CONCLUSION

Nous voici donc ramenés à notre point de départ, c'est-à-dire à la confrontation entre deux dires du lieu emblème de l'identité : celui de la littérature et celui de l'idéologie. Cette confrontation et ses multiples avatars, parmi lesquels le carnaval et l'ambiguïté constituent les caractéristiques essentielles de l'écriture littéraire face au sens un que postule l'idéologie, constituent la matière essentielle de mon précédent livre. J'y ai souvent renvoyé dans celui-ci et je n'y reviendrai donc pas. Je soulignerai simplement que, comme tous les autres mécanismes de la communication littéraire décrits ici, le carnaval et l'ambiguïté ne se conçoivent pas en-dehors de la spatialité inhérente à leur fonctionnement. Spa­tialité, opacité, corps, qui s'opposent à la transparence univoque postulée par le discours idéologique. Ainsi, c'est par leur spatia­lité que les oppositions entre discours prennent leur pleine dimen­sion historique. Mieux : ces oppositions sont à proprement parler des oppositions spatiales qui inscrivent l'historicité et le sens dans des schémas d'espace différents de ceux, sur lesquels on avait commencé cette étude. Schémas qui restent pertinents cepen­dant : ce qui compte en effet n'est pas tant le contenu spatial pré­cis que désigne chaque terme de l'opposition, que l'opposition elle-­même, seule dynamique. Aucun paradigme n'est signifiant hors du syntagme qui le porte. C'est ce qu'oublient les trop faciles étu­des de contenu qui fuient la réalité spatiale du langage.

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On soulignera donc d'abord, la plus « naturellement » spatiale de ces oppositions : celle de la ville et du désir. La dichotomie de mes «  structures profondes » va se retrouver ici, mais singulière­ment le désir qu'on avait déjà vu comme l'une des dimensions essentielles de l'espace maternel, ou de ce que j'appelle aussi le « fondamental », va devenir l'inscription historique de cet espace, en ce qu'il est, peut-être, le mouvement de l'Histoire, comme de sa production par le mythe, par l'espace du mythe. Or, ce désir introduit l'ambiguïté dans cet espace maternel trop vite considéré comme un refuge contre l'Histoire, comme un « garage de la mort lente », pour reprendre l'expression de Kateb. Le « chant d'immo­bilité » est violence. Cette violence fondamentale de la « Terre » finit toujours par avoir raison de la ville, par retourner contre elle sa violence, son exclusion.

Protection contre les dangers de l'errance, qui se confond souvent avec le fond bédouin, mais aussi avec le désir de Kahena suppliciée, la ville est en effet historique violence de l'écrit contre l'oralité et ses périls. Elle est commencement absolu d'un espace clos de remparts contre la vengeance immémoriale de Dieu : la première ville n'a-t-elle pas été construite par Caïn après le meur­tre d'Abel, pour marquer la démesure d'un désir de puissance qui en fait aussi l'origine de toutes les guerres [1] ? Or, comme Caïn, Kamal Waed dans Dieu en barbarie et Le Maître de chasse s'est entouré de remparts avec la ville qu'il représente, contre la vérité de son être dont les steppes environnantes sont le péril qu'il conjure encore en tuant Hakim-Abel-Habel, dont la parole cepen­dant ne cessera de le poursuivre. La ville est à la fois meurtre du « lieu où vivre » chez Farès, et exclusion d'un mouvant foison­nement du sens. Construite par Caïn au pays de nulle part, elle est l'espace (et non le lieu) d'une pétrification des mots dans Qui se souvient de la mer ou Cours sur la rive sauvage.

Quels sont, cependant, cette oralité, ce foisonnement signi­fiant et ce lieu dont la ville dans sa violence est censée protéger ? Ils sont surtout cette « réponse se réduisant au mot rien », et l'errance d'un désir qui n'existe que par l'absence de lieu. Mais cette absence de réponse comme de lieu sont probablement la plus formidable violence : celle d'un sens qui ne peut jamais être donné comme absolu, définitif et éternel, mais n'existe au contraire que par le non-sens du quotidien et de la mouvance triviale qu'est, en fait, l'Histoire, laquelle se perd elle-même dès lors qu'elle est à la recherche d'un sens un.

