l'idéologie maghrébine, comme plus généralement une perception de l'interculturel à base de « différence » se sont peut-être bien laissés définitivement distancier par un référent têtu, créateur depuis peu d'une expression qui leur échappe.

Rien de tel pour le personnage féminin, qui semble bien au contraire participer dès ses débuts à l'élaboration même du texte romanesque maghrébin. On n'en sera cependant pas surpris si l'on considère, d'une part, que c'est là une constante de toute tradition romanesque, par rapport à laquelle le roman maghrébin montre relativement moins de personnages féminins. Et d'autre part à la différence de l'émigré, le personnage féminin ne représente pas a priori de rupture de l'espace géographique emblématique « Maghreb». Sauf, pourtant, s'il s'agit d'une femme étrangère, une amante française par exemple, auquel cas la différence culturelle surajoutée risquerait bien, par sa surcharge pré-codée, de camoufler l'étrangeté sexuelle plus difficilement dicible ?

Dans la plupart des romans « traditionnels », quel que soit leur référent culturel, le protagoniste féminin est bien souvent ce qui permet l'intrigue romanesque, fréquemment amoureuse. Dans le roman maghrébin, ce type d'intrigue se trouve surtout dans des textes à facture « classique », comme certains romans « ethnographiques » des années 50, ou encore des romans dits de l'« acculturation » dans les années qui suivent. Or, non seulement ces romans ne sont pas les plus nombreux dans l'ensemble de cette production, mais de plus on va progressivement voir le protagoniste féminin quitter, avec l'intrigue amoureuse qui lui est liée, le noyau de l'action. narrée, pour devenir, à l'extérieur de la diégèse proprement dite, l'auditrice privilégiée à laquelle l'histoire est racontée. Le personnage féminin, dans des écritures un peu plus maîtrisées que celles des débuts du roman maghrébin, deviendra ainsi allocutaire intradiégétique de la narration romanesque, laquelle deviendra à son tour parole problématique, récit suspendu, comme celui de Schéhérazade, à la relation du narrateur et du destinataire de cette narration, à moins que ce ne soit le contraire, ou à moins encore que la relation amoureuse ne soit le récit même, que l'étrangeté et le dire se confondent.

Le roman le plus connu pour illustrer ce schéma est bien sûr La Répudiation de Rachid Boudjedra (1969). Le récit plus ou moins autobio­graphique du narrateur y est en effet explicitement présenté comme narré à l'amante étrangère. De plus la progression chaotique de ce récit comme son existence même sont inséparables de l'évolution de la relation sexuelle du narrateur, Rachid, avec Céline. L'érotique du texte, de la narration, que soulignaient à la même époque bien des essais universitaires français ou américains, est ainsi - et avec quelque lourdeur, ce qui n'empêcha pas le succès de scandale du livre - directement montrée, débarrassée de tout mystère... Or cette différence sexuelle du narrateur et de l'allocutaire de son récit est aussi différence culturelle, que souligne le roman en commençant la narration autobiographique par le récit de ce qui manifeste la plus grande différence culturelle entre ces protagonistes : le Ramadhan. Cette différence culturelle exhibée souligne donc encore plus la tension, déjà lourde dans le roman, de l'érotique textuelle qui le fonde. Elle souligne également la rupture de l'écriture romanesque en tant que telle avec la clôture de la culture traditionnelle : dans quelle mesure le surgissement du moi autobio­graphique en rupture avec cette clôture n'a-t-il pas besoin de l'étai de la double différence introduite par Céline ? Mais ce dédoublement de la différence sexuelle de l'allocutaire peut apparaître aussi comme une surcharge inutile, une redondance qui souligne peut-être surtout, y compris par sa lourdeur «pédagogique», la dépendance de fait de La Répudiation par rapport à une lecture française de l'écriture maghrébine.

C'est pourquoi il est intéressant que dans le roman suivant du même auteur, L'Insolation (1972), l'allocutaire intradiégétique du récit soit une femme algérienne, Nadia, l'infirmière-chef aux seins dissymétriques. La différence qui fonde l'érotique de la narration est ainsi débarrassée de toute redondance culturelle. Elle est sexuelle uniquement, et politique peut-être, mais de toute manière elle provient exclusivement de l'intérieur du champ culturel national. Or ce passage de la différence à l'intérieur du champ culturel s'accompagne sur le plan des références littéraires de tout un jeu intertextuel avec des textes essentiellement algériens, parmi lesquels ceux de Kateb Yacine tiennent la première place. Mais s'agit-il encore de différence, au sens où la décrit traditionnellement l'idéologie, c'est-à-dire dé différence entre des entités culturelles cohérentes dans leur propre définition d'elles­-mêmes comme dans celle de leur irréductibilité l'une à l'autre ? Certes non ! On est passé au contraire dans ce texte d'une convocation de la différence comme prétexte de la narration, qui était le propre de La Répudiation, à une distanciation du semblable, de l'identique supposés par le discours idéologique univoque, en étrangeté à l'intérieur même du champ. Seule subsiste la différence sexuelle, transformée en incongruité selon une redondance malgré tout présente, dans les seins dissymétriques de Nadia. Mais cette incongruité apparente fait partie en fait de tout un jeu ménippéen avec le corps théâtralisé des différents discours par rapport auxquels le roman s'écrit en les mettant en scène. Discours idéologiques ou discours littéraires, mais explicitement nationaux. Ainsi, l'érotique textuelle de ce roman est-elle doublement fondatrice. En se passant de la redondance culturelle de Céline allocutaire étrangère, elle rompt avec le postulat unitaire de l'idéologie qui situe toute différence à l'extérieur du champ culturel national. Mais en installant la ménippée à l'intérieur de ce champ et en en brisant de ce fait l'illusoire unité, elle fonde l'écriture romanesque, par ce dialogisme en lequel Bakhtine voit l'essence du genre.

