Charles BONN. Nabile Farès : La migration et la marge.
Casablanca, Afrique-Orient, 1986, 132 p.

Autres chapitres

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CHAPITRE 3.
LE CHAMP DES OLIVIERS, ou : la dévoration [1]

LE LIEU-MEURTRE. 2

1) L'écriture en voyage : clôture et brisure. 2

2) Le champ, ou la blessure. 4

ARLEQUIN ET L'OGRESSE : DEVORATION CULTURELLE ET LIEU DU DIRE  5

1) Transparence et opacité. 5

2) La nomination antécédente, ou l'écriture-appel 7

LE LIEU-DESIR.. 8

1) La migration, ou l'existence latérale, lieu d'une signification. 8

2) Les grives : l'être n'est pas donné à mi-course. 10

 

Livre 1 de "La Découverte du Nouveau Monde", titre qui englobe les deux romans suivants, Mémoire de l'Absent, et L'Exil et le désarroi, avec lesquels l'ensemble est ainsi marqué [2], Le Champ des Oliviers est également rattaché par l'auteur dans une note liminaire, "aux deux autres précédemment parus", c'est-à-dire à Yahia, pas de chance et au Passager de l'Occident. Le cycle d'Ali-Saïd se réclame d'abord d'une fondamentale unité. La continuité, ici, avec Un Passager de l'Occident, est manifeste, puisque le roman tout entier s'inscrit dans un voyage de Brandy Fax pour retrouver Conchita à Barcelone. Avec Yahia, pas de chance, elle semble à première vue moins évidente, si ce n'est à travers le lieu d'Akbou, auquel il est souvent fait référence. Mais le champ des Oliviers n'appartient-il pas dans ce troisième roman à Si Mokhtar, "le maître de la guerre" ici comme dans le premier, dont les personnages (Oncle Saddek, Rouichède, Mokrane) finissent par revenir, après la guerre (p. 222), et Yahia lui-même (p. 224) ?

Surtout, l'unité est à trouver au niveau de la structure profonde : si les personnages - apparemment - ne sont pas toujours les mêmes d'un roman à l'autre, tous ces romans ont pour point de départ le meurtre d'une continuité origi­nelle par la blessure de la modernité. D'une modernité d'autant plus violente qu'elle prend le visage de la guerre, et de toutes les disparitions. C'est pourquoi le titre d'ensemble de la série qu'entame Le Champ des oliviers, initialement prévu par Farès (on en a vu la genèse dans Un Passager de l'Occident) était "En marge des pays en guerre", "La découverte du Nouveau Monde" étant "si malheureuse­ment" - autre blessure - un titre imposé à l'auteur.

LE LIEU-MEURTRE

1) L'écriture en voyage : clôture et brisure

On retrouve dans la disposition du roman une relation dynamique entre la clôture et la brisure, figures fondamen­tales de la localisation, que l'espace de celle-ci soit signifié, référentiel ou textuel : est clôture l'enfermement du roman, selon un procédé littéraire connu, dans un voyage. Voyage ferroviaire de Paris à Barcelone où Brandy Fax va retrouver Conchita, lequel voyage comme mouvance est en même temps, développant de ce fait une intéressante ambiguïté entre l'espace référentiel et l'espace textuel, le contraire d'un lieu, ou plutôt son envers. Mais n'a-t-on pas déjà vu dans la mouvance du désir et son absence de lieu, le lieu le plus signifiant de la littérarité, de l'écart ?

Ce voyage enclôt le lieu de la narration dans une mar­ginalité plus confortable que celle de la blessure - la chambre que Yahia s'apprêtait à quitter, d'où il s'apprêtait à disparaître - dans laquelle s'inscrivait Yahia, pas de chance. L'écriture - le travail d'écriture - du Champ des Oliviers se déploie apparemment hors des contraintes de la quotidienneté, parfois aperçue à travers les vitres du com­partiment et transformée aussitôt en support de rêverie. Mais cette clôture protectrice n'est qu'illusoire. D'abord. parce que depuis cette clôture, l'écriture du roman est appel au pays inaccompli, dont Brandy Fax à peine arrivé devient cartographe, c'est-à-dire témoin. Pays inaccompli d'avec lequel, plus que comme une protection, cette clôture appa­raît comme une séparation, un lieu-blessure. Car Le Champ des Oliviers est d'abord, plus explicitement que Un Pas­sager de l'Occident, chant d'exil, de désir du pays d'origine, à travers ses deux éléments les plus occultés, et qui donnent leur titre aux deux parties du roman : "L'Ogresse au nom obscur" - oralité et vitalité première enfouies -, et "Les grives au nom diurne" - meurtre-liberté et amour par la Révolution, à qui également on a tenté d'enlever le tran­chant de sa lame -

Or, par une sorte d'ironie, l'Ogresse au nom obscur, origine la plus profonde d'une culture-identité, "énonce une sorte de jouissance-dévoration des territoires culturels" (couverture) les plus divers, qui, tous, forment l'habit d'Arlequin du poète, Brandy Fax, et s'installent donc par leur fragilité même et leur aspect parodique, dans une rup­ture d'avec une épaisseur originelle apparemment fixe, ou plutôt d'avec cette fixité illusoire même du lieu projeté depuis le sens. Par cette dévoration en quoi il consiste, le lieu désiré par l'écriture devient le non-lieu de l'écriture même, son désir aussitôt évanoui que formulé, comme la parole orale de l'Ogresse. Le lieu est cette dévoration qui nie en lui toute fixité, laquelle serait le contraire du désir.

