Charles BONN

Université Paris-Nord

 

 

 

 

L' IRREGULARITE  DE  L' ECRIVAIN  MAGHREBIN  FRANCOPHONE:

 

Nedjma de Kateb Yacine dans le contexte des années 50

 

 

 

Peu avant l'Indépendance de l'Algérie et le renversement de perspective qu'allait entraîner la décolonisation, Albert Memmi déclarait dans une interview que cette Indépendance amènerait en toute logique la fin progressive de la littérature maghrébine de langue française et son remplacement par la littérature de langue arabe, puisque l'arabe allait devenir la langue officielle des trois pays indépendants du Maghreb. Depuis, ce grand écrivain tunisien autour de qui avaient commencé à la même époque les recherches sur cette Littérature maghrébine est revenu sur cette déclaration, qui procédait vers 1960 de ce qu'on pourrait appeler une sociologie de l'acculturation ou de l'aliénation culturelle. Dans cette logique sartrienne bien dépassée depuis, l'identité était en effet perçue comme un tout indissociable: à la fois espace, histoire et langue, cependant que l'acculturation consistait à ne pas réussir cette cohérence idéale. C'est peut-être cette logique paraissant quelque peu simpliste aujourd'hui qui conduisit un autre grand écrivain, Malek Haddad, à se taire une fois l'Indépendance de son pays acquise. On peut croire cependant qu'il y eut à de tels silences d'autres raisons, mais là n'est pas notre propos d'aujourd'hui.

Une telle logique de l'identité suppose l'espace et la langue comme emblèmes culturels, d'autant plus efficaces qu'ils sont statiques et clos sur eux-mêmes. Mais qui, de nos jours, connaît encore une telle identité? Or un colloque sur la Francophonie qui a choisi pour thème le dysfonctionnement est bien un lieu où l'on ne peut se satisfaire d'une telle conception: définir un espace et une culture uniques de la Francophonie, même si cela est encore trop souvent pratiqué contre toute rigueur scientifique, relèverait de ces utopies tournant le dos au réel multiple, dont l'actualité politique récente, entre autres, nous exhibe la faillite.

On propose donc ici une description de la relation d'une littérature avec ses espaces de référence se réclamant du mouvant, de l'instable. La littérature n'est pas monument mais désir, et comme telle sa relation avec les espaces réels ou imaginaires dont elle se réclame ne peut être que dynamique, mais aussi déstabilisante par nature. De plus, en ce qui concerne les littératures francophones du Maghreb, nous nous trouvons devant une dynamique supplémentaire: celle de l'émergence, elle aussi multiple. Ces littératures en effet peuvent être considérées comme littératures émergentes, en ce qu'elles sont un phénomène relativement récent, dans des espaces culturels eux-mêmes problématiques, où l'expression littéraire de langue française ne connaît pas encore cette longue histoire littéraire qui confère à d'autres littératures leur trompeuse assurance. Dès lors se pose pour elles, entre autres, le problème de leur reconnaissance comme littératures. Ou celui, encore, du système de références par rapport auquel elles vont trouver leur lisibilité, leur signifiance. Qui ne voit ici que cette reconnaissance va en partie de pair avec celle des espaces-nations dont elles se réclament. Mais une chose est de reconnaître l'indépendance politique des pays anciennement colonisés, une autre est de leur concéder le pouvoir de produire de la littérature, tant le concept même de littérature est souvent, qu'on le veuille ou non, un concept élitiste... D'ailleurs l'expression même de "Littérature maghrébine de langue française" ne signale-t-elle pas ce qu'une conception "fixiste" de l'identité considère comme une bâtardise, et que nous voudrions faire accepter ici comme une force?

Le dynamisme dont on vient de se réclamer ordonnera aussi notre exposé lui-même, qui se veut construit symboliquement autour de deux verbes d'action. On y examinera en effet d'abord comment cette littérature a commencé par décrire un espace de référence, pour voir ensuite comment très vite elle a commencé à le produire. Or la description et la production vont se révéler ici deux activités littéraires opposées, en ce que la première suppose l'immobilité ou en tout cas la non-participation de son objet au processus littéraire, alors que la seconde s'inscrit dans une mouvance, une irrégularité qu'on veut ici montrer fécondes.

