Le personnage décalé, l’ici et l’ailleurs
dans le roman maghrébin francophone

La communication précédente avait souligné judicieusement que bien des héros noirs de romans francophones ont un pied ailleurs d’une manière ou d’une autre, et sont de ce fait spatialement décalés par rapport aux autres personnages du roman. L’observation est valable également pour les romans maghrébins, aussi bien lors des débuts de cette littérature, dans les années cinquante, que dans nombre de textes plus récents, même si dans ces derniers cette figure est traitée de manière bien différente. Mon propos cependant se développera sur un autre plan : le personnage de roman et les espaces entre lesquels il évolue ne seront pas considérés sous l’angle du contenu thématique et idéologique des textes. Ils le seront au contraire comme des signaux, dans ces textes, du statut et du rôle d’une littérature dans la rencontre mouvante entre cultures et lectures, qui caractérise la décolonisation. Ils serviront à interroger la Francophonie à partir de son angle littéraire, dont Jean-Marc Moura souligne dans un récent article [1] qu’il n’apparaît même pas, par exemple, dans la liste des sept grands chantiers de la « francophonie globale » récemment dressée par l’AUPELF-UREF pour le prochain millénaire. (Il est vrai que des objectifs aussi vastes ont peut-être de quoi intimider les pauvres littéraires que nous sommes…). Angle littéraire traditionnellement oublié, donc, qu’on tentera timidement de réévaluer en lui restituant quelques-unes des fonctions de la littérature que la technocratie ou l’idéologie ont tendance à oublier.

Un surgissement depuis le décalage, ou la productivité de la césure

Dès 1953 l’un des tout premiers textes à partir desquels on a pu parler de roman maghrébin, La Terre et le Sang, de Mouloud Feraoun, dont l’intrigue se situe dans un petit village traditionnel de Kabylie, insiste sur le fait que son héros principal, avant de revenir enfin au pays, avait passé vingt ans  comme émigré dans le Nord de la France, d’où il ramène d’ailleurs au village une épouse française, Marie. Et quel que semble être l’acharnement de ce personnage pour réduire cette absence à une « vaste parenthèse, impuissante à changer le sens général de la phrase », on sait qu’il périra en partie victime des conséquences d’un événement tragique au fond d’une mine française, qu’il cherchait à oublier. D’ailleurs l’année précédente La Colline oubliée, de Mouloud Mammeri, autre texte fondateur, dont la publication suscita de vives réactions dans les milieux nationalistes, fait reposer lui aussi son intrigue sur un groupe de jeunes gens qui en deviennent les héros après leur retour de la guerre entre la France et l’Allemagne dont ils ont été les acteurs forcés. Dans les deux cas on a même l’impression que l’intrigue de ces romans, particulièrement la tragique histoire d’amour qu’ils nous racontent, ne sont précisément possibles que parce que le passé des héros les a fait vivre ailleurs, les rendant différents des autres villageois. Ce n’est en effet qu’à partir de la rupture dans laquelle leur absence et leur confrontation avec d’autres systèmes de valeurs les ont installés par rapport à la continuité traditionnelle du groupe villageois, qu’ils peuvent vivre dans ce dernier une aventure amoureuse ou des exigences nouvelles en divorce total avec les valeurs de ce groupe, dont leur aventure mettra à mal la cohésion. Et ce qu’on vient de montrer pour l’Algérie est vrai d’une manière différente mais comparable au Maroc dans l’agressive rupture avec son milieu d’origine de Driss Ferdi, double transparent de Driss Chraïbi, l’auteur du Passé simple (1954), ou encore en Tunisie dans la différence culturelle qui est l’objet même du premier roman d’Albert Memmi en 1953, La Statue de sel.

