Charles BONN
La Littérature algérienne de langue française
et ses lectures.
Imaginaire et discours d'idées
Thèse de doctorat de 3° cycle, sous la direction de Robert Escarpit, Université de Bordeaux 3, 1972,
éditée à
Sherbrooke (Canada), Naaman, 1974, 251 p.

 

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PREMIÈRE PARTIE :


STRUCTURES PROFONDES DE L’IMAGINATION CRÉATRICE.


ESPACE MATERNEL ET CITÉ.

 

 

CHAPITRE I.  TERRE ET CITÉ.. 2

L'ombre profonde et l'enfance. 2

Terre et Cité. 4

Un chant d'immobilité. 7

CHAPITRE II.  LA VILLE DES AUTRES, ESPACE ÉBLOUI 10

Un espace autre. 10

L'étrangère. 12

La ville refusée. 13

CHAPITRE III.  LES REVERIES VERS L'ENFANCE : LA CONTINUITÉ DE L'ESPACE MATERNEL. 16

La terre épouse. 16

La flamme cachée et la mer des origines. 18

La grotte maternelle et la nuit profonde. 19

CHAPITRE IV.  LES RÊVERIES VERS L'ENFANCE : L'OUVERTURE DE L'ESPACE PATERNEL. 24

Le Dîner où s'échangeaient des mondes ». 24

Les intermédiaires. 26

L'ancêtre, ou le fondateur 28

CHAPITRE V.  LA TRAHISON DES PÈRES. 32

La quête du père face au colon. 32

" L'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus ». 35

CHAPITRE VI.  LE COMBAT CONTRE LA VILLE ET LE SUPPLICE DE LA MÈRE. 40

L'autre ville. 40

.


CHAPITRE I.
TERRE ET CITÉ

L'ombre profonde et l'enfance

« Il faut cacher dans les montagnes illustres le message que l'on veut transmettre », dit Sun Yat Sen [1]. Comme la révolu­tion chinoise, la révolution algérienne fut en grande partie celle des campagnes, la ville étant traditionnellement, dans tous les pays du Tiers monde, sentie comme étrangère, comme irréelle.

La ville est symbolisée dans Nedjma par l'horloge de la gare de Bône, ce « Dieu des païens » devant qui nul ne lève la tête [2], introducteur d'un temps autre : celui de l'Histoire, celui de la Cité, celui de l'étranger, qui pénètre ainsi jusqu'aux habi­tudes profondes des citadins acculturés. « On ne nous laisse pas vivre selon le rythme que nous voulons donner à notre vie », dit un penseur musulman [3]. Commentant dans une inter­view récente la structure de son roman Yahia, pas de chance, Nabile Farès ajoute :

Toute réalité est de l'ordre de l'espace-temps. Le temps, c'est l'irréversible, d'où la signification vulgaire de l'expres­sion « pas de chance ! ». Mais celle-ci se réfère aussi à une démarche spatiale, à un pas. Il exprime donc à la fois une négation et une démarche [4].

Dans cette démarche, donc, à la fois temporelle et spatiale qu'est pour lui la création, l'homme du Tiers monde retrouve son identité perdue par un retour à la terre et à l'enfance qui lui est le plus souvent liée, dans les romans étudiés : l'espace de l'adolescence et surtout l'espace adulte, pour le garçon au moins, est toujours un espace autre.

La « Terre » au sens large où nous l'entendons, est l'espace maternel, celui des racines. On verra plus loin que cet espace maternel peut se retrouver dans un cadre citadin, mais qu'il ne participe jamais à l'espace ni au temps de la Cité. L'enfan­ce et cet espace ainsi défini échappent ontologiquement à ce temps étranger auquel ils n'ont jamais participé.

Le Discours social reprend à son compte, pour en faire l'outil du développement, le temps de la Cité qui était celui du colon. Temps de l'efficacité certes, temps aussi de la déperson­nalisation, de la perte des origines et de l'enfance. « Je ne suis qu'un enfant perdu parmi les hommes, enfants perdus qui ont perdu leur Enfance », dit Jean Amrouche dans Étoile secrète [5]. Si le Discours social est celui de la Cité, de la transparence et de la clarté, l'écrivain, au contraire, recherchera l'ombre pro­fonde, celle des origines [6], celle de l'enfance. Or, curieusement, il est bien rare en pays d'Islam, note Nefissa Zerdoumi, que les adultes parlent entre eux de leur enfance [7]. En Algérie et au Maghreb, plus qu'ailleurs, l'écrivain est celui qui raconte son enfance, peut-être d'autant plus que ses compatriotes sem­blent refuser la leur.

Mais il y a plusieurs enfances. Il y a celles qui ne sont que prétexte, comme celle d'Omar chez Dib, ou de Fouroulou chez Feraoun ; les deux personnages sont des observateurs, des relais commodes, grâce auxquels les écrivains pourront décrire plus facilement un milieu social, une réalité extérieure à l'en­fant, même si elle le marque profondément. De simples artifi­ces littéraires. L'enfant étant, même quand la faim le talonne, en situation d’ »  innocence » relative [8] dans l'univers adulte qu'on veut en fait nous décrire, c'est de son point de vue que le lecteur européen, à qui le livre est destiné, pourra le mieux découvrir une société qu'il ne connaissait pas. Ces enfances sont d'ailleurs prises dans un devenir, dans un temps histori­que qui débouche sur autre chose, et qui finit par introduire dans la modernité, dans la Cité. Elles aspirent vers la clarté, le progrès, la « civilisation ». A un moment ou un autre, elles se détachent de leurs racines, pour regarder vers un ailleurs. Et le retour, nous le verrons, est presque toujours impossible.

Bien différente est l'enfance rêveuse du narrateur de Qui se souvient de la mer, qui retrouve son double mystérieux sur la terrasse de la maison paternelle, ou celle de Yahia, sous la triple protection de tante Aloula, d'oncle Saddek et, surtout, de l'amandier tutélaire, mais à qui le chant de l'alouette dans l'espace, ou celui de sa tante dans l'intimité sombre de la maison-caverne, font découvrir des mystères que, seule, la poésie peut suggérer (Yahia pas de chance). « L'enfance et la folie », dit Claude Bonnefoy [9], sont « ces moment d'innocence où l'homme retrouve son visage et pressent les secrets du monde ». Dans la littérature algérienne, l'enfant Yahia dans Yahia pas de chance, le fou Wassem dans La Danse du roi, Si Mokhtar dans Nedjma ou le poète enfin, retrouvent et re­créent, loin d'un Discours social planificateur mais nécessaire, les secrets de la profondeur et les mythes cachés.

Chez nous, l'enfance est un monde privilégié [... ] Nous bai­gnons dans un univers féminin. Les femmes ne sortent pas, sont coupées du temps et racontent des histoires [... ] Elles sont porteuses d'un monde enchanté, fermé aux hommes à partir de douze ou treize ans,

confie Kateb Yacine en 1972 [10] ». L'enfance maghrébine baigne dans le féminin, même et surtout si l'espace maternel privi­légié est « fermé aux hommes ». Dans cet espace coupé du temps jaillit spontanément le chant, le chant de la terre aimée, la « musique du monde » dont nous parle Jean Am­rouche :

J'ai respiré la chair du monde et le monde dansait en moi, j'étais à l'unisson de la sève, à l'unisson des eaux courantes, de la respiration de la mer, j'étais plein du rêve des plantes, des collines ensommeillées comme des femmes après l'amour [11].

L'espace de l'enfance est celui de la complicité avec la mère, c'est le lieu du « théâtre intime et enfantin », du « quotidien complot ourdi contre mon père », que regrette encore Kateb Yacine à la fin du Polygone étoilé (p. 181).

Terre et Cité

Et pourtant la littérature algérienne est souvent une litté­rature d'errance, de déracinement, d'aliénation. « L'histoire [pour le colonisé Jean Amrouche] est celle d'une séparation d'avec sa culture première, d'avec la mère, d'avec soi-même », dit Aimé Césaire [12]. Nedjma se termine sur la séparation des quatre héros : « Si Mourad était là, ils pourraient prendre les quatre points cardinaux ; ils pourraient s'en tenir chacun à une direction précise. Mais Mourad n'est pas là. Ils songent à Mourad. » Éternellement condamnés à l'absence, de l'un d'eux, de Nedjma, ou du père, ils finissent par se dissiper sur la route, et se confondre avec elle (p. 256). La longue route, vers Paris, vers l'ailleurs, vers nulle part, de « [... ] ce jeune homme se disant étudiant, mais n'ayant sur lui qu'une chemise trempée, un pantalon couvert de plâtre, des espadrilles trop larges qu'il traînait dans la boue, et ne portant pour tout bagage que ce sac marin à moitié vide [... ] » dans Le Poly­gone étoilé (p. 62), est aussi en quelque sorte la nervure cen­trale de l’œuvre. « Loques d'exil     jalonnant le Paradis des autres » (p. 70), les émigrés habitant l'ailleurs sont légion dans les romans, à vivre au futur.

Ils partent, reviennent, se quittent, se retrouvent – je monte au pays – je descends en France et dans les caves, les greniers, s'empilent à quinze, vingt. Tout le jour ils bâtissent, rebâtissent des maisons pour les autres, la leur menace tou­jours ruine. En attendant. Le chantier, l'usine, la chaîne et la belle vie qui viendra, après, et qu'il faudra vivre. Au futur [13].

L'ailleurs, c'est la Cité des autres pour l'émigré ; c'est aussi la culture de l'autre pour l'intellectuel « acculturé », qui se demande encore et toujours quelle est son identité. Dans cette culture, cette civilisation dont il n'est pas l'héritier légitime, l'intellectuel colonisé devait affronter le regard de l'autre. « Et sous ce regard extérieur, contestant son identité, le sujet en vient à contester lui-même sa propre identité, à ne plus savoir qui il est, à être établi dans le déchirement », disait Jean Amrouche [14]. Le déchirement, cette situation de bâtardise, est le drame d'Amer, le héros des Chemins qui montent, de Feraoun. C'est celui de Malek Haddad, d'Albert Memmi en Tunisie, de Driss Chraïbi au Maroc, et de tant d'autres [15]. En Algérie, Malek Haddad résume ainsi la situation de l'écrivain acculturé : « Même s'exprimant en français, les écrivains algé­riens d'origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifi­quement algérienne [16] ».

Dans cette Cité mondiale que sont les pays industrialisés ou leur culture pour le « païen [17] » du Tiers monde, celui-ci se sent en trop. Passager clandestin, dira Kateb Yacine. Il ne sera jamais citoyen. L'horloge de la gare de Bône ne bat pas au rythme de son cœur. Même lorsqu'il semble le plus intégré à son univers culturel d'adoption, comme le héros de Malek Haddad dans Le Quai aux fleurs ne répond plus, il n'y a pas, en fait, de rupture entre lui, sa terre natale et sa mère, tou­jours liées, centres de son existence véritable, pulsation pro­fonde de son être. Le cordon ombilical n'est pas rompu.

Et c'est pourquoi le chant de l'émigré, comme celui de l'intellectuel acculturé, est souvent un appel à la mère, à l'union aimante et non séparée de laquelle on aspire sans trêve :

Va !

Dis à ma mère Qu'elle vienne m'aimer Ombre maudite parmi J'allais à la dérive des Le mépris.

Va [18].

dit à l'oiseau Rachid Boudjedra, tandis que tout Le Village des asphodèles d'Ali Boumahdi, « écrit à Vannes en 1969 », est une tentative désespérée de renouer avec un espa­ce maternel duquel tout, à présent, sépare le narrateur. Car la seule vie véritable est celle de la terre :

Lorsque le Kabyle revient dans sa montagne après une lon­gue absence, le temps qu'il a passé ailleurs ne lui apparaît plus que comme un rêve. Le rêve peut être bon ou mauvais, mais la réalité, il ne la retrouve que chez lui, dans sa maison, dans son village,

dit Feraoun dans La Terre et le Sang (p. 12-13). Pour Amer, à peine de retour après vingt ans d’ »  oubli », « sa longue absen­ce n'a d'ores et déjà plus d'autre signification que celle d'une parenthèse gigantesque, impuissante à changer le sens géné­ral d'une phrase ». Dans tout le passage d'où ces phrases sont extraites, nous assistons à la fossilisation du rêve d'ailleurs qu'est devenu le séjour en France de l'émigré, dès le premier jour de son retour. Les maisons d'Ighil-Nezman, en perpétuelle transformation, et n'abritant en général qu'une ou deux géné­rations de suite, ne figent-elles pas, dans leur immobilité morte, les fiers immeubles européens ? « Nulle part on ne trouve [à Ighil-Nezman] une oeuvre d'homme solide ou grandiose, compliquée ou belle, capable de défier les siècles et de témoi­gner d'un admirable passé ». Quel que soit le temps qu'on y passe, quelle que soit par ailleurs la réussite, matérielle ou sen­timentale, que l'on peut y trouver, la Cité est irréelle. La véri­table épouse est celle qu'on a quittée sur la terre natale. Si la fêlure, la rupture s'installent dans ce « noyau de l'être [19] », la vie se meurt d'elle-même. Pourquoi Malek Haddad nous décri­rait-il physiquement Khaled sautant du train en marche, puis­qu'il a déjà cessé d'exister en apprenant, par le journal, la tra­hison de l'épouse au village ?

Terre et Cité sont donc deux univers complémentaires à un certain point de vue, mais qui, de fait, s'ignorent. Et si, à la terre aux sombres retraites, l'errant, le voyageur, le passa­ger clandestin, associent l'image de la mère, parfois celle de l'épouse, mais toujours le sentiment d'une unité plus ou moins refermée sur elle-même, c'est à travers la Cité irréelle et étran­gère qu'ils ne cesseront de poursuivre un père toujours fuyant, toujours absent.

Mokrane meurt, dans La Colline oubliée de Mouloud Mam­meri, parce que toute tentative d'harmoniser ces deux uni­vers est nécessairement vouée à l'échec. La seule harmonie possible est la mort, mélodieuse et éblouie, dans la neige du col de Tizi N'Kouilal. Mort-retrouvailles d'un personnage sépa­ré à la fois du monde nouveau, dont il vient d'abandonner la camionnette, et du monde ancien que les valeurs qu'il porte désormais en lui empêchent de rejoindre. Et tout aussi séparé, le héros des Chemins qui montent, chez Feraoun, ne peut rejoindre Dehbia. Ses contradictions profondes l'acculent lui aussi à la mort.

La mère (ou l'épouse sœur du village) et la terre sont les garantes de l'ancienne loi. Mais aussi celles de l'éternel recom­mencement qu'elles symbolisent. Introduire le devenir chez elles, c'est briser leur intégrité. Le temps de la tradition est celui d'une répétition infinie des mêmes rites, dont la raison d'être est de préserver le clan, la communauté, même s'il faut sacrifier l'individu. Le Temps de la Cité amène avec lui l'affir­mation de la discontinuité, de la rupture, et le sentiment non perçu jusque-là de se trouver dans un univers clos, dans une prison, dont, seule, l'école française permettra de se délivrer, quitte à briser par cette trahison toute l'ordonnance du monde ancien. Arezki, dans Le Sommeil du Juste, peut donc écrire à son maître : « Vous brisâtes les portes de ma prison, et je naquis au monde, au monde qui, sans vous, se fût écoulé à côté de moi, sans ce moi dont vous nous avez si souvent répété qu'il fallait l'aimer comme la plus irremplaçable des choses » (p. 120).

Parce que le progrès est diviseur, et parce qu'il supprime les rites unificateurs, le village refuse de construire un pont, car « il est écrit », c'est-à-dire qu'il est nécessaire à la cohésion du groupe, que le gué doit emporter tous les ans sa victime. Même si l'extrait retenu peut paraître un peu long, il est néces­saire de citer ici en entier l'épisode du passage rituel de la rivière, pour la cueillette des olives, dans La Colline oubliée. L'eau est élément de continuité, d'unité, de communion de l'homme et de la nature, comme de tous les habitants du vil­lage entre eux, dans une abolition provisoire de tout ce qui peut les séparer. Mais l'eau réclame pour jouer ce rôle le sacrifice de victimes [20] dans un rythme répétitif sacré du même drame :

Arrivés au bord de la rivière, les premiers groupes atten­daient les derniers, car c'est tous ensemble que l'on traverse la rivière, que l'on communie avec l'eau purifiante, parfois traîtresse [... ]. On avait un vague mépris pour ceux qui, quand la rivière était trop haute, revenaient sans oser s'y engager. Des novices pour ne pas encourir cette honte, ont été emportés par le courant et souvent la rivière « mange » de jeunes bergers. Tout le village descend alors le fil de l'eau pour voir où la rivière aura « craché » la victime expia­toire. Souvent c'est après plusieurs jours que ceux de la tribu en aval viennent dire qu'un cadavre a été rejeté chez eux sur la grève. Les jeunes gens vont le ramener sur une claie de roseaux pendant que les vieillards devant eux chan­tent le chant de ceux qui sont morts loin de leur village, et l'hiver suivant les mêmes hommes recommenceront le même rite indéfiniment [21].

Nous avons souligné à dessein les expressions qui indiquent « l'unité » sacrée du groupe devant l'élément aimé et redouté à la fois. C'est pour que l'alliance de l'homme et de la nature soit définitivement scellée que la rivière « mange » le jeune berger, comme les humains boivent son eau et comme la terre nous mangera tous la nuit de notre dernier sommeil. Et, par son élément le plus féminin, la nature retrouve également ici son rôle double de mère, d'où nous sortons et où nous som­mes destinés à rentrer à nouveau : ne rejette-t-elle pas le cada­vre, en une deuxième naissance, sur une grève étrangère, c'est-­à-dire dans l'univers effrayant de l'ailleurs, de la Mort ? Mort qui attend quiconque se détache du groupe, comme le font malheureusement tous les jeunes hommes du village. C'est donc à dessein que les « vieillards » chantent « le chant de ceux qui sont morts loin de leur village » : l'ailleurs et la mort ne sont pas mesurables.

Confondues avec la terre des collines Kabyles d'où elles se répondent dans la nuit, les mères de La Colline oubliée sont les premières touchées par le départ des fils pour la guerre, intrusion brutale de la Cité dans leur espace. Quand la Cité envahit le règne des valeurs de l'ombre dont elles sont les garantes, leur mélopée funèbre (p. 42-44) est le jaillissement du tragique, si celui-ci naît, selon la formule de Jean Duvi­gnaud (Spectacle et Société), de la rencontre du monde nou­veau et du monde ancien, du supplice des dieux campagnards sur la scène urbaine. N'est-ce pas à ce supplice que nous assis­tons au cinéma dans Le Vent des Aurès, quand une mère mon­tagnarde y affronte, offrant une poule dérisoire, son seul lan­gage, les quolibets des soldats et les barbelés du camp où son fils est prisonnier, jusqu'à mourir ignorée dans la nuit ? [22].