Quant aux grives de la guerre, dont elles figurent la blessure tant crainte, ne sont-elles pas, plus que l'Ogresse, le lieu d'une descente de Brandy Fax vers Abdenouar, c'est-à­-dire d'une chute de tous les masques pour rejoindre - avant et en même temps que la rencontre avec Conchita - l'être le plus profond de l'écrivain, et en tout cas les souvenirs mêmes de la blessure initiale ? Le nom obscur de l'Ogresse, promesse d'opacité profonde, nous propose la transparence visible et le simulacre scintillant des territoires culturels, c'est-à-dire le contraire d'une auto-nomination par le lieu dans le sens un, cependant que sous le nom diurne des grives - mais peut-être justement parce qu'elles sont meurtre, - se découvre l'opacité profonde. Quoi qu'il en soit, chacune des deux parties du roman est en apparente rupture avec le propos que lui assignait son titre. Elle manifeste ainsi l'ambiguïté même du désir-localisation de l'écriture, qui ne peut être lieu que dans le non-lieu radical de son désir.

Cette rupture est également la situation du roman tout entier par rapport au Pays, lui-même brisure, c'est-à-dire par rapport au champ des Oliviers, "espace qui brûle autant soi, la terre, que le livre". Le pays n'est-il pas cette brûlure-dévoration ? Pays dont le texte ne parle pas la langue (mais quelle est la langue du Pays? ?), et dont l'écrivain est séparé, entre autres par ce voyage même dans lequel nous avions cru voir un instant une clôture protectrice. Or, la blessure centrale autour de laquelle le livre est construit, n'est-elle pas ce départ-séparation (passage du chap. VIII : Alger, au chap. IX : Paris) précédé du meurtre même : l'enlèvement du père et de l'oncle par les militaires (chap. VII' : "Les militaires", bref comme le meurtre, dont il ne parle que par son titre, il a neuf lignes courtes seulement), qui coupe le roman en deux, à peu près en son milieu ? Apparente clô­ture, donc, par un voyage, le roman est tout au contraire le lieu d'une brisure ("La découverte du Nouveau Monde est l'incision contemporaine ", dit encore la couverture), que viennent souligner la disposition dans la table des matières (légèrement en retrait par rapport aux autres chapitres) et la numérotation en III', V' et VII' des chapitres ("Le prison­nier", "Le Coran", "Les militaires") par lesquels le meurtre est énoncé. Le pays-lieu est son propre meurtre comme le lieu de la parole est sa propre dévoration. Il n'est de lieu que dans le contraire radical de toute localisation, seule localisation possible : la dévoration et le meurtre.

2) Le champ, ou la blessure

Le Champ des Oliviers est donc, comme les autres romans de Farès, l'écriture d'un meurtre, un chant issu d'une blessure Rescapé de la mort initiale dans Un pas­sager de l'Occident, Brandy Fax est ici "le meurtri d'un premier jour, Un homme qui court Une balle qui cherche Une ville qui croule Un homme qui meurt Un train qui fuit Une ville qui meurt Un veau qui tête Une femme qui meurt" (p. 19). D'ailleurs, s'il est Brandy, nom usurpé, donné par la blessure, il est aussi Mqides, l'homme de la cicatrice, dont ce n'est pas non plus le vrai nom, qu'il a perdu. "Parce que depuis que j'ai rencontré l'Amérique. J'ai perdu mon ancien nom. Oui. Le mien. Celui que l'on donne chez nous ( ?) Chez nous ? Mqides. Oui. Celui qui ne dort et n'a pas sommeil. Mqides. Père de malheur" (p.24). Le vrai nom, serait-ce celui qu'Abdenouar a perdu lorsqu'il fut séparé, par la guerre, du père et de Jidda, au-delà de qui il ne pourra plus désormais "découvrir quelque refuge en ce monde" (p. 160), ni savoir tout simplement qui il est, con­damné à répéter sans fin le nom de sa blessure ? "Je hais cette guerre", ne cesse-t-il d'exhaler (pp. 137, 141, 143, 145, etc.).

Mais la guerre n'est qu'un aspect de ce choc mortel, de ce "heurt des deux Mondes - Ancien/Nouveau - celui pro­voqué par la Révolution industrielle et les conquêtes impé­rialistes, en différents points, lieux, du Pays - Algérie – où dès 1850, puis un siècle plus tard (1954), s'affirmait l'Indépendance "autrement"" (couverture). Cette rencontre aurait pu ne pas être violente, se transformer en dialogue. Le pays aurait pu être enfanté dans l'amour au lieu de l'être dans la haine. Il est significatif que le meurtre proprement dit -l'enlèvement du père et l'encerclement du champ - soit entouré dans le roman par la répétition (pp. 118-119 et 147) d'un texte où est ébauché le dialogue qui aurait pu avoir lieu, alors que l'Autre au contraire est "celui qui exigeait la guerre pour qu'un homme puisse naître chez lui tout sim­plement chez lui et qu'il puisse dire : voilà ma terre".

Ainsi, le meurtre est multiple. Il est dans l'exil (chap. III', "Le prisonnier"), il est dans l'occultation de la parole de l'Ogresse, de sa sexuelle oralité, de son "origine de vie bien plus ancienne" (chap. V, "Le Coran"). Mais il est surtout dans les disparitions de la guerre (chap. VII', "Les militaires") et dans l'attaque du champ (champ des Oli­viers, le champ de Si Mokhtar contient à ce moment la dépouille du frère, rapportée par les Moudjahidine, qui vont ensuite se poster à ses quatre arêtes, contenant à leur tour le meurtre dont ils vont probablement être victimes également). Cependant, l'attaque proprement dite n'est pas décrite, pas plus que n'est nommé le "frère" mort, en qui seule une lecture attentive des autres romans nous permet­trait d'identifier Ali-Saïd, blessé dans L'Exil et le désarroi, aux deux jambes puis à la tête : identification-réduction cependant inutile, car elle installe le plein d'une identité, alors que le meurtre est éclatement. Le lieu comme l'objet du meurtre, comme le meurtre même, n'a pas de nom. Car le nommer installerait la distance du dire ?

