(Charles Bonn : Le Roman algérien de langue française. Vers une communication littéraire décolonisée ? Paris-Montréal, L’Harmattan, 1985, 359 p. )

Sommaire du livre

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TROISIEME PARTIE

L’inscription spatiale d’un écart :
Les cinq romans les plus marquants depuis l’Indépendance

Chapitre 7 :  Le dynamitage de la clôture idéologique dans Le Polygone étoilé et Le Muezzin  4

A. – SUBVERSION ET PRODUCTIVITÉ SÉMANTIQUE D'UN RÉCIT AMBIGU : LE POLYGONE ÉTOILÉ  5

De Nedjma au Polygone étoilé. 5

Un signifié ambigu. 7

Le carnaval 11

La fusion des plans narratifs : vers une esthétique du continu ?. 16

Les figures fondamentales. 18

B. – LA SPATIALISATION DES AMBIGUITÉS SIGNIFIANTES DANS LE MUEZZIN  21

Théâtralité dialogique du signifiant, et carnaval 21

L'ambivalence spatio-temporelle. 24

Spatialité de l'ambiguïté signifiante. 29

L'irruption du sens et l'ambiguïté tragique. 34

Chapitre 8 :  La productivité spatiale du carnaval dans La Répudiation  38

Rupture et enfermement 38

La production des récits. 45

Textes et espaces. 49

Parodie, plurivocalisme et intertextualité fondatrice. 54

Le roman des origines. 57

La parole-corps et le roman familial 61

Chapitre 9. Paroles d’un lieu vide :  L’Exil et le Désarroi et Habel 69

A. – L'EXIL ET LE DESARROI, OU LA PAROLE-CONSUMATION  69

Le lieu vide, et le noyau éclaté. 70

La parole plurielle, Ali-Saïd et l'arbre-flamme. 75

B. – HABEL, OU L'ECRITURE DANS LA LIMITE  80

La parole qui sépare. 80

La fascination de Lily. 87

La transparence de Habel 90

La parole-accueil de la limite. 96

 


Chapitre 7 :
Le dynamitage de la clôture idéologique dans Le Polygone étoilé et Le Muezzin

L'échec d'une littérature trop fidèle à l'horizon d'attente qui l'accueille, ou aux directives idéologiques d'un discours culturel, provient de sa sollicitation d'un label de conformité. La répétition ne produit que des épigones insignifiants, même si dans l'instant de leur première lecture ils comblent une lecture qui ne sait pas encore qu'elle n'attend plus ce déjà connu, tout en le réclamant. L’œuvre marquante au contraire se crée une lecture nouvelle dans l'attente qui s'ignore d'un public qui seul donnera sens au texte inouï, ou le rejettera.

L'écart d'une oeuvre marquante n'est pas la simple rupture de contenu qu'appelle un dire explicite. Un sens déviant ou opposition­nel n'installe qu'une rupture momentanée avec celui d'un discours de pouvoir, s'il ne se constitue pas en écart par une rupture égale­ment formelle. Dynamiter la clôture idéologique, c'est manifester que le roi est nu, c'est-à-dire que le discours de pouvoir qui pro­clame sa propre transparence a un corps, qu'il est lui-même comme tout discours une forme historiquement datée. Manifester, et non pas seulement dire. Une rupture au seul niveau du sens sera tôt ou tard « récupérée ».

Autant dire que l'écart suppose l'ambiguïté consciente et assu­mée de l'écriture qui s'en réclame. Ambiguïté signifiante, bien différente de l'ambiguïté malgré eux, des textes maladroits qu'on a vus ne pas vouloir s'interroger sur la contradiction que mani­feste le lieu d'énonciation de leur dire.

C'est bien à une véritable libération de l'ambiguïté qu'on assis­tera avec les deux romans les plus paradoxaux décrits ici : Le Polygone étoilé et Le Muezzin. Dans ces deux textes, le carna­val atteint, en effet, sa pleine dimension. Leur efficacité subversive tient en partie, non seulement à la mise en spectacle dialogique de leur signifiant, en même temps que de tous les discours en présence, mais encore à l'autodestruction du signifiant dans sa propre corrosion intertextuelle. Ces deux romans pourtant bien différents l'un de l'autre sont le contraire d'une démonstration, même oppositionnelle. Là où d'autres textes partent, en effet, de l'événement singulier pour l'amener progressivement à un sens exemplaire, ceux-ci brouillent toute possibilité d'intégration de leur texte, de « récupération » par le sens idéologique. Et c'est pourquoi je décris ces textes et leur provocation à tous les énon­cés univoques en ouverture à cette troisième partie qui groupe les romans que je considère comme les plus intéressants de la post-indépendance. Après les excès d'une surdétermination idéo­logique, d'une réduction forcenée à un sens préexistant, voici le plus magistral pied-de-nez à toute lecture ne cherchant que le sens.

A. SUBVERSION ET PRODUCTIVITÉ SÉMANTIQUE D'UN RÉCIT AMBIGU : LE POLYGONE ÉTOILÉ [1]

Le Polygone étoilé ne peut se réduire à un (ou plusieurs) « sujet(s) » et laisse la critique de contenu impuissante. Le Poly­gone étoilé est d'abord l'inclassable. Il ne connaît pas a priori de norme par rapport à quoi s'écrire. Car singulièrement, la réus­site essentielle de Nedjma – seule antériorité textuelle par rap­port à laquelle Le Polygone étoilé ne cache pas sa réécriture – est de n'avoir pu fournir de lecture idéologique univoque.

L'écart et l'ambiguïté du Polygone étoilé seront donc en quel­que sorte redoublés, redondants : son texte de référence, celui par rapport auquel il s'écrit est non seulement Nedjma, mais l'en­semble du TEXTE katébien. C'est-à-dire également les poèmes dispersés, le théâtre et la multitude protéiforme des extraits dissé­minés, en perpétuelle germination, d'une oeuvre dont la caractéris­tique essentielle est de n'être jamais terminée, jamais close, jamais arrêtée. Le texte de Nedjma est lui-même production de récits qui s'écrivent les uns par rapport aux autres, comme par rapport à la nécessité de dire pour combler la perte de parole fondatrice, de narrer pour donner voix au silence de Nedjma. L'ambiguïté y produit le sens sur la ruine de l'épique et de l'univoque, et la polyphonie s'y développe entre les récits singuliers. Et pourtant si on a vu l'épique subverti, dans Nedjma, au profit d'autres modes de signification, l'épique n'en fonctionne pas moins de façon significative et assumée. Il semblerait plutôt qu'il y ait une sorte de mouvement d'un mode de signification à l'autre, une sorte de fécondation réciproque où la dimension du désir consti­tutive de l'écriture est évidente. Chaque texte fonctionne en écho à d'autres textes, et leur éclatement est nécessaire à la prolifération du mouvement désirant d'où surgit le sens.

De Nedjma au Polygone étoilé

« Le lecteur, de longue date, était averti que Nedjma, Le Cercle des représailles, Le Polygone étoilé, les poèmes à paraître en un prochain volume, sont une seule oeuvre de longue haleine, toujours en gestation », dit le « Prière d'insérer » du Polygone étoilé, qui précise : « Les pages qu'on va lire sont en chantier depuis dix ans. C'était à l'origine un poème écrit en 1947, « Nedjma ou le poème ou le couteau », publié dans la même année au Mercure de France, embryon d'une tragédie (1948) que je crus perdue, mais retrouvai quatre ans plus tard à la revue Esprit, elle parut, « Le Cadavre encerclé » 1954, avant d'aboutir à la forme roma­nesque, « Nedjma » 1956 ». Pour Jacqueline Arnaud, Le Poly­gone étoilé était, en fait, projeté dès 1958, comme une tentative pour réunir toutes les formes, poésie, théâtre, roman, et devait dès 1962, coiffer toute l’œuvre de Kateb [2].

Le titre même du Polygone étoilé inscrit son symbolisme de manière redondante par rapport à celui de Nedjma : l'étoile est ici qualificatif, mais n'était-elle pas déjà inscrite dans le « poly­gone » ? Dérive métonymique, certes, mais la redondance n'an­nonce-t-elle pas également, dans ce texte destiné à être l'aboutis­sement du cycle de Nedjma, la fermeture pléonastique de son discours ? On verra que par bien des aspects, Le Polygone étoilé peut être considéré comme une suite en cul-de-sac de Nedjma. Contentons-nous pour rester au niveau des annonces de reconnaî­tre ce poème inscrivant plus fondamentalement Le Polygone étoilé dans la même ambivalence de structures génératrices que l'on avait décrite dans Nedjma : celle qui associe l'enfermement et la dispersion, dans une répétition de l'énonciation de Nedjma :

« Une seule femme nous occupe
Et son absence nous réunit
Et sa présence nous divise » (p. 147).

Prolongement de Nedjma, Le Polygone étoilé l'est parce qu'il reprend des textes non retenus pour Nedjma, que J. Arnaud répertorie et dont elle suit la transformation, le retravail. Il donne ainsi une « suite » à des récits laissés en suspens dans le premier roman, comme l'histoire de Marc, le soldat français dont Lakhdar découvrait la photo dans le sac de Nedjma : énigme non résolue dans le premier roman, le personnage ici prend corps. Il est « chasseur désappointé » au même titre que Mourad, qui raconte son histoire à Rachid (pp. 151-157) dans la villa Beauséjour désertée, peu avant la mortelle promenade jusqu'au Bain des Mau­dits (p. 166) oh Rachid et Marc meurent ensemble, cependant qu'une infirmière française, l'ancienne barmaid du Bar de l'Escale, a remplacé Nedjma dans la même clinique où Rachid l'avait connue.

De la même façon, on retrouve Lakhdar, dont toute l'équipée d'émigré en France (pp. 39-70) peut être considérée comme une suite logique de la dispersion des quatre amis dans Nedjma. D'ail­leurs, ce sont bien les quatre amis réunis que l'on trouve dès le début dans le récit énigmatique du « camp ». On les retrouve ailleurs en compagnie du Barbu, dans le temps diégétique du chantier de Nedjma (pp. 84-86).

On pourrait multiplier les exemples, sans rien ajouter au travail de J. Arnaud sur l'origine et le réemploi des différents textes du Polygone étoilé. L'important ici ne me semble point tant de mon­trer la continuité – évidente – entre Nedjma et Le Polygone étoilé, que les distorsions qu'elle subit dans l’œuvre nouvelle, et de proposer des explications à ces distorsions.

La distorsion apparaît d'abord dans le traitement du temps diégétique, dans l'articulation réciproque des différents récits, et dans l'individuation des personnages. Dans Nedjma, le temps dié­gétique était éclaté, et on sait les efforts souvent dérisoires de la critique pour restituer les chronologies internes du roman. Mais si complexe que fût leur agencement, ces différentes chronologies formaient en quelque sorte des éclats de temps dont la sépara­tion était tranchée, leur donnant du même coup toute une série de cohérences internes. Les chronologies dispersées se répondaient l'une à l'autre, fonctionnaient, on l'a vu, sur un système complexe d'échos, constitutif entre autres de la polyphonie du roman. Elles ne se confondaient pas. Le Polygone étoilé au contraire joue sur l'ambiguïté temporelle, particulièrement dans les séquences du camp. Fort peu d'indicateurs diégétiques permettent de localiser temporellement ces récits, dont il apparaît à l'analyse que leur diégèse se situe à la fois avant et après l'Indépendance. La des­cription de la genèse du Polygone étoilé que fait J. Arnaud peut fournir une explication par les dates de composition différentes, mais il est évident que Kateb a maintenu cette ambiguïté que lui fournissaient les aléas de son travail et de l'Histoire.

Est également rognée, et fondue dans des ensembles variables, la figure génératrice des quatre personnages-récits qu'étaient dans Nedjma les quatre amis. Dans le camp, c'est à peine si on les voit émerger, surtout au début, parmi l'ensemble indistinct des « pri­sonniers ». Et puis, ils ne sont plus seuls : ne sont-ils pas mêlés ici à des personnages-annonces qui prennent une importance au moins aussi grande, les détrônant en tout cas de leur fonction génératrice de récits, et qui sont Visage d'hôpital, Face de Rama­dhan, Visage de prison ? La juxtaposition de leurs récits indivi­duels et le jeu d'échos entre eux, permettait au discours de Nedjma de révéler progressivement l'entité collective à découvrir de la nation. Les quatre amis sont ici fondus dans un destin collectif dont, perdant leurs noms, ils ne sont plus chacun qu'un avatar « l'exil, le bagne, la folie, la mort, quatre « vérités » qui ne sont pas, chacune, destin d'un être unique, mais facette de la condition commune. Le nom même du « polygone » fait planer sur tous. l'ombre de la mort, Visage d'hôpital rejoint Mustapha au bord de la folie, Visage de prison est l'anonyme de tous les bagnes ; quant à l'exil, Lakhdar y retrouve des compagnons innombrables : il n'est plus de héros. « L'impersonnel concret », le mécanisme du discontinu détruisent toute hiérarchie » [3].

Nouvelle ambiguïté, le discontinu fonde la confusion. Mais cette confusion est celle d'une commune destinée bloquée, là où Nedjma montrait l'autobiographie plurielle d'une génération sacri­fiée, certes, mais « ramp(ant) à la découverte des lignes, assumant l'erreur et le risque comme des pions raflés dans les tâtonnements, afin qu'un autre engage la partie... » [4]. La partie engagée serait-­elle cette suite en cul-de-sac de Nedjma que se révèle être Le Polygone étoilé ? N'y a-t-il d'alternative qu'entre le camp ambigu, ou la « gueule du loup » : l'exil de Lakhdar, la folie de la mère de Mustapha, et la perte finale, conjointe pour l'auteur, de « ma mère et (de) son langage, les seuls trésors inaliénables – et pour­tant aliénés ! » (p. 182) ?

Un signifié ambigu

Suite en cul-de-sac de Nedjma, Le Polygone étoilé peut même en apparaître par certains aspects comme l'envers, ou plutôt le renversement, que l'on pourrait dégager par exemple à partir des figures génératrices de l'enfermement et de la dispersion. Nedjma s'ouvrait et se terminait sur la figure de dispersion des qua­tre amis. De plus, l'un de ces quatre amis manquait toujours à leurs réunions, ouvrant ainsi leur quadrilatère à la possibilité d'autre chose. Dans Le Polygone étoilé, qui commence avec la chute dans la clôture du camp [5] et se termine sur l'entrée dans la « gueule du loup » de la culture française, les quatre amis sont présents en même temps dans le camp, fermant leur figure consti­tutive au sein d'une autre clôture. Le renversement même de la dépendance des quatre amis par rapport aux ancêtres dans Nedj­ma [6] ne fait que généraliser la figure d'enfermement :

« L'heure de l'ombre et du renoncement, après tant de lutte et tant d'ignorance ! Mais les ancêtres eux-mêmes seraient condamnés à renaître, en rangs par quatre (...) et les ancêtres ne pourraient plus quitter la terre ni dis­perser leurs semailles : quatre par quatre, leurs descen­dants défileraient devant eux, les retiendraient à leur tour prisonniers » (p. 10).

Ainsi l'ambiguïté génératrice provoquée dans Nedjma par la complémentarité entre l'enfermement et la dispersion, la clôture et l'éclatement, se réduit-elle progressivement dans Le Polygone étoilé à la seule image d'enfermement en quoi celle de dispersion va se fondre. Car l'exil de Lakhdar ou la culture française, à la fin, qui pourrait être ouverture, même vécue sous forme de bles­sure, sont doublement « gueule du loup », doublement emprison­nement. Les « loques d'exil jalonnant les Paradis des autres » finis­sent eux aussi dans « la promiscuité de prison, d'hôpital, d'or­phelinat ou de caserne » (p. 70), cependant que le récit de l'er­rance de Lakhdar en France, qui constitue la plus longue suite diégétique continue du Polygone étoilé, n'en est pas moins, par sa différence d'écriture, en situation d'enfermement dans un livre où l'entourent d'autres systèmes narratifs.

Par contre, Le Polygone étoilé joue systématiquement sur l'am­biguïté dans la diachronie de ses référents historiques pour pro­duire un sens politique que cette ambiguïté démultiplie.

On le voit déjà lorsque le référent est clairement la situation coloniale, ou la guerre. Par exemple, lorsque la juxtaposition de bribes de récits les concernant amène à confondre temporellement trois « générations » de colons : celle de M. Bertrand, de M. Lucien ou de Marc (pp. 127-130 et 158), laquelle confusion s'inscrit à son tour dans une mise en abîme du récit historique de la conquête (elle-même distancée-englobée sous les formes du communiqué militaire, ou de la correspondance entre ses agents soudain pré­sents), dans celui du camp (pp. 105-130). Le récit n'est pas pré­senté comme celui d'un passé (c'était le cas, par exemple, du récit des origines de la tribu par Si Mokhtar à Rachid dans Nedj­ma) mais bel et bien comme présent, actuel, malgré la date qui ouvre le premier « communiqué » : « Tanger, 5 juillet 1847 » (p. 105). L'histoire est donnée, non en un récit rapporté, désignant la distance temporelle entre sa diégèse et celle du narrateur, mais en son récit même, sans distance chronologique : son texte est sur le même plan diachronique que celui du récit qui l'entoure. Tout au plus, son surgissement « en l'état même » est-il rendu vraisem­blable par l'arrivée de livres au camp (p. 105), prolongé immédia­tement après le retour au récit du camp (p. 130) par un débat « culturel » entre les prisonniers. La différence entre les modes de récit s'est donc substituée à la différence d'époques historiques. Mais cette différence n'en est pas une à proprement parler, puis­qu'elle s'intègre dans un système de « collages » qui est celui de l'ensemble du Polygone étoilé, et qui contribue lui aussi à supprimer la succession linéaire du temps.

Pourtant cette ambiguïté est surtout patente à l'intérieur du récit du camp (que pourtant nous n'avions pas quitté) dont les référents historiques sont systématiquement brouillés.

Sur les 71 séquences du Polygone étoilé, 13 sont consacrés à ce « camp ». J. Arnaud les a datées et réparties en trois grou­pes de textes d'origines et d'époques diverses (en gros : 1953, 1957 et 1964-65) [7]. Les deux premiers groupes, ainsi, s'appli­quent bien au contexte colonial, et cet enfermement est, somme toute, sur un mode un peu plus fantastique, la continuation de la prison de Rachid et Lakhdar, ou du bagne de Lambèse, dans Nedjma. Que l'événement révolutionnaire ayant motivé l'enfer­mement soit le 8 mai 1945, un délit de droit commun, ou la Révo­lution du 1er novembre 1954 importe peu, en définitive, et à la différence de Nedjma, Le Polygone étoilé ne nous donne aucune indication sur l'origine de cet enfermement. Cependant, le troi­sième groupe, par tout un jeu d'allusions, désigne bien son réfé­rent historique. Si on n'a pas dans le récit du camp le repère incontestable que l'on trouvera ensuite (p. 76) : « en l'an III de l'Algérie libre » [8], la formule « le roi, le président, le colonel » (répétée pp. 132 et 140, autre doublet signifiant) semble assez explicite d'une « triple impuissance à décider de son destin » (p. 132). Elle peut désigner les trois Etats du Maghreb, encore qu'en 1964, Boumédiène n'ait pas encore pris le pouvoir en Algé­rie. D'ailleurs, les détenus sont-ils de vrais prisonniers ? « On refusait même de les considérer comme des prisonniers (...). Ils avaient conscience de faire leur temps, selon la formule des Anciens, et ils s'acquittaient de cette dette imprévue en se conso­lant à l'idée que tous les peuples devaient passer par là » (p. 133). On a vu plus haut les personnages des quatre amis se fondre dans un destin collectif : celui-ci saurait-il être plus explicitement (mal­gré une non-formulation plate d'autant plus significative) celui des peuples du Tiers Monde ?

Or, chez ces peuples, « la vieille tyrannie reprenait pied, super­be, sous le costume national, sautillait sans vergogne de son mar­ché de dupe à l'abus de pouvoir. Le roi, le président, le colonel, et le pétrole aidant, tout un empire était à l’œuvre, appuyé sur le général providentiel de l'autre camp » (p. 140). Est-il besoin de nommer ce « général providentiel » en 1964 ? Quoi qu'il en soit, la dénonciation, de plus en plus explicite, préfigure celle de Mohammed, prends ta valise dix ans plus tard, où l'on voit le président « Pompez doux », le mufti, et les p.D.G. du pétrole des deux côtés de la Méditerranée danser en chantant :

« Mohammed prends ta valise
Va nous chercher des devises
Pendant qu'avec Pouillon on se grise
A Zéralda et Moretti » [9].

Qui ne reconnaît, de plus, les réalités de la dernière heure que l'on retrouve chez Falaki et Bourboune, dans tous ceux qui, à l'intérieur même du camp, « viennent à nous par crainte de man­quer le grand jour des réjouissances » (p. 131), cependant que l'instabilité politique dans laquelle s'inscrira le coup d'état du 19 juin 1965 se retrouve dans le « souci d'équilibre » de la « dou­teuse autorité » qui fait de nos gardiens, aux yeux du monde ébahi, les virtuoses de la contradiction... », car « notre statut, de mémoire d'algérien, fut toujours provisoire, et chaque fois qu'on le définit, il devient un peu plus vague... ».

Le décodage de toutes ces allusions est aisé. Le procédé cepen­dant serait relativement banal, puisque propre à toute écriture satirique, s'il ne jouait sur l'ambiguïté historique : en ne « lâchant » que parcimonieusement les repères, les références explicites à l'époque de 1964, le texte joue – encore une fois sans le dire – sur le parallèle entre l'époque coloniale et l'époque actuelle que le lecteur hésite à reconnaître. Mais cette hésitation, une fois que le lecteur aura identifié les « gardiens », l'amènera en retour à démasquer les gardiens dans les gouvernants : autre ambiguïté, d'autant plus habile que jamais le texte ne l'explique, jouant donc exclusivement – mais combien efficacement – sur une lecture active.

L'ambiguïté va plus loin encore dans son processus signifiant la formule « le roi, le président, le colonel », répétée deux fois, m'a amené à préciser plus haut qu'en 1964, le pouvoir n'était pas encore officiellement aux mains du colonel Boumédiène. J. Ar­naud suggère, sans trop y croire, le colonel Nasser, très admiré dans le Maghreb d'alors. Mais le doute même n'est-il pas signifi­catif, et ne permet-il pas d'induire sans l'affirmer que la réalité du pouvoir, à défaut de son étiquette, est déjà aux mains d’« un officier » ? « Qui dirigeait le camp ? Mystère. Parfois un officier, parfois un fonctionnaire, parfois une autorité bicéphale ; le plus souvent, les civils emboîtaient le pas aux militaires, en ayant l'air de les diriger ; les détenus ne devaient jamais savoir entre les mains de qui on les plaçait, pourquoi et pour combien de temps » (p. 133).

L'hésitation du lecteur devant la clôture du texte (dans laquelle cependant on voit s'ouvrir de sérieuses brèches...) ne le met-elle pas lui aussi dans la situation des prisonniers de ce camp aux fina­lités imprécises, qu'ils cherchent en vain à déchiffrer ? On a vu l'enfermement du texte du Polygone étoilé autour de la dérive d'exil de Lakhdar : nous assistons au même enfermement-éviction dans le camp, particulièrement à l'arrivée du « chef de l'Algérie », suivi de près par les fossoyeurs, et qui annonce sans ambages à ses « enfants » qu' « une entreprise comme la nôtre (...) est des­tinée à se réaliser sans vous ». Mais c'est ici un des lieux textuels où l'ambiguïté diachronique se manifeste de la manière la plus évidente. Le passage a été publié en 1953 dans Simoun, et désigne donc bien la situation coloniale, ce qui justifie que le « chef de l'Algérie » soit aussi le « gouverneur » et qu'il soit « penché sur des collaborateurs qui se donnent beaucoup de mal pour traduire son message ». Pourtant, la rencontre de ce texte avec ceux de 1964-1965, qu'on vient de citer, lui donne un relief particulière­ment féroce : on est tenté, par cette rencontre même, de l'appli­quer à « l'an III de l'Algérie libre », même si « le prophète Lacoste », est-il dit dans un autre endroit, « ignorait que l'Algérie arabe et musulmane allait prendre la relève de l'Algérie française pour pacifier la Berbérie » (p. 99). D'ailleurs, lu en 1980 ou 1981, ce texte confère encore plus de saveur à la nécessité pour le chef de l'Algérie de faire traduire son message par Si Mokhtar !

Mais c'est là, certes, limiter à une de ses lectures la pluralité foisonnante de cette production de sens politique par le mécanisme de l'ambiguïté, qui multiplie la production sémantique des figures d'éclatement et d'enfermement.