 

 

La littérature maghrébine de langue française a commencé par décrire son espace de référence. On peut même penser, comme le fait Abdelkébir Khatibi dans son Roman maghrébin[1], que les premiers écrivains maghrébins de langue française à être perçus comme tels, parmi lesquels le plus connu est Mouloud Feraoun, répondaient plus ou moins à la commande implicite d'une gauche française favorable à la décolonisation: celle-ci avait à la fois le besoin de découvrir une Société traditionnelle maghrébine défigurée par un exotisme colonial de pacotille, et celui de s'opposer au discours justifiant la colonisation comme une entreprise civilisatrice dans un espace jusque là arriéré. Face à cette négation de toute civilisation antérieure dans les pays colonisés, "montrer que les Kabyles étaient précisément des hommes", reprenait ainsi Mouloud Feraoun. Dans cette perspective, il s'agit donc d'abord de décrire une civilisation traditionnelle maghrébine différente de la civilisation européenne. Description dans laquelle une pointe d'exotisme ne sera pas pour déplaire au lecteur européen, qui cependant ne trouvera pas là nécessairement ce qu'il cherche. Si le marocain Ahmed Sefrioui va dans le sens de ce désir d'exotisme du lecteur occidental, les algériens Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri décrivent d' emblée des villages kabyles dont l'équilibre ancien est définitivement rompu, soit par la misère dans Le Fils du Pauvre[2] du premier, soit par le départ des jeunes pour la guerre de 1939-45 et leur retour avec d'autres modèles de vie dans La Colline oubliée[3] du second. Et Mohammed Dib dès La Grande Maison et L'Incendie[4] amène explicitement le lecteur à prendre conscience en même temps que son jeune héros Omar du mécanisme de l'exploitation coloniale.

Cette description cependant a vite posé problème, alors même qu'elle répondait à l'attente d'un public européen naturellement favorable à la décolonisation. La Colline oubliée[5] de Mouloud Mammeri, par exemple, a été fort mal accueillie par la critique nationaliste qui y vit une trahison à sa cause dans le fait de narrer la lente agonie d'un village traditionnel au lieu de montrer l'unanimité d'un peuple en lutte pour sa libération. On peut sourire aujourd'hui devant ce simplisme critique à forte coloration jdanovienne, et ne pas en tenir compte tout comme il ne tient pas compte de l'éminente qualité littéraire du roman. Il n'empêche qu'il révèle un malaise peut-être difficile à exprimer en termes de critique idéologique. Lutter pour l'Indépendance d'un pays colonisé est aussi lutter pour la maîtrise du dire sur soi. La description ethnographique, quelle que soit l'identité culturelle du locuteur, est en général un discours qui s'est élaboré en tant que cohérence discursive dans un espace autre que celui qu'elle prend pour objet. Même si elle s'efforce de donner la parole aux indigènes de cet espace, elle le fait dans un système de pensée et de discours qui n'est pas le leur. Elle les transforme en objet dans un dire dont l'espace d'élaboration est ailleurs. Le pôle sujet de toute description est la civilisation pour laquelle cette description est élaborée. Et dans le cas des premiers romans maghrébins, qui décrivaient leur espace "exotique", même si c' était, comme le disait Mouloud Feraoun, pour "montrer que les Kabyles étaient précisément des hommes", cette description était surtout à l'usage de ces européens favorables à l'Indépendance qui y cherchaient une caution culturelle à leur combat progressiste. Elle pouvait donc être ressentie par une critique nationaliste comme maintenant l'espace colonisé "exotique" en situation d'objet d'un discours dont la maîtrise, quelle que fût la position idéologique des lecteurs visés, n'en appartenait pas moins à l'espace culturel de ces lecteurs, c'est-à-dire celui de la nation colonisatrice. La relation de pouvoir qu'entretient toute description entre son pôle sujet et son pôle objet correspondait alors à la relation de pouvoir effective du système colonial.