*  *
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D'ailleurs, l'important dans ce meurtre est la blessure. C'est l'ensemble des disparitions qu'il entraîne. Derrière le meurtre du frère, qui fait du champ des Oliviers un "chant de jeunesse / hâtive / interrompue" (p. 119), derrière l'enlèvement du père, dont le récit s'imbrique dans celui de l'encerclement du champ, ou encore derrière la disparition de Jidda, il y a de manière plus générale le meurtre plus profond que fut la colonisation. Or le récit de la colonisa­tion (il s'agit surtout des massacres de Kabylie en 1871) est lui aussi encadré par la disposition-des hommes aux arêtes du champ, qui revient avant et après ce récit. La colonisa­tion, les massacres de Kabylie, sont donc également inscrits au plus profond de la blessure dont le champ-chant est l'expression. Le meurtre est à plusieurs niveaux, qui tous convergent et s'interpénètrent sur cet espace privilégié du champ, pluralité de la blessure que ne peut dire que le chant, et ambiguïté champ-chant qui rend impossible la nomination univoque, la confiscation du lieu comme du meurtre par le sens.

L'inscription du livre, que met à jour la mort du frère, deviendra à partir de là de plus en plus apparente, insis­tante, pour être finalement tout ce qui restera, à la dernière page du texte :

"Exil de la pierre, En ce monde. Où l'homme tue. Fai­sant voler la pierre, ou l'argile, là, au-dessus de nous pour dire: "Aucun lieu en ce monde... Aucun lieu... Que cette déflagration meurtrière de votre terre" (pp. 11-112 et 225).

Sous la poussée du Nouveau Monde et son incision­-meurtre, la terre n'offre plus de refuge. Elle n'est plus qu'un abîme au-dessus duquel le père, en "Cette nuit du monde Cette nuit Où les hommes pénétraient Plusieurs Dans la ville" pour l'arrêter "déchire la mer comme un drap" (p. 131). La terre est "ouverte comme une fuite" car sa blessure est la migration, "notre migration de par le monde" (p. 132), celle de "jeunes êtres fuyant leur monde. L'asphyxie de leur monde. Inexorablement atteint comme une blessure géologique" (p. 126). Blessé dans sa terre, dans son lieu, dans son corps, l'homme a le nom lui-même ouvert (p. 133), car l'incision contemporaine enlève à Yahia, devenu Yahia Ou... (Yahia fils de..., sans précision de patronyme) jusqu'à son identité (qu'avait déjà perdue le "frère" mort : Ali-Saïd ?) en, même temps que son lieu (p. 224 : Ce même procédé d'omission du nom, remplacé par des points de suspension, est utilisé pour parler du Pays inaccompli. pp. 215-216).

Reste à l'homme au nom ouvert le refuge de la folie. Celle de Jidda ? Mais Jidda est morte, "tombée" après l'enlèvement du père (p. 139). L'écriture est une dimension nouvelle, que propose justement la poussée du Nouveau Monde. Cependant, cette écriture ne peut pas ne pas porter le meurtre en elle, puisqu'elle en est issue, et ce meurtre se retrouve, par exemple, dans la cassure constante des phrases, qu'il a césurées. "Ce que j'aurais fait du langage si vous n'aviez tué mon frère Une pure élocution de la vie De la gloire de notre gloire Hommes vivants le monde J'aurais déposé l'arme Comme une caresse sur le monde (.. Si vous n'aviez tué mon frère" (pp. 112 et 115) [3].

De plus, cette écriture est "de langue autre", et installe donc là aussi une séparation. C'est en partie pourquoi le poète "au nom ouvert" prendra également la défroque d'Arlequin. Et cependant, pour contrebalancer la transpa­rence d'Arlequin qui ne vit que dans la, fumée d'un cigare de cafetier, Brandy Fax va susciter l'épaisseur "obscure" et originelle de l'Ogresse enfouie.

ARLEQUIN ET L'OGRESSE : DEVORATION CULTURELLE ET LIEU DU DIRE

1) Transparence et opacité

La division du roman en deux parties ("L'Ogresse au nom obscur", "Les Grives au nom diurne") désigne une opposition entre le jour et la nuit, le visible et l'invisible, lequel semble néanmoins plus réel que le visible. Opposition entre la transparence du meurtre et l'opacité du lieu qu'il ouvre. Cependant, l'Ogresse est aussi - ce n'est pas la moindre de ses contradictions - dévoration culturelle, jeu avec les différentes cultures parmi lesquelles l'errance de Brandy Fax - passager de l'Occident -, le fait vivre. Brandy Fax n'est-il pas "le nom que je me suis donné pour développer (moi, le primitif de l'Ancien Monde) un pano­rama tendu d'Occidentalité : limite de deux mondes" (p. 15). Vêtu de culture autre, le poète se présente lui-même en habit d'Arlequin, habit fait avant tout de mots (pp. 195­198), pure création langagière - ou dévoration culturelle - opposée à l'immanence, à l'instance d'en deçà - ou d'au-delà - des mots qu'est l'Ogresse.