Le carnaval

Le sens, dans Le Polygone étoilé (et surtout le sens satirique) n'est pas produit cependant que par les rencontres de récits ou de fragments dans l'ambiguïté diachronique, ou leur disposition selon les figures génératrices d'éclatement et surtout d'enferme­ment. Il surgit également d'un dialogisme interne aux récits qui deviennent devant eux-mêmes leur propre théâtre. Si au niveau des structures d'ensemble, la figure génératrice de l'enfermement semble ici l'emporter, la figure de la dispersion, de la mouvance, l'emporte au contraire dans cette apparence, précisément, d'un texte en représentation dialogue devant lui-même.

La notion de carnaval, connue en France depuis la traduction récente des grandes sommes de Mikhail Bakhtine, me semble particulièrement utile pour rendre compte de cette théâtralité interne au texte lui-même, de cette ambiguïté et de ce dialogisme s'oppo­sant au discours que j'ai appelé univoque, et que les traducteurs de Bakhtine nomment monologique. Cependant, comme son objet, la notion de carnaval est en perpétuelle mouvance, et elle lui emprunte son aspect protéen. Une structure signifiante n'est pas, mais s'élabore par rapport à une autre structure signifiante, à laquelle renvoie l'ambivalence du texte. Or le carnaval donne à voir cette élaboration même, expose le travail de l'écriture dans le dialogue avec d'autres écritures. Il développe ainsi une tri­dimensionnalité spatiale du fonctionnement poétique du langage, le texte répondant à la fois à son sujet, à son destinataire et à d'autres textes. Et la récusation meurtrière qu'opère le carnaval de tout monologisme me semble assez bien rendre compte de l'articulation que je décris entre l'univocité rêvée du discours idéologique et la polyphonie signifiante du texte littéraire.

Ses fragments rapportés font du texte du Polygone étoilé une sorte de manteau d'Arlequin, dont la bigarrure est carnaval. Car cette bigarrure, loin de se camoufler, s'affiche et se nomme, ne serait-ce que dans le titre. Non seulement la déroute du lecteur à qui manque un fil directeur qu'on ne lui propose jamais, est en elle-même un niveau de signification, mais de plus la bigarrure d'un texte que même l'éditeur ne sous-titre plus « roman s se dit malicieusement, dans des passages qui jouent, de manière toute carnavalesque, sur leur double signification. Et ce jeu devient à son tour un deuxième niveau de théâtralité interne.

En effet, pour qui chercherait absolument une rationalité au texte, le poème « Dans le monde d'un chat / Il n'y a pas de ligne droite (etc.) » qui interrompt (pp. 86-87) le récit héroï-­comique du village de colonisation peut apparaître comme un commentaire de l'incohérence relative des faits décrits, c'est-à-dire du signifié du récit en prose. Et la reprise par ce récit du dernier vers du poème (« Laissez-nous supporter cette misère » intégré de plus dans une phrase plus vaste (pp. 87-88)) va dans ce sens. Mais qui ne voit que la signification symbolique du poème concerne également la structure du récit lui-même, c'est-à-dire le signifiant, qui récuse la ligne droite ? Enfin, les ruptures à l'in­térieur de ce même poème, comme la rupture qu'il institue dans un récit lui-même éclaté, peuvent désigner également la gratuité du poème comme de son insertion. Ces ruptures théâtralisent et affichent une non-signifiance, un droit du texte à la gratuité.

D'autres interruptions de ce type sont moins directement carnavalesques dans la mesure où elles peuvent se ramener à l'énoncé d'un sens politique (qui n'est pas absent du poème que je viens de citer). D'ailleurs, la rupture formelle qu'elles introduisent sou­ligne ce sens politique dans une distanciation très brechtienne qu'on voie, par exemple le refrain, « Ça fait rien / c'est un Algérien / qui travaille beaucoup / et qui mange rien », qui coupe (pp. 59-60) le récit de l'exil de Lakhdar. Elles sont pourtant carnavalesques par leur violence sur le signifiant, par la rupture-­distanciation qu'elles instituent, et surtout par l'introduction d'un registre formel différent. Au récit se substitue le chant, préfigurant ainsi une fois de plus Mohammed prends ta valise. Le carnaval est également ici dans le dialogisme intertextuel avec le corpus sans cesse désigné et modifié à la fois de la chanson populaire. Il est dans la contestation du registre noble du chant andalou par laquelle cette chanson populaire se constitue en même temps qu'elle signifie politiquement. Contestation qui amène également celle du concept de « littérature », duquel ces ruptures instituent une autre théâtralisation.

Enfin, la phrase-leitmotiv « Chaque fois les plans sont boule­versés » (par exemple pp. 10-11, 96-97 et 131) ne coupe plus tant le récit du camp qu'elle ne le ponctue. Elle s'y intègre donc, d'autant plus qu'elle énonce un des signifiés majeurs de ce récit, à savoir l'incohérence de l'organisation du camp. Et pourtant, qui ne voit là encore que les plans ainsi bouleversés sont égale­ment ceux du Polygone étoilé ? On en arrive ici à un retourne­ment particulièrement carnavalesque en sa théâtralité « vicieuse » (pour reprendre un terme de Julia Kristeva), puisque le signifié, dont l'unité de sens qu'on vient de voir semblait pourtant cohé­rente (et l'est effectivement) n'en désigne pas moins en miroir le bouleversement de son propre signifiant, le texte. Le dérègle­ment systématique de ce dernier devient ainsi à la fois non-­signifiant et pourtant signifiant à son tour d'un autre terrorisme, celui de l'énonciation jamais close d'un livre toujours en gesta­tion [10].

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Mais la subversion du carnaval ne s'exerce pas que sur le texte même du Polygone étoilé : c'est bien la quiétude de divers discours idéologiques trop solidement installés qu'elle bouscule en premier, comme elle le faisait déjà dans Nedjma.

Le discours commémoratif d'abord. Les récits du camp, et parmi eux surtout ceux de 1953, sont évidemment entés sur l'expérience carcérale vécue par Kateb, comme l'a montré J. Arnaud, et comme le retrouve une récente étude structurale à partir du fonc­tionnement de la métaphore et de la métonymie [11]. Mais ce vécu légitimant le texte récuse également tout discours de subor­dination du réel à un sens coupé du vécu. « Au sein de la pertur­bation, éternel perturbateur », Kateb nous donne du maquis une description pour le moins inattendue. Ainsi cette bribe de dis­cussion :

- Tu t'y plais ?
- Oh ! je sais bien qu'il faut commencer par y prendre plaisir (p. 96).

est parfaitement déviante par rapport à l'image-cliché du maqui­sard qu'on a vue dans les chapitres précédents. Mais la déviance n'est qu'un mode mineur de cette parodie de récit. L'auto­-annulation des termes du discours va plus loin. Ainsi, « Pas de chance » est-il ce précieux « penseur méthodique et muet dont les paroles jamais prononcées dorment au cœur de la populace ». Ne paraphrasons pas cette parodie de l'idéologie, mais soulignons qu'elle est dérision d'autant plus efficace du discours idéologique qu'elle ne s'en prend qu'à son propre signifiant.

La dérision carnavalesque est plus inattendue lorsqu'elle porte sur les référents les plus graves de l'Histoire révolutionnaire, comme par exemple la torture. Celle-ci apparaît sur le mode burlesque dans le récit de l'interrogatoire du paysan par le seul tortionnaire parlant arabe, et se termine sur le fou-rire des pri­sonniers qui répètent en chœur : « Ker ! Ker ! Ker ! Krrrrrrrrrr ! » (pp. 134-135). Or ce burlesque est très précisément celui du fait vécu : le carnaval rejoint ainsi la trivialité du référent à laquelle la gravité obligée du récit commémoratif ne pouvait que tourner le dos. La réalité grâce à lui, signifie d'autant plus directement qu'elle n'est pas soumise à la production d'un sens. Le rire donne à l'événement tragique sa pleine dimension vécue que la gravité d'un mode de récit « approprié » selon les c normes » ne pouvait que manquer.

Le burlesque enfin devient bien plus efficace que la plus viru­lente dénonciation lorsqu'il nous laisse deviner les luttes pour le pouvoir à venir dans un passage d'autant plus savoureux que son but n'est pas seulement l'avertissement ou la dénonciation, mais que la drôlerie y vaut pour elle-même en même temps qu'elle signifie des réalités graves. L'un des traits essentiels de l'efficacité du carnaval réside précisément dans ce mélange des genres :

« Nous ne serons pas surveillés, mais soumis périodique­ment à l'épreuve du pèse-couille. Les dirigeants voudront savoir si tous les hommes font le poids, et si, par hasard, nous ne dissimulons pas quelque futur chef. Ils enverront certains hauts fonctionnaires, qui nous tâteront les testicules et trouveront ainsi les Cadres de la Fédération. » (pp. 96-97).

Bourboune, on le verra, généralisera le procédé. Mais la signi­fication chez lui sera souvent première. Ici, le sens semble bien surgir de la gratuité carnavalesque du texte, du foisonnement burlesque de la narration. Et cependant, tout en restant toujours double, combien cette signification est-elle évidente, sans jamais être dite !

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Le discours le plus mis à mal par le dialogisme carnavalesque est le discours de l'identité. En ce qui concerne Kateb, ce proces­sus va cependant se revêtir d'une ambiguïté supplémentaire éminemment carnavalesque à son tour : peu d'intellectuels algé­riens ont, en effet, aussi efficacement que Kateb contribué à l'établissement de l'identité, ou du moins à sa quête exigeante, comme on l'a vu par exemple dans Nedjma.

Les discours d'identité, particulièrement (mais pas seulement) lorsqu'ils sont ceux de religions monothéistes, ignorent souvent la trivialité du corps, dont le champ sémantique deviendra le registre de prédilection du langage carnavalesque. Dans Le Polygone étoilé, le Barbu souligne par antiphrase la pruderie régnante lors­qu'il déclare : « Ce ne sont pas les femmes qui manquent ici ; elles sont en liberté. Dévouées, un peu frivoles, elles feront les premiers pas » (p. 97). Et la biographie d'Ibn Khaldoun est racontée le plus sérieusement possible par Face de Ramadhan sur le tonneau de sa maîtresse qui lui tient la chandelle, et se termine sur une seule citation d'Ibn Khaldoun : « Tout ce qui est arabe est voué à la ruine » ! (pp. 80-81).

De cette identité fixée par une tradition en grande partie reli­gieuse, Constantine est en quelque sorte (avec Tlemcen) le symbole géographique et spatial en Algérie. Or, qu'y fait Visage d'hôpital dès son arrivée ? Il y marche vers le ghetto et hèle « Esther » l'identité une et islamique doit pour le moins s'accommoder d'un ghetto juif et d'une prostitution florissante, dont Moutt à la page suivante fera fleurir les symbolismes. Mais ce n'est pas tout rupture du récit, l'interpellation d'Esther ne permet pas d'iden­tifier la personne qui la prononce : l'identité du sujet disparaît dans le carnaval comme entre les jambes de Moutt. De plus, cette interpellation d'Esther est renversement burlesque de la logique « Esther ! Esther ! Descends du soleil ! Tu vas attraper un coup de terrasse sur la tête ! » (p. 71). On retrouve aussi Djoha, alias Nuage de Fumée. La culture orale, quel que soit son contexte religieux, brise une fois de plus le monologisme d'une identité à base écrite, dans la ville même du Livre qu'est Constantine.

Le symbole le plus carnavalesque de cette identité que confère Constantine est Moutt. Le lieu même de Moutt (« un château suspendu à un câble » p. 72) peut être d'une part, une métaphore de Constantine et d'autre part, négation de la ville-symbole d'identité : ambivalence que développe sa contiguïté avec le récit sur Constantine de Face de Ramadhan, lequel « prétendait que la ville où il échouait, pour l'accomplissement d'un destin obscur que Dieu seul pourrait entrevoir, avait été jadis le château d'une impératrice de race conquérante » (p. 74). L'ogresse devient impéra­trice, comme la ville-sanctuaire, symétriquement, se réduit au château de Moutt. L'identité est ogresse dévoreuse, comme la ville qui la confère. Prostituée, elle est aussi Kahena, et cependant « vandale pour le moins » : elle est multiple, elle est envers de l'identité proclamée. D'ailleurs, n'y retourne-t-on pas « pension­naire aveuglé par le sang », comme le ver solitaire de Moutt remis par elle « dans la voie du retour à l'intestin natal » (p. 73) ? Toute cette description de Moutt peut donc d'abord être lue comme une farce sur l'identité, présentée à travers ses envers, décrite à travers la trivialité que son discours feint d'ignorer, et que désigne cependant ce silence même.

L'ambivalence carnavalesque fonctionne également dans la référence interne à l’œuvre même de Kateb. Impératrice, Moutt la prostituée est peut-être Kahena. Mais elle est « vandale pour le moins, et dont les héritiers, assassinés de père en fils, avaient laissé la fille unique, pour l'instant introuvable, que Face de Ramadhan se jurait d'épouser » (p. 74). C'est là une parodie de la geste des descendants de Keblout. Moutt, ogresse et « impératrice de race conquérante », « ange de mort subite », confirme ainsi que comme « toutes les chimères qui prennent (son) masque ardent » (p. 74), elle est aussi la « fleur de poussière » qu'elle rappelait deux pages plus haut : Nedjma. Face de Ramadhan peut être lu ainsi comme une parodie de Rachid, mais aussi du Lakhdar de la rue des Vandales, dans Le Cadavre encerclé.

Cette intertextualité interne n'est pas gratuite, puisqu'elle joue précisément avec les récits katébiens constitutifs de cette produc­tion mythique de l'identité qu'on a décrite dans Nedjma, et derrière lesquels se dessine la figure protéenne du fondateur. Impératrice dont les membres de la tribu tragique sont les héri­tiers (p. 74), Moutt n'est-elle pas, prostituée remettant son ver solitaire « dans la voie du retour à l'intestin natal » une sorte de double burlesque, trivial et féminin, de la virilité magnifiée ail­leurs de Keblout au « regard de bête féroce » ? Cette parodie pourtant n'est pas si surprenante puisque dès Nedjma, on avait vu l'ambiguïté du récit mythique de la tribu, dont le roman invitait à dépasser les séductions. Dans Le Polygone étoilé, le récit du fondateur (pp. 12-17) est issu de trois textes de 1957. Il est donc à peine postérieur à Nedjma. Mais son insertion dans le récit du camp (antérieur, ici, à la publication de Nedjma, mais dont on a vu l'ambiguïté politique dans sa rencontre avec des textes plus récents) lui donne un impact parodique, tant de Nedjma (où cependant le récit du Nadhor était déjà irréalisé), que du discours culturel d'identité.

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L'une des ambiguïtés majeures de ce récit me semble résider dans le fait qu'il s'annule à mesure qu'il s'énonce, rappelant en ceci le récit du Nadhor dans Nedjma. Le fondateur est d'abord annihilé en quelque sorte par les phrases même qui assurent l'insertion de son récit dans celui du camp. Ainsi : « Mais chaque. fois ses plans sont bouleversés » (p. 13), ou encore : « Est-il bien vrai que nous sommes en guerre ? ». Emblème de la Révolution, cet ancêtre mythique, « vieil idéal » qui « tombe dans un maré­cage » et « n'a plus de tabatière » cependant qu'il « se revoit caracolant dans l'odeur de la poudre » est d'abord inactuel. Au contact du réel, il se révèle ce qu'il est : la reproduction burlesque et impuissante de son propre mythe. Mais surtout, sa description se fait dans des propositions qui s'annulent aussitôt énoncées, de même que ses gestes exposent leur impuissance. Ainsi « l'inhu­maine », par exemple, dont il s'éprit, peut s'entendre en deux sens dans l'imprécation qui contient sa propre annulation : « Pourquoi s'éprit-il de cette libertine dont tous nos parents se souviennent pour ne l'avoir jamais vue, l'inhumaine ! » (p. 16). L'ambiguïté fait éclater l'objet de l'imprécation, l'inhumaine que personne n'a vue pouvant très bien être l'humaine qui n'a pas existé, mais aussi l'imprécation elle-même, qui en devient grotesque [12].

Enfin, ce récit d'identité est, comme bien des récits carnava­lesques, un récit sans narrateur (intradiégétique), qui produit lui-même son énonciateur au lieu d'être énoncé par lui, mais sans l'identifier pour autant, et pour l'annuler aussitôt produit. Le récit se termine par le surgissement de son narrateur, à la première personne, mais celui-ci se détruit lui-même dans sa propre bio­graphie : « je suis le fils unique, issu du treizième mâle et du quatorzième, par mon père et ma mère. Ce mariage consanguin sera sans doute le dernier : un lent naufrage » (p. 16). Aveu d'impuissance d'un récit d'identité dont on « n'os(e) plus déterrer les trésors » et qui débouche sur « la stupeur : l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus, sans grande science et forts d'un royaume hypothétique » (p. 17), cependant que l'ancêtre « perdit la raison à force d'enseigner la langue arabe, lui, le fondateur de la Fraction » (p. 16) ! En exhibant les masques, le carnaval aurait-il manifesté qu'ils ne recouvraient que le vide ?

La fusion des plans narratifs : vers une esthétique du continu ?

Récusateur de l'unité – du moins de l'unité du sens d'un discours monologique – le carnaval s'inscrit donc comme le complément ou l'antithèse de l'enfermement que manifeste par ailleurs la structure du texte du Polygone étoilé. On a vu que, des deux figures génératrices essentielles de Nedjma, l'enfermement et l'éclatement, la seconde était dans Le Polygone étoilé plus ou moins absorbée par la première malgré la dispersion des strates d'énonciation. Pour retrouver l'ambiguïté signifiante de Nedjma, il nous a fallu recourir au carnaval, c'est-à-dire à un autre mode de division de l'unité monologique. Or le carnaval, par son jeu de dédoublement-théâtralité à l'infini, portant sur des unités de sens de plus en plus petites, va nous amener à récuser avec lui la complémentarité même des deux figures génératrices de l'éclate­ment et de l'enfermement : Chacune va se révéler, à l'analyse, être en même temps l'autre. Ainsi, l'ambiguïté signifiante se prolonge dans chacun des termes qu'elle met en parallèle ou en opposition : il n'est pas d'unité signifiante univoque. Le dérègle­ment des catégories signifiantes va ainsi apparaître comme l'une des figures de signification essentielles du Polygone étoilé.

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Le dédoublement théâtral du signifiant par le carnaval est une spatialisation. Le monologisme est ruiné par une mise en espace du texte. Ou plutôt par une mise en évidence de sa spatialité. Dès l'instant oh la matérialité du texte est soulignée par la théâtralisation du signifiant dans le carnaval, cette matérialité est inséparable de l'espace dans lequel et par lequel elle se dessine.

S'il récuse la complémentarité de figures signifiantes comme l'enfermement et l'éclatement en introduisant l'ambiguïté dans le signe lui-même, le carnaval de toute évidence récusera les diffé­rentes mises en perspective de l'espace auxquelles il sera confronté.

Bien des éléments du Polygone étoilé, cependant, permettent une lecture de l'espace signifié du texte selon la division dualiste Espace maternel – Cité. Mais ces deux espaces n'apparaissent ici que dans leur conflit. La dichotomie n'existe, à la limite, que pour permettre son contraire : la liaison signifiante entre ses deux termes. L'espace n'existe que dans sa consumation, et pour sa consumation.

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Cette consumation, dans l'espace du texte, amène à une super­position des signifiés, en une sorte de mise en abîme, dont on a déjà vu quelques occurrences, par exemple autour de Moutt en qui l'on a pu retrouver aussi bien Nedjma que la ville de Constan­tine. Or Nedjma-Chimère apparaissait dès Nedjma comme une superposition de masques et de réincarnations. La voici à la fois infirmière dans la même clinique où Rachid la connut, « ange de mort subite » comme Moutt, et barmaid française du Bar de l'Escale, pour se retrouver en larmes derrière le vieux nègre, dans la calèche noire après la mortelle promenade au Bain des Maudits (pp. 165-166). Et de son sanglot même semble surgir soudain la mère évadée de l'asile, et le souvenir personnel de l'écrivain derrière le récit concernant en principe Mustapha. D'ailleurs, au Bain des Maudits, on l'a vu, Marc et Rachid sont confondus dans la mort. Et l'on ne fait plus beaucoup de différence entre les sanglots de Nedjma et la folie de la mère. Le Bain des Maudits, comme la passerelle de Constantine entre l'hôpital et la ville, sont lieux de fusion des semblables en une sorte de continuité origi­nelle qui est à son tour consumation du signifiant.

Les séparations sur quoi l'ordre rationnel se fonde sont ici ébranlées et redistribuées en paradigmes nouveaux ou plus anciens que les hiérarchies d'un discours « sensé ». Marc et Rachid se confondent dans la mort et l'incertitude d'un récit elliptique, en dépit des clichés sur l'identité et de leurs redondances. Et si Nedjma se confond à la fois avec la barmaid et avec la mère cependant que Rachid mort cède la place dans le texte, et le lieu, dans sa diégèse (superposition du Bain des Maudits et de la pas­serelle), d'autres paradigmes surprenants se dessinent. Ainsi Musta­pha ne suit-il pas la mère folle jusqu'au Nadhor (p. 167), comme Rachid à qui on vient de le superposer l'avait fait avec Nedjma, mais en une équipée dont la réalité diégétique est peut-être tout aussi vacillante dans la folie qui gagne son « héros », que ne l'était celle du Nadhor dans la fumée de Rachid ? D'ailleurs, la folie n'est-elle pas en partie un ébranlement des catégories du discours social, de sa hiérarchie des signifiés ? Alors qu'en cette fin du Polygone étoilé pointe le récit autobiographique ultime qui dévoilera l'origine du texte katébien (et pas seulement du Poly­gone étoilé), la folie de la mère est le lieu d'une fusion dans les flammes des différents récits en présence.

Ces différents récits deviennent ainsi des « rêve(s) dans un rêve » dont Nedjma à l'identité de plus en plus fondue reste le centre, « dans la mer trouble, sur un fond violent » où elle s'éloigne, cependant que « celle qui s'éloignait te ressemblait à peine » (p. 20). Les mots ont pour fonction non plus d'éclairer une identité enfin fixée, mais au contraire de la brouiller, de la dislo­quer, par les légendes mêmes qui devaient la dire. Légendes parmi lesquelles la première est celle d'une autre « inhumaine », la maî­tresse mythique du fondateur, dont on a vu que l'histoire s'annu­lait d'elle-même. Mais en est-ce bien une autre ? Que veut dire ce terme d’« autre » dans ce « temple verbal grouillant à l'entrée de l'intruse » ? Car la voici au bain, comme Nedjma au Nadhor. « Elle est au bain, ange de chair palpable, inoffensive pluie de sang » : de récit fondu en irréalité palpable, ne sommes-nous pas près de « retrouver l'énigme où fut jadis dissimulée l'illusion première » (p. 16) ?

Ainsi, à mesure que l'on se rapproche du « secret », de « l'énigme » ou de « l'illusion première », la superposition des signifiés brouille le message. Camouflage bien compréhensible de la biographie de l'auteur. Et pourtant Le Polygone étoilé se termine sur une écriture autobiographique pleinement assumée c'est que la biographie, ici, n'est pas seule en cause. Il s'agit bien plus de la possibilité même de la dire, et des pouvoirs du langage celui-ci peut-il rendre compte d'un réel trop complexe, trop fondu pour se plier à ses catégories signifiantes toujours réductrices ? Comme le bain de Nedjma, la réalité est déjà une création du rêve, qui ne peut se départir d'elle, mais que le langage tue dès l'instant où il tente de les dire : « Toute passion se perd dans la sournoise anesthésie de nos créatures préférées, les plus remuantes. Nous demeurons leurs fossoyeurs perplexes et diligents. Les deux fourmis s'emportent l'une et l'autre. On réduit l'être à un objet, et on le hisse hors de soi, vers une mystérieuse possession qui pourrait bien n'être qu'un songe » (p. 18). Un décodage bio­graphique de ces lignes est bien sûr possible, et la réflexion sur la Nedjma réelle s'y lit. Mais qui ne voit que le réel y est inséparable du texte qui s'y fond, qui y sème ses « créatures pré­férées », tout en les y perdant à mesure qu'il les énonce ? La superposition des signifiés du texte est également fusion et perte du texte dans le réel, du réel dans le texte.

Les figures fondamentales

C'est donc à partir de cette réflexion sur l'impossible pouvoir du mot que les deux figures fondamentales du Polygone étoilé, celle qui lui donne son titre et celle de la « gueule du loup », vont développer leur signification. J'entends ici « figure », non au sens rhétorique, mais comme une matrice de déploiement de la spatia­lité de l'écriture. Les figures du polygone et de la gueule du loup peuvent être considérées comme des réalisations particulières de la figure d'enfermement.