A cette dépendance du fait de la description venait s'ajouter une autre aliénation littéraire: celle du genre romanesque. Ce genre en effet n'a guère de tradition dans la littérature arabe. S'il est pratiqué par les romanciers arabes depuis les années 20, c'est dans l'optique affichée d'une imitation de l'Occident. Car ce genre introduit précisément dans le fonctionnement littéraire arabe le réalisme, et, partant, la description dont on vient de parler. Mais le roman est dans les années 50 le genre quasi-imposé par les éditeurs français dont dépendent les débuts de cette littérature. Il manifeste donc par sa seule existence comme genre dominant de cette littérature naissante la dépendance culturelle de celle-ci par rapport à l'espace littéraire français, qui est aussi l'espace de la consécration littéraire, par la critique entre autres.

Or on constate si l'on consulte les statistiques de production de cette littérature[6] que si le roman descriptif est le genre dominant de ses débuts, le genre romanesque, certes, se maintient par la suite, mais avec une écriture qui perturbe sérieusement les canons descriptifs du genre. Kateb Yacine surtout apporte en 1956 un bouleversement radical avec Nedjma[7], classé certes comme roman par l'éditeur, et proche peut-être en ce sens des écritures d'avant-garde de l'époque comme le Nouveau Roman ou des textes comme ceux de Faulkner ou Joyce, mais qui détruit radicalement l'écriture descriptive romanesque traditionnelle, jusque là seule de mise en cet espace littéraire encore balbutiant dans les années 50. Ce roman met à mal la chronologie par l'entrecroisement de plusieurs récits qui se répondent comme en écho. Y est bousculée aussi l'unicité du point de vue puisque les personnages principaux y sont alternativement narrateurs des différentes actions, dont certaines sont la narration par un autre personnage d'un autre récit, etc. Surtout, point de description. Ou alors les récits à tendance descriptive de la 1° et de la 5° des 6 parties du roman retournent la bipolarité traditionnelle du roman ethnographique ou exotique: ce sont ici les colons français qui vont apparaître comme exotiques dans la narration développée par les protagonistes algériens.

Après cette sorte de "retour à l'envoyeur" opéré par l'écriture de Nedjma par rapport au modèle descriptif du roman français réaliste traditionnel, on a bien l'impression que la description s'est tarie dans la production romanesque maghrébine significative. Certes, la valorisation de l'écriture au Maghreb est telle que nombreux sont les écrivains d'un jour qui racontent maladroitement leur enfance dans des récits scolaires qu'on nous montre ça et là. Mais aucune oeuvre significative ne vient reprendre le modèle inauguré par Feraoun, avant 1970, avec le trop peu connu Village des Asphodèles[8] d' Ali Boumahdi, qui inaugure ainsi une sorte de 2° émergence d'une écriture romanesque maghrébine atypique. Il faut dire qu'en 1970 l'actualité n'est plus à la décolonisation. La situation est peut-être bien à nouveau celle d'une émergence, dans laquelle Boumahdi sera suivi à partir des années 80 par une nouvelle génération de romanciers descriptifs et parfois nostalgiques, comme Rabah Belamri, ou, encore par d'autres inclassables qui eux aussi inaugurent sur le mode de la description: les romanciers de ce qu'on a appelé la "2° génération de l'émigration".

 

 

La nouveauté majeure d'un texte comme Nedjma, en balayant le modèle descriptif hérité, était d'abord d'attirer l'attention sur le fait même de narrer, de produire un récit dans des normes de lisibilité surprenantes. Ce faisant, Nedjma pose l'existence d'une narration issue de l'espace culturel même dont elle se réclame. C'est ce que souligne la naïve introduction de l'éditeur, qui a ressenti le besoin de "naturaliser" en quelque sorte pour le lecteur français principal destinataire du roman en 1956, cette écriture surprenante. Et de façon fort révélatrice cette préface s'abrite derrière une différence supposée dans la conception du temps de la civilisation arabe par rapport à celle de la civilisation occidentale. C'est-à-dire qu'elle gomme l'étrangeté textuelle en la cachant derrière un exotisme de contenu censé l'excuser. Dans sa naïveté, cette préface au demeurant bien paternaliste montre d'abord que la provocation a réussi...