Un chant d'immobilité

Ainsi se dégage dans la littérature algérienne de langue française cet affrontement fondamental de la Terre, mère ou épouse, et de la Cité. Quelles sont les valeurs essentielles de cette « Terre » pour le passager clandestin de la Cité mon­diale ? Quelles images éveille-t-elle dans cette profondeur de l'Enfance où Bachelard situe sa Poétique de la rêverie ? Quelles forces y puise-t-il, quel illustre fondateur va-t-il y cher­cher pour affronter la Cité hostile et désirée ? Il est peut-être temps de préciser ici que si l'opposition Terre-Cité recouvre le plus souvent celle de la campagne et de la ville, le jeune cita­din Omar, dans La Grande Maison de Mohammed Dib n'en vit pas moins de la même manière ce dualisme, cette exclusion. Dans la ville où ils vivent, les habitants de Dar Sbitar forment un univers clos. La vraie Cité, celle de la place de la Mairie de Tlemcen que l'enfant ne fait que traverser, ne leur appartient pas. Clivage colonial, certes, mais qui subsiste toujours dans les villes du Maghreb indépendant entre un univers tradition­nel et celui de la modernité, l'un et l'autre géographiquement délimités.

Par « Terre », nous entendons donc ce qui est enraciné, tout le monde traditionnel, celui de l'ancienne loi dont les mères sont les gardiennes, même dans les orgueilleux HLM du « Plan de Constantine ».

La « Terre » est donc aussi l'espace maternel, espace-temps qui préexiste à celui des religions, et même à celui de l'Islam, si l'on en croit Nabile Farès, à qui nous accordons parfois une place démesurée par rapport à l'importance réelle d'une oeuvre souvent désinvolte. Mais le grand mérite de Farès est de souli­gner la dimension poétique de ce chant d'immobilité, antérieur à toutes les Cités, à toutes les religions, à tous les esclavages, qu'est l'espace maternel de la terre, dont la « loi » préexistante à toutes les lois, est le fondement même de notre vie, de toute vie :

Car de cette loi, nul ne pouvait dire la naissance, si elle était liée. à certaines légendes où l'habitant premier renie l'occu­pant dans l'isolement de son rapt, sans même savoir si son mouvement est dû à la blessure orgueilleuse ou au cri d'une terre en âge d'être pleine, ou si, du plus lointain des nuits par lesquelles l'amour oeuvre dans la patience des meurtres [... ], elle n'était [cette loi], que l'activité d'une certaine force de la terre où, à notre insu et d'une manière intarissa­ble, se nourrissent nos âmes [23].

Ce « discours antérieur à moi, préformé dans un passé loin­tain, mais vivant en moi », cette « voix des ancêtres » que Jean Amrouche et Kateb Yacine vont écouter à sa source, à « cette jointure où le domaine de l'Animus cède le pas en nous au domaine d'Anima [24] », Farès nous aide à le préciser dans un passage de son premier roman, que nous étudions plus loin [25]. Il y voit « l'affirmation d'une ancienne gloire de vivre [26] », et dans sa mythologie personnelle, cette affirmation devient le chant d'Akli, dont le.

lieu est l'amour, l'amour de soi, l'amour de la terre, l'amour du bonheur qui entoure. Son langage n'est pas de revendi­cation, mais d'instance. Il est, comme le figuier : arbre. Il est, comme le grenadier : vie [27]. Il est, comme le hérisson : meur­tre. Akli est l'être du plus ancien passé et du plus proche avenir. Il est l'être par excellence [28].

La quête de Farès, qui affirme qu' « après la décolonisation française de l'Algérie viendra la décolonisation islamique de l'Algérie » (Un passager de l'Occident, p. 75), est violemment antireligieuse, de même que, contrairement à celle de Kateb Yacine ou de Jean Amrouche, elle est anti-patriarcale. Pour lui, l'Islam n'est qu'une superstructure imposée qu'il faut tuer pour libérer enfin la croyance de vie sans entraves qu'est l'an­cien paganisme maghrébin. On verra cependant que pour Hakim Madjar dans Dieu en Barbarie de Dib [29], le paganisme qui doit détruire la Cité n'exclut pas un Islam paysan. Auquel des deux espaces délimités ici faut-il associer l'Islam ?

En instaurant un calendrier, l'Islam semble avoir institué, comme le Christianisme, un temps historique, différent du temps de la terre, du refus de l'Histoire dans l'espace païen. D'ailleurs l'espace maternel est en grande partie peuplé de pratiques qui échappent à l'Islam, ou lui sont antérieures. Nous serions donc tenté d'assimiler l'Islam à la Cité, et tel qu'il participe actuellement au Discours social, il est sans con­teste, à la fois un élément de la Cité, et la meilleure barrière pour empêcher la pénétration des valeurs de la Cité dans l'es­pace maternel. Cependant on peut se demander à juste titre si l'Islam a un sens de l'Histoire ? Y voir à la rigueur une « reli­gion historique » qui semble « coller » à la Terre, mais se rap­peler, à la suite de Jacques Berque [30], que ce sont les « autres » qui ont apporté la fitna (le malaise, la révolution, la faille) dans un univers musulman clos, « collant » au cosmique et à la Terre.

La question ne sera certes pas traitée dans les limites de ce travail, et l'on pourra même objecter que la littérature algé­rienne de langue française ayant surtout été d'essence laïque (et représentant à ce titre un scandale, on le verra), la place de l'Islam dans sa poétique de l'Espace importe peu. C'est oublier cependant que cette littérature compte de plus en plus avec l'Islam, soit pour faire, comme Farès, Boudjedra ou Bour­boune, exploser l'échine patriarcale de l'Algérie et la « coloni­sation islamique » du même coup, soit pour amener Dieu à camper au milieu des fellahs, sur la place de la Concorde, dans Hyde Park et Broadway, comme le fait Hakim Madjar dans la prédiction de Dieu en Barbarie (p. 202). D'ailleurs si le Muezzin de Bourboune chante l'Anticoran, il n'en est pas moins muezzin, qui ne cesse d'être bègue que le temps de son ascension triomphale du minaret sous la mitraille, pour chan­ter la sourate des morts (p. 128-134).

A la fois « historique » et « collant à la terre », l'Islam par­ticipera des deux espaces que nous avons dégagés ici, et c'est finalement à chaque écrivain qu'il appartiendra de le situer dans sa propre mythologie spatiale, et de se situer lui-même par rapport à la religion des pères.

En exergue du premier chapitre de son Orient second, Jac­ques Berque cite ces vers de Rainer-Maria Rilke (p. 18) :

Terre, n'est-ce pas ce que tu veux :
 invisible en nous renaître...

Quoi d'autre, sinon métamorphose
 est ta mission indifférable ?

Puissions-nous ici, tout en respectant la métamorphose, retrouver quelques accords de ce chant d'immobilité !


CHAPITRE II.
LA VILLE DES AUTRES, ESPACE ÉBLOUI

La ville, désirée ou refusée, hostile ou familière, est l'une des dimensions essentielles du romanesque moderne. Depuis Ulysse de Joyce ou Le Paysan de Paris d'Aragon, l'espace de la ville a été fouillé et décrit par l'écrivain. Et pourtant jamais ce thème ne s'est révélé d'une plus grande actualité que ces toutes dernières années. La Guerre de J.M.G. Le Clezio ou Creezy de Félicien Marceau nous en fournissent deux images opposées et contemporaines [31].

Un espace autre

Pour le « païen » du Tiers monde, la ville est d'abord étran­gère, froide et nue. Elle apparaît.

[... ] décomposée en îles architecturales, en oubliettes de cristal, en minarets d'acier repliés au cœur des navires, en wagonnets chargés de phosphates et d'engrais, en vitrines royales reflétant les costumes irréalisables de quelque siècle futur, en squares sévères dont semblent absents les hommes (Nedjma, p. 69).

Toute de substances transparentes et lisses : cristal, acier, vitrines. L'humanité en semble absente, que ce soit de ses squares ou de ses vitrines, dont les costumes ne sont que reflets, et irréalité profonde. Elle « laisse tout mouvement se briser en elle comme à ses pieds s'amadoue la mer » (Ibid., p. 69). « Bestiole indécise » comme tous les passagers que lâchent les wagons, Lakhdar ressemble « à un enfant terrible, égaré dans un déménagement (p. 71). C'est l'étranger, le vaga­bond qui commence par s'égarer dans la ville hautaine, mais met son point d'honneur à ne pas demander son chemin, et finit par s'asseoir sur les marches d'un magasin fermé.

Et pourtant, la ville est fête [32]. Elle est ce paradis dont on rêve, avec ses jardins luxuriants où « tout le monde est riche, bien habillé avec des vêtements brodés d'or », où « personne ne travaille » et où les enfants peuvent « faire tout ce que font les adultes [33] ». Elle est cette femme « toujours fuyante en sa lasciveté, tardant à se pâmer, prise aux cheveux et confondue dans l'ascension solaire » (Nedjma, p. 70).

Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d'envie. « Rêves de possession. Tous les modes de possession : s'asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible [34]'. » L'espace urbain, dans son ascension solaire, est un espace sexualisé a l'extrême. Ses prestiges et ses mirages, surtout les jours de fête – et n'est-ce pas toujours fête, quand le « païen » vient à la ville ? – sont volontiers salaces. Pendant le long mois de Ramadhan, qui est paradoxalement fête et ivresse, le jeune héros de La Répudiation va admirer « les prostituées chamarrées comme des pouliches [qui] nous chassaient à grands cris, scandalisées par notre présence et par l'odeur de mosquée que nous trimbalions avec nous », ou bien dans les concerts orientaux crier « d'extase et d'amour chaque fois qu'une grosse mégère soulevait très haut sa robe, nous laissant rêveurs et perdus dans nos supputations au sujet du sexe, qui était presque bedonnant et dont nous ne savions pas encore la fonction délirante » (p. 23-25).

L'espace urbain est donc celui de la découverte de l'alté­rité. l'altérité première étant la différence des sexes. Il est le repaire du père absent, « séparé » de la cellule familiale, de Si Zoubir le père phallique, monstrueuse évidence d'un sexe iné­puisable (Ibid.) ou de Si Mokhtar, le faux père, dont les nuits sont « d'ivresse et de fornication, nuits de viol, d'effractions, de corps à corps, de ville en ville, dans les couloirs et sur les terrasses des entremetteuses » (Nedjma, p. 98), et qui fait rencontrer à Rachid dans un lieu irréel – une clinique où les maladies semblaient simulées – et propice, la somptueuse sultane de ses rêves. « Et la chimère se mit à me sourire, dans sa somptuosité inconnue, avec des formes et des dimensions de chimère (sic) semblant personnifier la ville d'enfant » (Ibid., p. 108).

Cet espace est piège aussi, parce qu'il est le lieu des regards. Regards de fenêtres : « se trouver face à une multitude de fenêtres braquées sur soi n'a rien de particulièrement réjouis­sant. J'ai été déjà pris quatre ou cinq fois au piège et, à cha­que fois, je n'ai pas donné cher de ma peau » ; regards plus sourds des murs eux-mêmes qui,

s'enroulant autour des spectateurs, en capturent le plus pos­sible et les refoulent sans ménagements au fond d'un cul-de­-sac où ils se retrouvent avec d'autres, déjà couverts de moi­sissures, qui y attendent, entassés, de parvenir à la seule issue qui leur soit laissée : une fente, à travers laquelle un homme a de la peine à passer ;

regard mortel enfin des « nouvelles constructions » :

plus vous regardez ces forteresses, plus vous vous laissez pénétrer par le rayonnement qui émane d'elles, et tous vos tourments semblent s'évanouir. Est-ce là que gît le secret de cette attirance que de nombreux habitants ont payée de leur vie ? La force même du sentiment qu'on éprouve là-devant effraie : les nerfs se détendent, vous respirez largement, vous ne pensez plus aux dangers qui vous entourent et vous en arrivez à sourire à l'existence. S'arracher ensuite à cette sen­sation de liberté, que cela peut être douloureux (Qui se sou­vient de la mer).

L'étrangère

Voici la Parisienne
L'âme de la ville ouverte
 La fille du bourreau [35].

Mais l'altérité par excellence, c'est la femme étrangère, l'Européenne que l'on voudrait posséder, qui échappe ou qui se donne, qui reste cependant toujours « l'autre ». Ce sont les femmes de colons, océans de vulgarité dans Nedjma, c'est Monique dans Le Quai aux fleurs ne répond plus, ou Gisèle Duroc à qui l'on ne peut offrir qu'une gazelle empaillée (Je t'offrirai une gazelle). Claudine encore, qui « est » la France par sa seule personne, pour Yahia, dans Yahia pas de chance. Elle n'a rien de commun avec la soeur-épouse du village, qui est la continuité que seule la mort peut interrompre, comme Aazi dans La Colline oubliée, ou Dehbia, chez Feraoun, qu'Amer n'arrive plus à rejoindre (Les Chemins qui montent). La fem­me européenne est lumière, toujours un peu irréelle ; malgré sa bonne volonté, malgré son amour souvent sincère, elle reste aussi le plus souvent, comme Claude dans L'Opium et le Bâton, à la surface de la personnalité complexe de son amant. À moins qu'elle ne soit, comme Céline dans La Répudiation, celle dont l'altérité même permet au narrateur d'extérioriser ses fantasmes dans un récit libérateur, mais toujours malheu­reux.

Même si le lecteur européen sourit devant ce qu'il consi­dère quant à lui comme des naïvetés [36], il peut être intéressant de retrouver cette thématique sous forme de clichés dans le très significatif Périple autour des bars de la Méditerranée du romancier tunisien de langue arabe Ali ad-Dû'âji. L'Europe est pour l'auteur la découverte du corps des femmes en bikini sur les plages, costume qui semblerait, à en croire les affiches des très populaires films égyptiens, le seul à être porté dans ces pays de perdition :

La ville de Nice est une belle jeune femme qui s'est parée de sa plus brillante et de sa plus riche robe de soirée, son collier, fait de luxueux immeubles et de jardins lumineux.

Nice, ville de plaisirs et de tentations, ville de la jeunesse dorée, gaie, légère et folle de richesses.

Nice, ville du luxe et de la richesse, ville des amours diabo­liques, ville du désir, ville des tourments et du suicide.

(... ) Je m'assis, regardant avec plaisir ces divines créa­tures.

Or, ce qui apparaîtrait comme cliché dans la culture occiden­tale (ou à la « vraisemblance » française, pour reprendre l'ex­pression de G. Genette [37]), est considéré par la critique tuni­sienne comme du réalisme, et comme une « unité sociologique cohérente [38] », dont seule la moralité peu acceptable gêne quel­que peu. C'est dire combien la ville européenne est, dans l'ima­ginaire collectif (que la littérature arabe, quand elle existe, reflète mieux, parce que non limitée par notre « vraisembla­ble »), le paradis rêvé de tous les plaisirs défendus, l'autre par excellence, et en tant que tel, hautement sexualisé.

N'est-ce pas cette sexualisation de l'espace qui maintient la ville européenne dans une altérité nécessaire à la conserva­tion du mythe ? Lorsqu'elle sera pleinement et prosaïquement habitée, la ville ne révélera plus de trésors aux « païens » éblouis, et la femme européenne cette fois-ci dépouillée de son irréalité, sera aussi désacralisée que la soeur-épouse qu'on oublie momentanément pour elle. Céline perdra cette merveil­leuse faculté de faire raconter ses hallucinations à Rachid. L'irréalité de la ville, qui renaît d'ailleurs sous le « fonction­nel » même des métropoles modernes les plus éloignées d'une réalité maghrébine [39], est nécessaire peut-être au jaillissement de l'imagination créatrice. « En ce sens toutes les villes sont imaginaires : nous avons bâti nos rêves [40]. ».

La ville refusée

Irréelle, la ville des autres l'est aussi parce que perpétuel­lement refusée, malgré sa fascination, comme une monstrueu­se excroissance, par la terre, et guettée par la mer. Irréelles, ces grues qui « bâtissaient, à coups de convulsions électriques, des échafaudages compliqués, toujours sur le point, semblait-­il, de culbuter dans la mer tentatrice qui guette ». Sur les collines qui l'entourent, « les buildings futuristes font comme des mutilations denses ». L'animation factice des voitures, et d'une ville qui « explose de toutes ses lumières », ne dure que le temps de répit que la mer veut bien lui accorder, et ne cache même pas « les cris qui s'échappent des cafés où des enfants aux yeux malades demandent l'aumône et traînent des boîtes de zinc au bout d'une ficelle, en guise de jouet ». Et depuis les balcons où il y a toujours, tapi, un joueur de citha­re, la ville est estompée : « elle n'a jamais existé ! [41] ».

Au premier chapitre de Qui se souvient de la mer, apparaît un « type » qui fascine, provoque, effraie et refuse à la fois les consommateurs du café citadin, et « n'en a cure ». Il y a un niveau « objectif » d'analyse de ce chapitre, comme de tout le livre : ce « type » vient de la « ville des profondeurs », c'est-à­-dire du maquis, et si sa présence effraie les consommateurs de la metabkha [42], c'est qu'elle apporte à la fois le danger (les « minotaures », c'est-à-dire, encore, les blindés de l'armée, ne passent-ils pas sans relâche devant la porte ?), et la mauvaise conscience à ceux qui n'ont pas osé s'engager comme lui. L'ana­lyse de l'imagination des profondeurs ne refuse pas cette sym­bolique, qui est une « lecture » de l'œuvre en rapport avec l'événement historique. Cette lecture, liée à l'image collective de la littérature algérienne de langue française, pourrait pren­dre place dans notre deuxième partie, dans l'étude de ce que nous appelons « La littérature du Discours social ». Elle recou­pe de toute évidence un trait fondamental du dessein conscient de l'auteur. Mais ce n'est qu'une des lectures possibles dont la multiplicité, et par là l'« aptitude à la trahison » que con­tient l'œuvre, est justement pour Robert Escarpit un des critè­res essentiels de la spécificité littéraire [43]. Lorsqu'il aura ainsi « déchiffré » le livre, notre esprit – le « Discours social », pour reprendre la terminologie de notre deuxième partie – aura certes la satisfaction de l'avoir ramené à une norme rationnel­lement acceptable. Mais aurons-nous « lu » le livre ? Une lec­ture multiple, une « trahison créatrice » se plaît également à souligner les structures irrationnelles de l'imaginaire débridé.