Mais elles ont déplacé le fonctionnement signifiant de la complé­mentarité encerclement-éclatement dans laquelle on voyait une matrice de Nedjma, et dont on a vu qu'elle était sérieusement mise à mal dans Le Polygone étoilé. Là encore, l'ambiguïté signi­fiante de la complémentarité de deux termes a été remplacée par une ambiguïté inhérente à chacun des termes, ambiguïté qui trans­forme l'image du polygone ou de la gueule du loup en figure productrice de sens, certes, mais surtout de récit(s). Ce déplace­ment de l'ambiguïté est cohérent avec ce qu'on a vu plus haut de la superposition des signifiés comme de leur fusion, dans une sorte de perte du dualisme signifiant-signifié au profit d'un dialogisme interne au signifiant. Ce dernier, en représentation devant lui-même, conteste du même coup son pouvoir de nomi­nation d'un réel qui échappe toujours à la séparation signifiante.

Le polygone peut ne se lire que comme un symbole aisément utilisable dans le processus signifiant d'un récit de l'Histoire. Ainsi, le polygone, « c'est là qu'on fusille » [13] : le polygone d'artillerie que Kateb approche, dans sa prison, en mai 1945. C'est également « le polygone primitif, le pays aux dimensions d'iné­galité fondamentale » (p. 33) que toute l’œuvre cherche, comme les maquisards, à reconstituer. Le polygone est également Nedjma, l'étoile, avec tout le cortège de significations symboliques de cette image.

Très vite cependant, dès qu'on aborde les faisceaux signifiants du texte katébien, la signification s'épaissit. Symbole de Nedjma, le polygone étoilé est également celui du rapprochement impos­sible entre la femme et ses amants, elle qui :

«... plus que jamais marche à l'écart
En plein soleil, pleine d'insolence et dans la nuit marquant Toute l'ampleur de leur polygone étoilé » [14].

Impossibilité de l'amour, impossibilité de la saisie comme de la fusion : l'amour est aussi celui du texte, le désir de l'écriture. On a vu combien cette nostalgie de la fusion, dans l'écriture, désignait également son impuissance à saisir totalement le réel, à se l'approprier sans le perdre au même instant, car tout sens est double et contient son contraire qu'il révèle dans le moment où il se dit. A la fois rassemblement et distance, mort du militant emprisonné et pays à découvrir, amante désirée et perdue dans ce désir même, le polygone est aussi la spatialisation de cette ambi­guïté qu'on n'a cessé de développer dans la présente lecture du texte de Kateb.

Le polygone devient ainsi la figure de l’œuvre à laquelle il donne son titre. Il en est la forme imprévisible, incodable, insai­sissable. Il en est l'ambiguïté signifiante. Il en est ce dire qui ose montrer que comme toute parole il perd son objet alors même qu'il l'énonce. C'est-à-dire représenter sa propre ambiguïté dans un dédoublement théâtral qui dessine, à son tour, une nou­velle ambiguïté spatiale. Le polygone est donc la spatialisation de cette ambiguïté signifiante de l'écriture, comme il l'est du texte même. Il est cette figure qui développe à la fois le contour et le centre, dont il manifeste à la fois la fusion et l'impossible rapprochement.

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Cependant, le polygone ne peut se séparer d'une autre figure fondamentale du Polygone étoilé : celle de la gueule du loup. Et là encore, plusieurs lectures sont possibles, données d'ailleurs par le texte lui-même.

La plus dénotative, la plus « culturelle », et la plus anthro­pologique de ces lectures consiste à s'en tenir à ce que dit le texte : « mon père prit soudain la décision irrévocable de me fourrer sans plus tarder dans la " gueule du loup ", c'est-à-dire à l'école française » (p. 180). La gueule du loup est donc d'abord la culture française dans laquelle le futur écrivain va se trouver soudain plongé. Elle est ce saut dans le vide, « seconde rupture du lien ombilical », « exil intérieur », perte et aliénation de la mère et de son langage, de l'identité : « ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! » (p. 182). Et ce saut dans le vide est également celui de Lakhdar : son exil en France dont on a déjà parlé.

Mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit que si la gueule du loup est perte de l'identité, cette identité ne se réduit pas, comme le voudrait le discours culturel et comme l'énonce la lec­ture trop rapide qu'il ferait de cette fin du Polygone étoilé, à l'emblème d'une langue arabe, en laquelle le père pourtant « ver­sifiait avec impertinence » et dans laquelle le fils fut « un hôte fugitif de l'école coranique » (p. 179). Certes, la langue arabe fait partie intégrante de cette identité, mais autant et plus que d'une langue, la gueule du loup est perte et supplice de la mère. Elle est cette « camisole du silence » que la mère s'impose.

Elle est surtout le surgissement même de la mère en son supplice, au moment précis où elle s'impose cette camisole du silence, et où le texte du Polygone étoilé va se clore. Surgissement éminemment ambigu, puisqu'il est le geste même de sa perte. La mère, à laquelle l'ambiguïté de bien des signifiants pouvait ren­voyer implicitement plus d'une fois jusqu'ici, est enfin directe­ment présente, mais c'est pour disparaître au moment où, la lec­ture achevée, nous refermons le livre. Surgissement ambigu aussi parce qu'il ne se donne d'abord que sous un masque : la folie sous laquelle la mère apparaît (pp. 166-168) est d'abord dédou­blée. Le fils aux prises avec cette douloureuse expérience effec­tivement vécue par l'écrivain est ici son double : Mustapha. Et c'est dans la folie de Mustapha que le dédoublement du narrateur va enfin se réduire à l'unité du « je » de l'écrivain.

Pas tout de suite cependant : la camisole du silence de la mère sera précédée par le récit de la mort du père. Autre double. Autre ambiguïté. Mais qui permettra de ne pas séparer la figure de la gueule du loup de la totalité signifiante qu'elle forme avec la figure du polygone, que dessinent en effet les cinq femmes (puis sept ?) dont le narrateur est soudain responsable à la mort de son père (pp. 170-171).

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Inséparable du polygone, la gueule du loup représente cepen­dant le saut dans le vide dont le polygone manifeste la possibilité (puisqu'on a vu qu'il contient le vide) sans la réaliser. Elle est la sortie de cette figure close du texte, pour manifester enfin le surgissement de l'autobiographie, non plus plurielle comme dans Nedjma, mais singulière. Voici qu'enfin l'écrivain se nomme (« quelqu'un qui, même de loin, aurait pu m'observer au sein du petit monde familial, dans mes premières années d'existence, aurait sans doute prévu que je serais un écrivain (etc.) » (p. 179)). Le texte manifeste soudain son énonciateur.

Or, l'autobiographie repose, comme l'a montré Lejeune, sur un « pacte référentiel ». Elle s'annonce comme énonçant le réel, et lui seul. Elle est donc en quelque sorte un envers du récit de fiction. Avec le réel, l'autobiographie a la prétention de se fondre. Face à la séparation du récit de fiction, elle prétend donc s'inscrire dans le continu de son référent. Ne pas reproduire le réel sous forme de « créatures » de l'écrivain, ne pas « rédui(re) l'être à un objet, et (le) hisse(r) hors de soi, vers une mystérieuse possession qui pourrait bien n'être qu'un songe » (p. 18), mais être le réel vécu, en même temps qu'ici surgit la mère. Mais être le réel n'est pas le dire, et l'utopie d'une non-séparation du signe et de son objet, comme celle d'une non-séparation d'avec la « mère et son langage », à jamais aliénés, ne peut aboutir une fois de plus qu'à la consumation qui est ici celle du livre refermé sur son silence.


B. – LA SPATIALISATION DES AMBIGUITÉS SIGNIFIANTES DANS LE MUEZZIN [15]

Soumis à la tyrannie du sens, les textes produits directement ou indirectement par l'idéologie subordonnent la manifestation d'un espace décrit, signifié, à sa lisibilité par le sens à produire. Et ils occultent purement et simplement l'espace de leur propre écriture – ou sa matérialité – pour la réduire à une transpa­rence illusoire. Le signifiant textuel ne peut, dans une logique idéologique univoque, se signifier lui-même, c'est-à-dire exister comme signifiant concret, spatialisé, et non plus seulement comme simple véhicule indifférent de l'idée.

Et pourtant la lecture que j'ai pu faire des textes produits selon cette logique d'un sens prédéterminé à manifester coûte que coûte, a montré comment, au contraire, le sens n'était qu'un pré­texte, un gage de conformité d'une écriture de ralliement. Le sens idéologique, pour les textes produits dans la clôture du discours culturel officiel, n'est donc qu'un signe, qu'un indicateur. Un label camouflant le véritable lieu d'énonciation de ces textes celui-là même dont le sens proclamé récuse l’« impérialisme ». Car toute prétention au sens un fige le processus signifiant, dont la lecture finit parfois par manifester la signification inverse.

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La spatialisation de l'ambiguïté signifiante du texte littéraire face à la duperie d'un sens soudain figé sera l'un des traits essen­tiels du Muezzin de Bourboune. Ce roman développe plus qu'un autre en effet, à la fois toute une panoplie de jeux sur le discours, théâtralité carnavalesque de l'énoncé rarement atteinte, et un vacillement du texte entre un langage de l'espace à la richesse proliférante et une absorption de l'écriture dans sa spatialité même. A la différence du Polygone étoilé qui récuse ostensiblement toute linéarité romanesque, Le Muezzin revendique bien le statut de récit constitué, pour ne pas dire ici le statut de roman. Trois « parties » nettement démarquées l'une de l'autre peuvent cons­tituer, dans des espaces différents, une suite diégétique cohérente autour de l'itinéraire de Saïd Ramiz, personnage central unique malgré ses dédoublements. Cet itinéraire est sous-tendu par la quête d'une souvenance toujours plus ancienne, selon une chro­nologie en quelque sorte inverse de celle du récit. Mais ce récit lui-même se déroule selon une chronologie « traditionnelle » ou « réaliste », depuis « l'arrivée » du Muezzin à Paris à la sortie de la « maison de santé » où on l'avait placé pour que l'Indépendance se fasse sans lui, jusqu'à son départ d'Alger vers le Sud, alors qu'il n'a pas mis à exécution son projet de dynamiter la grande Mosquée.

Théâtralité dialogique du signifiant, et carnaval

Ce résumé du « récit actuel », récit directeur du Muezzin, laisse cependant déjà apparaître une action qui n'en est pas une, ou qui se dynamite elle-même à mesure qu'elle s'énonce. En effet, la destruction de la Mosquée, seul véritable projet du Muezzin, n'a pas lieu. Mais le projet lui-même n'était-il pas d'abord un colossal acte gratuit, dont la valeur symbolique ne peut jamais être véri­tablement prise au sérieux par le lecteur ? Ce projet a cependant le « mérite » romanesque d'être pris au sérieux et soupesé par toute une panoplie de personnages représentant l'autorité nou­velle, et qu'elle ridiculise tout en justifiant la théâtralisation gro­tesque de leur intrusion sur la scène du texte.

La théâtralisation la plus manifeste est bien sûr celle qui prend la forme typographique même du dialogue scénique. C'est le cas des jeux scéniques autour du « Alem » et de sa suite de conseillers (pp. 189-206 et 285-301). Cette introduction d'une séquence dialoguée dans un récit « romanesque » n'est pas une nouveauté d'écriture. Ce dialogue, plus qu'une véritable scène théâtrale, est avant tout mise en spectacle renforcée de certains langages dis­tanciés, procédé déjà souligné dans Le Polygone étoilé. Mais Kateb et Bourboune ne sont pas les seuls à parodier ainsi des langages de pouvoir. La même année que Le Muezzin (1968), La Danse du roi [16] de Dib a recours au même mode d'écriture, qu'on retrouve, toujours la même année, au Maroc cette fois, dans la tragi-­bouffonnerie du « grand singe régnant » introduite par Mohamed Khair-Eddine dans Histoire d'un bon dieu [17]. Cette commune mise en spectacle de langages parodiques est certes l'une des contestations les plus efficaces des langages de pouvoir. Dans les trois séquences, le roi est nu devant ses sujets médusés et hilares. Or, sa nudité est d'abord celle de son langage. Car le pouvoir, quel qu'il soit, est d'abord un langage, et montrer ce langage en sa nudité bouffonne est l'un des procédés carnavalesques les plus efficaces.

Cette théâtralisation parodique du langage de pouvoir n'a pas besoin des signes de la scène pour fonctionner. C'est en tant que roman que Le Muezzin, comme d'autres romans décrits ici, affiche cette représentation des langages sociaux. Il en fait l'un des modes explicites de sa production du sens.

En ceci, il ne fait que systématiser un processus dialogique qu'on a déjà vu à l’œuvre dans Le Polygone étoilé, texte qu'on a cependant hésité à appeler roman parce que le disparate s'y affiche comme un mode de production du sens en rupture avec une écriture romanesque constituée. Le Muezzin récuse le dispa­rate, tant dans sa conception d'ensemble que dans l'agencement de ses différentes voix narratives les unes par rapport aux autres. De plus, là où le disparate affiché du Polygone étoilé pouvait dans une certaine mesure être considéré comme la condition même du surgissement final du récit autobiographique, le plurilinguisme du Muezzin s'instaure en polyphonie.

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La prose ici alterne avec le chant. Chant sans locuteur défini, comme celui sur lequel se termine le livre. Mais surtout monologue du Muezzin qui le parcourt tout entier, qui souligne sa différence avec les langages grégaires qu'on vient de voir représentés, mais revendique aussi l'unicité et l'intériorité de sa voix. C'est-à-dire que le plurilinguisme du Muezzin permet le surgissement d'une voix qui, tout en participant au dialogisme du roman, s'en retran­che pour dessiner un registre proprement poétique récusant le roman lui-même.

Et cependant ce registre poétique, en sa forme hautaine, est encore auto-représentation : celle d'un langage inspiré qui s'im­posera comme la seule norme de légitimation possible, et pourtant refusée le plus souvent, des divers autres langages du roman. Car ceux-ci s'ordonnent, se représentent et se disent en fonction de ce langage primordial. Paradoxe donc d'un roman dont le fonctionnement dialogique ne s'effectue que par rapport au plus poétique des langages qu'il représente, et dont la poéticité pourrait bien récuser ce dialogisme romanesque même. Il était en tout cas nécessaire, avant de développer plus avant la représentation carnavalesque en quoi le dialogue du Muezzin excelle, de montrer qu'elle est inséparable de cette poéticité qui nous valait déjà les meilleurs passages du Mont des genêts. On reviendra plus loin sur le tragique inhérent à cette ambiguïté du statut de la parole dans Le Muezzin.

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La représentation dialogique carnavalesque est signalée par exemple dans la juxtaposition des deux rapports de l'inspecteur Si Barite au vice-sous-chef adjoint de la police : rapport oral (pp. 277-280) incohérent et différent du rapport écrit bilingue (pp. 281-282), dont les différents items s'annulent les uns les autres. Elle y porte sur son domaine de prédilection : le seul langage, dans le jeu sur le nom de l'inspecteur Si Barite, ou dans la réduction de la carrière du vice-sous-chef adjoint à l'ablation progressive des différents termes de son titre, jusqu'au « grand saut dans l'anonymat des formes occultes » (p. 276).

Le langage du Muezzin fonctionne ainsi bien souvent comme un retournement parodique des langages référentiels. Retourne­ment parodique dont la signification politique est évidente lors­que le Alem s'en va régler « les affaires Corantes » (p. 204), ou que les « tire-au-flanc du nationalisme sont allés croûter à l'as­sociation Farce-Egérie » (p. 101). Elle l'est encore lorsque Saïd Ramiz décide de « faire suer le tergal » (p. 30). Elle devient jeu pur et simple – et donc liberté carnavalesque absolue – lors­qu'elle s'affranchit d'une nécessité signifiante extérieure pour qua­lifier, par exemple, les restes de l'ancêtre mort de « ce genre d'objets » (p. 36). Ailleurs, elle décrit la parole du Muezzin comme d'une « simplicité hermétique accessible au seul commun des mortels » (p. 102). En opposant ces termes l'un à l'autre, le langage s'affranchit de la tyrannie du sens et donne à voir son seul fonctionnement carnavalesque débridé.

Mais le carnaval est aussi surgissement subversif du corps face aux discours éthérés qui tendent à l'occulter, parmi lesquels le discours religieux est évidemment le plus visé. Ainsi la descrip­tion de l'école coranique se réduit à la description de pieds : pieds des passants entrevus par la lucarne, pieds du cheikh, pieds de Bourdif, pied de l'unijambiste (pp. 229-231). Ailleurs, le meddah – double trivial du muezzin – raconte sa circoncision par un rat (p. 182). Et le mendiant, pour avilir la mosquée « dans ce quartier de haute bière », propose : « si on en faisait une pissotière municipale, ma parole, on y ferait la queue » (p. 215).

L'ambivalence spatio-temporelle

Si le carnaval développe la représentation des langages dans une théâtralité du signifiant, le dialogisme se retrouve, bien plus fortement marqué, au niveau de l'espace et du temps. Il y a ainsi une ambivalence de l'espace et du temps développée par l'écriture polyphonique du Muezzin, espace et temps dont on va voir qu'ils sont littéralement constitués à partir d'une permanence de la figure du double. Et c'est en quoi le signifiant et le signifié de cette écriture sont particulièrement difficiles à délimiter l'un par rapport à l'autre : l'espace et le temps signifiés par le texte sont eux-mêmes signifiants, en ce qu'ils n'apparaissent jamais sans susciter en une sorte d'écho leur propre dédoublement. Or, ce dédoublement de l'espace et du temps signifiés commande à son tour toute l'organisation du texte lui-même autour de l'itiné­raire à la fois spatial et temporel de Saïd Ramiz.

L'itinéraire du Muezzin, de sa sortie de l'hôpital, début du livre, à sa disparition-éclipse dans les sables du grand erg à la fin, le mène successivement dans trois espaces citadins, lieux des trois parties du texte : c L'arrivée s (première partie) est une longue déambulation à travers Paris. « La rue me poursuit', expression répétée souvent en une sorte de leitmotiv. « Le combat contre la ville » (deuxième partie) est l'entreprise « subversive » du Muez­zin à Alger, deuxième espace du livre, où l'ancienne ville et la nouvelle s'empoignent dans une mêlée gigantesque, et où « le souvenir s'abat comme un hachoir » est une autre phrase-leit­motiv. « L'envers de la colonie » (troisième partie) est la ville dans la ville : la casbah d'Alger, lieu où la mémoire du Muezzin le mène au-delà de ce gravissement de la mosquée (pp. 133-134) dans lequel avait commencé son dialogue avec les Cités, à partir de la mort du père. Sa mémoire le mène ici à son enfance double­ment enclose : espace dans un autre espace, dont le lieu central, le noyau ultime, est le café de « Saïd la Glace ». Le Muezzin est alors « parvenu au terme de son hégire ».

Ces trois espaces citadins sont vécus à la fois au présent et au passé. A chaque espace sont liés deux temps. de la confrontation de ces deux temps dans chacun des trois espaces citadins jaillit la dynamique du livre. Lorsque la Mémoire et la Ville se séparent, avec 1e départ du Muezzin « à contre-courant des rides de l'Atlas » (p. 304), le livre s'achève. Il naît alors « deux pays siamois, celui du Muezzin et celui du meddah, l'un marin, contre le déluge, l'autre souterrain contre les séismes ». Tournant le dos à la Ville, le Muezzin choisira le creusement (p. 304).

Espace et temps sont donc tous deux doubles dans Le Muezzin, et de plus inséparables l'un de l'autre. La description de l'espace citadin se fait par une parole-mémoire. Et le temps, la mémoire, se disent dans un langage spatial. Le thème idéologique de la bâtardise lui-même réalise ici la bi-spatialité qui lui a donné nais­sance. Car il se matérialise, non pas dans la conscience d'un indi­vidu déchiré, mais dans l'espace, allégorique ici, de la ville. La bâtardise devient le fait, non de l'individu hésitant entre des espa­ces culturels contraires, mais de la ville même, qui développe le langage de sa propre ambivalence et l'impose au narrateur, comme dans ce passage :

« Paris, jeune veuve bâtarde et interlope qui pousse sa puissance digestive jusqu'au génie. Qu'y suis-je à nou­veau venu faire et refaire parmi les arêtes de ce ciment étranger ? Et mon village que je n'ai pas revu, et qu'à force d'en rêver j'ai fini par réinventer » (p. 44).

J'ai souligné les termes qui supposent le dédoublement, qui supposent un ailleurs, un envers. Or, cet envers sera totalement produit par le langage que suscite la ville, par la bâtardise de la ville même. Ce langage crée l'envers de la ville : le village. Le village, en effet, dans le cas de Saïd Ramiz, n'existe pas, puisque -» l'envers de la colonie », c'est encore la ville : la Casbah. Même s'il veut détruire la ville, le Muezzin en est fondamentalement prisonnier, parce qu'il est produit par le langage de la ville. Lors­qu'enfin « parvenu au terme de son hégire » il lui tournera le dos, ce sera pour disparaître dans le silence d'un langage qui l'avait fait vivre, et qui n'a pour ainsi dire jamais cessé d'être urbain.

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Les trois espaces du roman sont des espaces urbains. Lorsque Ramiz quitte une ville, c'est toujours pour en aborder une autre, et son regard, sauf lors du dernier – et seul vrai – départ, est toujours tourné vers la ville, où il est le plus souvent en position d'arrivée (et même d'arrivée double, puisque son arrivée présente, tant à Paris qu'à Alger, lui fait à chaque fois évoquer sa pre­mière arrivée dans chacune de ces deux villes, dont la symétrie dessine à son tour une autre ambivalence).

Prisonnier de la ville dont le langage le produit, le Muezzin ne peut échapper à sa poursuite : « la rue rôde » (p. 87), « la rue me poursuit » (p. 40), « la rue tombe et me saccage » (p. 91). Pour le piéger, pour prendre possession de lui comme elle l'a fait dans tout le territoire, elle se maquille et « dresse vers les hauteurs de nouveaux tentacules. D'ailleurs, n'a-t-elle pas déjà englouti Rachid, que Saïd cherche en vain, et qui s'est peut-être « méta­morphosé en ville » ? « Ces souterrains, ces tunnels, ces impas­ses, ça ravaude une ville, ça trafique un homme » (p. 148). Aussi, victorieuse, la ville est-elle « ivre de son irruption » jusqu'à se transformer en flamboiement solaire : « La ville flambe, tour­noie, harnachée de courroies solaires » (p. 106).

Si les deux villes sont ogresses, Alger n'est cependant que putain. Nous l'avons déjà vue se maquiller : c'était pour prendre les allures de l'autre, la ville du colon, la vraie. Celle-ci, « on nous avait promis de la raser à l'arrivée, de déterrer ses fonda­tions, de l'ensemencer de sel selon le rite des grands âges : faire place nette au sanctuaire du nouveau culte. On a menti. On ne l'a pas fait. On triche, on la maquille : elle est devenue une autre semblable à elle-même » (p. 153). « Surgie en sens inverse de l'autre », la nouvelle ville en a pris les apparences, « l'alignement de ses murs, l'ordonnance de ses rues », elle en a imité « jusqu'à ses lézardes, ses odeurs et ses bruits. La nouvelle ville vêtue de la peau de l'autre, bâtie sur les ruines de l'autre, exacte projec­tion de l'autre » (pp. 149-150). Et dans cette monstrueuse falsi­fication, « l'authentique a péri étouffée » (p. 284).

L'ambivalence spatiale de la ville produit donc l'ambivalence d'un langage qui joue sur l'ambiguïté du réel et de l'irréel, de l'au­thentique et de la falsification. Dans son dédoublement, l'espace urbain est espace signifiant, comme le langage est spatialisé, et comme le récit est itinéraire spatial et temporel à la fois. D'ail­leurs, le personnage produit par ce dédoublement de l'espace cita­din est lui-même double. Bien souvent il se tutoie. Il est tou­jours d la fois la parole de son présent et la mémoire de son passé. C'est pourquoi il rencontre au pied de la mosquée son double même : le meddah.

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Meddah et muezzin sont bien souvent interchangeables. C'est le muezzin et non le meddah qui dit, désignant son double : « Un autre habite en moi, que j'ai connu et vu partir » (p. 180). Inver­sement c'est le meddah qui proclame ce qu'on s'attendait plu­tôt à trouver dans la bouche du muezzin : « Je suis une manière de parler jetée en surface sur l'étal de la terre meuble où se mon­nayent encore et toujours les râles des agonisants..., etc... » (p. 181). A moins que, matérialité spatiale devenue langage dans un ren­versement du processus signifiant comparable à ce qu'on a déjà vu entre la ville et le langage, le meddah, comme il l'indique ici, soit précisément la parole même du muezzin : celle qu'il profère mais celle aussi que le fait être ?