Car de quoi s'agit-il en fait? De rien de moins que de produire un espace culturel nouveau par l'existence même d'un récit inouï, irréductible à des modèles hérités. Un récit irrégulier, si l'on reprend ici la perspective d'ensemble de ce colloque. Certes, on a pu montrer avec raison bien des points communs entre l'écriture de Nedjma et celle des Nouveaux Romanciers qui lui sont contemporains. Mais la différence est fondamentale, en ce que le Nouveau Roman peut être d'abord considéré comme le développement de la mort du Roman traditionnel. Il est inconcevable sans l'antériorité d'une longue lignée de romanciers reconnus à la suite desquels il peut être considéré comme réalisant une logique d'auto-destruction inscrite dans la nature même du genre[9]. Le Nouveau Roman n'est possible, comme entreprise de critique d'un modèle littéraire, que dans un espace de longue tradition littéraire, à l'identité culturelle collective indubitable du fait entre autres de cette longue histoire littéraire. Tel n'est pas le cas dans l'espace culturel algérien, qui est encore en 1956 un espace culturel à venir. Un espace en tout cas qui n'a jamais été dit en français que dans des discours littéraires ou anthropologiques dont le centre est ailleurs. Un espace aussi qui tente en même temps d'écrire sa propre histoire, condition même de son existence, par les armes.

Mais créer une nation par les armes serait une entreprise vaine sans la création parallèle ou antérieure d'une identité collective par des récits. Car tout espace culturel suppose une mythologie, c'est-à-dire un ensemble de récits dans lesquels se reconnaissent tous ceux qui ont conscience d'appartenir à cet espace. On peut dire ainsi que l'espace identitaire, n'existant pas dans la nature quoiqu'en disent les intégrismes de tout poil, est produit par ses récits mythologiques plus qu'il ne les produit. L'identité est perpétuelle mouvance, et cette mouvance est précisément le signe de sa vitalité, de sa légitimité... Et le texte littéraire ou oral, à partir du moment où sans renier les intertextualités sans lesquelles il ne serait que signes inefficaces, il assume son irréductibilité à un discours élaboré ailleurs, participe à la création de cette identité, non tant en la proclamant comme discours explicite, que par sa seule existence de texte à l'irréductibilité reconnue. Ainsi la littérature n'est pas un luxe pour les nations nouvelles le plus souvent confrontées aux difficultés du Tiers-Monde: elle est au contraire, de par son existence même et non par son message ce qui fait exister ces identités nouvelles. C'est ce qui explique que le débat sur la littérature soit toujours aussi passionné dans ces pays: l'enjeu y est bien plus important que dans des espaces qui sont toujours à repenser, certes, mais plus à créer. La littérature, principalement par ses récits imaginaires ou réels, est créatrice d'être, par ce que les linguistes ont appelé la fonction performative de son discours.

Or Nedjma est d'abord accumulation de récits, dont l'exubérance qualifiée de baroque par certains[10] attire l'attention du lecteur sur leur nature même de récits, sur leur logique narrative, sur leur agencement, sur leur emboîtement surprenants, "irréguliers" encore. C'est-à-dire que le corps même de ces récits, leur existence même comme tels finissent par devenir plus importants que ce qu'ils racontent, qui n'est jamais ce que les personnages à qui ils s'adressent en attendent. Que ces récits racontent la tribu dispersée comme le sont à la fin du roman les principaux protagonistes de l'action "présente" est certes important et significatif, mais ne prend sa pleine dimension qu'à travers la dispersion des récits multiples qui le disent, et qui se montrent pour ce faire en perpétuelle gestation, comme la nation elle-même si l'on en croit Rachid. Leurs interruptions et leurs ruptures sont d'abord le signe de leur difficulté à être produits, et leurs emboîtements complexes montrent que leur objet principal est la difficulté de ce surgissement. C'est ainsi que je propose de lire par exemple les 3° et 4° parties comme la mise en spectacle de ce surgissement difficile, indispensable et cependant décevant de récits dont l'existence même dépend et qui pourtant s'inscrivent sans cesse dans le malentendu.