Cet habit d'Arlequin, le roman tout entier l'a endossé, qui joue ostensiblement de ses référents de culture autre. Si l'on s'en tient aux références explicites, ou presque, un relevé rapide nous fera découvrir Brecht, en exergue, puis Faulkner, dont Tandis que j'agonise est fort malicieuse­ment rappelé dans le poème "Maman est un bien joli poisson" (pp. 46-49) et le jeu psychanalytique qu' il entraîne. Villon et Tirso de Molina viennent apporter suc­cessivement (p. 51 et pp. 75-76-77) leur exotisme de "lan­gage autre". Kateb Yacine est évoqué p. 86 (Ainsi l'Ogresse au nom obscur est elle-même référée à une "Ogresse au sang obscur", Nedjma, et devient donc un fait d'écriture), et Cendrars p. 206. A un autre niveau, le discours parisien de l'"Ecole", avec laquelle Farès ne cache pas ses contacts, est parodié (pp. 38-39 et 41-43), et désigné ironiquement comme institution culturelle : "Une savante pensée con­temporaine : 'Lapsychanalyse' (ainsi soit-il)" (p. 41). Enfin, le principe même du roman inclus dans un voyage ferroviaire n'a-t-il pas lui aussi ses référents littéraires, pour ne citer que La Modification de Butor ?

On pourrait continuer longtemps à démarquer les jeux de dévoration culturelle dans Le Champ des Oliviers. L'important est de montrer que l'écrivain en souligne la transparence, laquelle est rupture d'avec l'opacité du réel, alors même que l' ogresse-dévoration était présentée comme la plus opaque et concrète réalité du lieu. Ainsi, de ce jeu sur l'écriture représentée-parodiée par les deux frères sia­mois muets qui se "parlent" sans se voir ni s'entendre à l'aide uniquement d'une suite de signes dactylographiques (p. 36) dont deux seulement (ù et ç) désignent des sons audibles, le reste n'étant que signes de ponctuation : on y voit l'écriture elle-même, ainsi désignée comme un pur fonctionnement mécanique, être muette, nouveau jeu de l'ambiguïté auquel nous conviaient d'ailleurs les deux frères siamois muets.

Toujours pour désigner, quitte à tomber dans la farce qui ne fait que le souligner davantage, ce simulacre, le bikini de Siamois II est "un bikini grandeur majuscule BIKINI" (p. 38), alors même que l'ambiguïté devient jeu féroce avec le racisme auquel est soumis, entre autres, l'énonciateur. Car, de l'aveu de l'auteur, le bikini est aussi le "bic [à la fois le crayon et le "bicot"] qui nie". Nouvelle ambiguïté, nouveau jeu sur la délimitation du dire et du référent (c'est un "bicot" qui tient le "bic", frères siamois, etc...) Mais c'est un jeu aussi sur les lieux du procès signi­fiant, dans l'espace duquel cet éclatement des limites de ses différents termes est donc éclatement de toute possibilité de localisation par et dans la stabilité d'une parole du sens. Le lieu est parodie éphémère, évanouissement qui guette, dans l'espace même du langage, ou du moins de l'écriture. Le texte n'est plus un lieu.

Enfin, l'histoire que les deux frères se racontent est celle de Petite Flamme de Briquet, à l'existence tout aussi éphémère que la leur, tout aussi éphémère que celle du "bic" et du "bicot" de l'énonciation. Petite Flamme de Briquet n'est-il pas plus encore le simulacre, la non-­épaisseur, le contraire de l'opacité, et, à la limite, le con­traire du réel ? Or, sa fragilité et sa gratuité premières sont opposées à la lourdeur des "présentateurs de machines à bousiller", c'est-à-dire aux "Pays en guerre", "en marge" desquels Le Champ des Oliviers veut se situer. Les Pays en guerre, c'est encore le meurtre, et c'est toute la lourdeur de "ce Monde" face auquel la légèreté de Petite Flamme de Briquet apparaît encore plus irréelle, plus transparente. Le non-lieu de l'éphémère serait-il le seul lieu où vivre, et: écrire ?

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Or, cet éphémère est justement la caractéristique essentielle d'Arlequin, le poète, la création elle-même. Car Arlequin "doit tout. Vraiment tout. A un curieux cigare de cafetier" (p. 69) dont la fumée le suscite, dont la fumée est sa seule existence. Symbole d'une création toujours insai­sissable, toujours fuyante, jamais rendue opaque, épaisse, il n'arrive pas à se rapprocher de son propre soulier, Tisbée est une présence absente, ni à dialoguer vraiment avec l'opacité rouge, noire, et satisfaite de Don Juan. Transparent, contrairement à l'opacité obscure de la lune, il n'en est pas moins une parole inaccomplie comme elle, car si l'Ogresse enfouie attend d'être mise à jour par Brandy Fax, le "père" d'Arlequin, le cafetier est "le Grand Muet" (p. 66), dont le "monologue envahissant" est toujours entre parenthèses. La parole qui fait être Arlequin n'a pas plus d'existence reconnue que celle de Brandy Fax. Le nom n'est pas seulement ouvert dans la béance du meurtre : il est simulacre évanescent. La parole de nomination est vaine comme le lieu est éphémère.

De plus, Brandy Fax vit dans la blessure de son propre dédoublement (Je = Mqides, Il = Brandy Fax, chap. 1), qui est aussi sa prison, le lieu d'exil, ce café de la rue Casimir justement où, avec d'autres "amis venus des pays fous", "on bouquine, / sur le zinc, / nos mémoires / de transfuges" cependant que sur un deuxième plan "se lève/ l'écho / de / ma terre / natale" (p. 48). Brandy veut redonner voix à l'ogresse enfouie, et cependant, "prison­nier" lui-même, il ne peut donner à cette voix plus d'écho que n'en a celle d'Arlequin. Fax ne peut - dérision ultime, car le texte même qui le dit est désigné, on vient de le voir, comme emprunt, ici, à Faulkner -, comme ses compa­gnons, que "frétiller à mourir", "poisson de mer (qui) n'a plus d'eau", cependant que "Maman est un bien joli poisson" (pp. 43 à 49) : Arlequin, Petite Flamme de Bri­quet, Siamois I et Siamois II sont d'abord auto-dérision de Brandy Fax, "Le Prisonnier".