La présence même de ce « type » est négation de la ville, au même titre que celle, de plus en plus obsédante, des « oiseaux-iriaces » et de leurs sarcasmes. « Même le pain, il devait le refuser, je le comprenais ; comment peut-on partager avec un autre son pain pendant que les vignes distillent du sang et que des iriaces crachent non pas que des noyaux d'olives sur la ville, mais aussi des sarcasmes [44] ? » Le chapitre est construit en un contrepoint, qui oppose en alternance la conversation insipide du café citadin, et ce qui se passe ailleurs, dans ce monde vrai et nié d'où le « type », installé « de côté » sur sa chaise, est un avant-pont jeté au cœur de la cité honteuse. Et le livre fait alterner aussi les chapitres retra­çant l'enlisement de la ville irréelle et refusée, celle du colon, des « nouvelles constructions » meurtrières et des minotaures, et ceux décrivant l'enfance, liée à la terre absente. Dans Yahia pas de chance, c'est aussi un « homme couleur de terre » qui apporte avec lui l'apocalypse, la mort violente de la Cité colo­niale. Même inoffensifs au départ, comme oncle Saddek, les hommes de la terre, lorsqu'ils viennent à la ville, effraient par la négation essentielle qu'ils contiennent,

comme si, par la manière dont ils étaient vêtus, pour la plupart, de leurs burnous ou de leurs vêtements de travail­leurs de la plaine, presque teints par la terre qu'ils nourris­saient, dont le soleil, sur le visage et les bras, avait imprimé la couleur (mate et rouge à la fois), et par leur venue à la ville, ils témoignaient d'une origine de vie bien plus ancienne que celle qu'on voulait montrer, préservée de l'envahisse­ment d'êtres plus réels que toutes les constructions d'immeu­bles qu'on y avait implantés, comme si ces constructeurs d'immeubles avaient pu penser que leurs immeubles suffi­raient à bouleverser les lignes de la terre au point que ses habitants premiers s'y découvriraient, tout d'un coup, étrangers (p. 32-33).

Partout, la terre ou la ville souterraine, l'Étoile secrète des Origines l', la boule de feu-Nafissa, l'« étoile de sang » ou l'« étoile qui chante [45] », ou encore l'air de flûte, lié au thym et aux lentisques", sont négation fondamentale de la ville.

Lorsque enfin celle-ci explose, bientôt recouverte par la mer, le temps de la Cité n'existera plus. Dans la ville souterraine, dans la terre et par la mer, nous serons revenus à l'essentiel, à l'espace maternel de la terre, dont le chant est toujours surprise essentielle, découverte pétrifiante, comme celle que fait Yahia du chant de tante Aloula. Au fond de la pièce som­bre dont elle lave le sol, les intonations-balancements du chant de la vieille femme sont enveloppement intime et inattendu [46]. Et si, plus tard, elles sont là pour aider l'enfant à pénétrer l'espace séparé du père, elles ignorent, fondamentalement, la ville éblouie. Car l'espace maternel, l'espace de la terre, est continuité, là où la ville, nous venons de le voir, est le lieu du séparé, de la confrontation avec l'autre et de l'irréalité.


CHAPITRE III.
LES REVERIES VERS L'ENFANCE : LA CONTINUITÉ DE L'ESPACE MATERNEL

La terre épouse

Paradoxalement, si la terre-mère est le point fixe, le noyau de l'être pour le passager clandestin de la Cité mondiale, force nous est de constater que dans la littérature algérienne de langue française, le rapport productif de l'homme et de sa terre, la fécondité de cette dernière, ne sont que rarement mentionnés en termes de rêverie élémentaire. Certes, les « tra­vaux et les jours » du paysan kabyle nous sont décrits par Feraoun, et dans cet émouvant témoignage qu'est l'Histoire de ma vie de la mère de Jean Amrouche, nous assistons à la cuisson des poteries, à la récolte des olives et des figues, au sacrifice des labours [47]. Mais l'essentiel reste toujours l'analyse complexe des rapports entre humains, ou la description de la misère, comme dans L'Incendie ou La Grande Maison [48]. C'est dans le roman égyptien El Ard (La Terre, dont Youssef Cha­hine a fait le film bien connu), qu'il faut chercher ce lien phy­sique du fellah et de la glaise, cette profonde signification vivi­fiante de l'eau et de la boue. Ou alors chez le sociologue, ou encore dans la très riche tradition orale.

Jean Duvignaud nous montre le contact étroit, quasi-sexua­lisé de Mohammed avec la terre ruisselante d'eau lorsqu'il consolide les vannes, dans l'oasis, « avec les mains, en s'age­nouillant dans la boue. [Mohammed] aime cela. Cette boue est bonne. Elle féconde, elle aide les dattes et les poivrons à pous­ser : elle fait de la nourriture [49] ». Il nous montre la danse-ger­mination des vieilles femmes de Chebika, préalablement cou­chées à terre et confondues avec elle, puis soulevées-fécondées progressivement par le thé, et le rythme de la darbouka, petit tambour de terre au son net et dur, pendant qu' « une des filles Gaddouri, en dansant, relève ses jupes et montre en riant le tatouage qu'elle a sur le sexe épilé – un palmier aux branches épanouies – incitation qu'un bon mari doit comprendre pour faire des enfants à sa femme [50] ». La tradition orale, d'autre part, insiste sur la rêverie fertilisante de l'eau, et sur la riches­se de celui qui possède « une grappe de raisins, un bouquet de dattes, quelques petits pains ou une douzaine d’œufs », dons devant lesquels les plus fabuleux trésors du père de La Fille sauvage sont sans valeur, car il ne pouvait procurer à son peuple « ni une source pour se désaltérer, ni un fruit de vie [51] ».

Ce lien charnel avec une terre-épouse et nourricière, sym­bole de fécondité, qui est pourtant une valeur fondamentale de la mentalité collective algérienne, fait figure, pour l'écri­vain algérien de langue française, de thème emprunté. Peut-­être son acculturation plus profonde le met-elle davantage mal à l'aise que d'autres écrivains du Tiers monde [52], devant les longues résonances humanistes que réveille toute expression littéraire de cette rêverie élémentaire ? Un de nos étudiants souligne le parallèle rigoureux que fait la mentalité collective entre la terre et l'épouse :

Dans notre société traditionnelle, paysanne surtout, la fem­me est assimilée à la terre nourricière, terre fertile, qui fait vivre son monde ; cette terre est fécondée tous les ans par un travail acharné, travail de sueur, de peine ; on exige d'elle en contre partie qu'elle produise. Stérile, la femme ressem­ble à la terre aride, sans source l'été [53].

Dans la littérature algérienne de langue française, ce rapport est tout juste esquissé avec le personnage de Slimane, le fin laboureur qui nous apparaît dans La Terre et le Sang véritablement ancré dans une terre que lui seul sait féconder « comme un coeur gorgé de sang ». D'ailleurs,

le bras de Slimane se confondait avec le mancheron, sem­blait fait du même bois que la charrue. Il formait comme une pièce supplémentaire destinée simplement à donner plus de poids sur le soc. Il n'y avait aucun mouvement inutile, les bœufs allaient de confiance (p. 159-160).

Slimane est dans le roman le personnage le plus proche de la terre et du sang, et deviendra leur outil docile dans la catastrophe finale. Il est une émanation de la terre, celui par lequel sa loi s'accomplit. Mais, si l'on oublie un instant cette fatalité diffuse, cette pesanteur de la loi du sang dans le livre, Slimane n'est-il pas un peu trop cousin de Germain, le fin laboureur de George Sand [54] ? Dans L'Incendie, Mohammed Dib fait bien dire à Comandar : « La terre est femme, le même mystère de fécondité s'épanouit dans ses sillons et dans le ventre maternel », mais c'est seulement pour nous faire com­prendre que « la puissance qui fait jaillir d'elle des fruits et des épis, est entre les mains du fellah », que le colon a donc dépossédé (p. 32). En d'autres termes, la terre est à ceux qui la travaillent. Revendication juste, certes, mais qui appartient à une logique autre : la notion de justice relève de la Cité, du Discours social. Surtout, ce lien physique à la terre n'est pas véritablement exploité, développé dans le livre, et cette formu­le est donc quelque peu marginale, et empruntée.

Dib a dépassé depuis lors ces formules héritées. Feraoun est mort trop tôt peut-être. Quoiqu'il en soit, lorsque l'écri­vain de la « génération de 1953 » rencontre dans la littérature étrangère dont il s'est nourri, et à qui il emprunte sa langue d'expression, un thème proche de ceux de son peuple, il est désemparé. Il sait que sa peinture se souviendra trop de celle de ses prédécesseurs français. Plus ou moins consciemment, il préférera passer sous silence un aspect de la réalité devant lequel son écriture serait fausse.

La flamme cachée et la mer des origines

Mais surtout, ce rapport complexe de l'épouse et de la mère, toutes deux liées à la terre nourricière, toutes deux gar­diennes de la tradition, jamais un langage étranger ne saurait l'élucider sous peine de profanation, du moins tant que ce langage n'est pas vraiment assimilé.

L'épouse accessible à la parole laïcisée de l'autre est l'étran­gère. C'est d'elle qu'on parlera tout au long du Quai aux fleurs ne répond plus. Mais c'est lorsque l'épouse de l'ombre et du silence aura failli que Khaled se jettera du train. La danse d'Aazi, la « fiancée du soir » qui « parle avec la rivière et le vent », et règne sur l’ourar [55], dans le lieu interdit des valeurs de l'ombre, des valeurs cachées [56], n'est plus cette fécondation-germination de la terre dés vieilles femmes de Chebika. Com­munication avec les mystères cachés, connaissance réservée aux femmes [57], elle est flamme,

[... ] sans nom ni liens ni voile,
Errant les yeux clos
La femme couverte de la fraîcheur de la mer
 […]
Et c'est la mer
La mer aux bras endormants portant le soleil [58].

Flamme et mer, la femme est lumière, danse, et ombre mater­nelle à la fois. Comme la mer, elle est libératrice, purificatrice, et surtout protectrice. « Sans la mer, sans les femmes, nous serions restés définitivement des orphelins ; elles nous couvri­rent du sel de leur langue et cela, heureusement, préservera maint d'entre nous », dit encore Dib dans Qui se souvient de la mer (p. 20). C'est bien en orphelin que le narrateur de ce roman erre dans la cité hostile. Pour lui, Nafissa est l'ultime, le seul recours, Nafissa qui est flamme, mais qu'on n'atteint qu'en entrant dans les profondeurs de la mer des origines, dont la sagesse finit toujours par l'emporter sur les trépigne­ments de l'homme. Nafissa n'est-elle pas mer aussi, dont la parole parvient au narrateur dans un « parfum de sel » ? De même Nedjma dans Le Polygone étoilé s'éloigne.

dans la mer trouble sur un fond violent. Un rêve dans un rêve. [... ] « Je t'offre mon corps en étoile de mer, mes yeux sombrés et le sel de ma langue », disait-elle (p. 20).

Il y a donc une profonde différence entre la mer telle que nous la représente l'écrivain, et l'eau fécondante dont le socio­logue ou le folkloriste soulignent la valeur de sève, de sang de la terre, qu'on ne retrouve pas dans l’œuvre littéraire. L'eau douce est nécessaire au jaillissement de la vie, dans l'instant toujours renouvelé. Elle est pulsation, fécondation. Pour Bachelard le champenois, l'eau douce est le plus souvent fémi­nine. C'est l'eau amoureuse ou maternelle de L'Eau et les Rêves. Dans une nature septentrionale, l'eau « douce » est per­manence, en ce qu'elle est immobilité, ou écoulement tranquil­le. Il n'en est pas de même des torrents méditerranéens, ou de l'eau amenée par l'industrie virile dans la terre de l'oasis. D'ailleurs, le philosophe constate aussi que le mélange des éléments par l'imagination matérielle.

est toujours un mariage. En effet, dès que deux substances élémentaires s'unissent, dès qu'elles se fondent l'une dans l'autre, elles se sexualisent [... ]. Si le mélange s'opère entre deux matières à tendance féminine, comme l'eau et la terre, eh bien ! l'une d'elles se masculinise légèrement pour domi­ner sa partenaire (p. 129-130).

Nous donnons donc une valeur « légèrement masculine » à l'eau douce dans ce mélange avec la terre, dans cette féconda­tion mentionnée plus haut par Duvignaud ou par la tradition orale. Mais nous n'oublions pas par ailleurs que la fontaine, d'où sourd l'eau « pure » (et non l'eau boueuse de Mohammed dans l'oasis), est dans tout le Maghreb, et principalement en pays berbère, le lieu des femmes qui, seules, ont ce privilège d'en rapporter fièrement leur précieuse cruche.

Si la mer est élément féminin dans la littérature algérienne, elle n'en est pas moins « l'eau violente » qui submerge la ville. Cependant, cette violence est celle du retour à un ordre inépuisable, trop longtemps perturbé.

[... ] les murs se disloquèrent, tombèrent : la ville était morte, les habitants restant dressés au milieu des ruines, tels des arbres desséchés, dans l'attitude où le cataclysme les avait surpris, jusqu'à l'arrivée de la mer dont le tumulte s'entendait depuis longtemps, qui les couvrit rapidement du bercement inépuisable de ses vagues (Qui se souvient de la mer, p. 187).

Le tumulte de « l'eau violente » devient « rapidement » le « bercement inépuisable » de la mer-mère des origines. La mer de Bachelard est l'océan hostile contre lequel le nageur doit lutter. Celle de Dib redevient « rapidement » la Méditerranée qui « porte le soleil ». La force de la mer réside avant tout dans ce qu'elle n'a pas d'âge, qu'elle est la permanence d'Anima, celle qui, tôt ou tard, redevient la mer, dont le temps véritable, comme celui de Nafissa, est au-delà de la vie. Elle a porté l'homme comme elle porte aujourd'hui le soleil. « Quel­quefois me parvient encore un brisement, un chant sourd », conclut le narrateur, qui a enfin rejoint la ville souterraine, « et je songe, je me souviens de la mer ».

La grotte maternelle et la nuit profonde

« [... ] La terre berceuse, tendre et profonde, et la mer autour d'elle agenouillée regardaient vers leur enfant [59] ». La terre et la mer sont le refuge, ce « cosmos toujours pre­mier [60] », vers lequel aspire celui qui s'est égaré dans la Cité hostile. Toutes deux sont, à des degrés divers, des éléments maternels, des éléments qui contiennent une rêverie d'intimité. Nous n'avons pas relevé dans la littérature algérienne de lan­gue française d'avant 1968 [61], d'autres rêveries d'intimité dans le mystère de la matière que celles liées à la terre et à la mer. Mais c'est dans la ville souterraine que le narrateur de Qui se souvient de la mer va retrouver Nafissa, après une longue et difficile descente. « En descendant, toujours en descendant, se découvre l'ontologie des valeurs d'Anima », disait Bachelard. Il faudra d'abord au héros de Dib passer par les cavernes de la mer, où Osman Samed, dont le bureau est un sombre tunnel, semble comptabiliser dans son grand livre des secrets redouta­bles, ou par l'échoppe d'El Hadj.

Cette caverne, cette grotte, ce puits, cette ville souterraine, se retrouvent, tant dans la littérature que dans la tradition orale. C'est dans la caverne que Nedjma fut conçue, une nuit d'orage ; c'est au fond de la caverne, au Nadhor, que se cache l'Ancêtre, toujours dans Nedjma. La caverne est, dans tous les sens du mot, ce « puits de l'être » où tendent, pour Bache­lard, nos rêveries vers l'enfance. Elle est l'espace d'un temps qui n'est plus daté. Elle est « antécédence d'être », elle est espace maternel par excellence.

Nous verrons plus loin, dans un espace différent, le thème de la quête du père, la hantise de l'origine. Mais cette hantise, qui est celle de « l'eau perdue au fond des terres [62] », converge toujours vers la caverne maternelle, car « le vrai sommeil de l'enfance, dit encore Bachelard, se fait dans le féminin ». C'est de dessous la terre où elle leur est apparue que la mère morte nourrit ses orphelins dans le conte kabyle [63]. Pour Jean Am­rouche, l'« amour des ancêtres fabuleux » est aussi la « nuit des mères » de Faust [64].

L'espace maternel, on l'a vu, est espace d'ombre et de silence. C'est la maison-caverne, protection la plus intime de Tante Aloula dans Yahia pas de chance, à l'abri de l'éblouisse­ment qui guette, dans le jardin où sont les hommes, l'enfant effrayé [65].

Les femmes, mais les enfants aussi, sont cachés au soleil, comme au père qui ne les voit que de loin ; surtout aux autres, à l'altérité du regard extérieur. Le Fils du pauvre est appelé Fouroulou, de « effer » [= cacher], « ce qui signifie que per­sonne au monde ne pourra me voir, de son oeil bon ou mau­vais, jusqu'au jour où je franchirai moi-même, sur mes deux pieds, le seuil de notre maison » (p. 25). De cet univers fermé qui lie l'enfant le plus étroitement possible à la mère, le soleil est absent comme le père [66]. Or, la cité moderne n'est­-elle pas par excellence le lieu de la mort de l'ombre ? Dans un texte déjà cité, Jacques Berque à Los Angeles, comme Dib dans sa ville mythique, ne retrouve plus « rien de ce rugueux, de ces bruns, de cette contingence que le vieux monde associe à l'idée de maison », car « toute obscurité des intérieurs y [est] conjurée par la multiplication des parois de verre et les acrobaties de l'électricité [67] ». Pour qui est exilé dans cette cité sans intimité, l'ombre maternelle est perpétuelle nostalgie.

L'ombre est permanence, et cette dernière sera gardée par des « nègres », garants ultimes de son inviolabilité, car leur justice est sans détour. C'est, dans Nedjma, la mission du nègre du Nadhor de tuer Si Mokhtar ou de veiller sur Nedjma. Car il est au « contact » du fondateur, dans un espace sans discontinuité. Il est sans âge, et si sa force est implacable et sans réplique, son sexe importe finalement assez peu. Le nègre ou la négresse, comme celle qui préside aux nuits de noces, ou celles qui font l'éducation sexuelle de Zoubida [68], sont en rapport avec les forces souterraines. Leur origine est aussi obscure que leur couleur, comme est obscure celle de la sor­cière, ou même de Nedjma, « étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance, Nedjma, qu'aucun époux ne pou­vait apprivoiser, Nedjma, l'ogresse au sang aussi obscur que celui du nègre qui tua Si Mokhtar, l'ogresse qui mourut de faim après avoir mangé ses trois frères [69] ».

Aussi, cette obscurité maternelle est-elle parfois effrayante ; l'enfant a peur d'être repris par celle qui l'a donné au monde, à la lumière. Où est la limite entre la mère abusive et l'ogres­se, qui est maternelle elle aussi, puisqu'il suffit de se préci­piter et de téter un de ses seins pendants pour devenir son enfant et n'avoir de ce fait plus rien à redouter ? Et la négres­se des nuits de noces est armée d'un rasoir. Enfin, n'est-il pas significatif que la terre, chez Dib encore, soit un vagin vorace [70] ? L'homme n'est pour elle qu'une chose ballottée, en perpétuelle errance, en sursis d'engloutissement.

Pour Rachid Boudjedra, le vocabulaire de l'amour est celui d'un retour dans le ventre maternel. Céline est l'amante-mère dans laquelle Rachid « s'engloutit », à travers un « fouillis obscur et grave », qui pourrait bien être celui du chaos origi­nel, vers un univers d'abord totalement sombre. L'amante devient en même temps « l'ample chair nourricière ouverte à toutes les maternités [71] ». Entre l'amante-mère et l'amant­-enfant se crée un double mouvement vers la fusion (« je me mettais à lui ressembler » – « Céline me ressemblait », p. 17), qui effacera tout le « discontinu », toute « l'altérité » que repré­sentait l'amante étrangère. Par Zoubida, la marâtre-amante, le narrateur veut également retourner dans ce sein maternel, « Dormir en la femme convoitée durant des années, aller rejoindre le fœtus énigmatique » (p. 134). Mais ce désir de retour se complique de culpabilité. La faute est d'être séparé. Et l'on aspire à la fusion la plus totale, qui est celle de la putréfaction : « Je voulais pourrir en elle un peu plus, retrou­ver l'état de vacuité riche de puissance et de délires ; je far­fouillais, dans ma transhumance, à la recherche de quelque brèche, de quelque hiatus vulnérable qui pût définitivement m'absoudre » (p. 137). Cet « état de vacuité » n'est-il pas, dans une suppression définitive du temps, celui de la mort ? Aussi ne serons-nous plus surpris de l'agressive confusion que fait le même narrateur, devant le mouton de l'Aïd, dont les orga­nes se gonflent lors du sacrifice, « entre le trou de la jouissan­ce et le trou de l'éternité » (p. 223).