Une lecture simplement événementielle ou thématique déjà y voit essentiellement l'histoire de Rachid en quête du récit que doit lui faire Si Mokhtar de l'origine de Nedjma, et indirectement de la sienne propre qu'il poursuit dans sa quête de Nedjma. Mais ce récit est sans cesse entrecoupé et ne donne aucune vraie réponse. De plus la narration de Rachid est elle-même l'objet du récit de Mourad qui l'enveloppe, et qui raconte comment Rachid lui fit ces aveux difficiles sous l'emprise de la fièvre. Mais ce qui est intéressant entre la 1° et la 2° moitié de la 3° partie, est de voir que le récit de Rachid rapporté d'abord à la 3° personne par Mourad finit par être repris à la 1° personne par Rachid lui-même: le récit a bien généré son narrateur! Or cette production du narrateur par son propre récit, à l'opposé d'une "logique" courante, si elle relève déjà ainsi d'une première irrégularité, s'inscrit dans une autre irrégularité au niveau de la construction des chapitres du roman: ce changement de personne du narrateur a lieu au moment même où la première moitié de cette 3° partie a déroulé ses 12 chapitres, et où contrairement à toute logique, la numérotation recommence ensuite à 1, pour dérouler une nouvelle série de douze chapitres. Et il en sera de même dans la quatrième partie, et la sixième. L'irrégularité ici est productrice. Mais en même temps elle introduit l'ambiguïté, et d'abord celle de la personne elle-même de Rachid, indissociable de celle de la numérotation des chapitres. Pourtant le récit de Rachid ainsi surgi avec sa personne de narrateur ne répondra pas à la curiosité de Mourad sur la nature de la relation de Rachid et de Nedjma, puisqu'à cet objet attendu de ce récit se substitue un autre objet: celui du récit attendu par Rachid de la bouche de Si Mokhtar. Mais Si Mokhtar à son tour, au lieu de répondre à l'attente de Rachid, narre l'histoire de la Tribu, et entraîne à son tour Rachid et Nedjma au Nadhor, lieu de l'origine et d'une réponse attendue à la question de l'identité, et dont le récit néanmoins exhibe sa propre invraisemblance... Et pourtant c'est probablement dans ce récit le plus irrégulier, le plus problématique de tous, qu'une lecture avertie pourra découvrir le plus de révélations du romancier sur l'origine de son écriture... La réponse, ici, se donne en se cachant. Le sens n'est peut-être que dans le non-sens qui répond obligatoirement à la seule question fondamentale et pourtant nécessairement toujours insatisfaite sur l'origine.

On a comparé cet emboîtement des récits à celui des 1001 Nuits. Et certes il est comparable aussi parce que dans les deux textes la vie même du narrateur dépend de sa capacité à raconter: le récit est la vie même. De plus Les 1001 Nuits ont cet avantage de présenter un modèle non français... Un modèle de lecture idéologiquement plus acceptable... Seulement Les 1001 Nuits sont narration triomphante: leur énonciation et leur enchaînement sont jubilatoires, et de fait une fois la narration réalisée, Shéhérazade y a gagné la vie sauve et l'amour. S'il y a parfois dans Nedjma une dimension jubilatoire dans le rythme épique des récits de Si Mokhtar par exemple, ce dernier n'est qu'un bouffon qui mourra de façon grotesque d'une décharge de chevrotines dans le gros orteil, cependant que celui à qui s'adressait son récit et qui est aussi le point de convergence de la plupart des récits qui composent le roman, Rachid, n'arrivera pas à terminer son propre récit, qui se perdra face au journaliste endormi, dans la fumée du kif et au-dessus de la caverne de l'origine, sur laquelle tout récit n'est que duperie... Et c'est depuis la prison où l'a mené sa mauvaise interprétation du réel qu'il réduit à un récit futile lui aussi inachevé, que Mourad nous raconte comment Rachid lui avait raconté son histoire si difficile à surgir et jamais achevée.