On pourrait généraliser l'observation : c'est bien leur étrangeté qui permet aux héros des romans de facture traditionnelle d'avant 1962 de faire vivre ces romans, car cette étrangeté est aussi celle de l'écriture romanesque maghrébine de langue française. Et ceci n'est pas lié au seul courant "ethnographique" des années cinquante : l'observation vaut tout aussi bien pour les romans de Malek Haddad ou d'Assia Djebar, et même pour Le Passé simple de Driss Chraïbi. La perspective de Kateb Yacine, dans Nedjma (1956), n'est plus la même : mais c'est grâce à un bouleversement radical de l'écriture. Plus que ce miroir de l' "acculturation" des intellectuels maghrébins, à laquelle une lecture dénotative réduit la semi-marginalité de ces héros, cette dernière est donc une nécessité romanesque, ou encore ce qu'on pourrait appeler une matrice narrative. Si la description sociologique avait été la seule motivation des écrivains, ils auraient utilisé des personnages moins marginalisés, et donc plus "représentatifs" ; et surtout, ils auraient écrit des essais, et non des romans.

La confrontation de modèles culturels et l’écartèlement entre eux du héros comme de l’auteur du roman apparaît ainsi très vite comme une sorte de condition de surgissement du roman maghrébin de langue française dans les années cinquante, alors même que se développait la description sociologique, commune à Sartre, Albert Memmi ou Frantz Fanon, pour ne citer qu’eux, de ce qu’ils appelèrent l’aliénation de l’intellectuel entre deux cultures, ou encore, d’un terme plus ambigu, son  « acculturation » [2]. La logique de cette description de la littérature maghrébine de langue française comme « acculturée » en conduisit alors tout naturellement plus d’un à prédire la « mort jeune » de cette littérature, une fois l’indépendance des pays concernés acquise et les programmes d’arabisation mis en œuvre.

Or, la littérature maghrébine de langue française est actuellement bien plus florissante qu’alors, ce qui tendrait à contredire cette approche effectivement datée. Mais en même temps bien des textes parmi les plus féconds dans le spectaculaire renouveau de cette littérature auquel on assista dans les années soixante-dix nous montrent au moins l’un de leurs personnages principaux dans une situation de décalage comparable. Le plus souvent, ce personnage est exilé : c’est le cas de Habel, le héros éponyme du roman de Mohammed Dib en 1977, du héros-narrateur de Phantasia d’Abdelwahab Meddeb en 1986 ou de celui d’Un Eté à Stockholm d’Abdelkebir Khatibi en 1990, parmi beaucoup d’autres. C’est en effet le cas le plus fréquent, et le thème pourrait en apparaître banal puisque c’est un des plus connus de toutes les littératures mondiales. Pourtant dans le contexte politico-linguistique particulier de cette littérature émergente on ne peut se dispenser de l’utiliser pour une réévaluation de ce qui vient d’être dit sur le décalage du héros mis en parallèle avec le décalage linguistique dans les années cinquante.

L’aliénation n’explique pas tout

Force est d’abord de constater que les prédictions pessimistes antérieures à l’indépendance ne se sont pas réalisées, puisque cette littérature dite « acculturée » est plus vivace que jamais. Cette belle vitalité peut certes être expliquée par des développements politiques que ne pouvaient pas prévoir les analyses antérieures aux Indépendances, focalisées qu’elles étaient sur une description quelque peu mécanique de l’ « aliénation » coloniale. L’ « aliénation » est indubitable, mais n’est pas aussi datée que ces analyses le pensaient. A l’oppression coloniale a succédé la déception des Indépendances, dont l’année la plus significative fut 1965, qui vit à la fois le colonel Boumédiène prendre le pouvoir militairement en Algérie, et le Maroc écraser dans le sang les soulèvements de Casablanca et faire disparaître définitivement, avec l’aide des services secrets français, le leader de l’opposition Mehdi Ben Barka. Et comme cependant la dépendance éditoriale d’avec la France n’avait guère cessé, on peut affirmer que la conjonction entre la ruine des illusions anticolonialistes et celle des discours de gauche « institutionnalisés » en 1968 en Europe, a suscité et permis l’éclosion d’une violente parole de rupture chez une génération de jeunes écrivains dont le groupe de la revue « Souffles » autour d’Abdellatif Laâbi au Maroc, ou des individualités comme Rachid Boudjedra en Algérie apparurent alors comme les symboles les plus visibles. Le narrateur du roman bien connu de ce dernier, La Répudiation (1969) [3], n’est-il pas doublement décalé, par sa situation spatiale, même dans Alger, et surtout par le fait que tout son récit soit fait à l’amante étrangère Céline, de la relation « hors-normes » avec laquelle il est explicitement dépendant ?