« Je ne puis dire combien la mort est maternelle en amour », confie le Vautour du Cercle des représailles [72], qui est lui-même « l'oiseau de mort, le messager des ancêtres » (p. 137). La grotte, espace maternel, est celui du sommeil de l'éternité, mais aussi des ancêtres, et Lakhdar mourant, « Cada­vre encerclé », autour duquel le cercle, figure maternelle, est donc déjà dessiné par les personnages de la pièce, membres ou non de la tribu, « nage vers le sommeil de la grotte [73] ». Là il retrouvera la mère encore, dans son élément fondamental et incorruptible, non séparé, qui est la Matière : « la sanglante source, notre mère incorruptible, la Matière jamais en défaut » (p. 17).

Nafissa, dans Qui se souvient de la mer, est aussi la mort, accrochée au château de l'enfance. Épouse et mère, son nom même est continuité, refus du séparé, et c'est la fonction premiè­re de la femme : « Nafissa était restée attachée au château ; cela signifiait ma mort. Ce nom Nafissa, qui a pour sens tant le lieu d'habitation que l'âme qui y trouve abri et son activité, désigne aussi notre lignée et l'enseignement qui nous est légué ; et nous n'appelons pas nos femmes autrement [74] », L'espace de l'air, de la vie séparée, est souffrance constante de l'arrache­ment à la mère. C'est un espace dispersé, lieu multiple de malédiction : « Je ne soupçonnais pas la souffrance de l'arra­chement, mais dès que de toi je fus privé, je vécus sur une terre de terreur permanente. L'édifice de l'air lui-même était renversé, l'espace dispersé et, nouvelle malédiction, son souffle éteint. » (Ibid.).

Château étouffant, répétition de la grotte du Rhumel, la villa Beauséjour dans Nedjma est le lieu où Lakhdar enferme Nedjma avec Mourad puis avec Mustapha. La mère, l'amour consanguin et la mort se rejoignent dans un espace clos, con­tinu et sombre.

Pour Rodwan enfin, dans La Danse du roi, alors que « la voix » qui meuble sa solitude d'un trouble récit se situant dans un autre espace clos et féminin, une mystérieuse maison dont nul ne sait le nombre des pièces, ni celui des siècles qu'elles ont traversés (p. 25) appelle sur ce « désert d'attente et d'ennui » qu'est la vie, le « charme de la mort », il cherche « la vision propre à capter le visage d'ombre d'où s'écoulait le discours, l'écoute propre à identifier la parole ressassant ici et ailleurs l'épouvantable amour qui ne peut aimer, et son mutisme » (p. 52). Mais il sait que pour cela il lui faut « des­cendre » au-delà de « la mort qui unit elle aussi le commence­ment et la fin », « plonger dans les sources de ténèbres et sur­prendre cette parole à son véritable point d'émission, non sur un visage, mais à son origine inéclaircie, plus oubliée que l'oubli, et dont rôdait et criait en lui [la] nostalgie » (p. 53). Au-delà de la mère, au-delà des origines, c'est tout le terrifiant mystère de notre existence elle-même qui est en jeu [75].

Mais les terreurs de l'ombre sont aussi celles de l'obscurité froide et de l'eau stagnante, que recherchent les djinns. Si court soit-il, on craint le voyage nocturne. Traversant de nuit la djemaa déserte, Amer lui-même se sent étouffé par la pré­sence des ancêtres sur les bancs : « une multitude d'yeux le fixait d'un regard courroucé [76] ». Regard qui est celui de l'an­cêtre « en la double nuit du crépuscule et de la prison » de Rachid [77]. Nabile Farès craint les « rivières froides » de la lune, « coureuse de serpents qui, dans l'ombre où elle s'avance, agite les chevelures des arbres, dissimule les pointes aiguës de la mort et porte au sommeil des hommes le venin qu'elle a recueilli [78] ». Pour Nefissa Zerdoumi [79], la lune est cependant une divinité masculine chez les Arabes. Tous ces habitants de la nuit sont surtout asexués, ambivalence fondamentale qui les rend cousins de la mort. Le sexe de l'ogresse n'est qu'une maternité grotesque. Dans l'espace maternel, la mort est la seule discontinuité que l'on puisse envisager. Elle n'est cepen­dant même pas « l'autre ». Mère et mort se confondent, de même que les traits de Nafissa se confondent avec ceux d'El Hadj. Du fond de la grotte, le fondateur envoie ses nègres meurtriers. Mais si la ville est le lieu de l'altérité, l'espace maternel est l'espace continu, d'où l'unité d'avant la naissance n'est jamais absente.


CHAPITRE IV.
LES RÊVERIES VERS L'ENFANCE : L'OUVERTURE DE L'ESPACE PATERNEL

Le Dîner où s'échangeaient des mondes »

La terre, la mer, la caverne et la nuit sont l'espace mater­nel, ce puits de l'être où l'on n'accède le plus souvent qu'en descendant. Le père en est absent, car il est espace et lumière. Lorsque meurent les parents du narrateur, chez Dib, le père est emporté dans les airs par les iriaces, « et ce vaisseau céles­te se révéla aux yeux de tous les hommes », alors que la mère est « rendue au giron des eaux [80] ». Les deux espaces sont bien séparés. Pour le jeune garçon, le jour viendra où il devra rejoindre son père, tenir lui aussi sa place à la lumière et dans l'espace aérien de la djemaa [81], s'imposer aux regards de la communauté, trouver son « rôle » dans la société.

Sorti de la caverne maternelle, exposé soudain en plein jour, affronté à l'espace aérien, le voici démuni, désemparé. C'est une sorte de deuxième naissance, aussi douloureuse et difficile que la première, car il faut se séparer brutalement d'une mère avec laquelle on formait un tout sans discontinuité, dans une obscurité chaude et rassurante [82]. Il n'y a pas de transition : l'enfant est d'emblée confronté à ses terribles responsabilités d'homme. Il lui faut s'affirmer comme un indi­vidu distinct, dans un espace soudain discontinu, car la mère est restée dans la maison-caverne, et son univers sitôt quitté est passé sous silence.

C'est en retournant, par hasard, dans cette maison, que Yahia découvre, surpris, depuis le seuil qu'il ne peut plus fran­chir, le chant de tante Aloula. La découverte toujours fortuite de cette « autre chose », vite oubliée, est pétrifiante : « les paroles de ce chant murmuré par la tante l'enveloppaient plus intimement, lui interdisaient de faire un pas de plus, et le laissaient appuyé contre le chambranle de la porte dans l'oubli même de ce qu'il venait faire à la cuisine[83]. » Est pétrifiante aussi la découverte par Mokrane de la royauté d'Aazi sur l'ourar [84] dans La Colline oubliée ou celle, par Omar, du chant de labeur de Khadra, la mère dans L'Incendie : le retour à l'unité féminine ou maternelle est toujours impossible ; le regard d'Omar est un regard séparé ; « En cette femme à l'ex­pression désolée, étendue dans un abandon total, il voyait une morte... » (p. 30).

C'est pourquoi l'abandon de cette unité, l'entrée dans le dis­continu et la séparation sont si difficiles. Ce passage où tou­jours guette la fuite est l'une des hantises les plus profondes que l'on découvre dans la littérature algérienne de langue fran­çaise. Il s'agit d'un moment qui décide de toute l'existence. C'est ce « dîner où s'échangeaient des mondes » (p. 32) dans Yahia pas de chance, qui contient tous les moments successifs d'un rite de passage, moments qu'il peut être utile de déta­cher ici (p. 34-47).

1. C'est d'abord l'approche angoissée par l'enfant, qui y a été convié par son oncle, du monde des adultes, où règnent Si Mokhtar et l'amandier. La « porte » du jardin, où se trouve l'enfant, est nommée plusieurs fois en quelques lignes. Et si l'enfant ressent soudain « sa honte d'être jeune », il n'est qu' « à peine désireux de pénétrer plus avant les paroles des deux hommes ». « Mais il avait été convié à une présence, nul ne pouvait s'en dessaisir, et sans nul doute il s'agissait pour ceux-là même qui en forçaient l'entrée, de se munir de leur vie » (p. 34-35).

2. La prise de conscience du monde de l'adulte lui avait rappelé ce qui avait eu lieu [un attentat] le soir même de son arrivée à Akbou, et qui, maintenant, après cette interrogation forcée de l'oncle, lui avait entièrement coupé la parole pour ne lui laisser, dans tous ses membres, que des tremblements. C'est la crise : le passage est une naissance douloureuse, précé­dée d'une mort crainte, dans un climat de peur :

Oncle Saddek avait dû se lever et venir derrière Yahia, lui tenir les épaules, comme si, dans l'émotion qui le parcourait, il avait risqué [le corps de Yahia] d'éclater dans l'espace (p. 37).

3. L'apaisement et la délivrance viennent du chant-prière de l'ancêtre-poète, accordé au vent de l'amandier, d'où il sem­ble naître (p. 37-39).

4. Cependant, la mesure de l'enfance ayant été franchie par l'interrogatoire des hommes, la douleur des fils vient se réfu­gier en courant dans l'antre [la cuisine] de la mère-terre [la tante]. Là, il retrouve momentanément la continuité du chant maternel, et il y répond lui-même par une histoire qui, dit-il,

pouvait être la réponse de l'oiseau à l'écoute d'un tel chant sur mon lieu fou, le ciel ouvert ; et sur cette branche où est mon nid, danse une lame de rasoir. Je suis l'oiseau à tire-d'aile et mon voyage dans l'azur n'est pas la mort de la terre (p. 39-41).

5. Lorsque cesse le chant fou « né d'un écho plus ancien », de la tante, l'enfant-homme ouvre la porte du jardin, et écoute enfin les deux réalités à la fois : celle de la guerre et celle de l'alouette, qu'il réconcilie et harmonise en sifflant à son tour (p. 43-44).

6. « Enfin ce fut le départ de Si Mokhtar, oncle Saddek et Yahia. » La loi de la terre s'accomplit. Mais après ce départ, le retour est impossible, du moins comme enfant (p. 51).

Chez Dib, la fuite est la manifestation privilégiée de cette terreur de l'enfant dont l'intégrité va éclater, dont l'espace va s'ouvrir. Dans L'Incendie, Omar, à qui « l'image d'un cheval », symbole érotique ici, « traversa brusquement l'esprit à la vue du ventre nu de Zhor, un cheval somptueux, de nature mysté­rieuse et quelque peu funeste, mais [... ] qui lui permettait tous les espoirs », s'enfuit soudain

à travers les champs horizontaux qui battaient devant ses yeux comme des oriflammes. Le corps et son ombre cou­raient ensemble. La boule d'étoffe qu'il avait volée [sur le corps de Zhor], tomba au cours de sa fuite sans qu'il la vit et alla rouler dans un fossé comme une bête qui n'était ni apprivoisée, ni dressée ; mais, avant de disparaître, elle laissa sur sa peau un relent qui devint un mystère dans la vie du jeune garçon. Omar ne fut plus, dans le lointain, qu'une sauterelle dans une poussière rouge et or (p. 115 et 117).

La fuite n'est malheureusement plus possible à la mort du père. Car la grande « servante noire » veille, inexorable, et c'est elle qui met le fils en position d'adulte, sans s'émouvoir de sa terreur :

Tu es le seul homme ici [dit-elle]. Une terreur insurmonta­ble m'ôta la respiration quand j'eus entendu ces paroles, et je voulus me sauver. Mais, sans s'inquiéter de mon avis, Axa me poussa au plus près de mon père, tout contre lui, vers qui je n'osais me tourner de peur de rencontrer son regard, et elle plaça sa main droite dans la mienne, l'index levé (Qui se souvient de la mer, p. 123).

Les intermédiaires

Heureusement, pour ses premiers pas dans l'espace déployé des hommes, l'enfant n'est pas seul. On a déjà vu combien était bienveillante la présence d'oncle Saddek pour Yahia ; oncle Saddek qui, comme l'amandier de la cour auquel l'enfant l'as­socie, plonge ses racines dans le temps immémorial de la terre, mais possède aussi l'espace dans la force de ses bran­ches, ou de sa parole. S'il participe de cet espace que l'enfant n'aborde pas sans crainte, il lui apporte aussi cette « con­science de racine » qui est inséparable, pour Gaston Bache­lard, des rêveries vers l'enfance heureuse [85]. De cette dernière, « tout l'arbre de l'être s'en réconforte ».

L'arbre est donc un premier lien entre les deux espaces. S'il pousse dans le jardin où tante Aloula ne pénètre pas, s'il est associé à oncle Saddek et même à Si Mokhtar, l'amandier est « aussi » un symbole maternel. Un hadith ne dit-il pas que le palmier est la tante maternelle de l'homme ? Le palmier est symbole de fécondité, comme la grenade. Il est un être humain, et comme tel, assujetti à toutes les maladies de notre espèce. « Il peut contracter la tuberculose, la rougeole, la lèpre. Et qui pis est, devenir fou [86]. ».

L'arbre est le plus souvent ancien. C'est un sage aux paro­les prophétiques, qui semble toujours perdu dans un grand rêve tranquille [87]. Il est « le garant coutumier et fondamental », alors que tout autour un vent chaud et étouffant jaunit les rues qu'il rend presque opaques de poussière, « d'un ordre de vie fraîche [88] ». C'est un être vivant qui connaît la course des nuages et pressent les orages, parce qu'il est plein de nids d'oiseaux, dont le chant comme celui de l'alouette, « demeure à fond de terre et d'horizon ». Il réconcilie l'azur et la terre.

Le chant viril est un autre lien. Quelles que soient ses formes, quel que soit le chantre, le chant viril (bien différent du chant féminin dont nous avons parlé par ailleurs), est tou­jours lié à la fois à la terre et au ciel ouvert. C'est lui qui, comme les branches de l'arbre, déploie l'espace devant l'enfant, mais il chante la terre, où les racines de l'arbre s'enfoncent. Oncle Saddek dit le poème « Terre-Femme » face à l'échancrure de la vallée de la Soummam, et il enroule « de son bras droit les épaules et le cou de Yahia, comme si l'étendue qu'il avait déployée devait les aider à gravir les sentiers jusqu'aux mar­ches de la maison [89] ». Dans L'Incendie, les chants se répon­dent et traversent l'espace : Slimane Meskine, que Ba Dedou­che a rejoint « sur la pente herbeuse », chante face au « pays qui s'étendait devant eux, et soudain « des accents mélan­coliques et traînants emplirent l'atmosphère nocturne » ; « un autre chant parvenait du fond de la campagne ». « C'était l'homme seul, sans femme et sans enfants, l'homme Coman­dar qui chantait ainsi. » Slimane lui aussi « ouvre les bras, tout grands, comme s'il voulait accueillir le monde noctur­ne » [90] », et la puissance du chanteur est telle que Ba Dedouche le viejo s'agenouille soudain devant lui, sollicitant la main protectrice sur son épaule.

Entre ciel et terre, il est bien d'autres intermédiaires enco­re, si le père est toujours absent – Si Saddek lui-même n'est que l'oncle, si paternel soit-il. Car voici la longue galerie des « hommes-troncs », de ces « hommes-arbres » sans âge défini, sorte de pilier central autour duquel sont construits nombre de romans algériens. Omar, dans L'Incendie, est initié aux secrets de la terre de Bni Boublen comme aux mystères des adultes par l'homme Comandar, toujours « assis à l'orée des terres de Kara, sous le grand térébinthe ». Assis sous l'arbre, Comandar est arbre lui-même, car il ne bouge jamais de sa place :

Jamais Omar n'avait vu Comandar debout. Ses jambes, cou­pées à la hauteur du genou, il les conservait dans des loques, caparaçonnées dans des bandes de caoutchouc rouge. Les deux moignons ressemblaient par l'épaisseur et l'aspect à des tronçons de colonnes. L'homme Comandar avait eu les jambes sectionnées au cours de l'Ancienne guerre [... ]. Comandar appartenait à cette terre, à l'égal des arbres épars alentour. Kara, l'actuel propriétaire, qui l'avait découvert à la même place, n'avait su quoi lui dire. Quand, plus tard, il s'était décidé à le chasser, il avait trouvé un roc. Il s'était rendu à l'évidence qu'il ne pouvait rien contre lui (p. 14).

Comandar est bien, pour l'enfant, cet arbre aux paroles prophétiques : il est la parole, l'expression vivante de ces hom­mes silencieux qui l'entourent. Et pour l'enfant, il est l'intro­ducteur, celui qui, en l'absence du père, lui tient la main pour entrer dans l'espace adulte.

Tout aussi bienveillant, et parlant aux oiseaux du ciel com­me aux enfants qui l'entourent sans cesse, le mendiant de Qui se souvient de la mer est considéré par les bourgeois comme par le menu peuple comme le père de la ville. Jamais on ne le vit garder un liard de monnaie récoltée :

il appelait tout de suite les enfants qui le suivaient [... ]. Il exerçait sur moi une attirance, dit le narrateur, que la mon­naie distribuée ne suffisait pas à expliquer [... ]. El Hadj lui donne à manger, le sert comme s'il était un monarque (p. 50-51).

Yahia, lui, est particulièrement gâté, puisqu'en plus de la trinité rassurante d'oncle Saddek, de tante Aloula, et de l'aman­dier, que l'arrivée de Si Mokhtar fera éclater, il peut retrouver sur la place du village un véritable homme-tronc lui aussi : Ali Madouche, « le Roi de la Brochette », « ce vieillard dont nul ne pouvait dire s'il était né un jour [91] ». Pourtant, à l'arrivée de l'enfant pour un séjour qui sera décisif, Ali Madouche est caché par la tente kaki et les auto-mitrailleuses de l'armée, présage sinistre d'une désagrégation amorcée. Alors qu'on le croyait plus protégé que les autres enfants des romans algé­riens de langue française, Yahia sera celui pour qui le passage dans l'univers adulte se montrera le plus imprévu, le plus brutal.

Si Mokhtar, dans Nedjma, peut-il être rangé dans cette caté­gorie des « hommes-troncs » ? Il en a les principales caracté­ristiques : il n'est pas lié à un temps bien défini, il est l'un des piliers de la ville natale de Rachid, et il est entouré d'une meute d'enfants :

Je ne saurais dire à quel moment nous nous sommes vrai­ment connus. Il avait toujours fait partie de la ville idéale qui gît dans ma mémoire depuis l'âge impur de la circonci­sion [... ]. Il nous faisait peur, mais nous l'aimions avec la farouche dissimulation de l'enfance, et nous ne pouvions nous passer de lui ; tous les proverbes, toutes les farces, tou­tes les tragédies étaient de Si Mokhtar (p. 107).