C'est peut-être par cette absence de réponse ultime que l'oeuvre de Kateb est la plus riche et la plus irrégulière encore, alors même que les positions idéologiques affichées, parfois de façon pittoresque, par l'auteur, semblaient souvent relever d'un très grand simplisme. Ce qui n'a pas empêché l'écrivain de rompre avec Alger républicain, le grand journal communiste de l'Algérie colonisée, et de proclamer son refus, à l'encontre de Brecht par exemple, de subordonner la poésie à la doctrine.

 

 

Bien sûr, il y a l'irrégularité de la langue française, et le développement contre toute attente d'une littérature de plus en plus abondante contrecarrant tous les pronostics idéologiques. Mais cette irrégularité de la langue imprévue va tirer elle aussi sa fécondité de la rupture avec le lien ombilical et l'exhibition encore une fois de cette rupture. Aboutissement du cycle de Nedjma, Le Polygone étoilé[11] se termine sur une soudaine irruption de l'autobiographique que l'épisode onirique du Nadhor dans Nedjma suggérait en le camouflant sous l'insensé apparent. L'origine de l'oeuvre imprévue en langue française de l'enfant qui semblait destiné à rimailler en arabe comme toute sa famille de lettrés traditionnels est bien cette "gueule du loup" de la langue française dans laquelle le père décide de jeter l'enfant, lui faisant perdre le "théâtre intime et enfantin" avec la mère, mais gagner sa propre voix, qui se développe à partir de la souffrance même de cette "seconde rupture du lien ombilical" et s'en nourrit. Parmi les quatre protagonistes principaux de Nedjma, Mustapha est de toute évidence celui qui représente le travail d'écriture, ne serait-ce que parce que ses narrations sont le plus souvent représentées comme écrites, par exemple par des titres comme "Journal de Mustapha" qui n'apparaissent jamais lorsque ce sont les autres personnages qui narrent. Mais c'est également à Mustapha qu'est dévolu de retenir sa mère, folle après la perte de ses fils, de se jeter dans le vide depuis le fameux pont Sidi M'Cid de Constantine[12]. Le secret de l'écriture est peut-être bien dans ces "chants brisés de mon enfance"[13] qu'entend Rachid au Nadhor lorsque vient se coucher près de lui Nedjma nue, peut-être convoitée par le nègre gardien de l'origine, sortant d'un chaudron en tout point semblable au chaudron à tout faire de la mère-Femme Sauvage.

Après Kateb Yacine, la plupart des écrivains maghrébins qui comptent ont développé une écriture dont l'irrégularité, précisément, surprend. Tous ces textes sont hors-normes, produisent à chaque fois une lisibilité nouvelle. Aucun des textes les plus valables de cette littérature ne peut se réduire à une grille de lecture unique. mais tous sont habités par une sorte de tension, qui les fait souvent rejeter. Khaïr-Eddine, Farès, Dib, Meddeb, Khatibi, Chraïbi, Boudjedra, développent chacun à sa manière une autre démesure, une autre irrégularité difficilement réductibles à une lecture convenue. Mais il y a Ben Jelloun, diront certains, qui voient dans la réussite littéraire de l'auteur de La Nuit sacrée[14] la preuve d'une écriture de conformité, d'allégeance. Peut-être en effet ne sent-on pas chez Tahar Ben Jelloun cette tension d'un entre-deux langues violent que manifestent bien d'autres textes et qu'on a développé dans l'irrégularité de l'oeuvre de Kateb Yacine. Kateb dont une des irrégularités productrices encore est de ne pas laisser Nedjma elle-même narrer l'un des récits du roman qui porte son nom, alors qu'au milieu du roman qui l'a fait connaître en France et qui reste un des meilleurs textes des vingt dernières années, Harrouda[15], Tahar Ben Jelloun fait dévoiler à la mère, scandaleusement narratrice dans l'espace public d'un roman, son intimité la plus secrète. Mais peut-être aussi ce vieux concept idéologique de dépendance développé lors des années de la décolonisation a-t-il fait son temps?