Pourtant, si la signification politique de ces décalages est facile à lire, elle n’en est peut-être pas la dimension essentielle. On constate en effet que dans la plupart de ces textes le personnage décalé a un rapport évident avec l’écriture. Habel, chez Dib, est certes exilé en France par son frère, « pressé de s’approprier le sceptre », mais il est aussi celui à qui dans cet exil qui en est la condition, l’ange de la mort a confié pour mission de « donner à chaque chose précisément un nom ». La déambulation du narrateur de Phantasia de Meddeb dans les rues de Paris y est explicitement, aussi, présentée comme indissociable de l’activité d’écrire. De même dans La Répudiation on vient de voir que la relation avec l’amante étrangère, Céline, est la condition même de la narration. Et par ailleurs dans tous ces textes l’exil culturel n’est plus du tout vécu sur le mode de la déploration comme cette perte d’identité du colonisé qui fonde le pathétique des romans de Malek Haddad ou d’Albert Memmi, mais au contraire comme une richesse, dont l’Amour bilingue (1983) qui donne son titre à l’un des plus beaux romans d’Abdelkebir Khatibi est une des illustrations fécondes. Dès lors la description mécanique de « l’aliénation » de l’intellectuel « acculturé » montre à l’évidence qu’inséparable de l’époque qui la vit naître et dans laquelle elle put apparaître comme un indéniable outil politique, elle ne peut plus rendre compte de manière satisfaisante de la fonction de l’ailleurs ou du décalage du personnage dans cette littérature « maghrébine de langue française » dont l’intitulé même suppose la double localisation, pour ne pas dire la délocalisation. Le roman quant à lui ne peut plus être abordé à partir des concepts quelque peu réducteurs d’Identité et de Différence, fondés ou non sur la possession ou la privation d’une langue maternelle. Ces thèmes y tiennent certes une place importante, mais en quelque sorte revisitée. L’ailleurs, de différence culturelle, va se transformer en étrangeté où fleurit le désir : celui-là même qui fonde l’écriture, laquelle dès lors devient la déterritorialisation majeure.

De la différence à l’étrangeté

Le roman le plus connu pour illustrer ce schéma est bien sûr La Répudiation de Rachid Boudjedra (1969). Le récit plus ou moins autobiographique du narrateur y est en effet explicitement présenté comme narré à l'amante étrangère. De plus, la progression chaotique de ce récit comme son existence même sont inséparables de l'évolution de la relation sexuelle du narrateur, Rachid, avec Céline. L'érotique du texte, de la narration, est ainsi directement montrée, débarrassée de tout mystère... Or cette différence sexuelle du narrateur et de l'allocutaire de son récit est aussi différence culturelle, que souligne le roman en commençant la narration autobiographique par le récit de ce qui manifeste la plus grande différence culturelle entre ces protagonistes : le Ramadhan. Cette différence culturelle exhibée souligne donc encore plus la tension, déjà lourde dans le roman, de l'érotique textuelle qui le fonde. Elle souligne également la rupture de l'écriture romanesque en tant que telle avec la clôture de la culture traditionnelle : dans quelle mesure le surgissement du moi autobiographique en rupture avec cette clôture n'a-t-il pas besoin de l'étai de la double différence introduite par Céline ? Mais ce dédoublement de la différence sexuelle de l'allocutaire peut apparaître aussi comme une surcharge inutile, une redondance qui souligne peut-être surtout, y compris par sa lourdeur "pédagogique", la dépendance de fait de La Répudiation par rapport à une lecture française de l'écriture maghrébine.