Le roman est en partie l'histoire de l'« extraordinaire amitié entre le septuagénaire et le blanc-bec portant fièrement ses habits de soldat en rupture de ban » (p. 110). Si Mokhtar lui­-même se compare au vieil arbre, et revendique sa familiarité profonde avec le sang des Keblout, ainsi qu'une relation quasi-paternelle avec Rachid et Nedjma au Nadhor :

Nous irons vivre au Nadhor, elle et toi, mes deux enfants„ moi le vieil arbre qui ne peut plus nourrir, mais vous cou­vrira de son ombre... Et le sang de Keblout retrouvera sa chaude, son intime épaisseur. Et toutes nos défaites, dans le secret tribal – comme dans une serre – porteront leurs, fruits hors de saison (p. 129).

Pourtant, deux remarques s'imposent : s'il se compare au vieil arbre, Si Mokhtar est le premier, parmi les « hommes­-troncs » que nous avons évoqués, à revendiquer le retour à la caverne ancestrale du Nadhor. Il revendique aussi cette chau­de intimité du sang. Autant dire qu'il veut prendre à la fois deux places qui ne lui reviennent pas : celle du « père », alors qu'il ne peut être qu'un « faux père », celle de « l'ancêtre », du « fondateur », prétention dont le nègre du Nadhor le corrigera par le meurtre.

L'homme-tronc est donc une dimension poétique que l'on retrouve dans la plupart des romans étudiés. Il est lié à J'en­fance, dont il est le soutien et la protection, alors que le père est absent. Il correspond à une réalité quotidienne de toutes les villes et de tous les villages du Maghreb, l'une des premiè­res qui frappent le visiteur européen à son arrivée. Mais n'est pas « homme-tronc » qui veut. Dans tous ses rôles, Si Mokhtar est faux. C'est avant tout le bouffon. Il nous aura fait deviner cependant une autre réalité, plus profonde, qui se cache der­rière l'homme-tronc : l'ancêtre, le fondateur.

L'ancêtre, ou le fondateur

Il ne s'agit plus ici d'intermédiaire. Si l'ancêtre est, plus profondément encore que l'espace maternel que nous avons décrit, ce vers quoi tend la nostalgie du passager clandestin dans la Cité mondiale, sa quête des racines, s'il est parfois refuge, il est le plus souvent un personnage terrible, celui qui envoie le nègre tuer Si Mokhtar. Pourtant, l'espace maternel n'était pas toujours rassurant. Ne voyait-on pas, dans Qui se souvient de la mer, des personnages avalés soudain par le vagin de la terre ? Confusément on sent que la véritable fusion vers laquelle on aspire est également mort. Profondément viril, s'il en est, mais tapi au fond de la caverne, promoteur des valeurs cachées du clan que seules les femmes savent con­server, l'ancêtre qui est permanence nous ramène cependant à l'espace maternel dans lequel il se meut : la caverne. Car il n'apparaît après sa mort que dans un lieu fermé, comme la cellule de Rachid dans Nedjma. C'est peut-être par lui que les deux espaces entre lesquels l'enfant doit évoluer avant de s'apercevoir véritablement de l'absence du père se rejoignent, dans l'intimité des profondeurs, dans la négation la plus fon­damentale du temps historique, dans cette permanence immo­bile qui ressemble à la mort.

Pour Jean Amrouche, l'ancêtre est en amont de l'histoire. C'est chez lui que, l'enfance retrouvée, on peut cueillir le mot orphelin, retrouver sa vraie nature, sa vraie culture.

[... ] Pour ce mot orphelin
Cueilli aux lèvres sèches de l'Ancêtre
Goutte de sang sur la rose de l'enfance
Étincelant dans la roue du soleil [92].

Pour entrer en contact avec l'ancêtre, pour retrouver en lui ses vraies racines, il faut être revenu à la pureté de l'enfance, il faut pratiquer une ascèse dont Si Mokhtar le bouffon est bien incapable. C'est Rachid que l'ancêtre ira visiter dans sa cellule, car de toute la tribu le jeune homme est le seul à méri­ter sa visite, par son emprisonnement même qui constitue une ascèse suffisante. Lorsque, dans La Colline oubliée, Menach délire, c'est à Taasast, le « lieu saint » de la tribu [93], chambre haute toujours close dont Aazi seule a la clé, qu'il s'adresse à l'ancêtre avec la voix de son enfance (p. 99). D'ailleurs, si Taasast est fermé, si Aazi en a perdu la clé, n'est-ce pas parce que tous ces jeunes gens ont perdu définitivement leur enfan­ce, car l'irruption de la Cité, avec la guerre, les a fait entrer dans un temps autre d'où l'on ne revient plus que par la mort ? Seul, le cadavre de Mokrane retrouvera l'ère de l'unité, qui est celle de l'enfance, lorsqu'il sera porté à bout de bras sur un brancard improvisé, à travers toute la Kabylie par l'en­semble des jeunes de chaque village, jusqu'à Tasga.

Le fondateur est parfois bien en vie. C'est alors la plus majestueuse incarnation-émanation de sa terre lorsqu'il appa­raît avec oncle Saddek à l'enfant ébloui : « Il était grand, plus grand qu'oncle Saddek, et portait un burnous marron (Ô, parure plus nouée à la terre que les racines du figuier, ma gorge tremble, et le village écoute) [94] », mais c'est le plus sou­vent un être de lumière, qui vit farouchement à l'écart de la tribu qu'il entretient. Il n'est pas que création mythique : quel­ques pas dans les rues de Constantine suffisent à montrer à l'observateur de quelle vénération l'ancêtre est entouré. Lévi­-Strauss explique que, si le mythe est un « ensemble orga­nisé de références imaginaires », celles-ci sont « pourtant reliées logiquement à la vie réelle [95] ». Le fondateur, l'ancêtre est un être de tous les jours, dans la vie maghrébine, au même titre d'ailleurs que les « hommes-troncs » dont nous parlions plus haut. Simplement la création mythique, en période révolution­naire, a eu tendance à favoriser le premier, au détriment des seconds.

Pour Fadhma Aith Mansour-Amrouche qui nous décrit l'an­cêtre dans ce témoignage vécu qu'est l'Histoire de ma vie, c'est Hacène-ou-Amrouche, l'aïeul, qui répand la lumière autour de lui :

Un matin, nous vîmes s'ouvrir toute grande la porte cochère, et une mule chargée entra, tirée par un homme de haute taille, vêtu de beaux burnous blancs. J'ai toujours gardé la vision de cet homme : de la lumière se dégageait de lui [...]. Une sorte de dignité et de grandeur se dégageait de sa personne. J'ai su plus tard que la lumière qu'il répandait était le privilège des êtres aimés de Dieu (p. 104-105).

Cet être de lumière est le ciment de la tribu, par la crainte et le respect qu'il inspire. Aussi sa mort est-elle souvent le signal de désagrégation du groupe. Enfin, s'il représente la tradition dans ce qu'elle a de plus solide, de plus inaltérable, il est peut­-être le seul dans la famille à apprécier à sa juste valeur l'éduca­tion des temps nouveaux : « La plume que je t'ai mise entre les mains vaut mieux que tous les biens de la terre », dit-il à Belkacem (p. 128).

Être réel, certes, le fondateur rejoint vite le mythe, en ce qu'il est mise en parole, parfois tragique, de ce même réel. C'est par la puissance du mythe que la tribu tire du fondateur son orgueil et sa légende. L'histoire païenne ne se déroule pas dans le temps, dans ce temps historique des Cités et des religions que nous n'admettons, et seulement au niveau de l'expérience consciente, que parce que toute une éducation « rationnelle), nous empêche de nous passer de lui. Cette histoire païenne, pri­vée de calendrier, ne peut s'exprimer que par une mythologie. Et c'est la mythologie toujours vivante qui s'y empare du per­sonnage historique. Ainsi le colonel Amirouche : Mouloud Mam­meri constate dans L'Opium et le Bâton, qu' « un halo de légen­de entourait la figure du colonel commandant la III et de bou­che à oreille circulaient déjà des vers où on le chantait » (p. 251). Vitalité, renouvellement spontané de la tradition orale.

Le colonel Amirouche rejoint ici le fondateur dans son aspect d'ennemi irréductible de la Cité, et qui plus est : de la Cité de l'« autre », celle du colon. Avec le fondateur, il va prendre place dans ce long cortège des ennemis de la ville, et pousser avec eux ce cri sauvage que Jacques Berque a su entendre dans la Cantate profane de Bartok, ou dans son Mandarin merveilleux [96]. En eux, comme en Abou Yezid, l'« homme à l'âne qui partit de Djerid pour se lancer à l'as­saut des villes de la côte et pilla tout sur son passage [97] », le « païen » du Maghreb voit, par compensation peut-être, la vic­toire du désir sur les contraintes de la ville, et même sur la mort, car, si celle-ci arrive inéluctablement, et toujours, de façon sanglante, elle ne vient qu'après l'assouvissement. Frantz Fanon a montré comment le colonisé remplace l'affrontement objectif avec le colon par un affrontement fantasmatique permanent avec des structures mythiques : « L'atmosphère de mythe et de magie, en me faisant peur, se comporte comme une réalité indubitable [... ]. Les forces du colon sont infini­ment rapetissées, frappées d'extranéité [98]. » Le fondateur fait partie de cette mythologie compensatrice, au même titre peut­-être, mais dans un contexte et des traits différents, que les brigands de Lucanie de Carlo Levi, ou que les Cangaceiros, du Sertao dans le Cinéma Nuovo brésilien [99]. « Les brigands défendaient sans raison et sans espoir la liberté et la vie des paysans (an­tre l'État, contre tous les États », dit Carlo Levi. « Avec le bri­gandage, la civilisation paysanne défendait sa propre nature contre cette autre civilisation qui lui est opposée et qui, sans la comprendre, l'assujettit éternellement [100]1. ».

Mais « l'homme à l'âne » a heurté les murs de la ville et sa tête s'est brisée, et le fondateur, chez Kateb, porte avec lui sa propre mort : « Il frotte contre les murailles son dos. Il erre. Les gardiens n'osent l'appréhender en sa défroque, lui qui cherche obstinément la mort subite [101] 22. » « Dans Barbe Bleue », dit encore Berque, « la dernière porte s'entrebaille sur une flaque de sang. La mort qui surgit soudain est-elle autre chose, en définitive, que la nature retrouvée de la Cantate ? » La terre sombre d'où le fondateur avait surgi n'aspire qu'à l'absorber de nouveau au fond de la caverne. « C'est ainsi qu'il s'enfonce affamé dans les bois, le fondateur ». Au Nadhor, l'« être de lumière » s'efface derrière le nègre meurtrier, exé­cuteur de sa Loi. Au Sertao, le Cangaceiro en costume de lumière rencontre tôt ou tard la silhouette noire et solitaire du tueur de cangaceiros. Et tous savent qu'après leur mort l'ordre du monde qu'ils représentaient, le temps de la Terre et l'Unité de l'Enfance seront définitivement ruinés. Ils sont fondamentalement, dans leur affrontement avec la Cité, des êtres tragiques, des dieux anciens immolés sur la scène urbaine.


CHAPITRE V.
LA TRAHISON DES PÈRES

Dans son passage de l'espace maternel clos à l'espace ouvert des adultes, l'adolescent des romans algériens étudiés n'a pas trouvé son père. Un certain nombre de personnages en ont tenu lieu : l'amandier, l'homme-tronc, l'oncle (Si Saddek), ou le faux père (Si Mokhtar). Cependant ces personnages nous ont ramené à la caverne de l'ancêtre, dont ils sont parfois les messagers. Or l'ancêtre n'est pas le père. L'espace paternel, un temps, s'est ouvert devant Yahia pétrifié. Mais le père en est absent. L'ouverture de l'espace paternel n'est qu'illusion. De l'espace maternel clos on est retourné à la sombre caverne de l'ancêtre.

La quête du père face au colon

Pourtant la quête du père est l'une des constantes de cette littérature. Et d'abord à cause de l'humiliation, de la bâtar­dise coloniales : le père seul pourrait répondre à la doulou­reuse interrogation des fils sur leur identité, face au « regard » du colon qui la leur nie [102].

On a vu dans le premier chapitre comment l'école française avait amené Arezki, dans Le Sommeil du juste, à découvrir son moi, à « briser les portes de sa prison » et à « naître au monde ». Cette « naissance au monde » de l'autre, où le maître d'école fait figure de deuxième père, s'accompagne d'une rup­ture avec la continuité de l'espace traditionnel. Mais, dit bien vite Arezki, « Rien dans ce monde nouveau et jadis désiré où j'entrais n'était fait pour moi » (p. 132), et il continue : « Quel­le n'a pas été ma stupeur de découvrir chaque jour plus irré­futablement que l'homme n'existait pas, que ce qui existait c'étaient les IMANN [103] et les autres !.. » (p. 136). Devenu étranger des deux côtés, errant entre deux espaces également hostiles ou indifférents, il écrit à son maître : « Ce qui me terrifiait plus encore que de n'avoir pas à manger un jour à ma faim, c'est de ne savoir à quel saint me vouer » (p. 174), autant dire : « ne savoir qui était mon père ». Car le père est d'abord celui qui donne une identité.

Toute l'histoire de Nedjma de Kateb Yacine, est celle d'une quête éperdue des pères, du père, par les quatre amis con­damnés à une perpétuelle errance, comme des « ombres sans fusil » (p. 180) :

Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre, de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, l'ombre des pères, des juges, des guides, que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin,

dit Rachid (p. 97).

Mais, de même qu'ils nient l'identité des fils, les Autres ont supprimé le père, l'ont réduit à une existence humiliante :

Du jour où le Français est entré dans ce pays, plus aucun de nous n'a eu un vrai père. C'était lui qui avait pris sa place, c'était lui le maître. Et les pères n'ont plus été chez nous que des reproducteurs. Ils n'ont plus été que les viola­teurs et les engrosseurs de nos mères, et ce pays n'a plus été qu'un pays de bâtards,

dit Babanag dans La Danse du roi (p. 159). Aussi la quête du père est-elle le plus souvent vaine. Car ce dernier est absent, ou lointain. Inexistant. « Jamais vu un père de près », dit encore Babanag. « Ce qui s'appelle un père. Enfants de notre mère, on n'a été que ça, nous » (p. 158).

Le père est absent, ou bien il a trahi. À l'époque coloniale, c'est surtout ce deuxième aspect qu'on retiendra. L'absence du père, comme celle de l'ancêtre, apparaîtront dans leur pleine lumière seulement après le départ de l'Autre.

Successeurs des cavaliers d'Abd-el-Kader, les pères ont donc trahi les ancêtres. « Les héritiers des preux se vengeaient dans les bras des demi-mondaines ; ce furent des agapes, des fre­daines de vaincus, des tables de jeu et des passages en pre­mière classe en direction de la métropole [104]. » Ils ont ravi les secrets lumineux du fondateur, comme son argent. Si Mokhtar et Rachid, au Nadhor, sont méprisés par le nègre : « Nous étions de ceux dont les pères avaient vendu leurs parts de terre et contribué à la ruine de l’œuvre ancestrale [105]. » À la fin du Polygone étoilé, le père de l'écrivain est celui qui le livre à la culture de l'Autre, qui l'amène délibérément à renier sa mère. Dans Nedjma, les pères sont morts, remplacés par Si Mokhtar, le faux-père, le bouffon qui a perdu jusqu'à sa viri­lité (l'amputation de ses orteils n'est-elle pas symbole de cas­tration ?), avant d'être tué par le nègre du Nadhor. Dans le théâtre du Cercle des représailles, le père n'apparaît que deux fois, et c'est toujours le traître : Tahar dans Le Cadavre encerclé, le vétéran dans Les Ancêtres redoublent de féro­cité. « Débarrasse-toi de la honte », disait l'ancien, Da Dah­mane, à Amer dans Les Chemins qui montent, de Mouloud Feraoun. Mais Amer répond dans son journal : « Je n'ai pas perdu la honte lors de mon premier voyage et je n'ai pas non plus l'intention de la perdre à présent [... ]. Nous sommes d'ailleurs de plus en plus nombreux à ne pas vouloir la perdre, cette honte. Nous y tenons par-dessus tout. » (p. 199.).

C'est pour ne pas perdre cette honte que, fidèle à l'appel de l'ancêtre qui « ne renonce pas à la lumière [106] », Mustapha poignarde le vétéran. Puisque le père fait défaut, les fils se passeront de lui. Parfois, la mort du père sera le signal atten­du par le fils pour venger l'humiliation ancestrale. C'est au moment de l'enlèvement de son père que Yahia quittera Clau­dine pour s'engager dans le combat si redouté [107]. L'histoire du Muezzin de Bourboune commence « à la mort du père », qui fait « sortir le fils de la fosse » du chantier, espace enterré et creux, pour « monter sur le minaret » en pleine lumière, entou­ré de mitraille, qui « tuera son âne ». Pour l'un et l'autre, tout retour est impossible. Dans leur passage au temps historique, le père ne leur a été utile qu'en mourant :

L'histoire pourrait commencer [... 1 dans cette tranchée où creuser pouvait te suffire – dix heures par jour – jusqu'au moment où un homme accroupi au bord de la fosse vint t'annoncer la mort du père. Elle commencerait tout aussi bien au sommet du minaret de ton premier appel, dans le crépitement des mitrailleuses, ou bien encore devant le cada­vre de l'âne mort, ventre déchiqueté par une rafale (p. 110).

Les deux moments n'en font qu'un : celui de l'accession à la liberté, à la responsabilité, loin de l'immobilité paternelle. Si cet espace auquel accède soudain le muezzin est l'espace-­temps de l'engagement, de l'histoire, il est aussi réponse à l'appel. Quand son heure est venue, le fondateur sait se mani­fester à Rachid dans sa cellule. Il participe des deux espaces-­temps. Le père ne peut que s'opposer ou capituler. Devant l'intrusion de l'histoire le père écrit à Slimane dans Le Som­meil du juste : « Cette guerre a tout brouillé [108]. » Les pères se réfugient à la mosquée, « garage de la mort lente » où Lakhdar vient les narguer [109]. Les fils refusent de s'agenouiller.

D'ailleurs, de ce réveil des fils – ou des filles –, le père est souvent la victime. Dans Le Sommeil du juste il sera emprisonné en même temps que son fils qui l'a vengé. L'Élève et la Leçon de Malek Haddad est le long supplice d'un père solitaire, que sa fille, militante, oblige à remettre en question toute son existence, pendant une longue nuit qui les met face à face.