Charles BONN, "L'irrégularité de l'écrivain maghrébin francophone". Bruxelles, Revue de l'Institut de Sociologie.

 

RESUME

La rupture introduite en 1956 par Nedjma de Kateb Yacine dans le processus d'émergence de la jeune littérature maghrébine de langue française fut féconde en introduisant l'irrégularité. En effet, la description que produisaient les premiers textes de cette littérature, soumis à une reconnaissance occidentale hypothétique, répondait à une lecture essentiellement sociologique ignorant ce que l'exercice de la littérature a de profondément dérangeant: La littérature n'est pas monument mais désir, et comme telle sa relation avec les espaces réels ou imaginaires dont elle se réclame ne peut être que dynamique, mais aussi déstabilisante par nature. L'irrégularité de l'écriture maghrébine, la tension qui la fonde, en est un exemple frappant.

De plus, en ce qui concerne les littératures francophones du Maghreb, nous nous trouvons devant une dynamique supplémentaire: celle de l'émergence, elle aussi multiple. Ces littératures en effet peuvent être considérées comme littératures émergentes, en ce qu'elles sont un phénomène relativement récent, dans des espaces culturels eux-mêmes problématiques, où l'expression littéraire de langue française ne connaît pas encore cette longue histoire littéraire qui confère à d'autres littératures leur trompeuse assurance. Dès lors se pose pour elles, entre autres, le problème de leur reconnaissance comme littératures. Ou celui, encore, du système de références par rapport auquel elles vont trouver leur lisibilité, leur signifiance. Qui ne voit ici que cette reconnaissance va en partie de pair avec celle des espaces-nations dont elles se réclament? Mais une chose est de reconnaître l'indépendance politique des pays anciennement colonisés, une autre est de leur concéder le pouvoir de produire de la littérature, tant le concept même de littérature est souvent, qu'on le veuille ou non, un concept élitiste... D'ailleurs l'expression même de "Littérature maghrébine de langue française" ne signale-t-elle pas ce qu'une conception "fixiste" de l'identité considère comme une bâtardise, et que nous voudrions faire accepter ici comme une force?

 



[1]. KHATIBI, Abdelkébir. Le Roman maghrébin. Paris, Maspéro, 1968.

 

[2]. FERAOUN, Mouloud. Le Fils du Pauvre. Le Puy, Cahiers du Nouvel Humanisme, 1950. Rééd. remaniée: Paris, Le Seuil, 1954.

 

[3]. MAMMERI, Mouloud. La Colline oubliée. Paris, Plon, 1952.

 

[4]. DIB, Mohammed. La Grande Maison. Paris, Le Seuil, 1952. L'Incendie. Paris, Le Seuil, 1954.

 

[5]. Op. cit.

 

[6]. Celles, entre autres, produites régulièrement par le Père Déjeux.

 

[7]. KATEB, Yacine. Nedjma. Paris, Le Seuil, 1956.

 

[8]. BOUMAHDI, Ali. Le Village des Asphodèles. Paris, Robert Laffont, 1970.

 

[9]. Le roman ne s'est-il pas développé, si l'on en croit Bakhtine, un de ses meilleurs théoriciens, sur la ruine de l'épopée ?

 

[10]. Encore une réduction à des concepts connus et rassurants...

 

[11]. KATEB, Yacine. Le Polygone étoilé. Paris, Le Seuil, 1966.

 

[12]. Le Polygone étoilé, p. 167-168.

 

[13]. Nedjma, p. 138.

 

[14]. BEN JELLOUN, Tahar. La Nuit sacrée. Paris, Le Seuil, 1987. Prix Goncourt 1987.

 

[15]. BEN JELLOUN, Tahar. Harrouda. Paris, Denoël, 1973.