C'est pourquoi il est intéressant que dans le roman suivant du même auteur, L'Insolation (1972), le destinataire du récit soit une femme algérienne, Nadia, l'infirmière-chef aux seins dissymétriques. La différence qui fonde l'érotique de la narration est ainsi débarrassée de toute redondance culturelle. Elle est sexuelle uniquement, et politique peut-être, mais de toute manière elle provient exclusivement de l'intérieur du champ culturel national. Or ce passage de l’allocutaire intradiégétique du récit, de l’extérieur vers l'intérieur du champ culturel, s'accompagne sur le plan des références littéraires, de tout un jeu intertextuel avec des textes essentiellement algériens, parmi lesquels ceux de Kateb Yacine tiennent la première place. Mais s'agit-il encore de différence, au sens où la décrit traditionnellement l'idéologie, c'est-à-dire de différence entre des entités culturelles cohérentes dans leur propre définition d'elles-mêmes comme dans celle de leur irréductibilité l'une à l'autre ? Certes non ! On est passé au contraire dans ce texte d'une convocation de la différence comme prétexte de la narration, qui était le propre de La Répudiation, à une distanciation du semblable, de l'identique supposés par le discours idéologique univoque, en étrangeté à l'intérieur même du champ. Seule subsiste la différence sexuelle, transformée en incongruité selon une redondance malgré tout présente, dans les seins dissymétriques de Nadia. Mais cette incongruité apparente fait partie de tout un jeu ménippéen avec le corps théâtralisé des différents discours par rapport auxquels le roman s'écrit en les mettant en scène. Discours idéologiques ou discours littéraires, mais explicitement nationaux. Ainsi, l'érotique textuelle de ce roman est-elle doublement fondatrice. En se passant de la redondance culturelle de Céline allocutaire étrangère, elle rompt avec le postulat unitaire de l'idéologie qui situe toute différence à l'extérieur du champ culturel national.

Ce concept d’étrangeté, qui n'est pas obscurci par l'histoire théorique de celui de différence, permet de suppléer à la défaillance du terme de différence pour désigner une altérité qui n'en est pas une, une rupture interne de l'identique par laquelle cet identique peut devenir productif. Car seule cette altérité interne, en quelque sorte, rendra possible cette érotique du texte en laquelle on a vu plus haut une condition de sa production, de sa fécondité. L'étrangeté, appliquée à l'écriture romanesque, désignera donc un intérieur-extérieur, d'abord, de cet allocutaire intra ou extra diégétique implicite à toute narration. Un récit s'adresse toujours à un lecteur, ou à un auditeur, que cet allocutaire soit ou non désigné explicitement par le texte. Or, pour le lecteur non-nommé comme pour Céline ou Nadia, l'une des questions qu'on pourra se poser, et qui hypothèque en partie la signification comme la portée du texte, est celle de son intériorité ou de son extériorité par rapport au champ culturel référentiel de ce texte. Le même texte sera lu différemment par un lecteur maghrébin ou par un lecteur français, et l'on pourra se demander auquel ce texte s'adresse. Mais on s'apercevra vite que ce texte ne s'adresse jamais uniquement à l'un, ou uniquement à l'autre. Le lecteur-allocutaire est le plus souvent, selon une variation infinie de situations possibles, à la fois intérieur et extérieur par rapport au champ de significations du texte, que d'ailleurs son intériorité-extériorité, son étrangeté au sens où on vient de la définir, informe et modèle à son tour.

L’écriture-déterritorialisation

Dans une certaine mesure l'abandon de la différence culturelle redondante de Céline pour la seule étrangeté sexuelle de Nadia comme fondement de l'érotique narrative, peut donc être lu comme l'affirmation d'une maîtrise littéraire grandissante de l'auteur de La Répudiation et de L'Insolation, à une époque où par ailleurs la littérature maghrébine de langue française en général n'a plus à quêter une reconnaissance qu'elle a depuis longtemps acquise dans l'opinion. On peut donc se demander si ce mécanisme s'annonçait déjà, vingt ans plus tôt, lors des débuts de cette même littérature, dans un contexte de dépendance culturelle non encore dépassée. On sait, ainsi, que l'écriture de Feraoun est souvent présentée par les lectures idéologiques comme aliénée, parce qu'elle recourrait ingénument aux modèles d'une écriture française apprise. Mais si l'on revient à cette écriture en dépassant le système de valeurs civilisationnelles et scripturales explicites de l'auteur, pour étudier plus profondément la fonction des personnages, particulièrement féminins, dans la narration, tant dans l'histoire racontée que dans la production de celle-ci, que trouve-t-on ? L'exemple de La Terre et le Sang (1953) me semble particulièrement bien illustrer mon point de vue, dans la mesure où ce roman nous présente à la fois un ancien émigré, Amer, comme héros masculin, et deux héroïnes féminines dont l'une, française d'origine, peut être lue dans un statut de différence comparable à celui de Céline chez Boudjedra quinze ans plus tard, et dont l'autre, Chabha, rejoint par sa différence sexuelle et le scandale de sa liaison non-licite avec Amer une étrangeté féminine qui n'est certes pas celle de Nadia, car le récit ne s'adresse pas à elle, mais est cependant comparable.