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Heureusement, "L'Ogresse existe" (pp. 18-19 et svtes), ne cesse de répéter le début du roman. Ogresse dont l'"histoire réelle côtoie les plus absurdes ambitions humaines" (p. 58), comme ces "universités d'enseignement originel" qui veulent lui ravir son être même, alors que son origine est bien plus ancienne que celle de ces "cavaliers venus de ces quelques dunes d'un quelconque pays désertique où existe une pierre noire quelconque" (p. 86). Car si l'écriture, comme Siamois I et Siamois II ou Petite Flamme de Bri­quet, n'a d'existence que parodique, si Arlequin est à la limite de l'irréalité, l'ogresse est au contraire sexuelle ora­lité.

L'Ogresse est à l'origine des mots, à qui elle seule peut donner existence, comme elle est à l'origine de la vie. D'ail­leurs, si l'histoire de Siamois I et Siamois II est écrite par "nous" (p. 35), n'est-elle pas avant tout parlée par l'Ogresse, dont la parole, oralité, qui précède et annonce cette histoire ("c'est moi qui / (...) parle :", p. 33) lui donne voix ? L'Ogresse donne à ce récit présenté typographique­ment comme étant fait par elle l'épaisseur qu'elle seule veut bien lui accorder, car elle est l'opacité première. Et cepen­dant, même si l'écrit ne peut vivre que grâce à elle, il est aussi l'instrument de son meurtre, l'instrument d'une sépa­ration, le lieu de la blessure et de l'enfouissement de l'Ogresse, qui est à présent aussi dépendante de l'existence que Brandy Fax voudra bien lui conférer - par l'écrit, encore ! -, que ne l'était Arlequin du cigare du cafetier.

La transparence a eu raison de l'opacité qui lui per­mettait d'être, mais l'opacité disparue, il n'y a plus, dit encore "l'Inscription" du livre, "aucun lieu en ce monde". L'Ogresse, comme le pays inaccompli dont les pierres volent, elles-mêmes exilées, donnait un lieu à l'écriture grâce à son opacité désormais perdue. La transparence où se situe l'écriture à présent est la prison d'où sourd le texte, qui habite une cicatrice. Mais l'ogresse a-t-elle réellement existé, et n'avons-nous pas vu aussi qu'elle est d'abord dévoration, c'est-à-dire non-lieu du lieu désiré et consuma­tion du lieu dans le désir même par lequel il est ? "Maman est un bien joli poisson" : c'est bien la dévoration culturelle qui projette le désir du lieu, qui le dit et le perd comme le poisson qui glisse, parce que sa perte est nécessaire à son dire.

2) La nomination antécédente, ou l'écriture-appel

Cette ambiguïté du désir de Brandy Fax étant posée, elle assigne néanmoins pour une bonne part au livre une fonction de mise à jour, de révélation de l'origine-ogresse cachée, L'écriture deviendra retournement de l'enfouisse­ment dont l'Ogresse fut victime lors de son meurtre par la lettre coranique, qui lui fit "quitter la surface de la terre" (p. 95). L'écriture, ainsi, n'est pas que négativité. L'ambi­guïté n'exclut pas le sens. Elle l'inclut dans la polysémie, dans le jeu de la parole - perte et désir à la fois.

L'Ogresse, comme le paganisme dans Un Passager de l'Occident, a été enfouie. Brandy Fax lui fait faire "une entrée très matérielle en ce monde". A l'enfouissement de l'Ogresse il répond donc par ce que j'appellerai son défouissement, qui est aussi notre plongée dans le gouffre initial ainsi ouvert, gouffre fort ressemblant à celui de la naissance, du moins de la naissance à "ce monde" et à sa prison.

Suscitant l'Ogresse, "le Prisonnier invente un Pano­rama" "d'avant l'enfantement de sa prison" où, dans un espace aussi "aquatique" que ne l'était cette merveilleuse après-midi avec Baldwin dans Un Passager de l'Occident, il trouve "la liberté de la mère" (p. 46). La complaisance volontaire - autodérision dont le tragique n'est pas loin - à se mouler dans les schémas psychanalytiques les plus connus ne doit pas cacher ce que l'entreprise a de plus fon­damental : une interrogation sur l'origine même de la créa­tion. Sur le lieu du dire : le Prisonnier veut inventer une "couleur fabuleuse" : "une couleur qui engendre. Oui. Qui engendre ma couleur". Or, cette couleur est celle-là même des lèvres de l'Ogresse. "Celle des lèvres où je mordais mon nom. Où je prenais mon nom. Intimement. Tes lèvres. /• Mon nom / • Le premier jour / • Il faudrait que je puisse dire ce nom. Oui. Ce nom" (p. 53).

Ce nom que Brandy Fax cherche à dire est le nom d'avant le nom. Sa parole cherche à dire ce qui la dit, à être elle-même l'auteur de sa propre naissance, en nommant sa propre nomination. Lorsque le poète enfin arrivé à Barce­lone aura ôté tous ses masques, il dévoilera (défouira) qu'il veut :

"            , Croire, Oui. Croire.
Que ta bouche est le récit,
(la narration) d'une énergie qui occupe cette place où tu fus enfanté".

et,

"Dans l'espace
d'avant l'espace.
Dans cet Avant
(Goût)
du monde. Oui",

être le

"Poète d'une
nomination
antécédente. Mais
raptée" (p.199).