Parole et espace sont à la fois interchangeables et réversibles. Lan­gages interchangeables, le meddah qui « marche dans ce pays contraire » (p. 181) et le muezzin « qui traîne son ombre à contre­-soleil vers la casbah (p. 187) se rencontrent et se perdent « dans ce grand espace réversible » où le bègue dont la mutilation semble liée à cette désorientation de la parole comme de l'espace se demande « quelle est la véritable orientation de la place ? De la mosquée vers la ville ? De la ville vers la mosquée ? » (p. 178). D'ailleurs, le Muezzin bègue et athée, une fois son itinéraire com­mencé lors du meurtre du contremaître, n'entend-il pas « un appel à contre-temps à moi seul destiné », celui du cheikh qui a refusé de l'initier dans sa jeunesse, cependant que comme la sourate, l'espace signifie soudain à contre-mouvement : « Au détour du pont, l'arbre vint à ma rencontre » (p. 127) ?

Cette réversibilité signifiante, à la fois de l'espace, de la parole et de l'itinéraire du Muezzin qui partira à la fin « à contre-cou­rant des rides de l'Atlas », se retrouvera dans le délire de l'écri­ture qui oppose son Anticoran à la ville. Au nom de l'authenticité païenne qu'il incarne, le Muezzin part en guerre contre la ville fausse-couche, contre la ville bâtarde. « Ici commence le combat contre la Ville » (p. 78). Ce combat est d'abord celui d'un délire-­liberté contre un ordre factice, et fragile de ce fait. Car la ville est « La ville de tout sauf de délire ». Le Muezzin l'attaquera donc à son point faible : « Je lui inventerai un délire, je l'organi­serai pour que la Ville future qui jaillira à sa place apporte les démangeaisons pubères de la liberté à venir » (p. 79). S'il s'en prend à la mosquée, c'est qu'elle est « la vertèbre la plus haute » (p. 185) de la ville-mensonge, elle qui fut « restituée par le bon Cardinal », « mosquée devenue église durant cent ans, puis à nouveau mosquée depuis vingt lunes » (p. 194). Aux « affaires Corantes » qui occupent le Alem, le Conseiller et le « Ministère du Retour d'Age » (p. 204), il oppose « L'Apocalypse et les véri­tés élémentaires », après quoi viendra « le Grand Livre des Dou­leurs qui s'écrira tout seul d'une encre épileptique » (le roman lui-même ?), dans lequel est décrite la mort de la ville, lavée par la mer comme à la fin de Qui se souvient de la mer, de Dib :

« Le cimetière d'El Alia crépitera sous la liquéfaction gréseuse de vos corps, il y poussera une nouvelle ave­nue, digérant vos vomis solidifiés, brisant les impasses et autour, la vraie ville, la ville vénéneuse, poussera en champignon jusqu'à l'heure on la mer viendra tout laver » (p. 76).

Cette réversibilité de l'espace signifié et signifiant apparaît éga­lement comme un retournement du dualisme statique du discours culturel sur l'espace. On a vu en effet au chapitre 4 le discours culturel opposer à l'espace factice de la ville une authenticité qui se trouve ailleurs, dans l'espace de la terre, ou, plus subtilement, dans celui de la mère. Cette authenticité d'un espace non-urbain contre la ville factice est considérée par le discours culturel comme un gage de légitimité, dont le fellah est présenté comme l'une des valeurs-refuge, comme une sorte de borne témoin en attestant l'existence tangible. Ici, point de paysan, et point de mère (l'appa­rition sporadique de la mère dans « l'envers de la colonie » n'a lieu que comme jalon fugace d'un récit, et nullement comme valeur intégrée à un système de symbolisation ; elle est donc pro­prement in-signifiante). L'apocalypse ou l'encre épileptique sont d'abord des absences. Absence d'être, absence de sens. Négateurs des discours travestis, ils ne sauraient cependant légitimer quel­que discours que ce soit, pas même celui du livre, dont la réa­lisation la plus accomplie est ce grand silence sur lequel il débou­che une fois disparu son héros-texte.

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Et cependant, il est des permanences susceptibles de légitimer le texte, même si ce texte tend vers sa propre disparition. La première permanence, en son absence même, est « Kittance la vivan­te », à qui le livre est dédié, et à qui renvoie, çà et là, une allu­sion dans la première partie. Pourtant cette instance de légitima­tion est une des contre-valeurs du discours culturel qu'on a vu n'exalter la femme algérienne que dans son opposition à l'européenne. Mais surtout Kittance, dont le nom déjà est défor­mation-suppression, corollaire de sa non-apparition dans le texte, est absence. C'est-à-dire le contraire absolu des instances « nor­males » de légitimation par le discours dont le garant doit – au moins sur le mode mythique – manifester la plus grande pré­sence possible, comme la plus grande localisation sur le sol même de l'identité.

Les émigrés forment, de la même façon, un pôle de légitimation plus ambigu encore que Kittance. Point de doute quant à eux ils sont, apparemment, bien présents. Les lieux qu'ils habitent ou emplissent bien concrètement sont même les points de départ du texte du Muezzin. C'est ce que manifeste en prologue du roman cet épisode dans une gargote de la rue de Charenton, où l'on apprend le retour du Muezzin. Ce court récit fonde en quelque sorte le reste du roman. C'est lui qui donne son existence même à la parole du Muezzin, lequel apparaît ensuite (début de la pre­mière partie, p. 17) en disant « je » dès la première ligne. Et c'est ce que manifeste également la description répétitive de ces émigrés aux chapitres 5 et 6 de la première partie, dont les amor­ces sont pour ainsi dire semblables : « Ils partent, reviennent, se quittent, se retrouvent "- je monte au pays – je descends en France et dans les caves" » (p. 72) ; « Ils partent, se quittent, reviennent, se retrouvent » (p. 80). La répétition au présent itératif fonde une permanence. Car l'errance des émigrés, comme leur rencontre en ces lieux immuables, est antérieure et postérieure à l'événement de l'Indépendance. Elle est cette continuité atempo­relle que le discours culturel prêtait au fellah. Elle est seule fondée à consacrer la vérité ou le mensonge de l'Histoire et de ses discours. Seule légitimité véritable en ce qu'ils sont la seule permanence réelle, les émigrés peuvent à bon droit par­ler du mensonge – par omission – du discours révolution­naire [18]. Ils fournissent le thème du mensonge au Muez­zin qui le développe après eux jusqu'à en faire l'un des thèmes essentiels du roman : « Ou bien on m'a menti depuis le début, c'est une des conclusions logiques que je peux tirer moi, le Muez­zin ' commence le chapitre 7 (p. 83) après la description des émi­grés aux deux chapitres précédents.

Or, si le discours culturel intègre les émigrés – contrairement à la femme étrangère – dans l'entité nationale, ces derniers n'en représentent pas moins une « séquelle du colonialisme » qu'il s'agit de résorber. Leur situation comporte l'un des dangers les plus grands de dépersonnalisation, de perte, de dilution de cette identité nationale que le discours culturel a pour mission de cons­tituer. Aussi l'émigration est-elle une réalité subie par le discours culturel, mais nullement revendiquée comme valeur, et encore moins comme valeur-refuge de légitimation. Instance légitimante dans un roman d'où le fellah et la mère sont quasiment absents, les émigrés constituent donc l'une des contestations implicites les plus efficaces du discours culturel dans Le Muezzin. Mais ils le sont moins par ce qu'ils disent contre le contenu de ce discours que par leur insertion structurelle dans le dialogisme interne au roman. Cette insertion représente la ruine des assises de légitimation du discours culturel, car elle substitue la fonction réelle de légitima­tion des émigrés, à la fonction mythique de légitimation du fellah. L'impossibilité de transformer cette légitimation réelle en valeur de légitimation brise le fonctionnement spéculaire du discours culturel.

La réalité des émigrés est irréversible. Ils sont une perma­nence spatiale, certes, en ce qu'on les retrouve accomplissant invariablement les mêmes gestes dans des lieux toujours sembla­bles. Mais cette permanence est elle-même ruinée, en ce qu'elle est non pas celle du lien individuel du paysan avec sa terre, mais celle d'un lieu d'errance, c'est-à-dire d'une absence de lieu. Le lieu d'où les émigrés confèrent ou refusent une légitimité aux dis­cours qui les sollicitent – celui du Parti ou celui du Muezzin – n'est pas un lieu : ils vivent au futur, et ne sont donc pas là où ils sont. Leur lieu, c'est à la fois « le chantier, l'usine, la chaîne, et la belle vie qui viendra, après, et qu'il faudra vivre. Au futur (...) ils fondent des patries à distance. Ils habitent l'Ailleurs. Ils atten­dent » (pp. 72-73).

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En ceci, la légitimation qu'ils apportent au discours-itinéraire du Muezzin est elle-même bâtie sur la réversibilité : elle est symé­trie plus que continuité. Car si le lieu véritable où ils vivent est le futur, le lieu véritable du Muezzin au contraire c'est la mémoire. L'auteur lui-même ne faisait-il pas remarquer dans une interview que l'itinéraire du Muezzin est exactement l'inverse de celui de l'émigré qui traverse la Méditerranée en sens inverse du sien [19] ?

Ce lieu nul vers lequel son itinéraire conduit l'émigré, où il va vivre au futur, est envers du lieu impossible qu'est la ville (Paris ou Alger). De la même façon les sables du Grand Erg sont pour le Muezzin un lieu nul, mais symétrique. Car il est aussi le contraire de Paris spatialement, et du futur temporellement. Là encore, la réversibilité multiplie les pouvoirs signifiants de l'ambigu. Et l'ambiguïté majeure n'est-elle pas dans les deux cas cette légiti­mation – c'est-à-dire cette localisation du sens – à partir d'un lieu nul, c'est-à-dire d'une absence de sens ?

Spatialité de l'ambiguïté signifiante

La ville inscrit le dédoublement dans l'être même du narrateur, dans ce retournement des rôles qu'on a déjà souligné, mais qui va bien plus loin qu'une simple réversibilité des pôles du mouve­ment et de l'immobilité dans l'espace. La rue devient littérale­ment sujet, qui dispose malicieusement non seulement de la per­sonne, mais du discours même du narrateur : « La rue me rejoint, fend les airs, me surplombe et, tapis en chute, se dépose sur l'asphalte, à même mes pieds (...). Son ruban s'étire en sauve­-qui-peut, fuite ascendante. Je vacille et ramasse mes os sur le pavé » (p. 29). L'être disloqué du narrateur va donc s'y dire à la fois à la première, à la deuxième et à la troisième personne, assumant ainsi toutes les formes grammaticales d'une ruine du sujet détrôné par l'espace urbain. Dédoublement qui prend d'au­tres formes encore, dès lors que l'espace urbain est inséparable de la mémoire. Ainsi, la ville est un lieu culturel, et le Muezzin n'est pas le premier marcheur parisien à voir son identité disloquée par un espace urbain devenu sujet : depuis Zone d'Apollinaire en passant par bien des romans européens de la ville, c'est une longue tradition littéraire qui vient comme la rue-tapis volant, à la rencontre du Muezzin, et qui dessine une autre modalité de dédoublement de son dire dans l'intertextualité cette fois.

Cependant, la ville ne se contente pas d'usurper au narrateur sa fonction de sujet : elle oppose également l'épaisseur de son langage spatial à la théâtralité des personnages. Ceci est particu­lièrement visible lors du jeu scénique du Alem et de sa suite dont on a déjà parlé. Mais, de même qu'on avait montré que cette théâtralité dépasse de loin le cadre strict de ces séquences oh elle est désignée comme telle, de même on pourrait retrouver tout au long du roman cette opposition entre l'épaisseur drue du langage spatial de la ville, et le simulacre d'autres langages, qui n'existent que par la théâtralité qui les institue. Le langage spatial semble réussir ce paradoxe de fonctionner sans avoir besoin d'un regard pour le consacrer. Ainsi, face au jeu scénique du Alem la parole spatiale de la ville, isolée par les caractères itali­ques, se développe en contrepoint non-théâtral. C'est elle qui va susciter, face à ce simulacre vidé de l'épaisseur d'un sujet puisque les personnages en représentation ne sont que des fonctions, un retour du sujet : le « je » du narrateur. La parole poétique du narrateur sera en quelque sorte portée, contre ce simulacre, par la réalité du langage spatial qui l'a recréé, et qu'il dit :

« La ville s'est resserrée, recroquevillée sur elle-même. Elle a tissé ses tentacules. Elle est devenue une boule posée au pied de la mosquée. D'un seul regard, je pou­vais voir toutes ses frontières à la fois. Le Alem gesti­culait, il voulait ma perte. Au centre, le sous-chef adjoint de la police : il n'avait pas d'idée précise quant à mon sort. A gauche, Rachid, le pire de tous : il voulait me sauver.
Ces forces contraires s'annulent. En fin de compte, je n'appartenais qu'à moi-même. J'hésitais, libre » (p. 294).

De la même façon, l'écriture du combat spatial des deux villes va affleurer « tout doucement », comme la « ville en gésine », parole sous-jacente en italiques, sous le simulacre burlesque des deux rapports de l'inspecteur Si Barite au sous-chef de la police (pp. 283-284). Et là encore, ce langage spatial va susciter face à la parodie l'épaisseur poétique du « je » du Muezzin.

Le langage poétique dont on a déjà vu qu'il récusait le dialo­gisme romanesque tout en étant produit par lui, apparaît comme une parole spatiale qui s'oppose à la théâtralité dialogique tout en en étant le complément. Il est un langage de réalité face aux simulacres, et ce, même lorsqu'il dénonce le simulacre d'Alger « ville bâtarde », « fausse couche » ou « putain ». Car, de même que la vraie ville oppose sa réalité au simulacre de la ville fausse, de même les langages réels opposent leur spatialité au simulacre des langages usurpés.

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Le langage poétique se confond ainsi en une même spatialisa­tion avec le langage le plus noble, celui de l'Appel, ou celui de la Sourate des Morts, lorsqu'elle enveloppe littéralement la ville en guerre lors du premier et seul appel du Muezzin (p. 133). Or, surgissement de la personne de l'officiant-énonciateur de la parole, cet appel ne l'est que par ce prodigieux gravissement des cent seize marches du minaret qui permet de « retrouver au terme de l'effort, victorieux de mon infirmité, l'indéracinable souffle ances­tral » (ibid.). Là encore, le déplacement spatial produit la parole.

De plus, le gravissement de la mosquée était préparé, après la sortie de la tranchée et le meurtre du contremaître, par toute une accession parallèle à la parole comme à la maîtrise de l'es­pace. Dans la tranchée, Saïd était silencieux lorsqu'on lui appre­nait la mort du père. Il commence à parler lorsqu'il en sort. Lors­qu'il a tué le contremaître, il entend pour la première fois l'appel du cheikh (p. 127). Il répercute ensuite dans son corps l'appel du père (nouvelles ambiguïtés cheikh-père, espace-corps) (p. 129). Il récite ensuite l'appel pendant le trajet (p. 130). Et c'est enfin le gravissement et le chant-champ.

Cependant l'appel comme la parole dessinent une autre spa­tialité dans-l'ambiguïté même de l'identité de leurs énonciateurs. On vient de voir l'ambiguïté au niveau du donateur de l'appel, l'appel du cheikh étant et n'étant pas, à la fois, celui du père. On retrouve cette ambiguïté dans le dire de la parole. On a déjà vu le jeu de réversibilité spatiale entre le muezzin et le meddah. Leurs personnes s'échangent à volonté, si bien que l'on ne sait plus trop lequel dit de l'autre : « Il parle de moi comme d'un absent. Je me tutoie, je m'interpelle, dans une langue qui m'as­siège et me dépasse » (p. 180).

Cette ambiguïté spatiale de l'appel trouve peut-être son explica­tion la plus ramassée dans ce très court (et très beau) chapitre 8 de la deuxième partie, où depuis sa fenêtre, Saïd Ramiz fait face au muezzin du minaret. L'ambiguïté porte d'abord sur l'identité du locuteur (qui dit « je » ?). L'enchaînement de ce chapitre avec le précédent permet l'hésitation entre Ramiz et Rachid, ou même avec Salim, avec qui Rachid était à la page précédente dans une situation dialogique comparable à celle de Ramiz et du muez­zin non identifié du minaret, ici. Ambiguïté également sur l'iden­tité de ce muezzin : ce n'est qu'au chapitre suivant, cette fois (p. 171), qu'on apprend que le muezzin de la mosquée Sidi Brahim, le fils Bourdif dont il ne sera vraiment question que dans « l'en­vers de la colonie » a probablement été précipité de son mina­ret par Ramiz, ce qui donne un sens à l'énigmatique : « au nom de cet amour qui ce soir nous unit, pour toi, pour toi seul, je serai Caïn ». Le dialogisme muezzin-Muezzin développe à son tour une ambiguïté grammaticale sur l'identité du partenaire, d'abord désigné par « il », puis rapproché par « tu » jusqu'au meurtre non narré ici qui permet enfin à Ramiz de se limiter au « je » triomphant de la fin : « Je suis le Muezzin... ». Mais cet unisson par l'amour-meurtre, jeu ambigu sur la similitude et la différence, n'est possible que par le développement de deux autres dialogis­mes : l'opposition de « nos voix » à « la ville » et celle de « nos voix » à « la nuit ».

Les ambiguïtés majeures résident cependant dans le statut même de la parole que développe ce chapitre. C'est une parole, on l'a vu, dont la signification diégétique n'apparaît que dans le chapitre suivant. Mais c'est une parole qui oscille entre la prière (« notre appel »), et le récit développant le meurtre sans le narrer : « je te le raconterai (...) je serai Caïn ». Récit, cette parole est meurtre. Prière, elle se dédouble en nouvelle ambiguïté entre la « parole dont on dit qu'elle remplace le pain », et la « Sourate des Morts ». Prière, aussi, à qui s'adresse-t-elle ? Si c'est « l'Eternel », « le Présent », celui-ci est également « Celui (...) qui leur fera faux bond comme toujours comme partout » : destinataire présent et absent à la fois. Si c'est le muezzin du minaret, c'est un double du Muezzin, et destiné à disparaître lui aussi. Dernière ambiguïté enfin : la révélation du sens diégétique, à savoir le passage de la prière à la réalité du meurtre au chapitre suivant, est aussi changement de locuteur, puisqu'à la page 171, c'est le vice-sous-­chef adjoint de la police qui le révèle à Rachid, lui-même autre double du Muezzin.

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L'ambiguïté spatiale, dans tout le roman, est également celle du récit-itinéraire « interminable phrase qui t'escorte, hoquetée, psalmodiée avec ses pauses, ses inflexions et ses reprises, cette phrase qui en dix ans t'a ballotté en tous sens, rempli et vidé, qui commença par ton premier et seul appel de muezzin pour finir en borborygme dans un hôpital de Marseille » (p. 109). L'une des figures thématiques récurrentes de cet itinéraire-phrase hoquetée est l'arabesque, à la fois spatialisation du récit et symbole culturel implicite [20]. L'arabesque est la phrase spatialisée, tant de la vie du Muezzin, que de l'Histoire révolutionnaire.

Non seulement la phrase, mais les mots eux-mêmes sont spa­tialisés, cependant que cette spatialisation permet un nouveau jeu sur l'ambiguïté sémantique. Le délire de l'écriture est en partie perte du langage débridé, autonomisé dans l'espace du livre, cepen­dant que « la tribu des mots galope à vide dans mes steppes-terres promises à la dessication du rêve » (p. 92) : le Muezzin ne parle­-t-il pas « en strophes-bidonvilles » (p. 102) ? Ainsi, la spatialité de son langage est revendiquée par l'écrivain. Cette spatialisation est particulièrement manifeste lorsque le langage est celui de la mémoire. Si la ville est harassante, si « la rue tombe et me sac­cage », c'est qu'elle est d'abord un vaste éboulis de souvenirs (p. 77). Or, cette métaphore spatiale de la mémoire va rejoindre le cliché bien connu de l'écoulement de la vie lorsque la spatialisa­tion du signifiant va littéralement réaliser dans la parodie la méta­phore du cliché : « Et la vie s'éboulait, dégringolant par morceaux. On ne sait plus ce qu'elle est devenue » (pp. 90-91). Ainsi, le signe devient réalité parodique de ce signe même. La spatialisation devenue mode ironique de la parodie, développe une production du sens inattendue et foisonnante.

Les différentes modalités développées jusqu'ici de la spatiali­sation de l'ambiguïté signifiante dans Le Muezzin convergent en partie dans cette figure de prédilection du récit bourbounien qu'est l'anaphore. La figure de style dont on peut étendre le fonctionne­ment à celui du récit, qu'il est devenu courant dans l'analyse structurale de traiter comme une phrase, réalise alors l'ambiguïté pleine du terme même de figure, à la fois forme spatiale matérielle, et accessoire rhétorique. Etendre, après les structuralistes, la figure à l'enchaînement du récit, est bien l'un des modes de lecture du texte qui s'impose le plus naturellement lorsqu'on tente de dégager comme ici la spatialité d'un discours.

L'anaphore est d'abord ici, selon sa définition rhétorique, la répétition fréquente d'un mot, ou d'une construction de phrase, qui martèle une idée tout en donnant au texte une valeur incanta­toire. Ainsi par exemple (p. 135) : « Reste la mémoire... », « Reste ce combat contre la mémoire » (etc.). Un peu plus développée, elle s'étend non plus à la simple répétition d'un mot au début d'une phrase ou d'un mouvement spatial et musical du texte, mais à celle d'une phrase, d'une formule qui joue par rapport à une séquence de récit le même rôle que le mot initial par rapport à une phrase : ainsi, la phrase-leitmotiv relançant le récit et annonçant l’« arrivée » : « Le souvenir s'abat comme un hachoir » (pp. 149, 151 et 154). Parfois, la répétition de débuts porte sur l'idée plus que sur la forme précise : ainsi (p. 120), peut-on asso­cier « Encore la mémoire » à la répétition anaphorique de « Je me souviens » qui suit. Cependant, en cette répétition apparem­ment plus « classique », on peut également retrouver l'anaphore dans la structure même du début de la phrase qui suit (« Je me souviens » + « qui » + verbe à l'imparfait) : « Je me souviens de la mosquée blanche et de l'été qui commençait... », « Je me souviens du vieillard à demi éteint par l'âge qui appelait... ». L'anaphore donne ainsi au texte une incontestable musicalité, qui est celle, rythmique, de versets. Elle développe un double espace référentiel du texte : celui du chant, celui des textes sacrés. Elle spatialise comme elle musicalise la hantise du commencement, de la naissance.

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Cette hantise du commencement, des commencements, est l'un des thèmes majeurs du roman. Les itinéraires du Muezzin comme ceux du pays peuvent être considérés comme des commencements suivis d'un cheminement en arabesque qui progressivement se perd, dans des impasses d'où il faut refaire le chemin en sens inverse, vers le bas, vers la naissance, ou dans les sables du Grand Erg à la fin. L'arabesque est alors ce « sillon à contre­-rides de l'Atlas » dont on ne connaîtra jamais la fin, mais dont le cheminement a du moins mis en évidence le ou les commen­cement(s). Commencements le plus souvent marqués par une vio­lence, un meurtre, mais dont l'ambiguïté signifiante du texte des­sine aussitôt le complément : la naissance. Le départ dessine l'espace. Il est toujours marqué par une violence qui semble conférer à l'itinéraire sa matérialité. A ce titre, les meurtres qui ponctuent les différents départs participent de la spatialité de l'itinéraire. Mais en en ponctuant vigoureusement l'amorce, ils imposent la figure de l'anaphore à la phrase du récit.

Le meurtre et la spatialisation participent d'une même authen­tification de l'anaphore, comme des récits en arabesque qu'elle fait naître. Cependant le commencement-meurtre tant dans l'action que dans la phrase de son récit, est ubiquité, et c'est peut-être là un des fondements de la polyphonie qu'installent dans le roman des récits qui se répondent, qui se développent dans l'espace selon des schémas voisins. « L'histoire pourrait commencer partout, dans ce chantier (...). Dans cette tranchée (...). Elle commencerait tout aussi bien au sommet du minaret de ton premier appel » (p. 110). Mais elle commencerait aussi bien, également, à la mort de l'oncle, ou au meurtre du laveur de cadavres, à Paris (p. 66), événement postérieur dans la diégèse, mais raconté avant.