Ces trois personnages sont, de trois façons différentes, à la fois intérieurs et extérieurs par rapport au champ identitaire du village : décalés sans être différents. Amer l'est en tant qu'ancien émigré, même si dès son retour ce passé est apparemment gommé. Pourquoi en effet, avoir signalé ce passé dans le portrait du personnage ? Est-ce uniquement pour expliquer qu'il revienne avec Marie, la Française ? N'est-ce pas plutôt pour le mettre dans cette situation de différence qui n'en est pas une, d' "intérieur-extérieur", ou encore d'étrangeté, qui lui permettra de devenir personnage romanesque ?

Le personnage de Marie, dans La Terre et le Sang, est en quelque sorte un "produit" narratif idéologiquement cohérent avec l'étrangeté d'ancien émigré d'Amer. Sa différence culturelle de Française peut ainsi apparaître, dans sa cohérence avec le passé d'Amer, comme une sorte de parcours narratif obligé comparable à la présence de Céline chez Boudjedra, dans une redondance idéologique du même ordre, même si Marie n'est pas allocutaire du récit. Mais ne peut-on établir un parallèle entre l'entrée de Marie dans l'univers du village, alors qu'elle vient d'un extérieur radical, et celle du "touriste" dont le regard sur ce village depuis le même extérieur radical est convoqué dans la description initiale, comme il l'était déjà dans celle qui ouvrait Le Fils du pauvre ? Seulement, les nécessités d'une narration qui se justifie comme dire du lieu, et non de ses extérieurs, vont très vite résorber cette double différence parasitaire par rapport à l'objet local véritable du roman. Le touriste supposé et la différence de Marie disparaissent comme d'inutiles préalables oratoires, et s'il ne reste rien du touriste, Marie deviendra plus kabyle que les Kabyles. Sa différence, comme le passé d'Amer, va être subvertie par la logique d'un récit qui dit avant tout le lieu. La question sera donc de savoir pourquoi Feraoun a ressenti la nécessité de cette différence, avant de la subvertir. On tentera d'y répondre après avoir parlé de Chabha.

Chabha en effet n'est pas différente du groupe, du village, au départ. Mais sa liaison amoureuse avec Amer la marginalisera. Son parcours est donc rigoureusement inverse de celui de Marie. Là où Marie en s'assimilant perd sa différence, mais aussi son statut d'héroïne centrale, Chabha en se marginalisant par une liaison amoureuse non licite se place dans une situation d'intériorité et d'extériorité à la fois qui lui permet de devenir héroïne romanesque. Là où Marie perd sa différence, Chabha gagne son étrangeté, laquelle lui permet de devenir héroïne. Etrangeté double, donc : celle d'une femme se plaçant en rupture des normes de son groupe par son aventure amoureuse, mais celle aussi d'une femme se plaçant dans une rupture tout aussi importante par rapport à ce même groupe en devenant personnage de roman. Et l'on oublie trop souvent que c'est la seconde qui produit la première, et non l'inverse.