Peut-on mieux dire la quête d'un lieu de la parole, nomina­tion toujours raptée, pour que puisse s'en dire sans fin la quête, celle d'une écriture à la poursuite de son être dont elle ne peut saisir que la perte, le rapt ?

Au-delà de ce rapt, l'écriture est appel de cette nomi­nation antécédente que l'Ogresse, qui seule peut être à la fois au-dessous et au-dessus du monde (p. 27), qui est à la fois ombre, lumière et jour dans son pouvoir de dévoration (p. 88), lui aidera peut-être à trouver. L'écriture de Brandy Fax est appel de cet "avant goût du monde", comme la complainte d'Abdenouar est appel de Jidda.

*  *
*

Or, l'appel de Brandy comme celui d'Abdenouar (qui ne sont, finalement, que la même personne) n'est rendu possible que par la blessure. Blessure de Brandy le Prison­nier, qui suscite l'appel à l'Ogresse-mère aquatique-liberté. Blessure de l'arrachement que subit Abdenouar à l'enlève­ment de son père par les militaires et à la perte de Jidda. La parole d'Abdenouar surgit de cette triple blessure de l'enlèvement du père, de la mort de Jidda et du passage, d'Alger à Paris. Elle ne s'élèvera qu'une fois l'arrachement parachevé, au chapitre IX ("Paris"), pour appeler Jidda. Car elle n'est, sans fin, que cet appel toujours déçu. La blessure est donc une des ces images qui suscitent l'appel. Elle est une condition de l'écriture, par la tension qu'elle provoque. D'ailleurs, la seule blessure du passage d'Abde­nouar d'Alger à Paris sera suffisante pour que s'écrive le chant de Mémoire de l'Absent, le roman suivant.

LE LIEU-DESIR

1) La migration, ou l'existence latérale, lieu d'une signifi­cation.

Le corollaire de la blessure, du meurtre, "exil de la pierre en ce monde" et suppression du lieu, est la migration, énoncée dans la parole du Vieux Maître à laquelle Le Champ des Oliviers est, selon la couverture, "ouverture des deux premiers livres, Yahia, pas de chance et Un Passager de l'Occident: "L'être n'est pas donné à mi-course", disait l'Amin, le Vieux Maître. "L'homme est une disposition, une migration en ce monde". Cette migration à laquelle l'homme est condamné, "terres et villages (étant) désormais condamnés par la poussée du Nouveau Monde" (p. 225), l'écrivain va être chargé de la nommer à son tour. De substituer à la perte du lieu, qui jusque là fournissait la signification, une signification nouvelle. "Je suis respon­sable". dit-il, car "l'innommé de cette migration" est "comme une blessure ouverte au plus lointain de moi, qui joue en moi, qui heurte en moi. qui parle en moi. " (p. 127).

Cette migration sera donc le lieu-blessure ouverte de la plupart des romans de Farès. Le Champ des Oliviers est inscrit dans un voyage ferroviaire. Yahia, pas de chance est voyage par les titres de ses chapitres. Un Passager de l'Occident est voyage culturel avec Baldwin, et réel avec Conchita. Mémoire de l'Absent s'inscrit dans un voyage en taxi. L'Exil et le désarroi, dire du lieu mort et mort du désir, est aussi immobilité de la parole morte avant l'exil et le désarroi, et cependant cette parole morte s'inscrit entre une arrivée et un départ. Mais cette migration est aussi la prison de Brandy Fax, prisonnier parce que transfuge (Autre ambiguïté : c'est de l'errance et non du lieu assigné qu'il est prisonnier). La migration est l'espace des grives, à la fois mouvement et absence de mouvement : "l'espace de l'homme tué dans sa vie" (p. 100).

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Car le mouvement même des grives, "nommées au déploiement des pays incendiés" (p. 104), énonce l'absence de lieu. Et puisque la migration est inévitable, autant s'y installer, et la retourner contre les instigateurs du meurtre, et ceux qui en profitent. Ainsi, le Prisonnier devient un migrant dans son écriture le jour où il décide "J'emploierai un langage autre pour que l'on me com­prenne bien" (p. 51). Il endosse alors l'habit d'Arlequin, qui "est fait de l'habit des mots et non pas des étoffes mor­celées que l'on voit dans les livres, les cinémas, écrans ouverts au spectacle des amoureux de la guerre" (pp. 196­-197), et, au lieu de mentionner "les noms des présentateurs de machines à bousiller (les chefs d'Etats et hommes poli­tiques)", ce qui serait après tout la fonction d'un écrivain qui voudrait s'installer dans son lieu, trahir la migration, il continuera "de raconter l'histoire de Petite Flamme de Briquet" (p. 39).

C'est ainsi que le voyage et la marginalité voulue deviennent le lieu même de son travail d'écriture, "étant donné le peu de vertu que la sociologie actuelle avait accordé à cet endroit périlleux du monde d'où je viens" (p. 188). Ce voyage, cette migration, c'est d'ailleurs aussi la fragilité courageuse à laquelle ce choix de la création le condamne (p. 209). Mais l'écriture dans la migration est désormais la seule manière de retrouver à ses gestes, à nos gestes, une signification perdue comme le lieu est éclaté. "Avant", dit-il à Conchita, "la guerre. L'indépendance. Tout ça, c'était dur. Mais une signification l'emportait. Aujourd'hui, c'est différent. Je vois mon travail et ma vie comme la création d'une signification" (p. 208). Le lieu, avant, était donné, et vous gratifiait d'une signification par surcroît. Surtout lorsque l'écriture en était appel, comme le militantisme. La signification est à présent à trouver du sein même de la migration, grâce à l'écriture, forme latérale d'un moi non-historique, ou du moins d'un dire codé de l'Histoire.