Mais surtout, les fils ont désormais appris à ignorer le père, pour aller droit à l'ancêtre. « Chez Kateb Yacine tous les pères [vrais ou faux] meurent – Si Tahar, Si Ahmed, Si Mokhtar, le vétéran ; l'éternel sommeil du père de Mustapha n'est-il pas une mort [110] ° ? ». Le lieu idéal du père, c'est La Mec­que donc l'absence. Le lieu de l'ancêtre, c'est le Nadhor, qui échappe en grande partie à l'Islam, en ce qu'il est davan­tage cet espace originel païen dont le « Muezzin » de Bourbou­ne ou le « passager de l'Occident » de Farès sont les messa­gers. Or « le véritable pèlerinage n'est pas celui que feront Si Mokhtar et Rachid à La Mecque, mais celui du Nadhor [111]  ».

On a vu dans le chapitre précédent l'explication sociologi­que que donne Frantz Fanon de cette création mythique du Fondateur par les peuples colonisés. Grâce à cette création de l'imaginaire collectif, la communauté humiliée peut toujours s'inventer une revanche fictive, transformer en victoire mythi­que la défaite réelle. L'intellectuel – l'écrivain, créateur de « romans », genre inconnu des siens – acculturé ajoute à cette création mythique une dimension supplémentaire : celle d'une réponse possible à sa quête d'identité, alors que le père fait défaut. « Il peut désormais se regarder comme un enfant trouvé, ou adopté, auquel sa vraie famille, royale, bien enten­du, ou noble, ou puissante en quelque façon, se révélera un jour avec éclat pour le mettre enfin à son rang [112]. » Le roman, genre nouveau au Maghreb, n'y est-il pas contemporain de cette découverte par celui qui soudain s'interroge sur son iden­tité « individuelle », de l'absence du père ? Le « roman fami­lial » de l'intellectuel maghrébin est lié avant tout à cette découverte, dont il tire son existence.

Le roman maghrébin de langue française est né sous le regard, et « dans » le regard de l'Autre, constitué en espace nouveau. Ce regard braqué au cœur de la personnalité de l'in­tellectuel maghrébin, et qui niait son identité, lui a fait sou­dain ressentir le besoin de se définir. Mais ce besoin même, posé en ces termes, était déjà négation de soi, négation du père, en ce qu'il plaçait l'individu au centre du débat. Dans la continuité de l'espace traditionnel, le problème de l'identité ne se posait pas. Dans l'espace séparé de la Cité de l'Autre, le fils désarçonné pose à son père une question à laquelle celui-ci ne peut répondre. Et derrière le silence du père, le fils dévoile soudain son absence, ou sa trahison. Il s'adresse alors à l'An­cêtre aux « regards » de bête féroce, réponse terrible et rassu­rante à la fois au regard dénégateur de l'Autre. Au pèlerinage grotesque à La Mecque succède le retour tragique au Nadhor.

" L'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus ».

Sur l'ordre de l'ancêtre, la famille se rassemble, bon gré mal gré, dans la cellule de Rachid le déserteur. « Mais nul n'osait s'approcher de Keblout. Lui, l'ancêtre au regard de bête féroce, aux yeux sombres et malins promenait son super­be regard sur sa tribu, la trique à la portée de sa main ; il racontait ironiquement par ce seul regard l'histoire de cha­cun [113]. » Nous avons déjà cité ce passage de Nedjma à la fin du chapitre III pour montrer la crainte qu'inspire le seigneur de la caverne. Qu'on nous permette d'y revenir ici, tout d'abord parce que c'est l'un des rares passages dans la littérature algé­rienne, où l'ancêtre mythique, au lieu d'être simplement évo­qué, rappelé par divers personnages se réclamant de sa des­cendance, apparaît réellement. Mais surtout pour souligner que ce qui fait la véritable existence du fondateur, c'est son « regard ». Keblout n'existe que dans la mesure où l'on craint de paraître devant lui, d'affronter ce regard ironique. Dans une certaine mesure l'ancêtre mythique n'était rendu vivant que par la honte qu'on éprouvait devant lui, dans l'humiliation coloniale. L'Autre parti, qu'en reste-t-il ?

Pour les écrivains exilés, pour ceux que l'Indépendance n'a pas satisfaits, ceux qui crient à la révolution confisquée, fœtus avorté, ce n'est plus de honte qu'il s'agit. Le fondateur lui-même les a trahis, une fois sa vanité satisfaite : « Le fon­dateur, notre chef clandestin ? Le voici qui bombe le torse, et nargue les sorciers », disait déjà Kateb Yacine en 1956 ; « li­quidateur de notre armée natale, il nous aura laissé le subtil héritage de ses dettes, la stupeur : l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus, sans grande science, et forts de ce royaume hypothétique [114] ». Au moment où l'on attendait de ce fondateur enfin rejoint, une réponse, le voilà qui s'éclip­se « Baba Sidi est mort », dit Bachir Hadj Ali [115]. « Il n'y a pas eu de porte », déclarent Mohammed Dib dans La Danse du roi et Mourad Bourboune dans Le Muezzin : « Oui, je le pensais, tout cela finirait alors sur une voie royale, et je n'aurais plus qu'à m'y engager. Il n'y a pas eu de porte » (p. 136).

Le père, l'Ancêtre, ou Dieu lui-même se dérobent au mo­ment où l'on croyait les rejoindre. Et la longue marche vers la caverne, la longue vie en creux des fils, dans l'attente du père, au-delà de ce point d'ombre, « point de l'ultime rupture où convergent toutes les impasses » (Le Muezzin, p. 135), s'avè­re inutile et même culpabilisante. Pour rejoindre l'an­cêtre qui à présent les abandonne, ou Dieu aussi absent que lui, les fils ont dû manger de la pourriture, se salir. Dans cette caverne où ils se retrouvent enfin, « par milliers confondus », ils s'aperçoivent qu'ils ont fait fausse route. « J'en suis venu à bégayer de plus belle et pire qu'AVANT », se plaint le Muezzin, « Je ne suis pas libéré. Qui a menti ? » (p. 84). « Dieu a préféré nous laisser nous arranger de son absence et de notre aban­don. La place de chacun n'est plus ici. Personne ne reconnaît personne. Pardonnez à tout le monde. On ne peut vivre, ni mourir, si l'on n'est pardonné », dit Lâbane à Marie, dans Dieu en Barbarie (p. 83).

Derrière la porte qui se dresse au fond de la caverne, ce sont encore les « grands empires qui s'appellent : Europe ! Russie soviétique ! Chine ! » qui apparaissent. La trahison du fondateur est totale, et le docteur Berchig, dont l'existence même est négation de l'identité puisque sans son argent Kamal Waëd ne serait rien, drape ce suicide de l'habit de la sagesse : « Non, la sagesse la plus élémentaire voudrait que nous nous tournions vers l'un ou l'autre de nos puissants voi­sins, que nous lui fassions les yeux doux et l'engagions à nous prendre à son service » (Ibid., p. 9).

Le Discours social de l'Indépendance cherchera donc à masquer cette trahison du fondateur : Keblout sera remplacé par l'émir Abd-el-Kader, dont il était après tout le compagnon, ou par Jugurtha, qu'Henri Kréa va célébrer [116]. Les références à Jugurtha, Abd-el-Kader ou Ben Badis émaillent les discours officiels, la presse ne manque aucune occasion de leur rendre hommage [117]. Mais ces célébrations posthumes n'empêchent guère le père d'Ali Boumahdi de constater, à la fin du Village des asphodèles : « L'époque héroïque de la chevalerie est défi­nitivement révolue, celle des technocrates, des comptables et des marchands de tapis commence [118] ». Et pendant ce temps, la mère humiliée sanglote dans sa chambre :

On a enterré la mère
On n'a pas payé les dettes
Et l'on s'est suicidé en commun,

constate Youcef Sebti [119].

Puisque le fondateur fait défaut, maintenant que l'affir­mation violente de soi face à l'Autre n'est plus l'urgence pre­mière, les fils s'interrogent sur le père, et mesurent l'étendue de sa trahison [120].

Car les pères ont confisqué la révolution des fils. Ils « mon­nayent encore et toujours les râles des agonisants [121] ». Ils ont fossilisé les morts, « les ailes pliées, reliées en incunables de gauche à la bibliothèque nationale [122] ». Eux qui collaboraient avec l'occupant, les voici comme Si Zoubir, dans La Répudia­tion, parmi les membres éminents du « Clan », qui ne sont eux-mêmes qu'une « racaille catapultée au sommet de la gloire et de la puissance » (p. 214).

Coïncidence curieuse : dans la plupart des romans algériens récents, le père, qui apparaît soudain, est le plus souvent un commerçant enrichi, qui sait fort bien vendre une fausse authenticité.     « Le     petit     commerce « baboucherie-mode de Genève » est monté à l'assaut de l'Idée, il a imposé le harnais coranique [123]. » Entouré de mosquées qui sont « comme des miradors veillant à ce qu'aucun microbe ne s'en échappe [les matières premières à la rigueur]... », le pays

...beau par ses plaies
Grand par ses famines
Généreux par son chômage [124],

veillera sur un « patrimoine légué par les ancêtres morts d'ex-­tase narcissique à contempler leur nombril à forme d'arabes­que, ayant laissé derrière eux leurs tribus dans le carcan des patriciens [125] ».

Dans ces deux passages tirés du Muezzin de Mourad Bour­boune, on soulignera la triple image du cercle, de la clôture celle des mosquées-miradors, celle de l'auto-contemplation nar­cissique des ancêtres, celle du « carcan des patriciens » qui les résume toutes trois. Cette triple fermeture exclut le regard critique du romancier, qui instaurerait la Différence, qui déploierait l'angoisse, qui dénoncerait le narcissisme. Cette fermeture sera donc également violence. Celle de « tout un peuple accourant par rasades, hoquetant sa course et du haut de la ville ruisselant par lames vers le dépeçage du Muezzin », celle du

reflux quaternaire de ces tiers-mondains qui s'agenouillent et se pétrifient devant les reliques d'un passé déjà cent fois bon pour le corbillard et que leur resservent, empaqueté dans des cornets de frites, à l'encan dans les foires-meetings, des leaders galonnés (Le Muezzin, p. 92).

Espace maternel artificiellement recréé par des « charo­gnards » (p. 86), alors que la mère est enterrée, cette clôture hypocrite ne peut plus contenir qu'un « fœtus de révolution entre les doigts des avorteurs » (p. 182). Cette image de fœtus revient de plus en plus souvent dans la littérature récente, comme chez Boudjedra qui y associe plus nettement encore le supplice de la mère, dont il nous avait dit combien son sang le marquait : « le fœtus n'était pas l'enfant à venir de la marâ­tre-amante, mais le pays ravalé à une goutte de sang gonflée au niveau de l'embryon puis tombée en désuétude dans une attente prosternée de la violence qui tardait à venir [126] ».

Avorteur aujourd'hui pour la révolution, le père fut hier également juge et bourreau pour le fils. Dès le départ de l'Autre, Mohammed Dib trace en 1962, dans Qui se souvient de la mer, une sorte de contrepoint où à l'image métaphori­que de la révolution répondent, en alternance, une suite de souvenirs d'enfance plus ou moins obsédants. (Il reprendra ce principe de composition dans La Danse du roi.) Qu'il nous suf­fise ici de souligner que tous ces souvenirs d'enfance sont dominés par la présence-absence du père « dont il nous fallait tous les jours affronter le tribunal » (Qui se souvient de la mer, p. 35). Le père, dans ce roman, est surtout regard, dans l'espace clos de la maison qu'il remplit de sa présen­ce, de même que Keblout dans la cellule de Rachid. Tout tête à tête avec lui produit aussitôt panique et confusion :

Je demeurais sans défense contre la panique qui fondait sur moi ; dans un tel tête à tête, le plus innocent abandon de conduite, comme le plus calculé, pouvait tourner à chaque instant à ma confusion. Et si, desserrant un peu ma protec­tion, j'essayais de lui sourire, c'en était fait de moi, j'étais bon pour être changé en caniche, en clou, ou en quelque chose d'aussi absurde (p. 77-78).

Soumis au regard silencieux du père, le fils se pétrifie, devient « l'objet » le plus absurde qui soit. Le regard du père est essen­tiellement négation du fils. Lorsqu'Ali s'assied pour la pre­mière fois avec son père devant la meïda [127], il ne peut rien avaler. Sa bouche pétrifiée s'oppose au passage de la nourri­ture, et la soupe rouge que contient sa cuillère va se répan­dre sur sa tunique blanche. Le fils subit une sorte de castra­tion, à laquelle il ne « peut » répondre que par l'imagination débridée : « Mon appréhension augmenta lorsque, sans pou­voir me contrôler, j'imaginai, tout à coup, que je criais des mots obscènes devant mon père, ou bien que j'étais en train de renverser toute la soupière sur la meïda [128]. » Dans les deux textes, nous assistons à un dédoublement du fils, entre un réel pétrifié, et un imaginaire qui échappe à tout contrôle. Des deux côtés, c'est bien d'impuissance qu'il s'agit. Le père s'atta­que d'abord à la virilité de son fils.

C'est pourquoi Rachid Boudjedra vit l'Aïd et la circonci­sion, qui tous deux répandent le sang, comme un « horrible carnage » où les enfants sont traqués par l'univers de sang et de fiente des adultes. L'Aïd ne perpétue-t-il pas « le sacrifice d'un prophète prêt à tuer son fils pour sauver son âme » (La Répudiation, p. 221) ? Aussi le roman est-il en grande partie celui de « la danse du père autour de notre enfance sacca­gée » (p. 96-97).

Entre le père et les fils, c'est désormais une lutte à mort. Pour venger la mère, et leur propre enfance saccagée, les deux garçons sacrifient des insectes noirs, selon des rites de sor­cellerie appris de leur mère (p. 101). Mais ce n'est là encore que meurtre imaginaire, et toutes les tentatives de meurtre véri­table échouent. Si bien que c'est le père encore qui danse, « transfiguré de joie », à la mort de son fils aîné : « Zahir n'avait jamais eu de père [... ]. Le gros commerçant exultait bruyamment et ne cachait pas sa joie d'être venu à bout du fils lapidaire qu'il avait toujours craint plus que n'importe qui » (p. 172). Il ne reste au second fils, pour venger son frère et sa mère, que la ressource de coucher avec la seconde fem­me du père. Et comme la jeune marâtre exige la présence du chat, dont la moustache rappelle celle du père, pendant leurs exploits amoureux, il va prendre un « plaisir parricide » à « tuer le chat, tous les chats » (p. 139).

Pourquoi est-ce que je rêve que j'ai tué mon père
Et que les cancrelats ont des mains formidables ?
Pourquoi les assassins veulent-ils être mes amis ?
Et pourquoi les baisers sentent-ils le goudron [129] ?

La littérature algérienne de langue française, et particuliè­rement le roman, sont nés d'une douloureuse interrogation sur l'identité, d'une quête toujours illusoire du père, face au regard de l'Autre. Mais l'Autre parti, la blessure est restée. Il y a maintenant trop de malentendus, trop de culpabilités, trop de haine dans ce dialogue sans issue, pour qu'il ne soit pas de plus en plus violent. « Vienne le Jour de la Très Grande Vio­lence », nous dit l'une des voix parricides venant du Maroc. Mais dans cette Très Grande Violence, la Ville aussi, la Ville du Père, en tous points semblable à celle des Autres, va sombrer.


CHAPITRE VI.
LE COMBAT CONTRE LA VILLE ET LE SUPPLICE DE LA MÈRE.

À peu près contemporain de l'Indépendance, Qui se sou­vient de 1a mer, de Mohammed Dib, se terminait par l'explo­sion de la ville des Autres, aussitôt recouverte par la mer :

Explosant l'une après l'autre, les nouvelles constructions, sautèrent jusqu'à la dernière, et aussitôt après les murs se disloquèrent, tombèrent : la ville était morte, les habitants. restant dressés au milieu des ruines tels des arbres dessé­chés, dans l'attitude où le cataclysme les avait surpris, jus­qu'à l'arrivée de la mer dont le tumulte s'entendait depuis longtemps, qui les couvrit rapidement du bercement inépui­sable de ses vagues (p. 187).

Mais la vieille ville est-elle vraiment morte ? L'a-t-on vraiment abattue selon la promesse ?

L'autre ville.

Ce n'est pas l'avis du Muezzin, qui découvre à son retour, qu'au lieu de raser la ville, on en a fait une autre à sa place :

On nous avait promis de la raser à l'arrivée, de déterrer ses fondations, de l'ensemencer de sel selon le rite des grands âges : faire place nette au sanctuaire du nouveau culte. On a menti. On ne l'a pas fait. On triche, on la maquille, on la trafique : elle est devenue une autre semblable à elle-même (Le Muezzin p. 153).

L'ancienne ville, les païens la niaient, en lui enlevant sa vérité, en l'irréalisant. La nouvelle est fausse dès le départ. Elle est le lieu du mensonge et de la tricherie des pères et du Clan. Elle est maquillée et trafiquée pour ressembler à l'Étrangère, alors qu'elle n'est que putain, « ville fausse couche, ville bâtar­de affalée sur le lieu d'irruption de la vraie ville » (p. 185). Même si elle était blessure, la vraie ville était du moins vigou­reuse irruption. La ville bâtarde n'est qu'affalement, sur le lieu même du meurtre de sa mère, « terrible et silencieux, combat des villes siamoises [... ] à coups d'arches et de colon­nes, lentes mêlées sans merci ». De cette lutte gigantesque, que reste-t-il ? « À l'heure du Maghreb », Saïd Ramiz voit « les lumières en berne à la hampe des réverbères. L'authentique a péri étouffé » (p. 283-284).

À force de lui ressembler, la nouvelle ville fausse jusqu'au souvenir de l'ancienne. Putain maquillée, étirée sur tout le territoire, pieuvre tentaculaire, elle est aussi ogresse, qui engloutit Rachid, soudain lui-même « métamorphosé en ville » (p. 148). Et le Muezzin qui veut la détruire devra se méfier de la rue : « La rue rôde » (p. 87), « la rue me poursuit » (p. 40), « la rue tombe et me saccage » (p. 91).

Cette nouvelle ville, ville et Cité se confondant ici, c'est aussi la révolution avortée, le fœtus, victoire du père, contre lequel s'exerce la rage de Zahir dans La Répudiation. C'est « l'ère des technocrates et des marchands de tapis » dont parle le père d'Ali Boumahdi, c'est le « peuple d'épiciers » dont parle le docteur Berchig au début de Dieu en Barbarie, de Moham­med Dib. « Une génération [s'est scindée] en deux, les tenants du rêve contre les partisans de l'épicerie [130] ». La ville appartient aux seconds, et les premiers, comme Arfia, dans La Danse du roi, en sont exclus : « -Allez ouste ! T'es pas pour nous ! T'es pour l'asile ! Ben alors, qu'est-ce que tu mijotes ? T'as pas envie de filer d'ici ? T'es libre ! Tu veux que je te fasse décam­per à coups de pied dans le cul, Arfia ? » lui dit le gardien (p. 201). Dans une ville construite par les maçons de la onziè­me heure, ils iront rejoindre, lisons-nous dans Le Muezzin, " la cohorte des éclopés, les vaincus de l'espérance, les parias de la gloire, les détruits par leur propre victoire : déchets dans un monde qu'ils ont fait naître » (p. 139). Cette ville n'est-elle pas, à en croire le « gouverneur », que suivent de près chez Kateb Yacine les fossoyeurs, « une entreprise [... ] destinée à se réaliser sans vous [131] » ?