La différence initiale de Marie lui aurait permis de devenir personnage romanesque sans que la clôture identitaire du village n'en souffre : simplement, elle n'aurait pas été intégrée. Mais le roman n'aurait pas été le roman de ce village, dans la mesure où le village n'y aurait pas été perçu à travers la crise de valeurs qu'entraîne l'effraction de Chabha, et qui seule permet au village aussi de devenir protagoniste romanesque, signifié privilégié. L'entrée du village dans l'écriture romanesque ne peut se faire que par l'intermédiaire d'une rupture dans le système clos de ses valeurs, par l'intermédiaire d'une crise introduite par la césure que Chabha seule peut provoquer au plus intime du "noyau de l'être" collectif dont elle est issue à la différence de Marie, et qu'elle représente plus que les protagonistes masculins en tant que femme. Seule la fêlure introduite par Chabha-femme dans ce noyau de l'être que son silence, comme son devoir traditionnel de ne pas être objet de paroles, ont pour rôle de préserver, permettent l'entrée du village comme objet (et donc comme perte de son être profond) dans l'écriture romanesque. L'écriture romanesque est une parole indécemment adressée à l'extérieur, et dont le dire réaliste impudique dévoile, par la nature même de cette écriture romanesque, ce que le dire clos de l'identique commande de passer sous silence : l'être le plus intime et le plus vrai. Chabha est donc la condition même d'un récit romanesque véridique du lieu. Mais elle l'est grâce à la perte du silence constitutif, en quelque sorte, de l'identité close. Le roman est effraction que seule la rupture de Chabha rend possible, grâce à son étrangeté féminine dans l'identique le plus profond. La différence redondante de Marie n'aurait pas permis ce récit, si Marie en avait été héroïne. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles quinze ans plus tard Céline, encombrée d'une même différence redondante, sera allocutaire du récit de Boudjedra, et non protagoniste à l'intérieur de ce récit.

Pourquoi, alors, Feraoun a-t-il conservé ce personnage de Marie ? La comparaison esquissée plus haut avec le "touriste" fictif du point de vue duquel se fait la description peut ici nous aider. Selon une approche idéologique, ce "touriste" serait un indice du point de vue « aliéné » de Feraoun sur sa Société, et cette « aliénation » d’un « assimilé » se confirmerait lorsqu'on examine les références culturelles auxquelles Feraoun fait appel, et les modèles littéraires utilisés par son écriture. Mais cette lecture idéologique ne s'interroge pas sur le statut du langage romanesque en tant que tel, et plus précisément celui de la description réaliste, par rapport à cette Société. L'extranéité en effet qu'il convient d'examiner ici n'est peut-être pas tant celle des valeurs culturelles auxquelles Feraoun fait référence, ni celle de la langue française et de son humanisme sous-jacent qu'il est aisé de localiser. Elle est plutôt celle du genre romanesque et de l'attitude descriptive en tant que telle. Car cette attitude descriptive suppose nécessairement un allocutaire extérieur au champ décrit, dont on épousera donc naturellement le point de vue si l'on vise à la lisibilité.

Dans quelle mesure donc ne peut-on lire le personnage de Marie comme une manifestation indirecte de cette extranéité inévitable d'une écriture romanesque et de ses allocutaires « naturels », par rapport à l'espace du village dans lequel le roman, non seulement ne répond à aucune tradition culturelle, mais apparaît de plus comme une effraction mortelle pour la clôture sur l'Identique des valeurs constitutives d'une cohérence de cet espace ? Marie vient de l'extérieur, comme la parole romanesque, mais depuis sa différence, elle se fondra finalement au plus profond de l'Identique, jusqu'à devenir, on l'a vu, plus kabyle que les Kabyles, et disparaître du même coup comme héroïne de roman. C'est cependant la différence de l'écriture romanesque, parallèle à la sienne, tout comme l'étrangeté d'Amer, qui permettront à Chabha de devenir cette héroïne que Marie ne peut plus être lorsqu'elle résorbe ainsi sa différence.

De la même façon c'est la différence de l'écriture romanesque qui permettra à ce noyau de l'être que révèle son effraction, parallèle à celle de Chabha, d'être dit, et perdu à la fois. Chabha devient héroïne romanesque, le récit romanesque révèle le village au plus intime, parce que Marie comme le genre romanesque sont venus depuis leur différence radicale introduire dans la conscience des villageois ce recul, cette étrangeté par rapport à leur quotidien qui seuls permettent à ce quotidien d'être dit, même si c'est au prix de sa perte. L'étrangeté féminine, qu'elle soit doublée d'une différence culturelle comme celle de Céline ou de Marie avant son assimilation à la Kabylie, ou qu'elle soit comme celle de Nadia ou de Chabha inhérente au champ de l'Identique, rejoint donc l'étrangeté du roman maghrébin de langue française comme écriture. Comme elle, elle permet le dire d'une identité jusqu'ici close par son évidence interne, et le silence qui la scellait.