La ville, comme tout discours idéologique ou comme toute « doxa », est l'affirmation violente de l'unicité d'un sens dans la construction même des remparts qui la protègent contre l'errance des steppes et la dérive du sens. Elle est donc le paradigme cou­pé du syntagme qui aurait multiplié son sens en lui donnant d'au­tres pouvoirs signifiants que le seul pouvoir de nommer. Or, la ville comme le discours sont d'abord cette violence d'un lieu qui nomme, qui dit l'identité contre le multiple, contre la différence. Le paradigme isolé, comme la ville-identité de l'un, excluent la dif­férence par rapport à laquelle pourtant s'inscrit leur pouvoir de nommer, dont la spécularité serait proprement insensée sans l'ex­clusion de la différence qui leur permet d'être.

Or, cette différence est, de fait, l'Histoire, tout comme le syn­tagme de la phrase est l'actualisation du paradigme dans sa ren­contre et son articulation avec d'autres paradigmes comme avec leurs fonctions multiples et changeantes. Le discours ne peut pro­duire l'Histoire que s'il accepte de se mettre lui-même en résonance intertextuelle dans le rapport avec d'autres discours. Rap­port, résonance, qui sera plurilinguisme et représentation carna­valesque : l'essence même du roman selon Bakhtine. C'est pour­quoi la spatialité de l'ambigu, dans la représentation manichéenne des langages, s'oppose à l'abstraction du signe univoque, et la ruine par la manifestation de son opacité. Opacité spatiale qui est bien cette Très Grande Violence qu'annonce le Muezzin bègue et athée de Bourboune. Le signe univoque est ce paradigme, décou­page linéaire vertical et hiérarchisant d'un réel dont il faut réta­blir par l'ambiguïté la spatialité du syntagme [2].

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L'un des aspects les plus évidents, dans un contexte de déco­lonisation culturelle, de cette inscription historique de l'énoncia­tion par la spatialité de son syntagme, est celui du lieu implicite de cette énonciation, Le statut idéologique de la littérature algé­rienne de langue française n'est pas ambigu du fait de l'étiquette que lui confère l'usage de cette langue en elle-même. Il l'est à cause de l'univers culturel dans lequel chaque texte isolé fonc­tionne, qu'il soit de langue française ou arabe. Abdelhamid Benha­douga a beau écrire des romans en arabe sur la Révolution Agrai­re : son écriture « réaliste » réinvente vingt ans plus tard celle de Feraoun, avec laquelle elle partage ses modèles de transpa­rence, de primauté du sens, d'humilité de l'énonciateur face à une lecture extérieure. La quasi-absence d'écart du Vent du sud ou de La Fin d'hier [3] par rapport au modèle scolaire importé de l'écri­ture romanesque feraounienne manifeste l'anachronisme et, en fin de compte, l'aliénation, malgré l'aspect progressiste de son projet, d'une écriture qui ne maîtrise pas son lieu d'énonciation. Le lieu d'énonciation d'une écriture est, en définitive, celui de l'idéologie qui fixe les normes de lecture – l'horizon d'attente – en fonc­tion desquelles tel texte est produit.

Manifestation la plus évidente de l'historicité d'une forme littéraire, ou de n'importe quel discours, la problématique du lieu d'énonciation permet, enfin, de répondre à la question de l'exis­tence même d'une littérature algérienne (ou maghrébine) de lan­gue française (ou arabe) en tant que telle. La « nationalité » (à sup­poser que ce critère soit pertinent) d'un « courant littéraire » (à supposer que courant littéraire cohérent il y ait), ne se mesure pas au lieu de naissance ou même d'habitat de ses écrivains, ni au « sujet » (que pour éviter toute confusion avec l'énonciateur j'ap­pelle plutôt « l'objet »), ou au sens signifiés. Elle ne se mesure pas non plus à la langue utilisée. Si elle peut se déterminer, ce n'est qu'à partir du lieu d'énonciation culturel avec lequel elle manifeste une cohérence ou un écart, lui-même constitutif d'un nouveau lieu discursif, lorsqu'il existe.

Toute littérature, particulièrement lorsqu'elle est sommée comme la littérature algérienne d'inventer l'historicité de son dire, ne peut donc exister en tant que telle, c'est-à-dire indépen­damment de lieux d'énonciation géographiques, culturels ou discur­sifs qui lui soient extérieurs, que dans le mouvement désirant de l'écart qui lui crée un lieu d'énonciation inouï. Et cependant, ce mouvement désirant qui la constitue est également celui de sa perte en tant que telle, puisqu'il constitue en fait la singula­rité et en même temps le non-être de chaque écriture. « Le sort mortel de l'écrivain sans lequel il n'écrirait pas », dit Blanchot, « est nécessairement une illusion dans la mesure où pour s'accom­plir réellement, il faut qu'il n'ait pas lieu » [4], car « écrire, c'est trouver le point où ici coïncide avec nulle part » [5] : le rapport équivoque de l'écrivain maghrébin et de son critique, lorsque ce dernier est européen, procède peut-être du tremblement devant cette fondamentale absence du lieu ?