Multiple possible, le commencement est ainsi hachuré. Hachuré par la blessure ou le meurtre qui le marque à chaque fois. Hachuré par son ubiquité spatiale. Hachuré aussi par son ubiquité dans l'espace du texte, dont il bouleverse la chronologie diégétique. Hachuré enfin parce qu'il ruine l'identité du locuteur comme sa parole : chaque nouveau meurtre-commencement perturbe les indicateurs grammaticaux de la personne, comme dans le récit du meurtre du laveur de cadavres (p. 69-71), ou dans ce chapitre 8 de la deuxième partie qu'on a décrit plus haut. Et la naissance véritable du Muezzin n'est-elle pas, pour cet homme-parole, le bris de sa langue, c'est-à-dire le surgissement de la nouvelle parole qu'il va manifester en son itinéraire, en sa spatialité comme en son meurtre ? « Tu ne naquis vraiment », lui dit le vieux maître, « que le jour où ta langue se brisa (...). Tu bégayes la nouvelle vérité, qui part de toi et qui demain prendra chair dans les autres. Et il te faudra secouer la croûte durcie des mots reconnus pour que jaillisse enfin la nouvelle sève » (p. 122).

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Bégayement de la nouvelle vérité, la parole du Muezzin, c'est­-à-dire le livre même, sera ce « grand livre des Douleurs qui s'écrira tout seul d'une encre épileptique » (p. 76). Mais cette encre épileptique ne sera pas seulement un délire salutaire contre les discours d'occultation du réel, pour « secouer la croûte durcie des mots reconnus » : il est significatif qu'elle soit annoncée, non par un homme de discours, même authentique, mais par « l'anti­Atlas écœuré ». De même que le grand livre des Douleurs s'écrit tout seul, de même c'est ici le référent de la parole qui la profère, directement, sans énonciateur et sans distance entre référent et signi­fiant. La parole bégayée, l'encre épileptique, manifestent la sup­pression de la distance entre référent et signifiant. De conceptuelle, la parole en bégayant devient matérielle, comme cette encre épi­leptique par la fusion inattendue de ses deux termes. La spatiali­sation est ici conquête du signifiant par la matière.

La parole bégayée devient alors elle-même cette apocalypse ou cet hallali païen que le Muezzin bègue et athée est chargé d'an­noncer en son dire-itinéraire. Le grand livre des Douleurs est amené par la « reptation des dunes vers la mer » qui le précède (p. 76). L'anticoran est combat contre la ville comme contre les mots. Et la ville, c'est aussi « cette longue phrase qui nous tient tous prisonniers » par ses « vérités d'évidence », alors que, si les promesses avaient été tenues, « le jour J, il fallait ordonner à tous les muezzins de bégayer à gorge déployée sur l'extrême pointe des minarets, de désarticuler (cette) longue phrase » (p. 143). C'est pourquoi le livre du Muezzin, comme son sillon à contre-rides de l'atlas, aussitôt effacé que tracé, « sera indéchiffrable » : « Je vaudrai par le poids du vide que je laisserai » (p. 48).

L'irruption du sens et l'ambiguïté tragique

Et cependant le sens, politique, du Muezzin ne saurait être plus clair. Enoncé d'une écriture indéchiffrable, subversion par le refus du sens, Le Muezzin est aussi profération d'une autre vérité du pays.

Dans ce pays, la révolution est aux mains des avorteurs. Les morts, « fossilisés, les ailes pliées, (sont) reliés en incunables de gauche à la bibliothèque nationale » (p. 86). Les charognards et les nécrophages ont « tout pillé, souillé et avili » (p. 300). L'ordre a tué les fondateurs et les Prométhée. « Désormais les ascenseurs fonctionnent et le gras-double est en baisse » (p. 308), dit le Fonc­tionnaire. Et les collaborateurs d'hier, tels le Bourdif, « fréquentent les nouveaux patrons » (p. 260).

Les mosquées ne poussent-elles pas comme des miradors autour d'un pays « beau par ses plaies / grand par ses famines / généreux par son chômage » (p. 293) ? Contre ceux qui, comme le Muezzin, affûtent leur violence pour qu'elle « émonde le patrimoine légué par des ancêtres morts d'extase narcissique à contempler leur nombril en forme d'arabesque> (p. 93), ou qui, « marre des vierges voilées et de l'amputation des prépuces », ne veulent plus que leurs compatriotes « ne changent que pour mieux ressembler à eux-mêmes », et réclament au contraire « qu'on leur donne une tête, deux bras, deux jambes, un truc, et qu'ils cessent de passer par toutes les couleurs de l'état civil spécifique » (p. 78), on conso­lide le cercle d'une conspiration narcissique dans lequel Kateb déjà dénonçait « l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus ». Dans un « pays coup de trique vers le paradis obli­gatoire – pays qui tournoie, mord son ombre sèche et rétrécie sous un soleil borgne à mon image (...), pays qui retrouve dans son rectum l'odeur d'un pet centrentenaire » (p. 183), « nul ne naîtra autre que bâtard ou orphelin » et « les hommes pétales de narcisse / Partiront en quête d'une voie spécifique » (p. 291). Seul témoin de l'authentique, le Muezzin – l'écrivain qui apporte dans son délire la dissonance – ne peut être que dépecé « dans le reflux quaternaire de ces tiersmondains qui s'agenouillent et se pétrifient devant les reliques d'un passé déjà cent fois bon pour le corbillard et que leur resservent, empaquetés dans les cornets de frites, à l'encan dans les foires-meetings, des leaders galonnés » (p. 93).

Flamboiement débridé de la formule-choc, parole-liberté sou­vent dure, mais aussi ludique, l'écriture du Muezzin, ainsi, devient ce lieu où se dit le sens occulté. Publié en 1968, Le Muezzin est l'un des premiers parmi les romans de dénonciation qu'on va voir se multiplier à partir de cette date. Dans une certaine mesure, on peut hasarder que la répression qui frappa les intellectuels (parmi lesquels Bourboune fut l'un des premiers) après le 19 juin 1965, les a mis dans cette position d'extranéité par rapport au discours du pouvoir, qui va leur permettre de tenir un discours autre. C'est bien le président Boumédiène en effet qu'on est tenté de reconnaître dans le Alem vêtu de son burnous du Mouloud (p. 289) qui hésite, d'ailleurs, entre la casquette de colonel et le turban, comme entre les langages attachés à ces deux coiffures (p. 202), et qui signe d'un croissant et d'une étoile (p. 206). On retrouvera le chef de l'Etat sous la figure du « chef suprême » dans La Répudiation de Boudjedra. Malgré sa diffusion plus importante par l'éditeur et les média français qui en ont fait un peu vite le symbole de l'écriture d'opposition en Algérie, La Répudiation ne fait bien souvent que répéter cette irruption du sens politique oppositionnel dont Le Muezzin et La Danse du roi de Mohammed Dib, également publié en 1968, furent l'année pré­cédente les lieux les plus marquants dans le roman algérien de langue française.

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Cependant, on ne peut à la fois récuser les discours institués, et tenir soi-même un discours affirmatif d'idéologie, même oppo­sitionnelle. Le dire oppositionnel du Muezzin, on l'a vu, tire l'es­sentiel de son efficacité du carnaval. Le projet de plasticage de la mosquée, puis le renoncement à ce projet, constituent les deux stades complémentaires d'une récusation fondamentale de tout discours symbolique – ou de toute action récupérable par un symbolisme quel qu'il soit.

Le Muezzin récuse toute positivité. Aucun de ses personnages n'est un « héros positif ». Aucun n'est porteur d'un sens cohérent. Mais les plus attachants d'entre eux, c'est-à-dire essentiellement le Muezzin et le meddah, le sont en grande partie par leur récusa­tion fondamentale du sens. Ils y gagnent une sorte de nouveau lyrisme, d'où n'est pas absente une certaine forme de roman­tisme. « Je veux le coude à coude de toutes les choses contraires, et qu'à sa naissance, la parole se conteste elle-même dans son épissure (...). Je veux qu'on invente la mort exacte de toute chose à sa naissance » (p. 219), dit le Muezzin. Formules qu'on aura certes vite fait de réduire à l'une des formes de l'anarchisme de 1968 en France, et dont le mendiant souligne comiquement l'as­pect intellectuel aussitôt. Mais il faut ici lire un peu plus loin, et découvrir derrière le cliché la manifestation la plus fondamentale de l'ambiguïté du Muezzin : cette écriture signifie en quelque sorte à l'envers, par et depuis l'envers. L'absence de sens produit le sens, qui est alors démultiplication de cet envers. Aussi, le Muezzin dont la vie se confond avec l'écriture du roman, peut-il affirmer le tragique de sa double entreprise : « Pour continuer à présent, il faut ne plus aimer vivre » (p. 17), ou encore : « Quel mal de chien je me donne pour mal vivre » (p. 87).

La vie et l'écriture sont confondus dans cet envers de vivre en lequel elles se formulent. La naissance à la parole est confondue avec la sourate des morts, cependant que l'âne est criblé de balles (p. 134). La violence du livre comme du personnage est auto­destruction : « le temps est venu pour qu'on me fasse violence » (p. 92). La violence politique du texte repose sur le renversement ambigu de sa signifiance en violence contre lui-même. Selon la même logique, l'efficacité du roman réside dans cette rupture séman­tique de ses mots d'avec les mots de l'efficacité. Son écriture situe son lieu dans le sens manquant des mots d'un discours de pouvoir. Sens manquant qui est également celui de ces trois semaines subtilisées à la biographie du Muezzin par les aléas de l'état civil (p. 63), ou de fausses anaphores comme ce « ou bien » qui « lance » le chapitre 7 de la première partie (p. 83) sans qu'un autre terme lui réponde. Sens manquant, aussi, des finalités déri­soires et tragiques. Le sens politique le plus puissant du roman est l'absence finale de sens d'une Révolution qui engendre la « cohorte des éclopés, des vaincus de l'espérance, les parias de la gloire, les détruits par leur propre victoire : déchets dans un monde qu'ils ont fait naître, vieux rafiots prenant eau de toutes parts » (p. 139, image reprise par Rachid, p. 163). Le sens de l'action n'était-il que cette « fausse porte qui nous est ouverte sur le vide par ceux qui étaient pressés de s'asseoir » (p. 84) ? « Oui, je le pensais, tout cela finirait au seuil d'une porte qui s'ouvrirait alors sur une voie royale, et je n'aurais plus qu'à m'y engager. Il n'y a pas eu de porte (...). Toutes les fins sont dérisoires » (p. 136). Cette fin dérisoire qu'illustre de la même manière La Danse du Roi, de Dib n'est-elle pas l'ambiguïté tragique par excellence en laquelle le texte signifie tout en récusant la sécurité d'un sens ?

Le Muezzin ou le meddah comme Arfia chez Dib sont un peu ces personnages d'un autre âge dont le masque, dans la tragédie grecque, souligne l'individualité par la fixité de son langage hors de saison. Le langage du Muezzin, l'envers qui lui donne vie, est celui de la mémoire, dont la communauté actuelle des vivants s'est singulièrement coupée, mais qui continue à la marquer comme un stigmate indélébile. La mémoire comme le temps païen sont cet envers qui récuse le discours de pouvoir. Mais ils ne le récusent pas en affirmant un discours autre. Ils le récusent par leur absence signifiante. C'est pourquoi le Muezzin n'habite nulle part : « je n'habite pas », dit-il, ou alors, plus malicieusement :

J'habite
Rue cache-cache
Numéro macache » (p. 19).

Ou alors, il ne peut habiter qu'une « cicatrice » (p. 85). La parole du Muezzin est une parole sans lieu, car « du haut d'un minaret qui se respecte, on doit voir le vide » (p. 27). La mémoire est bonheur dans l'absence d'identité.

« Muezzin presqu'athée, Saïd minaret sans certificat de baptême traîne sa crève sur la nécropole des bipèdes.
Muez !
Zin
Le bonheur, c'est la mémoire désormais » (p. 47).

La mémoire, le temps et l'espace païens, envers de la ville, se rejoignent ainsi pour former le pôle du personnage dans l'am­biguïté tragique héros chœur. Mais ils ne désignent l'individu que dans l'instant même de sa condamnation, et c'est pourquoi « L'En­vers de la colonie », troisième partie du roman qui développe cette mémoire comme cet espace d'enfance, ne peut aboutir qu'à la disparition finale du Muezzin devant le chœur-tribunal des autres personnages.

Ainsi, la mémoire qui devait être lieu de réalité face à l'impos­ture de la ville comme des discours de pouvoir, se dilue-t-elle à son tour dans un refus de signifierou de légitimer quelque discours que ce soit. Par sa perturbation des catégories du dis­cours, dont la spatialisation des ambiguïtés signifiantes n'est pas la moindre, Le Muezzin est un livre de révolte d'autant plus effi­cace qu'il est aussi un magistral pied de nez à tous les discours de pouvoir.


Chapitre 8 :
La productivité spatiale du carnaval dans La Répudiation [21]

Rupture et enfermement

Lors de sa publication en 1969, La Répudiation opéra un pro­fond bouleversement dans la lecture algérienne de la littérature nationale de langue française. Enfin surgissait une oeuvre forte qui ne pouvait plus, par son contenu, être classée dans l'un de ces deux courants à quoi l'opinion, on l'a vu, réduisait sa propre littérature : la description ethnographique de l'univers traditionnel, et les récits guerriers. De plus, l'écriture de ce roman semblait échapper, elle aussi, à l'alternative devenue habituelle entre une écriture « réaliste » plate d'un côté, celle de Feraoun, de Mammeri, de Malek Haddad même, et l'hermétisme relatif qu'on prêtait à des romans comme Nedjma, ou Qui se souvient de la mer. L'écri­ture apparaissait comme transcendée par la violence des images comme du contenu du roman.

Pourtant, cette violence, le roman de Boudjedra n'était pas le premier à la manifester. Sans parler du Passé simple de Chraïbi qui l'illustrait au Maroc dès 1954, il était précédé en Algérie même par deux textes de rupture au moins aussi novateurs, à savoir La Danse du roi de Dib, et Le Muezzin de Bourboune, publiés tous deux en 1968. Mais le premier fut vite considéré comme hermétique, le second n'étant diffusé que confidentiellement par un éditeur bien moins puissant que Denoël.

La Répudiation manifestait à point nommé, grâce à une dif­fusion puissante et à une mobilisation des « médias » – essen­tiellement français – jamais vue jusqu'ici, la réponse à une attente face au texte littéraire de langue française : lui voir dénon­cer la situation de la femme et l'enfermement de la vie quotidienne de la jeune génération algérienne victime du poids sclérosant des pères. Attente bien complexe, puisqu'elle craint en même temps d'être comblée. Car y répondre constitue, à proprement parler, le scandale majeur : la mise en lumière de ce qui par essence doit rester caché. C'est violer cette décence, cette « hichma » en partie fondatrice de l'identité musulmane, et qui interdit de se dénuder moralement, de montrer en particulier cet envers de la Cité que constituent la clôture de la grande maison familiale, l'univers féminin et l'intimité qu'elle contient. Peut-être parce que cette intimité échappe aux discours d'identité culturelle que sa protection fonde cependant. On a vu l'importance de la femme comme valeur-refuge.

Cette attente contradictoire se portera donc de préférence vers les textes écrits dans la langue de l'Autre, et que leur différence, de ce fait, met en situation de marginalité. Marginalité depuis laquelle est possible la parole, pourtant nécessaire, qui dit ce qui ne peut être dit dans le cercle de l'identité. Cette parole, par le scandale qu'elle est toute entière, place d'emblée celui qui la dit hors de ce cercle, de cette c hichma » par laquelle – entre autres – on se désigne comme faisant partie de la communauté, comme participant de ses normes. L'écrivain de langue française joue toujours un peu le rôle du fou.

Le texte de La Répudiation est donc une parole de rupture, à la fois par son contenu scandaleux, et par la marginalité néces­saire de son écriture. Marginalité de la langue française ; margi­nalité également d'une forme perpétuellement brisée, de dires tellement dévorés de l'intérieur par le scandale de leur contenu, qu'ils n'arrivent que rarement à se constituer en ébauches de récits. Récits vite cassés comme pour ne pas accéder à un statut identifiant de texte, car toute identité, même scripturale, semble ici impossible.

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La Répudiation est d'abord la dénonciation la plus directe de la situation de la femme qu'ait connue jusqu'ici la littérature romanesque algérienne. Cette dénonciation brute, en effet, se trouvait jusque-là surtout dans la poésie, où les textes de Sebti, Skif, Benkamla, Boudjedra lui-même, et d'autres, réunis par Jean Sénac dans sa célèbre Anthologie [22], instituaient déjà une rupture. Boudjedra dénonçait alors cette blessure profonde de sa société dans le fameux poème « La mariée », publié en 1965 dans son recueil Pour ne plus rêver [23]. Mais la poésie nomme la blessure dans l'instant, alors que le récit romanesque la prend pour point de départ d'une narration qui déploie le temps à partir d'elle. C'est peut-être pourquoi cette poésie algérienne de dénonciation est si narrative : dans la narration de « Nuit de noces » ou de « Chanson pédagogique couscous », Sebti ou Skif visent une exemplarité qui rejoint celle du récit. Inversement, la protestation du récit romanesque de La Répudiation tire une partie de son efficacité de ce qu'elle ramène souvent le récit à des situations exemplaires. Ainsi la répudiation même, qui donne son titre au roman, est d'abord un état exemplaire, dont la description au présent souligne la valeur générale, au détriment de l'anecdote particulière, et tout en se servant d'elle :

« Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répudiée. Elle obtient l'orgasme solitairement avec sa main ou avec l'aide de Nana. Dans notre ville les marabouts se multi­plient. Les rapports qui régissent notre société sont féodaux ; les femmes n'ont qu'un seul droit : posséder et entretenir un organe sexuel. » (p. 105).

La répudiation proprement dite de Ma (la mère) – à supposer que c'en soit une véritable – n'est pas narrée pour elle-même, mais amenée à partir de la description plus générale d'une société où le pouvoir appartient tout entier aux hommes.

« (les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches continuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse ! Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités de la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu) » (pp. 38-39).

La parenthèse contribue, comme l'usage du présent dans tout ce chapitre qui est le seul à suggérer la répudiation même, et ne la dit cependant jamais plus que ne le font ces quelques lignes, à faire du sujet du livre un symbole de société. Il s'agit donc à ce niveau d'une dénonciation globale, plus que l'histoire personnelle de Ma, la répudiée. Est exemplaire de la même façon l'horrible et tragique histoire du mariage avec un impuissant de Yasmina, la sœur du narrateur, enfermée par la suite dans un asile, et morte à vingt et un ans. Ce récit parallèle n'a d'autre incidence dans l'histoire personnelle du narrateur que d'amener par une juxtaposition dans l'espace du texte le chapitre où Rachid décrit son propre séjour à l'hôpital. Séjour auquel il donne de ce fait implicitement la même valeur symbolique et générale de l'enfermement-gâchis de la jeunesse des deux sexes dans le pays devenu tout entier un hôpital, et une prison à la fois [24].

Or, le titre même de « répudiation » indique bien que cette situation est le fait d'une violence : celle que perpétue la « conspi­ration du mâle allié aux mouches et à Dieu ». Violence qui répudie d'abord la femme – et la mère particulièrement – hors de la permission de parler, de dire. « Le silence résigné de Malika est ma fureur », disait en poésie Ahmed Benkamla [25]. La Répudiation est un récit qui procède d'une fureur de dire l'interdit, la zone d'ombre oh se noue la contradiction fonda­mentale d'une société. C'est pourquoi, dire la situation de la femme, dans un texte de fureur, est également dire l'enfermement de tout un pays.

Cet enfermement est d'abord le fait de l'hypocrisie des pères, qui s'appuie sur un discours religieux. Car le langage par excel­lence de l'identité une exhibe ici son envers : la duplicité. La rupture essentielle qu'instaure en 1969 le texte de La Répudiation réside dans le retournement qu'il opère de ce langage univoque. En manifestant la duplicité de ce langage, le roman révèle, der­rière la transparence affichée d'une parole identifiante et répres­sive, l'épaisseur corporelle de ceux qu'elle sert, comme de son propre signifiant double.

En plus du patriarche et des oncles, les représentants de la religion pratiquent un discours de duplicité. L'école coranique est ce lieu où l'on apprend à somnoler en cadence, et à accepter les propositions malhonnêtes du maître (pp. 106-107). L'homosexua­lité est également le « gâchis » imposé à l'enfant (« Là encore l'enfance vient d'être saccagée, trahie, violée à brûle-pourpoint par la faute d'un adulte monstrueux », p. 241) par le bigot ren­contré au four banal, et qui « n'a pourtant pas l'air de bouger », dédoublant par là même son comportement physique comme son discours moral. Doubles aussi sont les lectures du Coran au mariage du père ou à l'enterrement du frère, dont la goinfrerie ali­mentaire et fornicatoire se déploie en parallélisme strict avec leur fonction religieuse. La fête de l'Aïd et Kebir, affirmation pourtant de l'unité d'une foi religieuse, n'est à son tour que le massacre symbolique des fils, que l'on oblige à assister « à la cérémonie pendant laquelle on tuait plusieurs bêtes, pour per­pétuer le sacrifice d'un prophète prêt à tuer son fils pour sauver son âme » (p. 221). Aussi le père, « transfiguré de joie », exulte­t-il et danse-t-il à la mort de son fils aîné « qu'il haïssait depuis la répudiation dont personne ne s'était jamais remis » (p. 171). Comme chez Chraibi, la dénonciation de la religion et de ses pratiques sacrificatoires va de pair avec la dénonciation de celui dont elle assoit le pouvoir monstrueux.

Mais le père, les mouches et Dieu ont un autre allié de taille le Clan, dans lequel il est aisé de reconnaître le parti unique. Ici la dénonciation devient nommément politique, dans la mesure où elle désigne les détenteurs réels du pouvoir.

Ainsi, l'on trouve dans La Répudiation toute une série de dénonciations directes, véritables morceaux d'anthologie opposi­tionnelle, qui pourraient fort bien vivre en dehors du texte roma­nesque. Ce sont des descriptions politiques pour elles-mêmes, indépendantes, dans une première lecture, de toute narrativité romanesque. Celle du Clan et de sa « racaille calamiteuse cata­pultée au sommet de la gloire et de la puissance, dépassée par la situation nouvelle » (p. 214). Celle du « Chef suprême », « véritable anachorète que seul le danger d'un glissement du pays vers une idéologie importée avait fait sortir d'une longue médita­tion métaphysique entreprise au lendemain de l'Indépendance nationale ». Il voyage dans « un hélicoptère bariolé de vert et piloté par un Français versé dans la science aéronautique et converti à l'Islam » (pp. 283-284).

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Cependant ces morceaux de bravoure sont aussitôt ramenés au récit romanesque, désignés comme une parole s'y intégrant : le passage ci-dessus est ramené à la relation langagière avec Céline « Céline disait, en haletant, que je délirais tout à fait » (p. 284), et la dénonciation globale ne prend son véritable sens qu'à tra­vers la totalité de l'économie narrative. La « peur des coups et des brisures » au bagne est nommément « liée à l'enfance hale­tante, au sein de la tribu, de la marmaille, de la vaisselle et du sang (sang des animaux sacrifiés et sang des femmes) » (p. 292). L'enfance et l'âge adulte n'ont-ils pas en commun le même enfermement (la maison de Si Zoubir pour l'enfant, l'hôpital et le bagne pour l'adulte) ?

Or, cette figure d'enfermement est justement celle qui fait l'unité narrative et structurelle du roman, construit autour d'elle et par elle : c'est par le biais de cette structure que les éléments ponc­tuels de la dénonciation s'intègrent dans un ensemble à la fois narratif et symbolique. L'enfermement n'est pas seulement un trait anecdotique commun à l'enfance et à l'âge adulte, qui se développeraient en parallèle : il est également lié à l'ensemble de la narration romanesque, permettant ainsi une confusion cons­tante et volontaire du signifié et du signifiant.

Le roman tout entier est, en effet, contenu dans l'enfermement même du narrateur par les M.S.C. Cet enfermement est évoqué dès la première phrase du roman («... depuis le passage des Membres Secrets », p. 9). Il constitue donc une sorte d'antériorité par rapport à la parole romanesque ; et le roman se termine sur cet enfermement même, auquel tout le dernier chapitre est consacré. Par ailleurs, le chapitre qui relate l'arrestation du narrateur adulte par les « M.S.C. » suit immédiatement celui consacré à l'Aïd, « horrible carnage » de l'enfance. Cette liaison est soulignée par la juxtaposition de la dernière phrase du chapitre 14 : « Ce fut aussi le début du gâchis » (p. 244), et de la première du cha­pitre 15 : « Me voilà prisonnier du Clan » (p. 245). La confusion des paliers temporels du récit est l'une des bases de ce « délire », de cette « berlue interminable » que devient le récit romanesque. Mais c'est ce délire justement qui donne au roman sa force de dénonciation. Il permet le passage constant d'un espace d'enfer­mement à l'autre (la chambre, la maison, l'hôpital, le bagne), imposant du même coup au lecteur haletant comme Céline une sorte de totalité de l'enfermement : s' « il n'y avait plus d'issue » pour les enfants de Ma, la répudiée, il n'y en a point d'autre, non plus, pour le lecteur assailli par le récit hallucinatoire de La Répudiation, que de fermer le livre.