Quel ailleurs ? Quel ici ?

On en arrive ainsi, à partir de ce vacillement des limites spatiales ou conceptuelles qu’on peut considérer aussi comme une des caractéristiques majeures de l’écriture littéraire et de cette déterritorialisation qu’y soulignait Deleuze, à reconsidérer quelque peu les définitions trop mécaniquement identitaires données le plus souvent de l’ailleurs, en particulier lorsqu’il s’agit de littérature. Voir dans le roman francophone un passage d’un ailleurs problématique à un ailleurs emblématique n’est certes pas inexact, mais relève d’une lecture idéologique dans laquelle l’ambiguïté propre au texte littéraire s’efface. En ce qui me concerne je chercherai au contraire, sans nier cette lecture thématique, à développer parallèlement un itinéraire inverse. Dépasser la perception idéologique de l’ailleurs comme emblème identitaire qui marqua les premières lectures du roman maghrébin, pour en arriver à la mise en évidence d’un décalage problématique : non tant celui de la partition spatiale décrite par le roman, que celui du fonctionnement littéraire lui-même dans le champ francophone, et plus particulièrement ici franco-maghrébin.

Qu’est-ce que l’ailleurs dans et de la littérature maghrébine de langue française ?

La définition de l’ailleurs est ici liée à celle de l’exotique : tout ailleurs l’est d’abord par rapport à un ici, tout exotisme l’est par rapport à une norme. Or au départ la littérature maghrébine de langue française, s’adressant à des lecteurs majoritairement français, développera ou infirmera un exotisme par rapport à un ici français. Pour simplifier, disons que si le marocain Ahmed Sefrioui, par exemple, propose une description du milieu traditionnel qui correspond à une attente européenne de dépaysement sans nuages, un autre marocain, Driss Chraïbi, dressera dans Le Passé simple (1954) un violent réquisitoire contre l’hypocrisie de cette dernière. Les algériens Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri ou Mohammed Dib quant à eux, décriront d’emblée une Société traditionnelle différente, certes, de la Société européenne, mais dans laquelle l’accent est mis sur la situation de crise dans laquelle elle se trouve, du fait entre autres de l’intrusion de valeurs occidentales. C’est dans une certaine mesure à un exotisme inversé qu’on assiste dans leurs romans, comme ce sera encore plus le cas en 1956 dans Nedjma de Kateb Yacine, puisque l’ailleurs y est la lointaine Société occidentale. Ailleurs relatif cependant puisqu’il intervient directement dans la détérioration de l’espace d’ici, qui dès lors ne peut plus véritablement en apparaître déconnecté : le décalage des personnages dont on parlait en commençant intervient bien ici comme une sorte de trait d’union entre deux espaces aux normes pourtant si antagonistes. Il participe de ce fait à un gommage de l’exotisme : la crise dans laquelle l’ailleurs occidental a participé à plonger la société traditionnelle installe l’espace de cette dernière dans une sorte de continuité par rapport à cet ailleurs inverse de celui qu’attendait l’exotisme.

Cette définition de l’ailleurs est donc plus complexe que ce qu’une approche rapide le laissait supposer. Elle sera plus complexe encore si on passe de la littérature maghrébine de langue française proprement dite, à la littérature « issue de l’immigration » d’origine maghrébine en France, ou en Europe. Car ici l’exotisme ne se développe plus entre la Société française et un espace, exotique ou non, géographiquement décalé, mais au sein même de la Société européenne. Quelles que soient les polarités de l’ailleurs et de l’ici qu’on y dégagera, on pourra donc dire que l’ailleurs y est dans l’ici, et réciproquement. Dès lors l’intérêt théorique d’une étude de cette jeune littérature au statut beaucoup plus problématique que celui de la littérature maghrébine proprement dite, me semble résider dans le fait qu’elle met en échec toutes les définitions de l’ici et de l’ailleurs proposées jusqu’ici, que ce soit à partir de critères géographiques ou d’aires linguistico-culturelles. Et de même il s’avère quasiment impossible de lui désigner un espace de référence géographiquement et culturellement circonscrit. On est bien là au niveau le plus élémentaire cette fois dans cette déterritorialisation de l’écriture qu’on a signalée plus haut pour pointer l’impossibilité de réduire la littérarité à une localisation de nature idéologique. Ici, ce n’est même plus de littérarité qu’il s’agit nécessairement, car la qualité littéraire, même si un nombre grandissant d’écrivains s’affirment comme tels depuis quelques années, n’est pas toujours au rendez-vous : c’est bien au niveau du fait objectif de l’existence de certains textes que la description idéologique à base identitaire se trouve en défaut.