Car l'Histoire également est un lieu illusoire, aussitôt emporté par le meurtre du temps. Si elle est la blessure, elle doit aussi être dépassée. Courageusement donc, "au lieu d'entretenir une forme historique et psychologique du moi". l'écrivain décide d"`activer la forme latérale d'un moi qui, ainsi, n'était plus l'origine de quelque chose, mais le moment de parcours d'un plus vaste ensemble que lui". Et "c'est ainsi", dit-il, "que je me suis mis à écrire" (p. 188).

Au regard de ces déclarations qui situent avec précision l'écriture de Farès dans la migration, laquelle fait justement son originalité la plus profonde, on se souviendra de l'interview dans laquelle il décrivait le passage de Yahia, pas de chance du "niveau même de l'action des révolutionnaires algériens" on il se situait d'abord, à l’œuvre que nous con­naissons, et l'on rappellera ce qu'il disait dans Un Passager de l'Occident de la conscience réaliste, conscience méduse assumant résolument sa migration, l'écriture de Farès est tout le contraire d'une conscience-méduse. Est-ce ce que lui reprochent ceux pour qui cette douloureuse et fragile migration vaut bien d'être un moment "conscience médusée" ? C'est-à-dire ceux qui préfèrent l'installation dans un lieu nommé - dans la nomination du lieu - par le discours du Pouvoir, du sens arrêté ? Car ceux-ci, gagnant le lieu illusoire qui perd celui à qui il se donne dans le sens, y ont perdu l'être en y perdant la parole, et le désir de sa migration hors du sens.

2) Les grives : l'être n'est pas donné à mi-course

La décision de s'installer dans la migration, et sa bles­sure, n'est pas nouvelle cependant chez Farès. N'était-ce pas déjà celle de Yahia rejoignant le maquis ? Avant l'indépendance, la création d'une signification se faisait dans la migration de la guerre. Depuis, elle est dans la migration de Brandy Fax, blessure ouverte de par son nom même, qui n'en est pas un, blessure qui va donner de plus en plus voix à la plainte-appel d'Abdenouar, mais qui est aussi ouverture et don de soi à la migration des grives, au désir.

Les grives sont, certes, d'abord la blessure du monde par la guerre. Elles sont le meurtre-liberté qui répond au meurtre perpétré par l'Autre. Elles réclament le don du sang "Voici mon sang" disait le Jeune homme "Grives du Sud. Du Nord. Ou de l'Est. Je fais mienne cette part du monde où grandit l'incendie humain. Je fais mien cet automne. Ce lieu. Cette année. Ce double mouvement de dix-neuf cent cinquante-quatre. Cette loi de vie ou de mort. Votre mou­vement. L'activité de cette guerre" (p. 103).

Le mouvement des grives, cependant, n'est pas fermé sur lui-même. S'il est "le mouvement / aigu / d'une guerre", "l'incidence / d'un automne l meurtrier" (p. 101), il est aussi "celui qui emportait au-delà de la guerre l'invitation de l'autre monde" (p. 100). Dans sa violence, la grive ouverte, la grive incendiée (pp. 101-102) dépasse la simple incidence d'une guerre, même si l'impact de celle-ci est fondamental dans l’œuvre de Farès. Son mouvement est ouverture de l'être, comme la parole de l'Amin qu'on ne pouvait éluder "car, venue vers vous, ou, en vous, elle ouvrait les failles de votre être, oui, elle ouvrait, et, malgré cette douleur que vous sentiez venir en vous, vous partici­piez à quelque bonheur, touché en ce monde" (p. 162). L'incendie des grives, leur envol sur le monde ouvert, c'est la réalité qu'appelle Brandy Fax, le Prisonnier. C'est "une fluorescence au-dessus du langage et de l'eau. l'attrait marin. Et leur départ. Libre. Merveilleusement libre. A la surface. Toutes les surfaces de toutes les eaux" (p. 100).

Accepter la migration des grives, c'est, finalement, accepter de ne pas mutiler la vie, ou le langage, en les sépa­rant. Car la grive, le perdreau et le hérisson, tous trois êtres de meurtre, sont "trois êtres" à la fois "du langage et du sang" (p. 192). Le langage et le sang sont inséparables, car le langage vrai, comme la parole du Vieux Maître, est ouverture de l'être.

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En ce sens, le langage ne peut être séparé de la vie quoi qu'en pense "une certaine linguistique qui traite le langage comme quelque chose d'indépendant et de transcendant" car le "langage est né de la vie et la vie, après l'avoir créé, l'alimente" (pp. 206-207). C'est pourquoi Brandy Fax mêle l'écriture et la vie, l'écriture devenant en partie un journal des jours heureux. Il n'hésite pas à user de la première per­sonne, ou, lorsqu'il use de la troisième, c'est pour mieux montrer que Le Champ des Oliviers est sa personne totale, puisque le texte, "c'est Brandy Fax qui parle, qui écrit, qui lit, qui regarde, qui vit, qui pleure, qui envie, qui dégueule, qui..." (p. 15). Aussi est-ce de préférence dans les moments de bonheur, de vie pleine et épaisse, comme lors de ce déli­cieux repas où se met soudain, "au fond d'une mémoire toujours présente, battue de merveilles", à trembler "cette lampe électrique posée au ventre d'Arlequin" : la création même (p. 204).

Et c'est pourquoi l'Ogresse n'est pas un mythe culturel, une origine finalement coupée de la vie actuelle, mais qu'elle est la vie même, le désir, au contraire, qui en retour la fait exister en sa dévoration : "Oui, l'Ogresse existe. Puisque tu la sens battre les pavés des villes et les désirs des gens. Puisque tu la vois dévorer les vitrines des cafés-bars. Des cafés-sandwichs. Des cafés-bières. Des cafés-bars. Oui. Puisque tu la vois ouvrir les bouches. Que tu la vois dévorer de bouche en bouche, mordre les nourritures de l'angoisse et du rien" (p. 193).