Les « tenants du rêve » n'ont donc plus comme ressources que l'asile, ou l'hôpital. C'est là que Lâbane est vidé de son sang, sans aucune douleur, par un faux médecin tout de blanc vêtu, assisté de femmes également blanches [132]. C'est là que Rachid reçoit les visites de sa maîtresse, et lui raconte ses fantasmes, dans La Répudiation. L'espace du jeu scénique de La Danse du roi, devant un grand portail qui s'ouvre au petit matin sur le vide, n'est-il pas celui d'une « folie » comparable ?

Le retour des temps païens.

Mais, lieu d'exclusion tout d'abord, cette folie finit par se transformer en arme contre la ville. Car la bâtarde est « La Ville de tout sauf de délire », dit Saïd Ramiz, qui aura tôt fait d'en conclure : « Je lui inventerai un délire, je l'organiserai pour que la Ville future qui jaillira à sa place apporte les démangeaisons pubères de la liberté à venir [133]. »

Et déjà, le Discours social qui fonde la Cité est miné, dans Dieu en Barbarie, par le délire onirique de Lâbane, par son Discours de terre, de feu et de sang (p. 91-100), placé rigou­reusement au centre du livre, et dont la poésie élémentaire et drue irréalise singulièrement les spéculations des invités du docteur Berchig, eux-mêmes enfermés dans un lieu clos où la présence du « Kalmouk », l'inquiétude de Kamal, l'intervention de Si Azallah après leur départ sont autant de négations des paroles dites (chap. 1 et 2 du livre 1). Constructeur sincè­re de la Cité nouvelle, Kamal Waëd est déchiré par sa propre bâtardise, qui est celle de toutes les valeurs d'édification qu'il représente : d'où est venu l'argent qui lui a permis d'étudier en France ? Devant la simplicité de Hakim Madjar et de Marthe, il sent ses propres paroles sonner faux :

Que tout cela était faux ! Que tout cela était affreux ! C'est sa honte qu'il lui aurait fallu crier. Mais à la place, il se répandait en considérations générales et « hautement philo­sophiques » sur la nature de l'homme algérien (p. 206).

La honte de Kamal, c'est celle de la Cité menteuse qui ose parler d'authenticité, et de l'outrage qu'elle fait au monde. Comme le tueur de Cangaceiros dont nous parlions plus haut, Kamal est seul, irrémédiablement seul. Il n'a pas même besoin de rencontrer Lâbane, d'écouter Hakim : il est lui-même sa propre négation, et le « grand rire strident qui se répercute longuement dans la nuit déserte » (p. 218) par lequel il clôt le livre n'est que la lucide confirmation de son échec, comme de sa bâtardise.

Aussi Lâbane, Hakim et leurs amis n'auront-ils pas besoin d'armes dans la guerre qu'ils ont déclarée à la Cité. « Pas de front. Pas de « théâtre des combats ». Ça n'y change rien. La machine est déclenchée. Et, cette fois, elle ira jusqu'au bout » (p. 87). « Nous n'aurons besoin ni de canons ni de bombes » (p. 201) : ce serait accepter la lutte dans les termes où la Cité elle-même l'a posée. Le Muezzin aussi le sent bien, qui repart vers le Sud, « l'âne attelé à la charrue, [... ] précédé du sillon [qui] déroulait sa cicatrice à contre-rides de l'Atlas » (Le Muezzin, p. 304), sans avoir fait sauter la grande Mosquée. La Cité ne sera pas détruite par les armes qu'elle s'est elle­-même créées, mais par la « patience païenne » de « l'Anti-Atlas écœuré », par la « reptation des dunes vers la mer, le surgis­sement des arêtes sableuses entre les doigts des morts, le béton qui croule et la tribu qui accourt » (p. 76). C'est pour­quoi le vieux cheikh a refusé d'initier Saïd Ramiz dans sa jeu­nesse, pour qu'il soit « l'annonciateur du retour des temps païens » (p. 308), le « semeur d'une engeance nouvelle, toute emplie de l'écho de l'Ancien Temps », car « l'heure est venue de vivre comme un dieu » (p. 18). Ce sont les fellahs, « crois­sant en nombre, qui rendront son innocence au monde. Ils couvriront la terre et essuieront de sa face l'outrage qui lui est fait depuis trop longtemps ». Et Hakim Madjar de brosser, dans Dieu en Barbarie, cette image qui fera fuir Kamal (Ne fuit-il pas, d'ailleurs, lui le représentant de la Cité nouvelle, de tous les lieux où nous le voyons apparaître dans le roman ?) : « Nous camperons sur la place de la Concorde, dans Hyde Park et Broadway » (p. 201-202).

Ce sera alors la mort des cités aux reins brisés, envahies par le Tell et les ronces, pendant que « la luzerne et l'ortie poussent dans les lézardes du béton », et Kamal Waëd terri­fié se rappellera :

une fille de fellah qu'il avait vue traverser un jour, sur son bourricot, le champ de ruines d'une cité romaine. Avec quelle indifférence, elle foulait les dalles indestructibles ! Comme, en l'ignorant, elle passait devant le superbe arc de triomphe ! Elle n'avait d'autre préoccupation, qui n'était pas même con­sciente, que d'aller son chemin le plus droit possible. C'était bien ça ! Avec elle s'accomplissait déjà la prophétie de Madjar. Les pierres solennelles entassées à cet endroit em­preint de la gravité des lieux sacrés ne lui arrachaient pas un regard. C'était la plus commune fille sans doute du fellah le plus vulgaire et le plus misérable ; elle ne daignait pour­tant pas toucher de ses pieds le glorieux pavé, le réservant uniquement aux sabots de son âne (Dieu en Barbarie, p. 215-­216).

Kamal avait misé sur l'Histoire. Il sera englouti avec elle. La Terre reprendra le dessus sur la Cité, sur toutes les Cités. Le temps de l'Histoire s'arrêtera. Peu à peu les ronces et la des­truction naturelle aideront l'espace maternel, un instant sépa­ré, à retrouver sa chaude et immémoriale continuité.

Le supplice de la mère dans l'espace urbain.

Mais tout redeviendra-t-il comme avant ? C'est oublier que le support de cette résurrection, la littérature, en est la néga­tion même. L'écrit, qu'il soit de langue française, donc laïcisé, ou même dans la langue du Coran, donc sacré, ne peut entrer dans l'espace maternel. À plus forte raison le contenir. Il fait partie, il est l'expression de la Cité sous ses deux aspects l'usine et l'université d'une part, et la mosquée de l'autre, où n'entrent le plus souvent que les hommes. L'écrit qui parle­rait de la femme – donc de la mère – la mettrait en pleine lumière sur la scène urbaine. Ce serait l'équivalent du suppli­ce des dieux anciens, campagnards, sur le théâtre de la ville, dont on a pu faire l'essence de la tragédie [134]. Ce serait aussi le triomphe de la laïcité [135], qui reste difficilement concevable pour qui connaît quelque peu la situation sociale et politi­que des pays du Maghreb. C'est partant d'une exigence de laïcité, que Rachid Boudjedra dans La Répudiation et Ali Bou­mahdi dans Le Village des asphodèles mettent en scène la mère. Or cette entreprise n'est possible que de l'extérieur : leurs romans ont été écrits et publiés en France. Quelles que soient les conditions concrètes de censure et d'édition qui prévalent sur le sol algérien, seule la « Différence », la sépa­ration qu'instituent pour ces auteurs, tant leur extranéité géographique que le fait d'écrire un roman en langue fran­çaise, ont rendu possible la rédaction de ces deux ouvrages.

Le titre même de La Répudiation est déjà supplice de la mère. Supplice dont le premier officiant est, certes, le père, qui vit à la ville : « Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répu­diée. Elle obtient l'orgasme solitairement avec sa main ou avec l'aide de Nana » (p. 105). Mais le deuxième officiant, omniprésent, est la ville. A la ville, la mère est seule face à la conspiration des mâles, seuls possesseurs légitimes de l'espace urbain.

Dans la ville, les hommes déambulent. Ils crachent dans le vagin des putains, pour les rafraîchir. Chaleur... les hom­mes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches continuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse ! Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités de la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu (p. 38-39).

Lieu de supplice de la mère, ou du fils qui participait de son espace, le livre est parcouru d'images de sang. Le sang des moutons de l'Aïd devient celui du fils tué par le père, et celui des femmes dont les menstrues entraînent la mort lente. Là encore la mère est holocauste, dans « cet affreux rêve où j'avais vu un lapin écorché sur lequel on jetait des bassines de sang, alors que ma mère, à côté, agonisait par la faute de menstrues démentielles qui ne voulaient pas s'arrêter (p. 14).

D'ailleurs le fils – l'écrivain – lui-même contribue à ce supplice et le met en scène. En humiliant sa mère dans les autres femmes :

Je me rattrapais sur les vagins des vierges, dans lesquels je fourrageais sans désemparer. J'en profitais pour haïr ma mère et, par une sorte de dérision, avilir toutes les femmes qui me passaient entre les mains [Lâcheté !]. Et je gardais dans les doigts une odeur opiniâtre de pisse rance, comme si j'avais mis les mains dans un cageot de poissons ava­riés (p. 173).

Surtout, en écrivant le roman qui la met en scène devant des lecteurs extérieurs, et dans lequel il la remplace, par l'écriture libératrice, et le récit à l'amante-mère-étrangère.

Profanation à plusieurs niveaux. Tout d'abord celui de la violence du style, des images : la mère est projetée de force dans un langage étranger, où il n'est question par surcroît que de ce dont on ne parle jamais devant une femme sans lui faire injure, à plus forte raison devant une mère-amante-répudiée.

L'inceste recherché avec la marâtre est une deuxième pro­fanation, surtout lorsque cette femme est ressentie comme un substitut de la mère, elle-même présente dans la parole du romancier :

Inceste. J'avais alors, pour ne pas faiblir, des attitudes d'en­fant recroquevillé sur le sein de l'amante généreuse dont je rêvais qu'elle était naine. Retour au fœtus imprécis et dégou­linant mais solidement amarré aux entrailles de la mère-­goître ; je confondais, dans l'abstraction démentielle de l'or­gasme, ma marâtre avec ma mère (p. 142).

Profanation enfin, le fait que tout ce récit libérateur ne soit possible que par la présence et sous les sollicitations de l'amante étrangère, Céline. C'est à l'étrangère, dont l'attitude est étrangement maternelle, que le narrateur livre sa mère, se délivrant lui-même par la même occasion dans son « dire » libérateur. Et c'est là peut-être la plus grande trahison, puisqu'entre les souvenirs livrés et le narrateur s'institue du même coup une séparation. L'espace maternel devient incon­gru au moment même où l'amant de Céline s'aperçoit de sa propre ressemblance avec sa maîtresse, devenue troisième mère :

(Inutile de remâcher tout cela, disait-elle, parle-moi plutôt de ta mère...). Je ne répondais à ses sollicitations que lors­qu'elle était à bout de patience [... ] ; je m'empressais alors de la satisfaire et au fur et à mesure du déroulement de mes souvenirs, j'avais l'impression d'un irréel non pas fantasti­que, mais incongru. [... ] Du coup, je saisissais toute l'am­pleur de notre cohabitation, non pas amoureuse, non pas sociale, mais en quelque sorte biologique : Céline me res­semblait ! J'étais double et elle l'était aussi ; j'en étais pro­fondément ému car j'avais toujours pensé que rien ne nous rendait semblables. [... ] elle répétait de sa voix monocor­de et enrouée : « Parle-moi encore de ta mère » (p. 15 et 17).

En tant que femme qui n'est pas honteuse de sa féminité, et en tant qu'étrangère, Céline est doublement « différente », et cette différence seule rend possible la libération. Du moins pour le narrateur, car si cette catharsis le réconcilie quelque peu avec la réalité, sa mère n'y gagne qu'irréalité, qu'incon­gruité. Autant dire que son supplice prend fin dans sa propre disparition.

 

C'est du sein de la différence où il est installé, dont il a fait sienne l'ironie (cette ironie que Rachid redoutait chez Céline), qu'Ali Boumahdi appelle à lui sa mère, dans Le Village des asphodèles. « Écrit à Vannes en 1969 » (p. 433), le livre est dédié « A mon père et à ma mère ». Depuis un univers totale­ment différent, ce jeune professeur d'anglais essaie de recréer, avec une minutie jamais vue jusqu'ici, tout l'espace de son enfance et de son adolescence maghrébines, dont il se sent désespérément éloigné. Le livre ne parle ni de la guerre ni de la France. L'une et l'autre sont mises entre parenthèses, com­me le long séjour en France d'Amer, dans La Terre et le Sang de Mouloud Feraoun. Ce roman tard venu semble renouer avec la « génération de 1953 », qui avait été celle de la naissan­ce de cette littérature. Mais alors que Le Fils du pauvre débou­chait sur la découverte de la Cité, sur l'entrée dans le monde de l'Autre, alors que L'Incendie préparait une prise de con­science imminente et l'intrusion de l'Histoire, Le Village des asphodèles n'ouvre sur aucun avenir. Pourtant jamais regard maghrébin ne fut plus précis dans la description du passé.

Ce passé est un double espace toujours hanté par la mère. C'est sur son image, sur un mot rapide, un commentaire d'elle que se terminent la plupart des brefs chapitres racontant l'enfance à Berrouaghia, quand elle n'est pas au centre même des séquences. Quant à la maison du grand-père, à Médéa, c'est avant tout le lieu de l'enfance de la mère, lieu tout impré­gné de féminité, et c'est à travers les portraits que sa mère lui en avait brossés qu'Ali découvre les habitants de cette maison. De plus, ces deux espaces sont clos, fermés sur eux­-mêmes, clôture soulignée par des escapades symétriques chez les fermiers. Enfin le livre tout entier commence par la des­cription, sous l'angle d'une plongée au cinéma, puisque tous les regards convergent vers le sol, de l'écrasement de la mère ; et se termine par l'effacement-humiliation de la mère encore, qui sanglote dans sa chambre.

Dans ce double espace maternel clos, le temps est immobile, ou brisé : peut-on véritablement parler de chapitres dans ce livre ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'une infinité de brefs ta­bleaux, dont chacun pourrait aisément être détaché du con texte et former un tout en soi, sa propre clôture ? Aussi rien ne peut-il se recommencer. Une fois quitté Berrouaghia, une fois quitté Médéa ces deux espaces vont se décomposer : Médéa à cause de la mort du grand-père, Berrouaghia à cause de la guerre.

La campagne [... ] est devenue impressionnante du fait du silence qui y règne et de l'absence de tout mouvement. Les carcasses hideuses des fermes des anciens colons se dres­sent, çà et là. Les arbres et la végétation qui les entouraient ont disparu ou se sont raréfiés. La terre brune est pétrifiée. Elle ne draine plus la vie vers le village qui agonise. Une nouvelle route, la route du pétrole, évite le village et passe à droite du pénitencier agricole, où d'autres prisonniers ont remplacé les anciens. Le village, gagné par une torpeur étrange, s'enveloppe dans un silence de mort, comme frappé par la malédiction de Si Abassi [136].

Arab est mort, Guernina est mort, Boutoutou est mort, Salmi est mort, Hadj est mort, mon cousin Moktar est mort, mon cousin Salem est mort, mon oncle Saïd est mort, mon oncle Djelloul est mort, Loussif et toute sa famille ont péri, la tribu des Yacoubi est décimée. Je pourrais égrener long­temps encore mon chapelet en évoquant le nom de tous ceux que je ne reverrai plus jamais (p. 426).

Or, c'est bien sa mère d'abord qu'Ali « ne reverra plus jamais ». Déplacée dans un appartement citadin, elle est enco­re plus humiliée, dans le dernier chapitre intitulé « Les adieux », que lorsque son mari lui reprochait d'avoir trop de filles en lui disant : « Décidément, tu réussis mieux qu'une truie qui met bas une nombreuse portée » (p. 66) : c'est elle­même qui refusera de venir manger avec les deux hommes, et s'échappera « en courant, comme une petite fille, dans sa chambre » lors du départ définitif de son fils, à qui le père, triomphe suprême, pourra dire enfin : « Tu sais que ta mère est en train de sangloter dans sa chambre ? », avant de « re­tourner de son pas tranquille à la maison pour faire la sieste » (p. 433-434).

 

 



[1] Cité par Jacques Berque, L'Orient second, p. 209. Nedjma, p. 70.

[2] Nedjma, p. 70.

[3] Abderrahmane Mahdaoui, « Pour une politique islamique dynami­que » : « Notre genre de vie, nos habitudes sont commandés par l'étranger ... De nos jours, du fait de l'inter-action des sociétés, les unes sur les autres, il est impossible à l'une d'entre elles de vivre selon son propre rythme. On ne nous laisse pas vivre selon le rythme que nous voulons donner à notre vie. » Humanisme musul­man, no 9, décembre 1965, p. 32.

[4] L'Afrique littéraire et artistique, no 12, août 1970, p. 13.

[5] Cité par Jean Déjeux, La littérature maghrébine d'expression fran­çaise, p. 101.

[6] « Ah! dites-moi l'origine / Des paroles qui chantent en moi », (Jean Amrouche, Étoile Secrète).

[7] Nefissa Zerdoumi, Enfants d'hier, p. 274.

[8] Relative en effet : il suffit de lire les premiers chapitres de La Grande Maison pour s'en convaincre.

[9] Quinzaine littéraire, ler janvier 1969.

[10] Yacine et les siens », interview du Nouvel Observateur. C'est nous qui soulignons.

[11] Jean Amrouche, Étoile secrète, p. 55, cité par Jean Déjeux, La litté­rature maghrébine d'expression française, p. 102.

[12] Présence Africaine, XLVI, 2e trimestre 1963, p. 188.

[13] Mourad Bourboune, Le Muezzin, p. 72.

[14] À Florence, en 1960. Nous empruntons la citation à Abdelkebir Khatibi, Le Roman maghrébin, p. 39.

[15] Voir en particulier sur ce sujet à cette époque : Isaac Yétiv, Le Thème de l'aliénation dans le roman maghrébin d'expression fran­çaise, 1952-1956. Rappelons qu'une étude plus récente, la remarquable Idéologie arabe contemporaine d'Abdallah Laroui, commence par « Depuis trois quarts de siècle les Arabes se posent une seule et même question: qui est l'autre et qui est moi. » L'auteur affirme à la même page : « Penser, c'est d'abord penser l'autre. » (p. 15.)

[16] Malek Haddad, « Les Zéros tournent en rond », dans Écoute et je t'appelle, p. 32-37.

[17] Au sens étymologique du terme « païen » : Le Tiers-Monde ne tend-il pas, comme le montre Jacques Berque (entre autres dans L'Orient second, p. 210), à devenir la « campagne mondiale»?

[18] Rachid Boudjedra, Pour ne plus rêver, p. 50.

[19] L’expression est de Jean Duvignaud, Chebika, NRF, 1968.