Déjà le libellé « littérature maghrébine de langue française » ne manquait pas de poser problème, en désignant lui aussi un ailleurs double dans cette double localisation contradictoire. La tentative de localisation ici se nie par son effort de localisation même. Mais n’avons-nous pas insisté sur la littérarité comme déterritorialisation ? Les plus grands textes de cette littérature, par exemple plusieurs des derniers romans de Mohammed Dib [4], s’écrivent d’emblée dans un espace qui n’est même plus un ailleurs, puisque l’ici par rapport auquel cet ailleurs le serait n’y est plus l’espace d’origine de l’écrivain. Et on ne voit pas en effet pourquoi un écrivain maghrébin serait condamné à ne parler que du et depuis le Maghreb. Ou un écrivain allemand de et depuis l’Allemagne. Dès lors on sera peut-être amené à poser le problème de la pertinence de la définition d’une littérature par rapport à un lieu ou à un espace « de référence ». Problème qui est particulièrement celui de la plupart des littératures francophones, lues le plus souvent comme une annexe exotique de la littérature française, dont la lecture ne se justifierait qu’à partir de l’intérêt ethnographique ou politique des espaces de référence dans lesquels elles sont cantonnées. L’ailleurs ici désigne bien souvent le secondaire, le mineur. Il est parfois négation de la littérarité, au sens noble du terme.

On propose donc ici de considérer la Francophonie, moins en termes de communauté d’espaces culturels divers ayant en commun l’usage littéraire de la langue française sans pour autant accéder de plein droit dans l’espace indubitable de la littérarité, que comme une sorte de laboratoire dont l’ »ailleurs » ne se réduirait plus à sa dimension géographique de périphérie par rapport à un centre, seul « ici » acceptable et norme en tant que tel, mais développerait une sorte de déterritorialisation de la signifiance littéraire. Dans cette dernière le texte ne serait plus réduit à ce que Foucault appelait la « tyrannie du sens », c’est-à-dire dans le champ qui nous intéresse l’espace décrit et les idées développées par rapport à cet espace, mais redeviendrait ce creuset de significations nouvelles où la littérature nous donne des mots nouveaux pour désigner une réalité qui a échappé aux clivages signifiants consacrés.

 



[1] . « Francophonie et critique postcoloniale ». Revue de littérature comparée, 1/1997, p. 59-87.

[2]. Le mot « Acculturation » peut signifier en effet, contradictoirement, tantôt l’acquisition d’une culture, tantôt la perte de ses repères culturels par celui qui a subi trop fortement l’emprise d’une culture dominante sur sa propre culture dominée.

[3]. On peut considérer que même s’il fut précédé par d’autres textes aussi violents et parfois de meilleure qualité littéraire, ce roman marque véritablement, par le gros succès qu’il connut alors, les débuts de cette seconde et spectaculaire renaissance du roman maghrébin de langue française, dont la production avait effectivement commencé à faiblir dans les années qui en précédèrent la publication, cependant que la production des années qui suivirent a connu un nombre de titres et des chiffres de tirages sans commune mesure avec ceux qui précédaient.

[4]. On pense ici surtout à l’ensemble de textes qu’on a appelé le « cycle nordique » de l’écrivain : Les Terrasses d’Orsol (1985), Le Sommeil d’Eve (1989), Neiges de marbre (1990), et L’Infante maure (1994).