Le texte de L'Insolation installe donc dans le champ traditionnellement perçu comme celui de l'Identique les différenciations qui sont la condition de l'érotique du texte comme d'un fonctionnement littéraire autonomisé. Il est ainsi fondateur, non seulement de sa propre autorité de roman à part entière, mais d'une perception plus globale de la littérature maghrébine de langue française comme faisceau de références intertextuelles possibles, c'est-à-dire comme TEXTE incontournable. Mais ces différenciations à l'intérieur du champ consacré de l'Identique heurtent les définitions idéologiques trop habituelles de l'Identité et de la Différence. Profondé­ment, il me semble que ce sont ces concepts qu'il convient de réviser l'Identité culturelle est-elle autre chose, en fait, qu'un conglomérat de différences à l'intérieur même du champ culturel qu'elle proclame plus comme une finalité d'action politique que comme une réalité objective ? Mais provisoirement, je propose de déstabiliser l'assurance factice de cette opposition rhétorique de deux concepts plus que de deux réalités, en introduisant le concept d'étrangeté. Ce concept, qui n'est pas obscurci par l'histoire théorique de celui de différence, permet de suppléer à la défaillance du terme de différence pour désigner une altérité qui n'en est pas une, une rupture interne de l'identique par laquelle cet identique peut devenir productif. Car seule cette altérité interne, en quelque sorte, rendra possible cette érotique du texte en laquelle on a vu plus haut une condition de sa production, de sa fécondité. L'étrangeté, appliquée à l'écriture romanesque, désignera donc un intérieur-extérieur, d'abord, de cet allocutaire intra ou extra diégétique implicite à toute narration. Un récit s'adresse toujours à un lecteur, ou à un auditeur, que cet allocutaire soit ou non désigné explicitement par le texte. Or, pour le lecteur non-nommé, comme pour Céline ou Nadia, l'une des questions qu'on pourra se poser, et qui hypothèque en partie la signification comme la portée du texte, est celle de son intériorité ou de son extériorité par rapport au champ culturel référentiel de ce texte. Le même texte sera lu différemment par un lecteur maghrébin ou par un lecteur français, et l'on pourra se demander auquel ce texte s'adresse. Mais on s'apercevra vite que ce texte ne s'adresse jamais uniquement à l'un, ou uniquement à l'autre. Le lecteur-allocutaire est le plus souvent, selon une variation infinie de situations possibles, à la fois intérieur et extérieur par rapport au champ de significations du texte, que d'ailleurs son intériorité-extériorité, son étrangeté au sens où on vient de la définir, informe et modèle à son tour. C'est l'une des raisons pour lesquelles les meilleurs textes, comme le montrait déjà Barthes qui cependant ne parlait pas pour le fonctionnement littéraire particulier qui nous occupe ici, se prêtent toujours à plusieurs lectures, ce qui fait leur richesse et justifie davantage encore la notion d'érotique du fonctionnement littéraire.

Cette étrangeté, cet intérieur-extérieur, enfin, ne sont pas seulement la caractéristique d'allocutaires-personnes, comme Céline, Nadia, ou plus généralement le lecteur. Ils sont aussi la caractéristique de ces autres allocutaires que sont les références littéraires ou idéologiques convoquées-­exhibées dans le texte, et par rapport auxquelles également il s'écrit. Dans son dialogue avec son lecteur, le texte s'adresse en fait à ce que Jauss appelle l'horizon d'attente de ce lecteur, c'est-à-dire essentiellement à sa culture littéraire et idéologique. C'est dans l'écart que le texte institue par rapport à cet horizon d'attente qu'il est productif, on le sait, chez Jauss. Mais cet écart ne nous ramène-t-il pas à ce qu'on pourrait appeler de façon synthétique à présent une érotique de l'étrangeté intertextuelle ? Les notions devenues canoniques dans la critique moderne, mais dans des optiques différentes, de ménippée d'une part, d'écart d'autre part, d'érotique de l'écriture enfin, se rejoignent donc dans ce concept, qui n'est à tout prendre pas tellement nouveau, mais permet d'en finir avec une critique qui ne s'implique pas dans son objet, et s'abrite derrière une opposition entre l'Identité et la Différence depuis longtemps surannée. En ce qui concerne ce qu'il est convenu d'appeler la « littérature maghrébine de langue française », ce concept permet à la fois de mettre en question cette définition d'un champ littéraire depuis l'extérieur, par clivages culturels surannés, et de donner vie aux textes que recouvre cette définition ainsi mise à mal. D'ailleurs cette «intériorité-extériorité » ou « étrangeté », n'est-elle pas également celle de cette littérature problématique par rapport à son espace référentiel, le Maghreb ? Mais ce n'est que grâce à cette étrangeté, précisément, que cette littérature devient effectivement féconde, dans un dialogue avec ce référent qui serait impossible depuis l'intérieur d'une clôture sur l'identique. Véhicule majeur de définition de l'Identité, la littérature ne vit que dans un vacillement des identités et de leurs marges. Toute délimitation rigoureuse des frontières signifierait la mort des champs culturels ainsi artificiellement délimités et enclos.

 

 



[1] Communication au colloque Imaginaires de l’espace, espaces imaginaires. Casablanca, 1986, publiée en 1988, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Casablanca, pp. 137-142.