L'enfermement est celui du pays tout entier, comme il était celui de l'enfance et comme il est encore celui de l'âge adulte du narrateur. « Le foetus (que poursuivaient les fantasmes des fils de Ma) n'était pas l'enfant à venir de la marâtre-amante, mais le pays ravalé à une goutte de sang gonflée au niveau de l'embryon puis tombée en désuétude dans une attente prosternée de la violence qui tardait à venir » (p. 280). Le délire narratif de La Répudiation est la seule réponse possible à la confiscation de la Révolution par le Clan. Tout en n'évitant pas la dimension événe­mentielle précise (l'emprisonnement du narrateur par le Clan n'a­t-il pas lieu le lendemain d'un coup d'Etat, décrit (p. 245) à travers ses aspects secondaires, la non-parution des journaux et les marches militaires à la radio ?), ce délire narratif institue une nouvelle totalité, celle de l'enfermement à tous les niveaux du vécu comme de l'écriture.

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L'enfermement du narrateur par les M.S.C. n'est pas le seul point de départ de la narration. Il en est un autre, essentiel à l'existence même du récit. Il s'agit de la Différence que repré­sente Céline. Céline est en effet plus qu'un personnage : c'est à elle qu'est fait tout le récit, dont le premier niveau est d'abord un jeu alterné de séduction-répulsion vis-à-vis de l'amante étrangère.

Aussi indispensable à l'existence du récit que le non-achève­ment de celui-ci est indispensable à sa propre existence d'amante, Céline ponctue ce récit, et lui donne un statut. Dans le premier chapitre, Rachid lui parle nommément, à la deuxième personne [26], mettant du même coup tout le récit, senti comme libérateur dès les premières lignes [27], en situation de cure psychanalytique. La phrase-leitmotiv de Céline n'est-elle pas : « parle-moi encore de ta mère » (par exemple p. 17), tandis que Rachid feint de s'in­terroger : « Pourquoi me pressait-elle ? Elle voulait que l'on parlât à nouveau de Ma ». Mais pour que cette cure soit pos­sible, il faut en même temps souligner la Différence fondamentale que les deux protagonistes représentent l'un pour l'autre. C'est pourquoi l'analyse de leur relation encadre ce qui, dans le passé du narrateur, définit le plus sa différence-séparation culturelle d'avec l'amante : la description du Ramadhan (pp. 21-32). Lorsque Céline reparaît, au chapitre 10 (pp. 147-158), le récit personnel du « Roman familial » [28] de Rachid est presque ter­miné ; à la répudiation-humiliation, le fils a répondu par le meurtre symbolique du père, en couchant avec la seconde femme de celui-ci (chap. 9, pp. 130-146). Déjà, racontant l'histoire lamen­table de Yasmina, il passe à une protestation plus générale, plus politique. Et il n'est plus question essentiellement, ni de la mère, ni de la marâtre désormais. De plus, la chambre de Rachid va faire place à l'hôpital de la révolution trahie (chap. 11, pp. 159­-169). Lorsqu'enfin le rapport du narrateur et de Céline se sera « normalisé » (p. 212 : c il était de plus en plus évident que l'agressivité avait cessé de nous miner et de pourrir nos rap­ports »), son récit sera aussi le plus politique, dans les deux sens du mot : l'évocation des souvenirs du maquis, l'évocation aussi de la trahison du Clan (pp. 214-215). Dans le dernier chapitre, l'hôpital réel est remplacé par l'évocation sévère du « pays-­hôpital », cependant que Céline, comme la mère, morte, ont disparu.

De même que la violence politique enferme le récit roma­nesque et lui fournit une cible, la différence de Céline et son statut de récepteur privilégié sont un deuxième enfermement du récit romanesque, et une deuxième violence tout aussi nécessaire à l'existence même de ce récit. C'est pourquoi le récit ne peut que sombrer dans l'enfermement réel du cachot, après le départ définitif de Céline, et mourir de cette perte secondaire de la polyphonie qui le faisait vivre en tant que roman. Les dernières pages de La Répudiation sont peut-être les plus efficaces parce que les plus directes dans la dénonciation. Mais une fois cette dénonciation dite, elles ne pourraient se continuer que par la répétition univoque. S'il avait continué au-delà du départ de Céline, le roman aurait sombré dans le pamphlet, ou le manifeste. Il se serait mué en écriture pauvrement idéologique. L'existence de Céline, le rapport très érotisé de séduction-répulsion avec elle, étaient aussi nécessaires que l'enfermement politique l'était au délire romanesque. Et c'est pourquoi la libération de Rachid est aussi un enfermement. L'écriture de La Répudiation est toujours double. Elle est souvent multiple. Mais chaque proposition, chaque lecture que l'on peut en faire, également, contient toujours son contraire en son essence même.

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La libération – relative – au niveau de la signification globale, repose dans le récit même sur un enfermement toujours plus grand. Si la construction du récit apparaît, dans son rapport à l'amante étrangère, comme celle d'une libération psychanalytique, en son passage du « Roman familial » initial à une insertion dans la société par l'activité politique (même si la société que nous découvrons dans les dernières pages du livre est concentration­naire et carcérale), ce récit est également ponctué par un certain nombre de « fêtes », qui sont autant d'agressions contre « l'en­fance saccagée » et qui laissent douter de l'efficacité de l'action promise à la fin : il y a, en effet, entre ces fêtes une sorte de gradation dans la négation du fils.

La première fête, joyeuse et salace, est le Ramadhan, par quoi Rachid affirme allègrement sa Différence d'avec Céline. Mais s'ils y participent, les fils n'en sont pas moins exclus. Ils volent leur plaisir dans une fête d'adultes, resquillent dans les cinémas improvisés d'où ils se font chasser à coups de bâton (p. 24), sont poursuivis par les mendiants (p. 25), chassés à grands cris par les prostituées (p. 23).

La seconde fête [29] est plus tragique pour les fils de Ma, la répudiée : c'est le remariage du père (pp. 70-88). Orgie mons­trueuse, certes, festin gigantesque et prolongé, « sexes en sueur », mais aussi retrait de Zahir, le frère, malade, et humiliation de la mère répudiée dans les cuisines. C'est le début du complot, où Zahir apprend à Rachid la haine du père [30]. Mais c'est aussi la fermeture du « cercle des représailles » (p. 87) sur les fils condamnés comme leur mère :

« Comme ma mère était condamnée à ne plus quitter la maison jusqu'à sa mort, nous étions très inquiets à l'idée de l'agonie qui allait nous envahir et de l'amour maternel qui allait nous dévorer : il n'y avait plus d'issue ! » (p. 88).

Cette seconde fête ponctue un changement d'espace. Les cha­pitres 2 (pp. 37-47), 3 (pp. 48-62), 4 (pp. 63-69) avaient pour lieu essentiel l'espace de la mère, la maison féminine, caverne inévitable, « le désespoir du lien coupé qui me donnait des rages de testicules » (p. 50). Le remariage va marquer le début de « la danse du père autour de notre enfance saccagée » (p. 97). L'espace que dessine cette « danse » est celui du père que l'on cherche à atteindre pour un meurtre impossible. Seul le meurtre symbolique se réalisera : Rachid couchera avec Zoubida, alors que Zahir a définitivement perdu la partie. Cet espace a pour cadre naturel, non plus la maison de Ma, mais la ville de l'errance de Zahir (voir en particulier pp. 89-91).

La troisième fête, paradoxalement, sera l'enterrement de Zahir (pp. 170-196). Au meurtre symbolique du père répond la mort réelle de l'un des fils. Le saccage est effectif. La danse du père est victorieuse. Car il est allié au Clan. « Zahir n'était que la victime expiatoire d'une violence obligatoire » (p. 172). Le « cercle des représailles » se referme de plus en plus.

Il se referme complètement avec la quatrième fête : celle de l'Aïd. Triomphe du sang. Sacrifice occulte des fils. Or, cette fête se situe chronologiquement avant toutes les autres. Elle n'est cependant relatée qu'à la fin du récit. Car elle est la blessure la plus profonde. Et si l'enfant ne peut « échapper à l'horrible carnage » (p. 230), si, humiliation suprême, il est après cela vic­time d'un bigot pédéraste, le narrateur adulte est après ce récit prisonnier du Clan. On a vu l'enchaînement direct et significatif du récit de l'Aïd au chapitre 14 et de celui de l'irruption des M.S.C. au chapitre 15. Le piège s'est refermé. La « berlue inter­minable » de l'écrivain rejoint celle de Zahir. Le Clan et le père ont eu raison de lui. Le cercle est parfait. La cellule de prison est aussi close et coupée du monde extérieur que la maison caverne maternelle. Et à la dernière page, c'est en prison que Rachid apprend le troisième mariage de son père...

L'efficacité de cette libération personnelle par le récit, de même que l'efficacité politique de ce dernier, semblent donc profondément remises en cause. La Répudiation est ce roman qui ne progresse que par et dans son propre enfermement et sa propre remise en cause. De même que son, ou ses récits, sont rupture d'avec un réel aliénant violemment dénoncé ici, le roman se situe également en rupture avec les premiers « romans » algé­riens de langue française, qui répercutaient un discours univoque, ethnologique ou guerrier, ou encore sociologique de l'acculturation, et n'instauraient que fort peu le plurilinguisme.

La production des récits

L'ambiguïté et le plurivocalisme de La Répudiation reposent d'abord sur une pluralité des récits en présence, comme des dynamiques narratives d'ensemble du roman. La Répudiation n'est pas un récit linéaire, et pourtant, plusieurs récits linéaires parallèles peuvent s'y retrouver, qui tous entretiennent un rapport particulier, autonome et différent avec le temps, avec l'espace du texte, et avec l'espace réel.

L'étude des structures d'enfermement du texte romanesque et de sa violence nous a permis déjà de dégager les trois principaux parmi ces récits : le récit actuel de la relation avec Céline, point de départ et condition du récit des souvenirs, se situe en deux lieux clos, la chambre (« l'habitacle »), et secondairement l'hôpital. Le récit des souvenirs, d'enfance et d'adolescence, objet principal – apparemment – du roman, est produit par le récit de la relation avec Céline. Le récit des souvenirs familiaux désigne également deux lieux clos, les deux maisons de Si Zoubir (celle de Ma et celle de Zoubida), et un espace ouvert (la ville), mais tout aussi enfermant que les deux maisons. Le récit actuel enfin de l'enfermement par les M.S.C., le plus directement politique des trois, est comme celui de la relation avec Céline l'une des deux clôtures productrices du récit des souvenirs, et d'une partie des récits ou textes parallèles dont on va décrire l'emboîtement. Il se situe en deux lieux clos principaux, le bagne et la prison, mais intervient aussi directement dans l'hôpital, autre lieu clos qu'il amène à se fondre avec les précédents, et dans la chambre (« l'habitacle ») partagée avec Céline.

Ces trois récits principaux ont chacun un rapport particulier au temps. Celui de la relation à Céline est le seul à fonctionner sur une linéarité temporelle simple, puisqu'on assiste à l'évolution de cette relation depuis le passage des Membres Secrets, blessure initiale, jusqu'au départ de Céline à la fin. Les retours en arrière possibles (ainsi, l'arrestation par les M.S.C. n'est narrée qu'au chapitre 15, mais rien ne nous dit que ce soit le même événement que leur « passage » sur quoi s'ouvre le roman), le va-et-vient constant dans ce récit entre l'hôpital et la chambre, la chambre et l'hôpital, n'empêchent pas de dégager dans ce récit une histoire de la relation avec l'amante.

On a vu que le récit des souvenirs récuse une linéarité tempo­relle. La fête de l'Aïd, sur quoi il prend fin, si elle est la dernière narrée dans la chronologie textuelle du récit des souvenirs, n'est pas la dernière dans la chronologie réelle de la vie du narrateur enfant, et pourrait même y être la plus ancienne. Le récit des souvenirs progresse vers ce point originel.

L'Aïd est origine, parce que souvenir biographique le plus ancien du narrateur dans le récit psychanalytique libérateur de sa personne. Mais origine culturelle aussi, en ce qu'il est, avec le Ramadhan (qui commence le récit des souvenirs, alors que l'Aïd le termine, ces deux fêtes plaçant ainsi tout ce récit dans l'optique d'une quête d'identité) la fête la plus signifiante de l'identité, et liée explicitement par l'auteur au souvenir du sacrifice d'Abraham. Dans les deux cas, il s'agit d'une antériorité, d'une mémoire, et si le récit des souvenirs progresse, chronologiquement, entre la « répudiation » de la mère (chap. 2), le remariage du père (chap. 5), et l'enterrement de Zahir (chap. 12), il remonte globalement cette même chronologie en débouchant sur le sou­venir le plus ancien, blessure à la fois première et ultime. Cepen­dant, l'Aïd et le Ramadhan sont les deux seules fêtes répétitives, donc plus difficilement localisables dans le temps que les autres fêtes qui ponctuent ce récit, et, à ce titre, l'Aïd est plus une antériorité culturelle qu'événementielle, mais ceci ne change pas la double orientation temporelle du récit des souvenirs, à la fois chronologique et inverse de la chronologie.

Le récit politique enfin entretient lui aussi un rapport dou­ble avec le temps. Si l'on peut supposer (encore qu'il ne le dise pas explicitement) que le roman tout entier se déroule entre un premier « passage des Membres Secrets » dans la chambre, dési­gné comme antériorité au texte à la première page, et l'enferme­ment final, ces deux événements peuvent apparaître comme le début et la fin d'une chronique « réelle », qui serait celle de tout ce récit. Mais ce récit est plus qu'un autre encore tributaire d'une mémoire, et même d'une double mémoire : mémoire du camp, de probables violences liées à la mort du Devin, et mémoire du maquis, que j'appellerai plus loin récit historique. Le dévelop­pement du récit politique, ses occurrences de plus en plus répé­tées, sont tributaires de la récupération de la mémoire, que les interrogatoires du chapitre 15 et de probables sévices antérieurs, tout comme l'hôpital, ont fait perdre. Le récit politique entretient donc lui aussi un double rapport au temps, à la fois chronologique et inverse de la chronologie, encore que la remontée de la chro­nologie soit ici moins systématique que dans le récit des souve­nirs. Mais la quête de la mémoire y est plus intense, plus obses­sionnelle, et l'on peut dire que le rapport au temps de ce dernier récit est l'inverse de celui du récit des souvenirs : une remontée vers la mémoire dans le cadre d'un récit chronologique, alors que la description de l'enfance se faisait sur le mode d'une chronolo­gie d'événements ponctuels dans le cadre d'une remontée globale vers la mémoire.

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Cependant, leur rapport avec l'espace comme avec le temps interdit de séparer véritablement ces trois récits principaux. On a vu déjà leur interdépendance au niveau de l'économie narrative d'ensemble du roman, et leur enfermement réciproque. Si les lieux essentiels du récit des souvenirs (les deux maisons de Si Zoubir) n'appartiennent qu'à lui, puisqu'aucun des deux récits « actuels » ne se déplace en ces lieux, et si le récit de la relation avec Céline n'a pour ainsi dire pas de mémoire, pas de passé propre, la ville entoure et relie aussi bien les deux maisons de Si Zoubir, que la chambre et l'hôpital de la relation à Céline, ou l'hôpital et la prison de l'enfermement par le Clan (le bagne et le Camp sont toutefois extérieurs à la ville). Dans cet enfermement, Si Zoubir intervient puisqu'il est membre éminent du Clan, et le Clan, on l'a vu, fait irruption dans les lieux du récit de la relation avec Céline : la chambre et l'hôpital. Quant à la mémoire-remontée dans les souvenirs d'enfance, elle va de pair, et on en étudiera plus loin les mécanismes, avec celle des rapports avec le Clan, qu'elle rend possible.

Les récits, se produisant l'un l'autre, comme on l'avait vu faire par les récits de Nedjma, sont donc étroitement emboîtés. De plus, ces récits principaux produisent chacun à son tour plusieurs récits parallèles également emboîtés en eux, et parfois passerelles supplémentaires entre eux. Ainsi, l'histoire additive de Yasmina au chapitre 10 fait partie du temps du récit des souvenirs, et se déroule autour et dans la maison de Ma. Mais elle n'est pas intégrée directement dans ce récit, et ne participe pas directe­ment de la biographie du narrateur. Par contre, elle est adressée à Céline (« Je t'ai montré, un jour, des photos de Yasmina », p. 156), et l'hôpital de Yasmina amène, comme on l'a vu, l'hôpi­tal du narrateur au chapitre suivant. Enfin, liée à la fois aux : souvenirs d'enfance et au récit de la relation à Céline, elle a le sens d'une protestation exemplaire devant la situation de la femme, qui l'intègre au récit politique proprement dit. Tout ce chapitre 10, s'il est centré sur la relation avec Céline, est­ d'abord un récit-prétexte sur lequel se greffent toute une série de récits du même type que celui de Yasmina, comme celui de Saïda au début, ou celui du bordel (p. 153). L'interpénétration de ces différents récits et leur alternance y font aussi progres­ser la narration globale sur tous leurs registres à la fois, confir­mant cette polyphonie dont il était question plus haut : la fusion de toutes ces destinées féminines exemplaires, y compris celle de Zoubida, donne à la protestation – qui pourrait être pla­tement idéologique et univoque – une résonance et une portée démultipliées.

Ailleurs, c'est un objet, la couverture du Devin, progressive­ment raccourcie par Céline dans l'habitacle, qui suggère un récit toujours embryonnaire et recommencé aussi bien dans cette cham­bre que dans la « villa » des interrogatoires du chapitre 15. Cette couverture établit également un lien, par la mémoire amputée de la mort de ce même « Devin », entre les deux récits « actuels » qu'on a déjà vus converger à deux reprises (chap. 1 et chap. 15) dans ce même « habitacle » dont elle constitue le centre. Le cha­pitre 15 lui-même ne mêle-t-il pas plusieurs récits dans la chambre de la relation à Céline où il débute : celui de l'arrestation du narrateur par les M.S.C., se subdivisant à son tour dans les sous-­récits des interrogatoires ; celui de l'Histoire en ses deux niveaux, le maquis, mais également le coup d'Etat du 19 juin 1965, direc­tement suggéré ; celui, enfin, que développe le rire de complicité entre Rachid et Céline. Rire qui rend cocasses dans un sous-récit­ parodique aussi bien le bénéficiaire du coup d'Etat, que ses sbires les M.S.C. présents dans l'habitacle. Et cependant ce rire lui­-même sombre dans un autre sous-récit : celui de sa propre irréa­lité, de sa propre irréalisation (p. 252 : « Non, personne n'avait ­ri »), élément narratif qui fonctionne à son tour à deux niveaux, puisqu'il peut, soit s'adresser au lecteur, et nier le rire, soit s'adresser aux M.S.C., et introduire dans ce cas contre eux une compli­cité supplémentaire entre Rachid, Céline, et le lecteur. Là encore, l'ambiguïté est l'un des moteurs essentiels de multiplication de la signifiance, que manquerait un discours idéologique univoque. On pourrait multiplier ainsi les exemples de production de récits parallèles, parfois désignés par des parenthèses ou par un changement de temps verbal (le présent des récits qui tendent à l'exemplarité les détachant comme un tableau isolable du cadre à l'imparfait qui forme la base syntaxique du roman), mais le plus souvent intégrés sans autre précaution à la trame narrative, qu'ils démultiplient à l'infini. L'essentiel était de montrer cette production réciproque des récits de La Répudiation les uns par les autres, et non depuis un réel, dont la saisie semble le plus sou­vent aléatoire. Plutôt que d'être produits depuis le réel, comme ils le seraient dans un roman de description réaliste de celui-ci, ou par une lecture idéologique de ce réel qui induirait le texte roma­nesque, les différents récits partent au contraire de leur propre existence de récits, pour aller progressivement à la rencontre du réel, dont la mémoire a été brisée.

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La politisation progressive du roman est justement cette avan­cée vers le réel, éminemment politique. La Répudiation est le contraire d'un roman « à thèse », dicté par une vision idéologique préexistante au récit. Le récit de La Répudiation est producteur de sens, et non illustration d'un sens, et c'est pourquoi son écri­ture est véritablement romanesque. Ceci est particulièrement vrai du chapitre 10, dont il vient d'être question, où le récit premier de Leïla, la demi-sœur juive, retourne soudain le fantasme bio­graphique du narrateur en une collusion exemplaire de plusieurs récits de destructions-enfermements de femmes. Récits qui conver­gent avec celui de l'enfermement de ce même narrateur pour déboucher sur une positivité, une efficacité de la révolte que leur collusion, et non leur explication, provoquera chez le lecteur. Le lecteur est ainsi amené à formuler lui-même, à partir de cette collusion exemplaire, sa propre lecture politique. Cette lecture politique est produite par la narrativité au lieu de la produire.

Le roman devient totalement politique au chapitre 15, où l'ar­restation par les M.S.C. vient réaliser ce que contenait déjà leur « passage » à la première page, à laquelle ce chapitre est ainsi presque un retour. Mais ce retour au point de départ n'est pos­sible que grâce à la politisation progressive de la narration, qui seule permet de conférer au réel de la première page la significa­tion qu'il y avait déjà. Cette signification ne se découvre que dans la récupération de la mémoire, qui va de pair avec la politisation des récits. La politique est vécue d'abord au passé, avant d'être manifestée dans le présent : elle est amenée par le récit histori­que (proche de celui de Kateb Yacine) du soulèvement des élèves du lycée contre la colonisation (pp. 205-207, chap. 13). Or, l'oc­currence de ce récit historique est antérieure, dans le roman, à celle du récit de l'Aïd au chapitre 14, lequel seul rendra possi­ble le récit de l'enfermement actuel (« Me voilà prisonnier du Clan », p. 245) au chapitre 15. La mémoire du récit des souve­nirs et celle du récit politique vont donc de pair, se complètent l'une l'autre dans la mise en lumière progressive d'un même enfermement, d'une même blessure première, dans les deux récits. Cet enfermement comme cette blessure sont à la fois le point de convergence ultime comme le point de départ caché des deux récits, à la rencontre duquel la mémoire seule, que les récits convergents ont rendue possible, a permis d'accéder. La mémoire est subversive, comme le récit qui la manifeste.

Car finalement, cette mémoire est découverte du lien imprévu entre les récits les plus cachés, et que le roman n'exhume pas à une lumière totale : ces deux récits à la complémentarité exem­plaire ne sont-ils pas, d'une part celui de la mort du Devin, pré­sent à travers tout le roman grâce à la couverture ramenée du camp, et de l'autre, celui du viol de Leïla, la demi-sœur juive, qui serait alors le seul véritable inceste d'un roman dont l'inceste est une obsession fondamentale sans que jamais on puisse le localiser véritablement ? Ces deux récits sont les plus tributaires d'une mémoire brisée et non totalement récupérée, puisque l'on ne saura jamais si l'inceste avec Leïla a eu vraiment lieu ou non, et que le lieu du camp où mourut le Devin ne peut plus être nommé (p. 248), pas plus que la ville où se situe l'hôpital (pp. 164­-165), ou que l'identité du « Devin » lui-même, leader révolution­naire assassiné par le Clan. Et cependant, ces deux récits parti­cipent tous deux à la fois d'une exemplarité politique générale et de la biographie individuelle du narrateur.

Lien ultime et proprement insoutenable entre les différents récits, la mémoire devient ainsi l'interdit majeur, parce qu'elle est le récit le plus subversif. Or, de même qu'il n'y a peut-être pas eu de véritable inceste dans La Répudiation, il n'y a pas non plus de véritable répudiation puisque Ma continue à être entre­tenue par Si Zoubir. La véritable répudiation dans ce cas ne serait-elle pas celle de la mémoire, individuelle et collective ? Mémoire-récit que les récits falsificateurs du Clan interdisent sous peine d'enfermement ? La récupération de cette mémoire par la parole de La Répudiation serait ainsi le contre-récit de la récupé­ration de cette mémoire, ce qui transforme le récit en acte, de par la subversion majeure qu'il représente.