Dès lors l'entreprise de localisation, tant pour définir l'iden­tité que pour manifester l'être de l'écriture comme de l'écrivain, ne vit-elle pas de cette illusion par laquelle elle s'inscrit ?

Mais s'agit-il encore ici de localisation ? La victoire, d'ailleurs toujours différée, du lieu sur la ville qui le nie n'est-elle pas auto­destruction du lieu même, dans son propre éclatement comme dans l'impossibilité de sa nomination par un dire non-local ? On est donc amené à se demander quelles sont les limites de cette entreprise de nomination, par l'écriture romanesque, d'un lieu qui la fascine et qui pourtant signifierait sa propre mort.

LE LIEU IMPOSSIBLE

Le lieu se dérobe au moment où l'on croyait le saisir. Venu chercher son enfance, Boumahdi ne trouve que la mort de celle-ci, tout comme Mokrane dans L'Exil et le désarroi de Nabile Farès. Le retour est impossible. Pour avoir voulu tenter une utopique conciliation des deux espaces Mokrane meurt, dans La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, parce que toute tentative d'harmoni­ser le lieu d'origine et la ville est nécessairement vouée à l'échec. La seule harmonisation possible est la mort, mélodieuse et éblouie, dans la neige du col de Tizi N'Kouilal. Plus violemment, l'entreprise de communication des Mendiants de Dieu avec les Ouled Salem dans Le Maître de Chasse de Dib est cassée par l'armée, qui tue Hakim Madjar. Tout ce roman était d'ailleurs le récit d'un vaste essai de localisation dont la limite est précisément celle de la communication même. La localisation du dire ne peut s'opérer que par la mort de son énonciateur.

Déjà dans Qui se souvient de la mer Nafissa, attachée au châ­teau de l'enfance, lieu elle-même, est également la mort. Dans Habel, Lily amène le héros à faire de la folie son véritable lieu. Chez Kateb, le Fondateur porte en lui sa propre mort. La terre som­bre d'où il avait surgi n'aspire qu'à l'absorber de nouveau au fond de la caverne. Au Nadhor, il s'efface derrière le nègre meurtrier, exécuteur de sa loi. D'ailleurs le Fondateur a trahi, une fois sa vanité satisfaite.

Le lieu trouvé n'est qu'une vaste duperie. Se couper de la dif­férence que représentait la ville pour « vivre par milliers confon­dus, sans grande science, et forts d'un royaume hypothétique », selon l'expression célèbre du Polygone étoilé [6], n'aboutit qu'au conformisme et au silence, dont le plus connu est celui de Malek Haddad. Au moment où l'on attendait du lieu enfin rejoint une réponse, le Fondateur s'éclipse. Parce que le lieu comme le Fon­dateur ne valaient que comme mythe, comme absence ? « Il n'y a pas eu de porte » dit Le Muezzin (p. 136), dont l'entreprise portait en elle dès le début sa propre négation, sa propre mort. Saïd Ramiz en effet n'a que mépris pour les « édificateurs », et repart vers le Sud, lieu vide, sable, sans mettre son projet à exécution. Le grand portail devant lequel les personnages de La Danse du Roi de Dib [7] essaient de recréer dans le jeu théâtral leur lieu perdu s'ouvre au petit matin sur le vide. Lieu elle-même, Arfia, incarnation terrienne de la Révolution, n'est plus que le lieu d'un vide. Le dialogue-désir d'Abdenouar avec Jidda, ou de Brandy Fax avec l'ogresse, chez Nabile Farès, est en fait adieu définitif à ces deux personnages-lieux désirés. Et cet adieu est le fait de l'écri­ture, néanmoins salvatrice : à la fin de Mémoire de l'Absent, « l'esclave est au-delà du fleuve » (p. 229), et l'écriture qui devait recréer Jidda et Kahena n'est que l'espace de leur sacrifice, de leur perte définitive.