C'est justement cette dévoration de l'Ogresse, cette présence triomphante du désir dans et par l'écriture que récusent les tenants d'une "pensée intégrale" (p. 17), ou du langage univoque, qu'il soit celui de la pensée occidentale ou celui des "universités d'enseignement originel". Le langage univoque est le langage qui sépare les mots de la vie, alors que l'Ogresse est dévoration de mots, qui l'attirent autant que le sang qu'elle buvait en son temps (p. 88). La pensée intégrale est celle qui vise à maintenir l'Ogresse, comme l'écrivain issu du "Tiers-Monde" ."au-dessous de la terre. En ces endroits peu fréquentables du mystère" (p. 17), alors que l'Ogresse, au contraire, qui se permet cet illogisme (mais la logique, justement, est un discours uni­voque) d'exister et de ne pas exister à la fois (p. 17), est "celle qui dévore toutes les interdictions... / ... Celle qui exige toutes les permissions... / ... Qui condamne la peur...", alors que face aux langages qui ramènent tout à l'un, elle est : "... L'Ogresse aux noms multiples_ / ...aux jeux multiples ... / ... aux apparences multiples... / ...aux seins multiples... / ...aux lèvres multiples... / ...aux yeux multiples...", et que clans Le Champ des Oliviers, c'est elle qui "parle" (p. 32).

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Installé dans la migration, contre la Prison du sens un, Brandy Fax inventera donc, fidèle à la parole de l'Ogresse venue pour lui, d'autres langages, car l'Identique, juste­ment, est le meurtrier. Et il le fera ``comme une question que je pose Contre cette incidence du Monde et du meurtre Le Jour le nom n'est jamais plus semblable après l'Iden­tique ou le Meurtrier" (p. 54). Contre l'Identique et le Meurtrier il s'efforcera, du sein de sa migration,

"de dénoncer la blessure afin que le mot devienne pluriel égal à cet Avant-Goût (du monde)
que tu cherches
et que tu vois.
Etre
dont la
seule
énigme
est d'être
une profusion d'
existence" (p. 200)

Mais l'être, cette profusion d'existence, n'est pas donné à mi-course, disait l'Amin, à la parole de qui Le Champ des Oliviers est ouverture. Il est significatif que le livre soit ponctué par la fréquente répétition de cette sen­tence. C'est que le passage vers cette profusion d'existence, vers la pleine possession de soi, vers une unité retrouvée à travers une signification enfin trouvée, dans la migration de ce monde, est passage "bien au delà de ce monde / pour atteindre l'autre monde / celui de l'être / endroit de l'homme" (p. 148). Lieu qui n'a plus rien de commun avec sa nomination par le discours de l'Identique et du Meur­trier, et qui est cependant dessiné dans la blessure du meurtre-enfantement : "L'être est un lieu autre à l'extérieur de soi dans une durée égale à l'enfantement d'un autre monde" (p. 157). Lieu perpétuellement appelé-désiré dans Le Champ des Oliviers, l'Ogresse n'est pas qu'une nostalgie d'origine perdue : elle est au contraire le désir et la dévora­tion, dans l'acceptation et la conquête, dans l'enfantement d'un autre monde. Contrairement à Jidda, qui tombe et meurt lorsque le meurtre de ce monde la met à découvert, l'Ogresse fait sien l'incendie par la poussée du Nouveau Monde, car il est dévoration, comme elle.

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Cependant, au seuil du passage crucial, de "la décou­verte du nouveau monde", qui peut être tout simplement les yeux de Conchita, Brandy "tremble comme une grive que l'on va prendre" (p. 191). Et s'il désire "poursuivre le délire. Et aller jusqu'au bout", il n'en a pas moins peur, "Peur de vivre une dévoration de la vie (...) Peur d'être et de n'être pas" (p. 193) : cette dévoration, ce tremblement, ce sera le passage du fleuve, blessure centrale et objet de Mémoire de l'Absent. Le désir et le meurtre sont complé­mentaires, dans la mesure o11 le meurtre engendre le désir d'aller au-delà du meurtre, o11 le désir transforme le meurtre en dévoration. Mais ce passage où s’"échangeaient les mondes", selon l'expression de Yahia, pas de chance, sera le lieu même d'une écriture-migration et dévoration.

 



[1] FARES (Nabile), Le Champ des Oliviers, Paris, Le Seuil, 1972, 229 p.

[2] L'Exil et le désarroi ne porte plus ce titre, annoncé pourtant dans la note liminaire du Champ des Oliviers comme devant recouvrir trois livres. Il est vrai qu'entre les deux premiers et le troisième une nouvelle cassure s'est pro­duite : le passage des éditions du Seuil aux éditions Maspéro, et le change­ment de présentation comme d'esprit qu'il implique. Ainsi cet ensemble romanesque dont le point de départ est en partie la cassure, le choc entre deux mondes, aura-t-il connu cette cassure dans le corps même de son texte... ). L'écrivain, interrogé, considère cependant L'Exil et le désarroi comme le troisième volet indissociable de cette "Découverte du Nouveau Monde".

[3] Autre ouverture du nom, par l'incision du référent cette fois : le réel vécu est très concrètement éclatement du dire - lequel est hachuré dans la présentation même du texte - par la trivialité du référent. Eclatement qui multiplie cependant encore le sens, ce meurtre apparent du texte par le réel non-textuel ne faisant en fin de compte que développer la polysémie - la littérarité - l'écriture.