Textes et espaces

Si les récits sont ainsi produits l'un par l'autre, dans une per­spective temporelle où la mémoire devient particulièrement sub­versive, ils sont également produits par un certain nombre de lieux et d'espaces. Ces lieux et ces espaces deviennent ainsi pro­ducteurs de sens, et s'intègrent dans l'économie narrative globale du roman, non seulement en tant que points de rencontre entre les différents récits, mais en tant que matrices génératrices de ces récits mêmes. Et cependant, ces récits les produisent à leur tour, dans un échange fondateur constant.

L'enfermement dont il a été question plus haut se manifeste, se dit par un certain nombre de lieux clos, qui ont pour la plu­part été déjà répertoriés : la chambre-habitacle, la maison de Ma, l'hôpital et la prison en sont les principaux. La clôture de ces lieux est en elle-même déjà récit de cet enfermement, tant du narrateur que du pays, que de Ma et des différentes femmes du roman, que du dire romanesque.

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Mais il n'est pas que des lieux clos dans La Répudiation : une clôture n'existe que par rapport à un extérieur, ou même à un envers, qu'elle récuse et qui la fonde. Cet envers de la plupart des lieux clos de La Répudiation, c'est d'abord la ville qui les entoure presque tous, et se retrouve ainsi dans presque tous les récits que nous avons inventoriés, entre lesquels elle constitue un lien, une communauté spatiale aussi importante que le roman lui-même. Ces lieux clos ont du moins en commun d'appartenir à une même ville comme ils appartiennent à un même roman. En ce sens, La Répudiation, à la différence de la plupart des romans ethnographiques algériens, est un roman citadin. Son écriture se confond avec celle de la ville, même si dans cette ville les lieux clos d'où surgissent les récits du roman peuvent apparaître comme autant d'îlots.

La ville est d'abord productrice de textes. Ceux, dès le premier chapitre, de la fête du Ramadhan, qui ne se conçoit que dans les prestiges citadins déployés devant les enfants émerveillés. Or, ce texte citadin de la fête du Ramadhan n'est pas n'importe quel texte, de n'importe quelle fête : on a vu qu'il servait à instituer, à fonder la différence culturelle de Rachid face à Céline. La ville manifeste ainsi la différence et l'identité. En ceci, elle est bien loin de la ville le plus souvent étrangère des romans ethnographi­ques, même de La Grande maison, de Mohammed Dib. La ville est assimilée, elle confère une identité. C'est pourquoi non contente de produire des textes, elle est texte. S'y promener est lire ses « ondulations grises, vibrations métalliques, bandes jaunes », etc. D'ailleurs, elle n'existe que comme texte, puisque, cousine de celle de Nedjma, elle « ne dure que l'espace d'un fracas fulgu­rant, lors du passage d'un train qui s'en va vers Blida » (p. 89). Aussi est-elle fuyante comme les signes qui la fondent, et « s'effi­loche »-t-elle « en geignements vains que l'intrépidité des badauds désœuvrés n'arrivait plus à contenir » (p. 144). Car ne la possède pas qui veut : pour Zahir, elle est l'inscription en quoi il se fond de par son impuissance à tuer le père, puisqu'il en revient ivre­-mort après chaque tentative manquée (chap. 8). Et ce n'est qu'après avoir tué symboliquement le père à qui la ville appartient que Rachid peut pour la première fois se noyer dans la foule citadine qui le reconnaît enfin dans son identité trouvée, et mar­ginale : « Bonheur à traverser ce tohu-bohu exigu et infernal oh j'avais l'impression d'être un homme à part, saccageur de la com­munauté calcinée par la faute de cet amour incestueux que je traînais » (p. 146).

Pourtant, cette identité apparaît d'emblée comme une rupture. Si elle lui confère son identité, la ville reconnaît d'abord Rachid dans sa différence, la solitude de celui qui en transgresse la léthargie. Il n'y a véritablement communion avec le texte de la ville que lors du Ramadhan. Et même là, les enfants sont rejetés de la fête, sont parasites. On ne se glisse dans la ville que par effraction, et sauf au chapitre 8 dont il vient d'être question, on ne s'y aventure depuis un de ces îlots refermés contre elle dénombrés plus haut, que pour revenir en hâte à leur clôture. Ainsi, au chapitre 4 où le retour à la maison de Ma et à l'enfermement par les femmes est inévitable. Ainsi lors de cette traversée peureuse de la ville, un panier de têtes de moutons à la main pour les porter au four le jour de l'Aïd. La ville devient ici l'envers révélateur de l'identité craintive. Elle est productrice de signes par contraste. Elle est un système de signes différents de ceux de la maison et de la fête, traversés par l'enfant porteur de têtes. Et cette traver­sée de la différence aboutit à la révélation dans la caverne (le four) de l'identité-blessure véritable (pp. 234-242).

La ville renvoie donc à la clôture de ces îlots qu'on avait peu­reusement quittés pour lire la différence à quoi elle se ramène, même si un moment (lors du Ramadhan) elle avait frauduleuse­ment servi à affirmer l'identité face à une autre différence, celle de Céline. L'identité qu'elle confère n'est que négative : celle des dangers dont elle entoure la maison de l'enfance (p. 63), tout comme l'habitacle de l'amant de Céline, à qui elle enverra les M.S.C. ; celle d'une virilité agressive qui enferme les femmes dans leurs maisons (p. 44). Aussi, même si elle s'oppose aux maisons féminines pour en souligner et en renforcer la clôture, la ville, loin d'être espace ouvert, est clôture à son tour, car elle est assié­gée par la mer (p. 89) devant qui ses « bruits sont relégués au niveau des cauchemars » (p. 91). D'ailleurs, si le narrateur la traverse parfois dans le récit des souvenirs, il ne s'y aventure jamais dans les deux récits actuels, où elle se contente d'être l'es­pace d'où viennent les M.S.C et où se perpétue le coup d'Etat. La ville est donc davantage une clôture de plus contre laquelle se dit l'identité et se raconte la mémoire, qu'un espace véritable­ment signifiant en lui-même. Le seul espace véritablement signifiant face aux lieux producteurs de récits dont il est question par ail­leurs, est l'espace du roman lui-même.

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Les lieux clos, îlots dans la ville, sont, quant à eux, produc­teurs de textes qui échappent à leur clôture, qui la contrecarrent même, mais au surgissement desquels elle est nécessaire. Ainsi, la clôture de l'habitacle est la condition du récit à Céline, c'est-à-dire de presque tout le roman. « Je te cloîtrais pour te racon­ter comment mes sœurs l'avaient été » (p. 151), dit le narrateur à l'amante. La maison de Ma est l'objet premier sur quoi se fonde le récit des souvenirs, qui devient ainsi d'abord récit d'un lieu, et la condition même de ce récit, dans le parallèle entre sa clôture et celle de l'habitacle où le récit est proféré. C'est le développe­ment de la mémoire de ce lieu qui rendra possible la mémoire que visent tous les autres récits, et qui les sous-tend tout en leur conférant sa puissance subversive. La subversion première de La Répu­diation est l'effraction dans ce lieu caché des origines par un récit iconoclaste qui en viole le silence, qui lui donne un pouvoir signi­fiant, alors que l'enfermement en ce lieu par le père était juste­ment condamnation au silence, à l'inefficacité, à l'impuissance.

La maison familiale est le lieu de récits avortés, qui sont autant de tentatives manquées de rompre l'étau du silence. Ainsi, celui de la visite nocturne à la cousine et du « péché piètrement consom­mé », qui n'aboutit qu'à « cette odieuse impasse oh me catapultait l'innocence amère », celle d'un acte sexuel guère plus réalisé que son récit, commencé pourtant au passé simple, et retombé avec l'échec à l'imparfait de la non-réalisation qu'il avait un instant quitté (pp. 56-59). Ainsi, dans le même chapitre, le récit des premières masturbations qui se transforment « en système ver­rouillé d'automutilation » (p. 49), et n'aboutissent qu'à la mise « à mort d'horribles limaces roses », dans laquelle le narrateur retrouvait « le même désespoir du lien coupé qui me donnait des rages de testicules » (p. 50). La répudiation, condamnation des fils à la réclusion dans la maison de Ma, est d'abord condamna­tion à un vocabulaire inopérant. « Je nageais alors dans un monde dilué qui m'obligeait à créer, pour mon propre usage, des mots dont l'abstraction excessive me laissait pantelant » (p. 50), et dont le roman sera justement, par sa violence même, la conjuration.

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Or, la clôture de cette maison sur le silence que violera le texte romanesque est produite, non tant par un fait objectif, ethnolo­gique, que par les différents discours du père. Cette clôture est production langagière. Le récit ne la décrit pas tant en elle-même, qu'il ne décrit les langages qui la produisent, après avoir décrit ceux qu'elle tente en vain de produire. Ainsi, le remariage du père (chap. 5) est-il avant tout un système de langages qui insti­tuent cette clôture. Cette noce est une colossale production de tex­tes autour d'un noyau vide qu'ils ont pour mission de suggérer.

Dans un roman aussi cru que La Répudiation, la nuit de noces du père n'est désignée qu'à un second niveau, dans une phrase dont l'objet est d'abord un langage d propos d'elle. Langage des tambourins qui camoufle la nuit de noces : « Les tambourins, toute la nuit, avaient couvert les supplices de la chair déchirée par l'organe monstrueux du patriarche » (p. 71). Les nouveaux mariés, objet de la fête, imaginés par les convives, en sont absents, cependant qu'autour de cette absence et à propos de ce qu'elle recouvre, se produisent une infinité de textes parallèles :

« Défoulement des femmes. Folie de mon frère, de plus en plus délirant. Le peuple braillard était aux premières loges et se bâfrait sans aucune retenue (...). Le nouveau marié restait invisible (...). Les mâles se frottaient les mains et rêvaient d'une éventuelle fête érotique (...). Les lecteurs de Coran se relayaient (...). Les mendiants arbo­raient des faces de jouisseurs (...). Toute la ville parlait de cette noce fastueuse : les riches riaient fort (...), les pauvres, eux, souriaient (...), les femmes n'avaient pas d'opinion » (pp. 72-74).

Ce foisonnement verbal tombe ensuite dans le carnavalesque et dégénère en sa propre dérision, cependant qu'enfermés par cette avalanche de signifiants qui dessinent paradoxalement une clô­ture de silence, les fils de Ma en sont réduits à produire, quant à eux, des phrases et des mots inefficaces : « Nous collions aux mots et imaginions le crime parfait (...). Me traînaient dans la tête des relents de phrases, petites, cupides, souffreteuses » (p. 77). « J'en cafouillais de stupeur. Mon frère gloussait » (p. 81). D'ail­leurs, une fois terminées la fête et sa production irradiante de textes débridés, la maison désertée par les signes ne pourra plus que laisser entrer parcimonieusement les bruits du dehors qui l'as­siègent (p. 82), car elle a perdu tout pouvoir producteur pour se faire « piège du silence devenu dramatique et dont la mère était la principale victime » (p. 87).

La répudiation-enfermement est proprement ce « cercle des représailles » dont on ne peut sortir que par le récit, celui de Zahir « racontant aux femmes cloîtrées ce qu'il avait vu » dans ses promenades en ville (p. 87). Le discours de la fête, dans et par sa colossale production langagière, est donc devenu momen­tanément un lieu singulier, dont il dessinait l'espace avec les signes qui le composaient. Mais il a créé aussi un lieu durable. le piège de silence en quoi s'est transformée après la fête la maison de Ma. Ainsi, lieu, espace et récit sont intimement mêlés dans La Répudiation. Le lieu est récit, même s'il dit le silence. Il n'est pas objet extérieur au texte.

De la même façon, la « danse du père autour de notre enfance saccagée » (p. 97) qui prolonge cette fête est enfermement langa­gier qui fait bégayer les fils dans sa logorrhée verbale, dans sa « berlue ». Assiégés par les transes (p. 95), les « clameurs, citations du Coran, dissertations, anathèmes, soliloques aberrants, menaces, braillements, gesticulations, propos incohérents, hennis­sements, reproches » (p. 96) du père, les fils perdent la voix comme la notion du temps. Mais cette danse dessine aussi un autre espace clos : le magasin du père, qui n'existe pour ainsi dire qu'en elle, par elle, puisqu'elle en produit l'espace.

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Le rapport de paroles et d'un lieu s'inverse, par rapport à la noce du père et à la scène du magasin, lors de l'enterrement de Zahir. En fait, il n'y a point ici de lieu proprement dit, puisqu'on n'arrive à la maison qu'à la fin de l'équipée. Mais cette équipée est d'abord, comme la noce, une folle production de textes, sacri­lèges de surcroît, qui constituent le noyau spatial de la fête : Rachid et les fumeurs de kif se sont en effet installés dans le fourgon mortuaire, d'où ils profèrent ces textes qui réduisent au silence les lecteurs du Coran restés à l'extérieur. Colossale parodie d'en­terrement, cette fête profane récuse la clôture autour d'un noyau vide qu'aurait été l'enterrement religieux. Les textes parallèles produits ainsi sur le mode parodique deviennent paradoxalement un noyau d'identité véritable, puisqu'ils imposent la présence du mort en son essence culturelle – c'est-à-dire sa différence. Le rite parodique reçoit un plein, qui aurait manqué au rite « nor­mal » comme il manquait à la noce du père. Mais ce plein, c'est à la fois la culture profane contre la culture religieuse, le corps contre la parole de négation, et la présence réelle de la mort, contre sa métaphore coranique. La mort devient ainsi le seul plein possible d'un espace langagier qui ne dessine plus son lieu, et qui récuse toute clôture. Cependant, ce langage est parodique et mar­ginal, voué à l'inefficacité et au délire : le langage procédant d'un plein est ce langage qui n'a point de lieu, si ce n'est celui de là fête, qu'il ne peut posséder qu'en le retournant en sa propre paro­die, en son envers.

Le même procédé est à l’œuvre à l'hôpital, mais à partir d'un lieu clos réel, que des langages jaillis de son centre vont subvertir, retourner en son contraire. A la différence de la chambre où parviennent les cris des marchands de poisson et l'odeur de la mer, ou de la maison de Ma entourée-assiégée par la ville, l'hôpital n'est pas, cependant, dessiné par un extérieur qui lui préexisterait. La ville dans laquelle il se situe n'a pas de nom, et la parole, au lieu de dessiner le lieu clos depuis un extérieur, a au contraire pour fonction, à partir de ce lieu clos, de lui dessiner un espace extérieur. C'est depuis le centre de la salle d'hôpital que Rachid demande à Céline de lui dire, « lentement, le nom de la ville où je suis et le nom de la mer qui la baigne ». De plus, et on a déjà souligné la signification politique de ce double enfermement ; la clô­ture de l'hôpital se confond avec celle de la prison, et même du pays tout entier. Autant dire qu'elle est faite pour être traversée, annihilée ou du moins dé-réalisée, depuis son intérieur, depuis son noyau, qui va devenir productif en produisant deux récits tous deux générateurs d'un espace extérieur. Il s'agit d'abord (bien qu'il soit chronologiquement second) de cette « formulation de révolution permanente » (p. 277) à quoi les internés se livrent dans l'hôpital, avec la complicité des médecins. « Révolution » dont le récit est peut-être magnifique d'inefficacité, mais qui pro­jette le pays tout entier à partir de cette fausse clôture exem­plaire de l'hôpital. Pourtant ce jeu de la révolution n'est possible (au chap. 16) que grâce à la récupération, toujours à l'hôpital, de la mémoire du maquis (pp. 161-162).

Ainsi, cet hôpital à la clôture si imprécise qu'elle se confond avec celle du bagne, de la prison, et du pays tout entier, devient le lieu, avec la chambre, le plus richement producteur de récits de tout le roman. Comme pour la chambre, les récits produits en son noyau finissent par en irradier la clôture, qui se confond ainsi avec celle du roman. L'hôpital, comme le roman, de lieu d'enfermement est devenu lieu de guérison et de révolution, par la production de récits et la récupération d'une mémoire qu'il avait pour fonction première de gommer. Le roman est ce délire verbal libérateur qui tire son existence de lieux clos dont il tra­verse le piège de silence, par la parodie, par la profusion débridée de récits qui se heurtent l'un l'autre pour mieux se générer réci­proquement. Texte et espace sont ainsi dans un double rapport de production l'un de l'autre. La vie profonde de l'écriture de La Répudiation vient en partie de ce que jamais elle ne prend de recul face à des espaces, pour les décrire. L'objet et le mot sont intimement liés, ne connaissent pas la séparation. En ceci, l'écri­ture de La Répudiation est productrice de réel. Elle s'attribue une fonction qui retrouve par certains aspects celle de l'écriture mythi­que que j'avais développée à propos de Nedjma.

Parodie, plurivocalisme et intertextualité fondatrice

La Répudiation est le lieu de multiples récits, qui désignent leur clôture réciproque en s'intergénérant. Mais ces récits à leur tour sont lieux de rencontre de diverses paroles, dont la relation est souvent parodique.

La parole répressive par excellence est celle du père. Mais dans La Répudiation, cette parole du père est d'abord une colossale absence : le père est absent, ou silencieux. On ne le voit pratique­ment parler que dans la fameuse scène du magasin (pp. 96-98) où ses mots sont enfermement terrible des fils réduits au bégaiement. Or, ces mots si terribles ne sont en fait que des vociférations. Si terrible qu'elle soit, la parole du père est grotesque. Mais surtout, elle entraîne ensuite son récit parodique, burlesque, aux sœurs dans la maison de Ma réintégrée : « la pagaïe atteignait son com­ble et tout le monde gigotait, se trémoussait... » (p. 99).

Autre parole d'enfermement, l'interrogatoire par les M.S.C. (pp. 256-264) est livré tel quel, dans toute son absurdité qui n'est pas dite par le narrateur, mais que sa représentation désigne d'elle-même, de l'intérieur même de son discours. Par ailleurs, le roman tout entier est mise en lumière de la duplicité du discours pseudo-révolutionnaire du Clan. Mais, au lieu de nous décrire ce dis­cours et d'en souligner la duperie comme le ferait un récit pure­ment idéologique, Boudjedra le fait décrire, du point de vue opposé au sien – autre représentation parodique – par Si Zoubir lui-même (p. 282). Mieux : il fait tenir ce discours dans un contexte où l'on ne s'attendrait pas à le trouver, par les infirmières à vari­ces de l'hôpital, ce qui lui permet d'y introduire avec toute la vraisemblance d'une situation délirante des éléments hétérogènes ou caricaturaux sans rapport les uns avec les autres. Eléments hétérogènes qui s'intègrent cependant parfaitement dans le fonc­tionnement discursif auto-justificateur parodié : « Les cloportes et autres bestioles n'avaient-ils pas disparu ? Notre armée n'était-elle pas la plus puissante du Maghreb ? N'étions-nous pas membres influents de l'O.N.U. ? Le prix des femmes dont on demandait la main aux parents n'avait-il pas augmenté, et par là même la valeur intrinsèque de la femme ? » (p. 288). Le discours indirect, ici, souligne la parodie. Celle-ci devient plus pernicieuse encore lors­que le discours parodié est repris par le narrateur lui-même qui en force les modes de qualification du réel, comme dans cette des­cription du « chef suprême » (p. 284) citée plus haut.

Selon un procédé comparable, l'oraison funèbre de Zahir, à l'enterrement duquel les lecteurs de Coran avaient déjà été rem­placés par les fumeurs récitant les poèmes du grand Omar, est dite par le vieil Amar complètement ivre, double parodique, à la fois du père et du poète (par l'homophonie), qui inverse les signi­fiés du discours religieux en vantant la mort en état d'ivresse du frère. Ce n'est qu'après cette homélie burlesque que le narrateur conclut : « Zahir était bien mort » (p. 198) en jouant sur toute l'ambiguïté sémantique de la formule. Il est inutile, par ailleurs, de revenir à la production langagière de la noce du père, dont l'aspect parodique, dans le carnavalesque, était déjà apparu. Cepen­dant, pour qu'on ne s'y trompe pas, l'aspect parodique de cette production débridée de textes y est souligné par la réalité bru­tale de la mort lubrique d'un mendiant sur les détritus de la fête, envers cinglant de la parodie (pp. 78-79).

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Dans les exemples évoqués jusqu'ici, la parodie restait un mode de signification particulièrement efficace du réel par l'écriture ou le récit. Cette parodie cependant ne s'arrête pas en si bon chemin, et l'écriture de Boudjedra se fera parodie de son propre statut de roman algérien de langue française. Elle ira jusqu'à se parodier elle-même, en la prétention idéologique que certaine lecture vou­drait lui prêter exclusivement.

La Répudiation, d'abord, joue avec son statut de roman algérien de langue française en désignant d'emblée sa dette par rapport au texte dont on a vu qu'il pouvait constituer, dès 1956, le pro­totype d'une écriture algérienne en rupture d'avec tous les modè­les, toutes les dépendances tant politiques que formelles : Nedjma, de Kateb Yacine.

L'intertextualité dans La Répudiation se manifeste d'abord sur le mode de la parodie. Les emprunts burlesques de ce roman à des textes antérieurs se font à propos de la description d'un espace privilégié : celui de la ville. Dans la découverte de celle-ci Rachid est guidé par Zahir, son double comme Si Mokhtar était le double initiateur d'un autre Rachid dans Nedjma. Dans la ville de La Répudiation, les héros de Kateb, d'ailleurs habitués des fumeries surplombant le Rhummel, sont transformés en fumeurs « trans­percés de part en part par l'extase », et qui « se souviennent aussi d'être morts jadis, épuisés par la recherche de quelque amante sauvage », laquelle n'est plus ici qu'une « odeur d'amante, enchaî­née (comme Nedjma) à son luth et à son mari », et qui « ne pou­vait venir qu'à condition qu'on fît couler le sang en son honneur » (p. 94).

La parodie est volontairement réductrice, pour permettre l'éclo­sion du rire. Et cette réduction se fait d'abord par une substitution des lieux. Ainsi la caverne légendaire du Nadhor où régnait le nègre justicier et terrible ne sera plus que ce café dérisoire où « un gros nègre, la tête enveloppée dans une serviette de toilette écarlate (empruntée à Si Mokhtar ?), fume le narguilé ». Et afin que nul ne se trompe sur l'intention de Boudjedra, celui-ci pré­cise bien : « mais il n'est pas pris au sérieux » (p. 93). D'ailleurs, Nedima n'est pas le seul texte parodié ici, puisque dans ce même café on voit apparaître le double du « type » de la « metabkha » qui ouvre Qui se souvient de la mer de Dib. Seulement, si ce « type » faisait baisser les yeux de honte aux consommateurs atta­blés chez Dib, il n'a ici d’« air mystérieux » que parce qu' « il ne sent pas des pieds ». Et lorsqu'il « s'en va très triste, personne ne pipe mot. Un vieillard hoche la tête et rend l'âme, on le laisse faire » (p. 92). La parodie, ici, fait sombrer la situation lourdement signifiante de Qui se souvient de la mer dans le « nonsense ». Celui de Lewis Carroll, ou de tel texte surréaliste.

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La parodie burlesque dont tout le roman est imprégné, si elle est un mode privilégié d'introduction du plurivocalisme dans l'écri­ture de La Répudiation, n'est pas le seul mode de fonctionnement de l'intertextualité. Elle sert, par contre, à souligner cette der­nière, dont la fonction est beaucoup plus importante. L'intertextua­lité est un des modes de production majeurs du texte. Elle dessine plusieurs des espaces du récit, qui entre, grâce à elle, dans un fonctionnement mythique renouvelé, particulièrement lorsqu'il s'agit de donner un statut à cet espace dont le roman ethnogra­phique était singulièrement dépossédé : la ville. Comme dans Qui se souvient de la mer, la ville est ce mouvement perpétuel, ara­chnéen et de fragile violence « où les grosses grues bâtissaient à coups de convulsions électriques des échafaudages compliqués, tou­jours sur le point, semblait-il, de culbuter dans la mer tentatrice qui guette » (p. 90). Et comme la Bône de Nedjma, elle « donne aux passants des visages d'un siècle à venir, les coupe et les découpe en figures géométriques, colle sur leurs visages des impressions de kaléidoscope » (p. 90).

La ville est ici appropriée par le biais d'une écriture dont les résonances intertextuelles en font une dimension propre au roman algérien de langue française. Elle devient de ce fait un élément d'une écriture dont La Répudiation participe. En dési­gnant la ville à travers ses référents textuels, La Répudiation l'in­tègre dans la reconstruction mythique de l'espace culturel maghré­bin.

La résonance l'une dans l'autre des différentes écritures roma­nesques, distantes dans le temps, d'une histoire littéraire que dési­gne justement cette intertextualité, constitue peu à peu un nou­veau récit mythique : celui, non plus de héros légendaires hors du temps historique, mais d'une succession de textes à l'écriture radicalement nouvelle et intégrée dans l'Histoire. Textes qui, par-­delà la rupture d'une unité primitive qui seule les a rendus pos­sibles, recréent une autre perception identifiante de l'espace.