L'écriture-localisation est tragédie. Elle est interrogation de plus en plus angoissée sur sa propre origine, sur le lieu qu'elle est et d'où elle procède. Or, le pays d'Ameksa ne surgit, chez Farès, que dans la mort du Récitant (p. 161). Quant à Rodwan dans La Danse du Roi, c'est au-delà même de la mort qu'il veut « capter le visage d'ombre d'où s'écoulait le discours », surprendre cette parole – qui n'est autre que l'écriture–, à son véritable point d'émission, « non sur un visage, mais à son origine inéclaircie, plus oubliée que l'oubli » (p. 52). En quête de son propre lieu, la créa­tion ne trouve que le vide (vide désirant cependant) dont elle pro­cède. La parole finit dans la mort, comme l'entreprise du Muezzin dans le sable, car « nous sommes assis au milieu du désert sans autre richesse que notre peau », est-il dit dans Le Maître de Chasse, où Tijani énonce enfin la réponse ultime, le lieu ultime : « Rien » (pp. 72-73).

Partie de l'absence à quoi se réduit la ville, l'écriture-localisa­tion, après être devenue son propre lieu, se découvre donc finale­ment lieu vide. Impossible réalisation d'un plein, le lieu éclaté préfigure un questionnement sur la création, laquelle ouvre toute grande sa béance.

L'entreprise de localisation telle qu'on vient de la décrire dans un survol de l'écriture romanesque algérienne, est donc essentiellement ambiguë. Ambiguïté d'un projet qui, feignant de chercher un lieu où dire l'être comme l'identité, finit par le cher­cher dans sa quête elle-même : l'écriture. Mais ambiguïté aussi d'un projet déceptif qui ne trouve de lieu que dans la mesure où il manifeste sa vacuité, pour ne pas dire son impossibilité. L'écri­ture produit un sens et un lieu dont la saisie sera toujours impos­sible, mais dont la production n'est réalisée que dans cette impos­sibilité même. L'impossibilité du lieu rejoint celle du sens : le lieu projeté n'était-il pas celui qui devait donner le sens ? Aussi cette description de l'écriture romanesque concerne-t-elle égale­ment le dire de l'idéologie : énoncer l'identité n'est-il pas la qua­drature de l'absurde, pour chacun de nous ?

Le lieu n'est en fin de compte que la parole, l’identité n’est en fin de compte que son désir, que le dire éperdu de sa nomination impossible. Mais dès lors la question va se poser de la possibilité même d'une écriture localisée. Peut-il exister une parole du lieu qu'elle a pour fonction de désigner ? Une parole qui ne serait plus description de ce lieu depuis l'extérieur que désigne l'énonciation « universelle », généralisable, d'un humanisme, mais qui serait issue du lieu même qu'elle est chargée de dire, et qu'elle ne peut véritablement manifester qu'à cette condition ? Les écritures qui subvertissent, comme Nedjma, Le Muezzin ou L'Insolation par exem­ple, le lieu d'énonciation en inversant parodiquement les pôles du regard exotique, sont certes une réponse souvent satisfaisante à la dépendance culturelle d'une description qui ne maîtrise pas son lieu d'énonciation. Mais subvertir le dire étranger sur mon espace est implicitement avouer le désir d'une parole de mon espace, d'une parole localisée.

Pourtant cette localisation dont le désir constitue toute écri­ture vit comme tout désir de sa non-réalisation. Car le lieu d'un dire de l'espace emblématique ne peut être manifesté que dans la clôture du sens, dans la confusion du lieu et du sens, tous deux trouvés enfin, et immobilisés de ce fait. La clôture du sens, réali­sation de ce désir qui produit l'écriture, est mort du désir. La réponse, alors, ne s'adresserait plus à aucune question. La clô­ture du sens manifeste en dernier recours l'impossibilité d'un sens ultime. Il n'y a pas de lieu. Il n'y a qu'un désir de localisation qui devient de ce fait le lieu même de l'écriture, c'est-à-dire sa béance.

 

 

 



[1] Voir dans : ELLUL,'Jacques, Sans feu ni lieu, Paris, Gallimard, 1975, 304 p., essentiellement les très beaux premiers chapitres, consacrés à Caïn et à Nimrod.

[2] Voir à ce propos l'interprétation des Anagrammes de Saussure par Julia Kristeva.

[3] BENHADOUGA (Abdelhamid), Le Vent du Sut, traduction Marcel Bois, Alger, S.N.E.D., 1975, 202 p. ; La Fin d'hier, même traducteur, S.N.E.D., 1977, 228 p.

[4] BLANCHOT (Maurice), L'Ecriture du désastre, Paris, Gallimard, 1981, 220 p., pp. 105-106.

[5] BLANCHOT, L'Espace littéraire, op. clt., p. 48.

[6] KATEB (Yacine), Le Polygone étoilé. Paris, Le Seuil, 1966.

[7] DIB (Mohammed), La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.