[20] Qui sont aussi une sorte de contre-don à la nature en échange du don des olives.

[21] Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, p. 88. Par la suite, celui qui refuse de passer avec les autres, Menach, est emporté.

[22] Ce « supplice » frise le grotesque dans la fin très maladroite du beau film de Bouamari Le Charbonnier, ce dernier, converti à la Révolution agraire, dévoile sa femme devant le village stupéfait. La libération de la femme n'est pas chose si simple!

[23] Nabile Farès, Yahia pas de chance, p. 51-52.

[24] Jean Amrouche, Conférence à Rabat, cf. Al Istiqlal, 16 mai 1959, cité par Jean Déjeux, La littérature maghrébine d'expression française, p. 84.

[25] Chapitre IV : « Le dîner où s'échangeaient des mondes ».

[26] Un passager de l'Occident, p. 75.

[27] Les noms de ces arbres nourriciers sont du genre féminin Afrique du Nord.

[28] Le Chant d'Akli, couverture.

[29] Voir en particulier tout le chapitre 3 de la troisième partie, surtout les p. 201-202.

[30] Jacques Berque, Les Arabes d'hier d demain.

[31] Pour l'analyse de ce thème et des rêveries qui l'entourent dans le roman français contemporain, on se reportera à la thèse d'Anne­-Marie Bonn-Gualino : La Rêverie terrienne et l'espace de la moder­nité, soutenue à l'Université de Strasbourg II le 9 novembre 1973, et principalement aux pages 156-181.

[32] Pas seulement en Algérie : il serait intéressant d'étudier le thème de la ville-fête dans la littérature d'Amérique latine. Nous avons. amorcé ce travail avec Sécheresse, de Graciliano Ramos, p. 107 à 124. C'est pour Noël que Fabiano emmène sa famille émerveillée et terrifiée à la ville. On note en particulier dans ces pages très riches, la découverte « citadine » par les enfants des infinis du langage : forcément tous ces objets exposés portent un nom ... Pour Fabia­no cependant, c'est à la ville qu'il se fait voler et humilier par le soldat jaune, dont l'uniforme est l'État, donc la Cité.

[33] Selon l'enquête de Nefissa Zerdoumi pour l'UNICEF à Tlemcen (Enfants d'hier, p. 285), le paradis est presque toujours une « ville » de lumière, alors que l'enfer est le séjour souterrain de flammes noires, qui vomissent des torrents de fumée. « Brumes et fumées, objection du féminin », dit Bachelard (La Poétique de la rêverie, p. 46). Nous verrons plus loin que si l'espace maternel est celui des sombres retraites, il est loin d'être toujours rassurant. Alors que la ville est le lieu désiré d'une félicité de jouissance.

[34] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, réédition, Petite collection Maspero, 1968, p. 8.

[35] Kateb Yacine, « Le Cadavre encerclé », dans Le Cercle des repré­sailles, p. 53.

[36] « Regarder le visage d'une belle femme vous fait battre le cœur follement. Le blue-jean moule les jolies femmes sveltes, et les rend pareilles à des diablesses qui vous arrachent le cœur, se cacherait-il au fond entre les côtes », etc... Cette citation comme la suivante sont empruntées à Abdelkébir Khatibi, Le roman maghrébin, p. 68.

[37] Communications, no 11, 1968: « Vraisemblable et Motivation ».

[38] C'est du moins ce qu'en rapporte Abdelkébir Khatibi, p. 68.

[39] « Rien de ce rugueux, de ces bruns, de cette contingence que le vieux monde associe à l'idée de maison [ ... ]. La matière elle­-même ;,semblait se liquéfier au profit de je ne sais quel idéalisme empreint dans le paysage [ ... ]. Ces exercices lustrés qui la sau­vaient de la lourdeur, la privaient aussi de sa densité [ ... ]. Il y avait toujours la beauté des jeunes corps, attirés en troupes migra­toires par l'espérance d'un sacre dans l'image et l'imaginaire. Ce n'est pas un hasard qu'en cette Californie, Occident de l'Occident, l'existence prît ce goût mêlé de matérialité et de fiction [ ... ]. Ce n'était plus une ville. C'était, pour le meilleur et pour le pire, un stade, peut-être une fin du monde ». Jacques Berque, L'Orient second, p. 135-136. Au cinéma, Jacques Tati rend cette irréalité dans Playtime. Voir également les pages 156-181 de la thèse d'Anne-Marie Bonn-Gualino, citée plus haut.

[40] Roger Borderie, « Butor rêve sur Fourier », La Quinzaine littéraire, no 93, 16 avril 1970, p. 6.

[41] Rachid Boudjedra, La Répudiation, p. 89-91.

[42] Sorte de restaurant.

[43] Le Littéraire et le social, p. 28, et « Creative treason, as a key tio Literature », Yearbook of Comparative and General Literature, Indiana, Bloomington, no 10, 1961.

[44] Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, p. 15.

[45] « Je suis celle qui a traversé les âges / La lointaine entrevue dans le silence nocturne des Origines, / Un germe d'astre suspendu au battement du Coeur divin. / Avant la lumière, / Avant les Eaux dormantes où l'Esprit contemplait son visage [ ... ] / Fille inno­mmée / J’étais présente », Jean Amrouche, Etoile secrète, cité par Jean Déjeux, p. 105.

[46] Yahia, pas de chance, p. 28.

[47][47] F. Ait Mansour-Amrouche, Histoire de ma vie. Voir en particulier le chapitre 4 : « Mon village tel que je l'ai connu », p. 55-70, ou la cueillette des olives à la p. 108.

[48] Cf. Pierre Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, p. Il : « A l'imperfec­tion des techniques répond une perfection hyperbolique du social, comme si la précarité de l'ajustement à l'environnement naturel trouvait contrepoids dans l'excellence de l'organisation sociale [ ... ]. L'intention profonde de cette société est peut-être de con­sacrer le meilleur de son énergie et de son génie à élaborer les rap­ports entre l'homme et l'homme, quitte à reléguer au deuxième plan la lutte de l'homme contre la nature. »

[49] Jean Duvignaud, Chebika, p. 58.

[50] Ibid., p. 44 et 46.

[51] Conte rapporté par J. Scelles-Millie dans Contes arabes du Maghreb, p. 228.

[52] Les exemples sont multiples. Nous en trouvons un, particulière­ment significatif dans Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée (Haïti), Paris, E.F.R. de poche, 1946, p. 11. L'auteur parle du « labeur viril » de la terre, et continue: « Et la terre avait répon­du: c'est comme une femme qui, d'abord, se débat, mais la force de l'homme, c'est la justice, alors elle dit: prends ton plaisir». Un peu plus loin, p. 24, on a son pays « dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières [ ... ], comme une fille qu'on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence ».

[53] Abdallah Adjel, Mémoire sur La Femme stérile et la femme qui n'a que des filles, Faculté des Lettres de Constantine, 1971.

[54] Il y aurait d'autres rapprochements à faire entre les deux romans comparer par exemple la révélation de l'amour chez Germain et entre Amer et Chabha. Pourtant, rien ne prouve que Feraoun se soit vraiment inspiré de tel passage précis de George Sand.

[55] Danse de femmes en Kabylie.

[56] Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, p. 180 et 95.

[57] « La mère est dépositaire et animatrice de rites destinés à assurer la protection ou la prospérité de la famille; elle seule peut com­muniquer avec le monde de la magie maléfique, divinatoire et médicale » (Nefissa Zerdoumi, Enfants d'hier, p. 39). La femme est aussi celle qui transmet la tradition poétique. Une récente traduc­tion de textes touaregs ne révèle-t-elle pas de véritables cours poé­tiques présidés par des femmes ? (M. Guy Turbet-Delof nous signale que le Père de Foucauld parle déjà de ces cours poétiques.)

[58] Mohammed Dib, Contre-Jour, cité par Jean Déjeux, La littéra­ture .... p. 130.

[59] Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, p. 26.

[60] Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 92.

[61] A partir de 1968, on le verra dans le chapitre VI, ces rêveries se multiplient. C'est le cas en particulier dans Dieu en Barbarie de Mohammed Dib, où le personnage de Lâbane rêve d'une fusion avec la pierre et le feu. (Voir surtout le chapitre 2 du livre II, p. 91-110.)

[62] Citation de Moritz, dans Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 98.

[63] « Les deux orphelins jumeaux », dans les Contes et légendes popu­laires, de Mouliéras, p. 330.

[64] Voir Jean Déjeux, La littérature maghrébine .... p. 97.

[65] « Ici [la demeure] est un lieu féminin. Pour la femme, parce qu'elle est le lieu normal de son existence. La maison est conçue pour elle, pour protéger son intégrité, pour qu'elle y soit à l'aise pen­dant la plus grande partie de son existence sur terre elle y vit. Pour l'homme, la maison est l'endroit où il vient s'unir à son épouse et manger la nourriture que les femmes préparent. Se cou­cher et manger, c'est entrer dans le mystère du monde des fem­mes qui engendrent et allaitent. C'est peut-être pourquoi on se couche et on mange en silence. Et dans cette maison, l'homme n'est pas tout à fait à l'aise, un peu comme s'il n'y était pas chez lui. C'est le domaine exclusif des femmes et il ne convient pas qu'un homme flâne au milieu d'elles. La famille étant patriarcale, l'homme règne sur la maison, mais, du fait de ses absences, il ne gouverne pas » (Nefissa Zerdoumi, Enfants d'hier, p. 44).

[66] C'est encore Nefissa Zerdoumi, p. 131, qui note 42% de rachitisme chez les enfants hospitalisés de un à quatre ans, par « manque d'en­soleillement ». Elle souligne par ailleurs le lien physique de l'enfant à sa mère, qu'il tète sans cesse, et le traumatisme généralisé du sevrage toujours brutal sur lequel nous reviendrons.

[67] L'Orient second, p. 135.

[68] Rachid Boudjedra, La Répudiation, p. 80.

[69] Nedjma, p. 179. Ce symbolisme païen de la couleur sombre, Carlo Levi le retrouve dans la Vierge noire, chère aussi à notre Apolli­naire : « La madone au visage noir [des processions de Viggiano ou de Gagliano] entre le blé et les animaux, les détonateurs et les trompettes, n'était pas la miséricordieuse mère de Dieu, mais une divinité souterraine, ayant puisé sa noirceur au pays des ombres dans les entrailles de la terre, une Perséphone paysanne, une déesse infernale des moissons ». (Le Christ s'est arrêté à Éboli, traduction Modigliani, Gallimard, 1948, réédition 1967, p. 111).  

[70] Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, p. 135: « Un otage a été avalé par le vagin de la terre. »

[71] Rachid Boudjedra, La Répudiation, p. 11. Le verbe « engloutir » est répété plusieurs fois dans ce passage.

[72] Kateb Yacine, «Les Ancêtres redoublent de férocité », dans Le Cercle des représailles, p. 134.

[73] Kateb Yacine, « Le Cadavre encerclé », dans Le Cercle des représailles, p. 31.

[74] Souligné par l’auteur, p. 128.

[75] Sur La Danse du Roi, nous nous permettons de renvoyer à notre article: « La Danse du roi, ou la Parodie du vide », Présence Fran­cophone, CELEF, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Québec, no 5, automne 1972.

[76] Mouloud Feraoun, La Terre et le Sang, p. 190.

[77] Kateb Yacine, Nedjma, p. 134: « Lui, l'ancêtre au visage de bête féroce, aux yeux sombres et malins, promenait son superbe regard sur sa tribu, la trique à portée de sa main; il racontait ironique­ment par ce seul regard l'histoire de chacun, et il semblait à ses descendants que lui seul avait réellement vécu leur existence dans toute son étendue. »

[78] Nabile Farès, Yahia pas de chance, p. 55-56.

[79] Enfants d'hier, p. 201.

[80] Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, p. 126.

[81] Place du village, en Kabylie, surtout « lieu public », réservé aux hommes, où se tiennent toutes les réunions, où se résume toute la vie sociale, où se font et se défont toutes les réputations viriles.

[82] Nous confondons ici, volontairement, cette entrée dans la vie publique de l'enfant qui, très vite en société maghrébine tradition­nelle, a des responsabilités d'adulte, ne serait-ce que celle de pour­voir à sa subsistance, comme le jeune Omar de La Grande Maison, que la faim mûrit prématurément, ou comme Guernina et ses amis dans Le Village des asphodèles, d'Ali Boumahdi, et le sevrage brutal que dénonce Nefissa Zerdoumi. C'est que, si la séparation physique d'avec la mère est une épreuve douloureuse, le vrai pas­sage rituel du monde des femmes à celui des hommes est la circoncision, accompagnée du premier jeûne, (voir Enfants d'hier, p. 133 et 208). Dans les rêveries vers l'enfance, les deux épreuves sont liées, d'abord parce qu'elles sont beaucoup plus rapprochées dans le temps que pour l'enfant européen le sevrage l'est de la puberté, ensuite parce que relevant toutes deux, quoiqu'avec des modalités différentes, de cette séparation d'avec l'espace maternel.

[83] Nabile Farès, Yahia pas de chance, p. 23-24.

[84] Danse des femmes, en Kabylie.

[85] La Poétique de la rêverie, p. 19.

[86] Jacques Berque, L'Orient second, p. 304. Nous avons relevé nous­même dans les palmeraies de Touggourt la coutume de menacer un palmier qui ne produit plus, de l'abattre: l'an suivant il sera de toute évidence, couvert de dattes !

[87] Jean Déjeux nous fait cependant remarquer que dans la symbolique animiste, préislamique de Kabylie, l'arbre est féminin, et le rocher masculin. Nous montrons surtout ici qu'il participe des « deux » espaces. Tout arbre qui donne de la nourriture (le palmier, l'oli­vier) est évidemment féminin. Dans la maison kabyle, le pilier central « planté en terre» symbolise la femme; la poutre maîtresse qui repose dans la partie supérieure fourchue de ce pilier symbo­lise l'homme. Suivant sa position, la poutre, le tronc, participe donc de l'un ou de l'autre de ces deux espaces (voir: Lacoste­Dujardin, Le Conte kabyle, p. 220-221).

[88] Nabile Farès, Yahia pas de chance, p. 32.

[89] Ibid., p. 55 et 57.

[90] Mohammed Dib, L'Incendie, p. 17, 20 et 21.

[91] Nabile Farès, Yahia pas de chance, p. 18.

[92] Jean Amrouche, « Ébauche d'un chant de guerre », Jeune Afrique,, 22 avril 1962. Réédition en anthologies : voir Jean Déjeux, La litté­rature maghrébine .... p. 106.

[93] Jean Déjeux verrait plutôt dans cette chambre haute le lieu saint du groupe des jeunes gens qui occupent le premier plan du roman. Ce serait une sorte de donjon dominant la djemaa des vieux. Pour­tant c'est là qu'on retrouve l'ancêtre, lorsqu'on a repris la voix de l'enfance. Faut-il en déduire que chez Mouloud Mammeri comme chez Kateb Yacine, l'ancêtre a conscience d'avoir été trahi par les pères, et n'apparaîtrait donc qu'aux fils ?

[94] Nabile Farès, Yahia pas de chance, p. 23.

[95] Cité par Michel Zéraffa, Roman et Société, p. 85.

[96] Jacques Berque, L'Orient second, p. 120 ss.

[97] Jean Duvignaud, Chebika. p. 88. Voir également Georges Marçais, La Berbérie musulmane et l'Orient au Moyen Age, Paris, Aubier, 1946, p. 147-153 (L'homme à l'âne).

[98] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, p. 21

[99] Si hasardeux que puisse paraître ce rapprochement qui n'est encore qu'une suggestion.

[100] Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Éboli, p. 130. La même épopée compensatoire est celle que raconte Fabiano, dont nous avons vu l'humiliation par le soldat jaune dans Sécheresse, de Graciliano Ramos. « Il était sûr maintenant d'avoir accompli de hauts faits et cette conviction lui était nécessaire [ ... ]. Il décrivait une effroya­ble bagarre, oubliant la raclée et la prison, et se sentait capable d'accomplir des choses étonnantes », Graciliano Ramos, Sécheresse, p. 99-100.

[101] « Le fondateur », poème dans Les Lettres nouvelles, été 1956, no 40 ; reproduit en prose dans Le Polygone étoilé, p. 1417.

[102] Dans tout ce chapitre il faudrait se référer en premier lieu au marocain Driss Chraïbi et au tunisien Albert Memmi. Nous som­mes cependant limité aux écrivains algériens seuls, par le champ que nous nous sommes fixé.

[103] « Indigènes musulmans algériens non naturalisés ».

[104] Kateb Yacine, Nedjma, p. 103.

[105] Ibid., p. 146.

[106] Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, p. 174.

[107] Nabile Farès, Yahia pas de chance, p. 157.

[108] Mouloud Mammeri, Le Sommeil du juste, p. 75. La guerre dont il s'agit n'est pas encore celle de l'Indépendance, mais l'essentiel reste cette intrusion du temps historique.

[109] Kateb Yacine, Nedjma, p. 74-75.

[110] Nedjma Tebbouche, La Quête du père chez Yacine Kateb, p. 29.

[111] . Ibid., p. 9.

[112] Marthe Robert, « Raconter des histoires », dans L'Éphémère, no 13, Printemps 1970, p. 68. Cet article a été repris depuis dans Roman des origines et origines du roman, du même auteur.

[113] Kateb Yacine, Nedjma, p. 134.

[114] « Le fondateur », poème cité.

[115] Bachir Hadj Ali, « Marche funèbre » dédié « à mon père », dans Que la joie demeure, p. 53.

[116] Henri Kréa, Tombeau de Jugurtha.

[117] Voir en particulier sur ce sujet la presse nationale, bien sûr, mais aussi la sévère critique d'Abdallah Mazouni, Culture et Enseigne­ment en Algérie et au Maghreb, p. 92.

[118] AI ! Boumahdi, Le Village des asphodèles, p. 433.

[119] Espérance désespérée, manuscrit en partie inédit.

[120] Le dilemme de l'acculturation n'en est pas pour autant résolu : La Mémoire tatouée du marocain Abdelkébir Khatibi est une illustra­tion brillante de son actualité toujours renaissante.

[121] Mourad Bourboune, Le Muezzin, p. 181

[122] Ibid., p. 86.

[123] Mourad Bourboune, Le Muezzin, p. 101

[124] Ibid., p. 293.

[125] Ibid., p. 93.

[126] Rachid Boudjedra, La Répudiation, p. 280.

[127] Table basse pour le repas.

[128] Ali Boumahdi, Le Village des asphodèles, p. 115

[129] Rachid Boudjedra, Pour ne plus rêver, p. 47.

[130] Mourad Bourboune, Le Muezzin, p. 253.

[131] Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, p. 106.

[132] Mohammed Dib, Dieu en Barbarie, p. 85-86.

[133] Mourad Bourboune, Le Muezzin, p. 79.

[134] Jean Duvignaud, Spectacle et Société.

[135] « La tragédie commence quand le ciel se vide », dit encore Duvi­gnaud (Ibid., p. 43).

[136] Père de la trop belle Aziza, que convoitaient tous les hommes du village.