INTRODUCTION

Pour tout pays anciennement colonisé, l'espace a plus qu'ail­leurs valeur culturelle et politique. II est en effet le support d'une définition de la nation comme de l'identité. En ce sens l'espace géographique de la nation est d'abord un espace emblématique. Espace du pays pour lequel on s'est battus. Mais espace surtout, à travers la géographie nationale, d'une identité. C'est-à-dire d'un langage qui définit l'être dans une tension vers la localisation. L'être est défini, dans cette logique, à partir du lieu dont il se réclame.

Par quel langage ? Ce n'est pas un des moindres paradoxes de l'espace culturel algérien que d'être défini par des langages qui ne sont pas issus de lui, et qui sont même considérés par certains comme la négation de cet espace. Parmi ces langages étrangers à l'espace qu'ils désignent, la langue est le plus visible. Et d'abord la langue française qui, comme langue de l'ancien colon apparaît à beaucoup encore comme un symbole de dépendance, alors que d'autres langues étrangères sont moins connotées idéologique­ment, du moins à un niveau conscient. Mais la langue arabe, pro­clamée langue nationale, est-elle la langue de la nation algérienne ou bien celle d'une nation arabe, ou encore d'une communauté musulmane ? Communauté où l'identité algérienne s'efface devant une identité plus vaste, aux contours plus idéologiques, plus conceptuels que géographiques : la nation arabe, la 'umma musul­mane sont-ils comme la nation algérienne définis par un cadre géographique précis ? Ne le sont-elles pas plutôt comme identités nomades caractérisées davantage par la différence d'avec l'autre que par la référence à un espace d'enracinement tellement protéi­forme et mouvant qu'il ne peut être que mythique ?

L'extranéité des langues qui disent la nation algérienne par rapport à la géographie de cette nation renvoie donc inévitablement à l'extranéité d'autres modalités du dire de l'espace d'identité. Les concepts qui disent cet espace, les modèles de description utilisés pour le nommer sont souvent les mêmes quelle que soit la langue utilisée. C'est donc bien sur ces concepts et sur ces modèles de description qu'il faut s'interroger. On ne se libère pas d'une dé­personnalisation par la langue et la culture françaises en transpo­sant tout simplement les modèles de cette culture dans un voca­bulaire arabe.

La littérature apparaît comme une modalité privilégiée de ces relations complexes entre les langages et l'espace. Elle est pour­tant inséparable d'autres langages – et d'abord celui de l'idéolo­gie – pour lesquels l'espace identitaire est le signifié majeur. Et par ailleurs elle se lit et se produit aussi à travers les concepts et les modèles de description qu'on vient de nommer. Elle inscrit donc son dire dans une forêt où les échos sont nombreux, mais où cette résonance lui est en même temps nécessaire pour signi­fier à son tour. Ce dialogue, cette polyphonie inscrivent quant à eux un autre espace : espace de paroles, certes, mais l'espace géographique que ces paroles disent aurait-il un sens s'il n'y avait ce babil ?

Tous ces langages décrivent l'espace qu'ils désignent, qu'ils nomment, ou dont ils se réclament. En ceci ils lui confèrent d'abord une existence. Ils en manifestent en l'exhibant l'existence et l'emblème. « Le pays existe, puisque je vous le décris », sem­blent-ils dire. Un pays qu'aucun texte n'aurait décrit ne saurait exister, et ne saurait encore moins servir d'emblème à une Révo­lution. On examinera donc dans un premier temps quel est l'espace que ces divers langages nous décrivent. On montrera le signifié spatial de ces dires avant de mettre en situation spatiale les lan­gages eux-mêmes. Dès cette première approche, le dire littéraire et le dire idéologique dont le but est pourtant le même, vont pour­tant révéler de profondes divergences dans l'image qu'ils nous livrent de l'espace national. Est-ce parce que le rôle du discours littéraire est moins de proclamation, d'affirmation que celui du discours idéologique ?

Cependant le discours idéologique de l'Algérie comme sa lit­térature ne sont pas les premiers à décrire l'espace du pays. Ils ont été précédés par la littérature coloniale et par l'anthropologie, pour qui cet espace était objet d'un déchiffrement par une lecture extérieure. Objet que certains qualifieront d'exotique. Or l'exo­tique n'est tel que par rapport à une norme. Norme constituée en tout état de cause en-dehors de cet espace pour la lecture duquel elle servira cependant de grille. Le dire de leur espace par les Algériens saura-t-il ne pas reproduire des modèles de description forgés ailleurs ? Ce n'est pas sûr. Ces modèles de description ne sont pas que ceux de tel discours étranger aisément reconnaissa­ble. Ils sont inhérents à l'écriture idéologique comme à l'écriture romanesque. Aucune de ces deux écritures ne naquit sur le sol algérien, et s'en servir est nécessairement entrer dans leur code de lisibilité. Le code de toute écriture, de tout discours, dessine un espace culturel plus significatif que l'espace emblématique décrit, ou que la langue également emblématique utilisée pour cette description. Une lecture idéologique des romans algériens devra donc s'attacher à définir la spatialité de leur énonciation, plutôt qu'à reconnaître platement leur signifié.

Pour ce faire, il conviendra de décrire l'espace de fonction­nement des différentes lectures par rapport auxquelles le texte s'inscrit, et qui l'accueillent. Seule la lecture en effet donne sens au texte. Mais une lecture n'est jamais neutre, vierge. Elle est toujours informée par des lectures préalables, par un milieu cultu­rel, par la fidélité consciente ou non à divers discours. Il y a donc plusieurs lectures, dont la cohabitation de part et d'autre de la Méditerranée constitue la spatialité à travers laquelle l'écriture prend corps et signification. Et parmi ces lectures la critique uni­versitaire joue ici, on verra pourquoi, un rôle plus important que dans d'autres littératures. Le roman maghrébin n'apparaît-il pas à certains comme essentiellement produit pour cette lecture univer­sitaire ? Sans aller aussi loin dans des généralisations somme toute faciles, ce sera le lieu dans ce troisième chapitre de préciser le rapport ambigu du roman maghrébin avec sa critique universi­taire, tout comme de réfléchir sur cette critique elle-même. On y fera donc un certain nombre de propositions de travail.

Mais la description de la littérature est toujours plus ou moins informée, induite par la lecture de l'espace que fait, consciemment ou non, le critique. Si dans le premier chapitre on a tenté une syn­thèse de l'espace signifié par les textes, littéraires ou idéologi­ques, on tentera dans ce 4e chapitre de tenir compte de la spatia­lité du processus signifiant décrite aux chapitres 2 et 3, pour éla­borer une théorie d'ensemble intégrant la spatialité de la commu­nication littéraire à celle de la globalité du fonctionnement culturel. Autant dire qu'on y amorce une réflexion sur les sciences humai­nes, parmi lesquelles la théorie littéraire, confrontées à leurs des­criptions d'espaces.

Alors seulement on pourra revenir, pour conclure, à la ques­tion majeure : existe-t-il une écriture d'un lieu ? D'où se dit le tex­te ? Quel lieu vise-t-il ? Comment l'écriture produit-elle, en défini­tive, sa localisation ?