D'ailleurs, envers de la ville, l'école coranique est également un de ces lieux privilégiés dont la description quasi-obligatoire constitue un texte en roman algérien de langue française. A la différence de la ville, ce lieu a pourtant un statut ambigu : le décrire est, qu'on le veuille ou non, prêter le flanc au reproche d'exotisme à l'usage du lecteur occidental qu'on n'a pas manqué de faire au roman ethnographique. Boudjedra lui-même n'évite pas cet écueil en se sentant obligé de justifier – donc de solli­citer le jugement extérieur – la pédérastie du maître coranique par la pauvreté. Il retombe alors (p. 107) dans une écriture ethno­graphique par rapport à laquelle tout son roman cherche à se démarquer. Mais cette faiblesse passagère ne fait pas pour autant sombrer le récit dans la description pour elle-même : l'école cora­nique n'est qu'un élément du récit d'un vécu, lequel n'est jamais, comme dans le roman ethnographique, le prétexte à cette des­cription. Elle n'est point pittoresque, et ne sert ici qu'à inscrire une rupture culturelle dans l'univers citadin étranger du lycée, dont le surveillant général corse, « Midi-moins le quart », semble sorti lui aussi du roman de Kateb. Moment arrêté du récit, quelque peu descriptif malgré tout, elle situe la différence et rendra plau­sible le récit ultérieur de la fuite du lycée, début d'une errance de l'écolier qui, elle encore, rappelle celle de Kateb.

Le récit se construit donc en partie sur et dans la citation qui lui confère sa valeur fondatrice, et grâce à laquelle l'anecdote par­ticulière prend une dimension exemplaire, rejoignant ainsi certai­nes fonctions perdues du mythe. Si le mythe célèbre les origines, le roman compense la perte des origines par la création d'une Histoire : son Histoire de roman algérien de langue française. Et ce qui ainsi se désigne comme Histoire littéraire va permettre au texte romanesque d'enjamber la rupture première, culturelle, historique, scripturale, dont il procède, pour aller à la rencontre des origines perdues. Car le récit de La Répudiation est en grande partie, dans sa vocation fondatrice même, et par-delà la fêlure qu'il ne cesse d'inscrire dans son écriture, un roman des origines, dans tous les sens que l'on pourra donner à ce terme.

Le roman des origines

La référence intertextuelle privilégiée de La Répudiation à Nedjma n'est pas un hasard : si Nedjma instaure le mieux le mythe de la littérature algérienne, le mythe donc d'une identité littéraire, s'il est le mythe d'origine du roman algérien de langue française en tant que texte, le roman de Kateb tire justement sa force de sa fonction mythique même. La geste des Keblouti y développait, pour la première fois dans le cadre d'un roman, une mythologie des origines, au-delà d'une tribu particulière, du pays tout entier. Nedjma, en ce sens, a pu être interprétée comme une allégorie de l'Algérie, et le récit des aventures de l'héroïne et de ses quatre amants faisait passer le temps historique du roman à la dimension exemplaire du temps mythique, générateur de l'iden­tité collective. Or, les pères, dans le cycle des oeuvres de Kateb, étaient justement ceux par qui l'identité s'était perdue, et au-delà de qui il fallait la retrouver, quitte à passer sur leur corps. La Répudiation, au contraire, a été lu souvent comme le récit d'une quête tragique du père, au même titre que Le Passé simple ou Succession ouverte de Chraïbi au Maroc.

Le père est, dans La Répudiation, le détenteur jaloux d'une culture arabe dont il enferme les précieux textes dans son coffre. La répudiation est aussi exclusion des fils hors de la culture ances­trale. La blessure essentielle est ce refus d'une identité, que les fils devront ravir au père par une seconde violence, et que le texte romanesque tentera de reconstruire, par sa fonction fonda­trice. En ce sens le texte romanesque est à la fois poursuite et meurtre du père par la reconquête de l'identité perdue. Le roman acquiert une fonction de production culturelle, mais cette pro­duction culturelle est reconquête et création à la fois d'une iden­tité du narrateur, et c'est pourquoi la fonction culturelle du roman ne peut être dissociée de sa dimension de roman familial, au sens psychanalytique du terme.

Le père qui refuse l'identité qu'il peut seul donner aux fils, ne peut être rejoint que par le meurtre. Pourtant, ce meurtre est désir. C'est pourquoi le roman des origines de La Répudiation s'inscrit sur fond de saccage. « Le saccage était en nous, dès notre enfance éreintée par cette course à la découverte du père phallique mi-réel mi-apparent, perdu dans ses sortilèges ». Toute l'enfance de Rachid et Zahir est poursuite de « l'ombre désin­volte et sûre d'elle-même sans répit ni espoir transbaladés d'énigme en énigme » dans « notre marche vers la découverte merveilleuse du patriarche inique ; mais le périple s'enfonçait à jamais dans les affres de l'alcool et de l'inceste » (p. 220). La « quête du père », pour reprendre l'expression consacrée par une critique de contenu un peu facile, a, dans l'imbrication spatio-temporelle des récits analysés plus haut, un statut particulier. L'objet essentiel du récit des souvenirs n'est pas le père lui-même, mais la quête ou plutôt « la poursuite », « la marche », « le périple » des fils à sa rencontre. La quête du père prend ainsi une dimension spa­tiale de mouvement qui donne au récit une dynamique parti­culière.

Or, cette « course » est désir de meurtre, où pour retourner le saccage originel, il faut tuer ou mourir. Zahir meurt parce qu'il n'a pas su tuer le père. Mais peut-être aussi parce qu'il n'a pas compris que le meurtre réel, objectif, non symbolique, ne résout pas le roman familial. Zahir n'a pas su que le seul meurtre efficace du père était le double meurtre que tentera Rachid : non pas tuer physiquement le père, ce qui laisserait intact le saccage culturel qu'il avait perpétré, mais le tuer symboliquement, en couchant avec Zoubida, la marâtre, et en racontant son origine à Céline, l'amante étrangère.

L'impuissance de Zahir, et son échec, proviennent de ce qu'il n'a pas su faire la différence entre le réel muet et la signification symbolique de ce réel. Zahir refuse la différence sexuelle de la femme, comme il refuse la différence entre le réel et sa signifi­cation. Rachid tue le père en donnant à sa relation avec Zoubida une signification symbolique évidente : « Mon plaisir parricide béait » (p. 139), et en réalisant cette symbolique par le récit à Céline, dont la différence culturelle autant que sexuelle redouble la portée symbolique de ce meurtre.

Pourtant, toute la relation avec Zoubida peut être considérée comme une quête désirante du père, et de l'identité qu'il incarne. Cette séduction se dit meurtre du père, mais si le plaisir est parricide, il est avant tout « ma quête de la tragique engeance » (p. 135), retrouvailles avec « le sang bafoué au long d'un siècle de violence et de feu » (p. 136). C'est pourquoi les étapes de la séduction de Zoubida sont ponctuées par une citation du « poète Omar » au trouble statut de garant culturel arabe. Cette citation donne à la séduction une dimension culturelle évidente, mais par un aspect de la poésie arabe (le plaisir érotique) qui à la fois parodie l'activité essentielle du père en ce lieu même (la chambre de Zoubida), et désigne le meurtre symbolique du père par l'acte amoureux.

Dans une ambiguïté productrice multipliée, les vers du poète Omar deviennent ainsi le double de la culture du père, et le meurtre proprement dit du père par ses trésors les plus cachés, Zoubida et la grande tradition érotique de la poésie arabe. De plus, cette citation se développe d'une occurrence à l'autre (pp. 130, 131, 133, 136), soulignant que la progression de la séduction a une signification essentiellement littéraire. En lui volant Zoubida qui récite le poète Omar, Rachid vole à son père le secret de sa puissance : son pouvoir culturel. C'est pour­quoi la séduction de Zoubida doit être traversée. Le récit ne parle que d'un après-midi, mais le narre à l'imparfait. Cet imparfait itératif suggère la répétition, seule susceptible de dépasser le simple meurtre symbolique du père, pour désigner une durée fondatrice d'un temps et d'un espace reconquis, d'une identité réappropriée. Le vrai bonheur, Rachid le trouve donc en quittant Zoubida pour se sentir, grâce à ce vol de la place du père, intégré dans son identité virile pleine par la ville qui le reconnaît enfin. Reconnaissance face à laquelle l'effraction qui permit de la conquérir n'est plus que cauchemar : « Je retrouvais les hommes avec une avidité inouïe : je quittais le cauchemar » (p. 144).

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Car le mythe identifiant est à jamais une forme vide dont la dimension essentielle est son éclatement même : seule la violence, en effet, le fonde et le détruit. Le maquis dont la progression du récit redonne la mémoire, n'était qu'une entreprise hasardeuse, ce qui explique en partie son oubli. L'identité que cherche à recouvrer le récit ne peut résider que dans cette restitution dif­ficile d'une histoire fondatrice qui remplacerait le mythe des origines, car on ne peut effacer l'intrusion d'un temps historique dont le récit romanesque, à la différence du récit mythique, est justement la manifestation.

Mais, nouvelle ambiguïté, cette Histoire est à son tour frappée d'inefficacité à cause de la mort du mythe : « Nous haletions, avides de pouvoir et de possession, qui se révélaient hasardeux à cause du mythe éclaté et brisé auquel personne ne croyait plus » (p. 210). Car cette Histoire est celle, non plus du Fondateur sûr de lui qui apparaissait au héros de Kateb dans sa cellule, mais du « Clan parti à la recherche de lui-même dans les gorges et les grottes calcinées par le soleil et les bombardements » (p. 201). Le Clan, dans sa dimension historique, ne peut, comme le mythe ancien, affirmer une identité que l'action doit lui conférer au lieu de la manifester. Inscrit lui-même dans l'Histoire, il ne peut lui donner un sens, qu'au contraire il en attend : « Il fallait nous débrouiller, car en vérité il n'y avait ni legs, ni testament, ni parcours » (p. 211).

La quête d'identité est donc inséparable de celle du père, pour­tant responsable du saccage évoqué plus haut. Se définissant par le refus de la différence et la quête du père, elle ne sort pas du roman familial, ce qui lui permet certes de se constituer plus facile­ment en récit, mais la condamne à l'inefficacité et à la perte d'une mémoire que Si Zoubir n'avait fait que prêter aux lycéens, pour mieux la confisquer ensuite avec l'aide des M.S.C. Car la véritable Histoire, celle du Clan et de ses rapports avec Si Zoubir et les « gros commerçants », reste à faire. Elle seule serait véritable­ment fondatrice, en ce qu'elle permettrait au récit la sortie déchi­rante du roman familial qui l'encercle. Mais justement, les M.S.C. sont là pour intervenir au moment précis où le récit des souve­nirs, après avoir narré la fête de l'Aïd, pourrait narrer la fête la plus enfouie, la blessure première, celle de la circoncision qui ne sera dite que dans le roman suivant, L'Insolation. Le récit des souvenirs prend fin à la dernière ligne du chapitre 14 par la phrase annonciatrice : « Ce fut aussi le début du gâchis » (p. 244). C'est qu'il est coupé à ce point par l'arrestation qui suit : « Me voilà prisonnier du Clan » (p. 245). Cette arrestation vise avant tout à empêcher la récupération d'une mémoire véritablement fonda­trice, en ce qu'elle dirait la liaison évidente entre le saccage de l'enfance et celui de l'âge adulte.

Au lieu de converger vers la récupération de cette mémoire, les récits sont ainsi juxtaposés, comme les souvenirs, dans un écla­tement qui est celui de tout le roman. Bien plus, le récit politique actuel de l'arrestation, beaucoup plus que l'arrestation elle-même, est la véritable coupure du récit des souvenirs. La blessure est langagière, narrative. Le récit des souvenirs est proprement castré par le récit politique actuel. La récupération de la mémoire grâce au récit à Céline, lequel acceptait la différence pour, par elle, devenir fondateur, est interdite par la rivalité des récits.

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Ainsi, l'identité tant cherchée est peut-être cette brisure même, inhérente à l'écriture romanesque plurivocale ? Le roman est dans la brisure du réel entre ses différents récits. Il ne peut substituer à cette brisure, à cet éclatement un mythe unifiant qui n'est pas au pouvoir de son écriture. Cette écriture n'est-elle pas née de la blessure d'une modernité historique dans laquelle le mythe de l'origine est définitivement rompu ? La quête de l'origine par l'écriture romanesque ne peut donc être que tragique, en ce que cette écriture relègue définitivement l'origine mythique dans le passé révolu que lui dessine, pour mieux l'y tuer, le temps historique du roman.

Reste l'enfermement volontaire dans le récit délirant. Mémoire et identité se consument dans cette grande logorrhée-oubli que sont à la fois la clôture parodique de l'hôpital, et le délire de l'écriture. La marginalité de l'écriture et l'oubli dans la clôture ludique de l'hôpital constituent tous deux une sorte d'envers pré­caire du discours établi. L'hôpital de La Répudiation a la même fonction d'envers radical d'un discours de pouvoir que les sables du Grand Erg où se dilue le muezzin bègue et athée de Bour­boune, ou que les récits hallucinés d'Arfia et de Rodwan dans La Danse du roi de Dib.

Le mythe, désormais, est un futur hypothétique. Il ne peut être atteint que hors du temps (« Me faire oublier dans un quelconque hôpital et y attendre la réalisation de la prophétie du Devin : la faillite du Clan », p. 275), ou dans le double délire prophétique du récit de révolution en chambre des malades de l'hôpital, et du récit romanesque tout entier. Le roman se parera donc d'une fausse cohérence délirante, garant le plus sûr du sommeil définitif. Le narrateur n'avoue-t-il pas dès le début du roman qu'il cherche « par mes palabres (...) à puiser dans la structure des mots le vertige nécessaire à ma somnolence définitive, car je savais m'en­chevêtrer dans les signes les plus aigus et les plus pernicieux, jusqu'à en faire partie et m'y perdre » (p. 34) ?

Le récit délirant nie la fonction fondatrice première des récits décrite plus haut. Loin d'authentifier le réel, de lui donner un sens, il se coupe de ce réel, par la perte progressive, au fur et à mesure de son propre déroulement, des repères de véracité de ce qu'il narre. Le récit instaure le doute sur le réel, tout en connais­sant les réponses, qu'il occulte cependant. Il est ainsi condamné à sa propre répétition, à son auto-engendrement à partir d'un déra­page progressif des gages de réalité : « Avais-je été l'amant de Leila ? Zahir était-il réellement mort ? Pour oublier ces questions qui me hantaient continuellement et dont je connaissais les réponses, je partais à nouveau dans un récit » (p. 203). Le récit s'installe dans la perte de son référent. Il ne produit plus que lui-même, dans une sorte de terrorisme interne qui seul, à présent, le fonde.

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Cependant, on peut également retourner la proposition : de même que l'amour avec Zoubida et le récit à Céline étaient retournement de sa violence contre le père, de même le roman prononce la répudiation du principe même de réalité. La fabula­tion qui s'affirme comme telle vit de et dans sa coupure-répudiation. Mais elle est également une manière de soumettre le réel au fantasme. Le délire du récit s'instaure en mode de séduction, aussi bien de Céline que de Zoubida. Laisser Céline « dans cet état désagréable d'incertitude » (p. 197) procure au narrateur une jouissance, car le délire est conquête autrement efficace qu'un réel somme toute dérisoire. « Céline, entre la mer et le délire, ne savait plus à quel éblouissement se vouer et, à défaut d'un choix crucial, elle s'abandonnait à l'un et l'autre, conquise bien avant de s'être rendue, contrariée par la cohérence interne d'un récit fictif dans lequel je la tenais prisonnière et haletante » (p. 202).

Ainsi le délire narratif de La Répudiation s'inscrit-il dans une dialectique érotique. Il est outil de séduction de l'amante-auditrice, efficacité de la parole sur le corps qu'elle possède. Mais il est aussi le produit de cette possession, production par le corps des amants. Certes, Boudjedra n'est pas le premier à exploiter cette corporalité du mot, cette liaison de même nature de la parole et du corps, qui constitue depuis Bataille, Blanchot ou Genêt, l'un des thèmes majeurs d'une avant-garde. Le discours romanesque de La Répudiation est « performatif », selon le mot d'Austin repris par Benveniste, en ce qu'il constitue en lui-même, indé­pendamment de son contenu, un acte corporel de séduction. Soshana Felman parlerait à son propos de « scandale du corps parlant » [31]. Il peut donc être intéressant de dégager la dimen­sion proprement corporelle de l'énonciation des récits dont on a vu surtout les dimensions spatiales et scripturales. De voir surtout en quoi cette sexualité de la parole spécifie et limite à la fois la production des récits, et amoindrit, entre autres, la fonction de libération dont on a déjà vu qu'elle n'aboutissait pas.

La parole-corps et le roman familial

Si le récit romanesque de La Répudiation a pu nous apparaître comme un récit encerclé, si ce récit est prisonnier de la violence du silence, il est également lové dans le corps de l'amante. Céline rend le récit possible, par sa différence culturelle et son écoute, mais également par son corps, dont le frottement fait surgir la narration du souvenir de Ma : « Pourquoi me pressait-elle ? Elle voulait que l'on parlât à nouveau de Ma, et comme je résistais, elle venait frotter contre mon corps la douceur contagieuse de son épiderme » (p. 9). Le récit des souvenirs est ainsi un des modes de la relation sexuelle à Céline, la narration est jouissance. Elle est cette perte indispensable dont la jouissance est d'autant plus forte qu'elle a été longtemps retardée, car le refus de dire n'est que feinte érotique : « Je ne répondais à ses sollicitations que lorsqu'elle était à bout de patience et que je sentais confusé­ment que, si je continuais à me taire, je risquais de perdre à jamais l'occasion de pouvoir évoquer la maison de Ma et les mythes de la tribu ; je m'empressais alors de la satisfaire » (p. 15).

Elément de la jouissance des corps, le récit comme eux ne peut s'enclore lui-même dans le temps et l'espace du texte romanesque. S'il est encerclé et limité par le silence de la bles­sure que lui infligent les M.S.C., il n'a pas, à proprement parler, de début marqué comme tel (et peut-être pas de fin non plus, puisque L'Insolation lui fera suite). Il n'est pas limité par l'espace textuel, car son véritable espace est le corps, la relation sexuelle dont il procède, et qui lui préexiste. Le corps est antérieur au récit. Il est son en-deçà, par rapport auquel le récit est une continuité, et non un commencement. Les articles définis (renvoyant à une antériorité sans rupture) de sa première phrase, tout comme la proposition temporelle renvoyant à un événement juste antérieur, mais non intégré dans la clôture du texte romanesque, font partir le roman d'une continuité chaotique, insèrent le texte dans son référent non-textuel, et physique : « Avec la fin de l'hallucination venait la paix lumineuse, malgré le bris et le désordre, amplifiés depuis le passage des Membres Secrets » (p. 9). Céline, pas plus que les Membres Secrets ne sont présentés : ils sont, avant même d'être produits par le texte. C'est pourquoi Céline n'est d'abord désignée que par le prénom « elle », avant même d'être nommée pour la première fois. Tous les autres personnages apparaîtront ainsi comme des évidences, à partir du flou d'une action anté­rieure au texte, dont il n'est qu'un des éléments. Céline, puis Ma, puis Zahir, puis Zoubida, puis Si Zoubir, puis Saïda seront là, dès avant que leur histoire ne soit dite, et sans qu'ils soient présentés ou nommés. Et ce flou d'une non-nomination, d'une non-présentation des personnages, est consubstantiel de la moiteur du corps de Céline, de la fusion ou de la répulsion des corps des deux amants, qui sont également les deux aspects de la relation complexe du texte au réel.

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Le corps, la sexualité, sont ainsi une latence, un en-deçà du récit d'avec lequel il est bien difficile de leur assigner une démar­cation. Tout au plus peut-on noter que de cette latence, souvent appelée « état calamiteux », le récit a toujours quelque peine à surgir, même si elle est nécessaire à son surgissement. Ainsi, les masturbations dans le magasin du père ne suffisent-elles pas à réaliser le désir de posséder la marâtre, « délire calamiteux » qui n'arrive pas encore à se constituer en récit efficace. « L'éjaculation chaque fois me laisse hagard. Début de mort lente. Attente fébrile, mais rien n'arrive » (p. 120). Seule la pénétration effective du corps de Zoubida au chapitre 9 permettra au récit de surgir véri­tablement, à un début d'action de se manifester (p. 130). Latence, point zéro du récit, le corps de l'amante se confond ainsi avec le réel dont le récit va surgir pour le violenter. La parole du narrateur n'est possible que grâce à la « fixité fabuleuse » (p. 21 : la juxta­position des deux termes, avec la double signification de l'adjectif, est ici révélatrice) de l'amante, que souligne l'absence de verbe dans cette « phrase » préliminaire à un segment de narration.

De même, mais inversement, la maison de Ma baigne dans cette « fixité primordiale » des oncles qui réduit à l'impuissance le désir dit de les frapper (p. 54). La « répudiation » de la mère n'est pas introduite, amenée dans le temps par une quelconque narration : elle est. Etat de fait, latence, et non événement. Le narrateur en désigne cette latence non narrable par des phrases sans verbes, et surtout par l'usage du présent. Celui-ci la situe hors du temps de la narration, dans une atemporalité en-deçà de tout récit. C'est pourquoi cette « répudiation »-latence, état de fait, est caractérisée surtout par le manque : « aucune révolte ! aucune soumission ! aucun droit » (p. 37). Manque existentiel chez la mère, manque socio-politique qui caractérise la condition fémi­nine en général, manque, surtout, de récit : ce qui est narré sous couvert de répudiation sera au contraire une copulation banale de la mère avec Si Zoubir. Le (non)-récit de la répudiation est donc surtout le récit de la non-répudiation, qui se nie donc lui-même et devient, ironiquement, le récit de la parole impossible : « Ma hésite. Une gêne... La banalité des mots qu'elle va prononcer. Elle ne sait pas se décider. Et les phantasmes ! Surtout pas d'in­solence pour ne pas rebuter les ancêtres. Se taire... Les mots se forment, puis se désagrègent au niveau de la gorge sèche. Ma préfère desservir la table » (p. 38). La mère ne peut pas plus dire le réel, ni lui imprimer l'efficacité d'une parole, que le narrateur ne peut raconter les faits, lui qui se réfugie dans un récit second, pour désigner à travers lui le récit véritable qui ne peut se faire. Le récit de l'en deçà de la parole ne peut se développer que par et dans son propre envers.

C'est pourquoi, liée à la répudiation, la noce est également dite par un récit-envers de ce que serait son récit normal. Le signifié véritable de la description de la noce de Si Zoubir (parti­culièrement pp. 71-72) peut être découvert dans l'envers qui la nie : l'absence de Zahir. La description de la noce proprement dite (à partir de « Noces drues »... etc.) est en effet statique. Elle repose sur des phrases sans verbe ou des verbes à l'imparfait (« la mariée avait quinze ans »), et ses différents personnages, ou actants, y sont nommés par leur fonction dans la cérémonie (« la mariée », « les vieilles femmes », « le patriarche ») et non par leur identité, du moins au début. Le premier prénom dit est celui de Zahir, l'absent, l'envers, et ce n'est que lors de son apparition que le récit surgit de la latence de cette accumulation d'actants n'existant que par leurs fonctions généralisables : l'usage subit du passé simple marque ce surgissement (p. 72 : « Il rentra complète­ment saoul »). Le récit individualisé ne commence que là, et l'objet de ce récit est précisément l'envers du récit annoncé de la noce : c'est la maladie de Zahir, qui constitue une réfutation, une négation fondamentale du texte de la noce (et l'on a vu déjà que l'espace de cette noce n'existait que par la prolifération des, récits parallèles, en l'absence de récit de la noce elle-même). Le passé simple qui désigne le récit désigne en fait un contre-récit qui n'existe quant à lui que dans la négation du récit annoncé, car il constitue cette négation même.

Ainsi, les récits de La Répudiation, qu'on a vus plus haut se générer réciproquement, se nient également de manière tout aussi réciproque. D'ailleurs, le contre-récit de la maladie de Zahir ne se développe guère jusqu'à exister complètement comme récit : il tourne court et s'enlise dans la latence-absence dont il avait surgi. Prolifération de récits tous dépendants d'un réel­-corps, en-deçà générateur de ces récits. La Répudiation est éga­lement le roman de récits qui n'arrivent pas à se réaliser. D'où la constante stylistique de phrases à l'imparfait ou de phrases sans verbe qui désignent encore plus cet état-latence d'où le récit sans cesse cherche à surgir, et où il s'anéantit non moins régu­lièrement.

La parole de La Répudiation se situe le plus souvent à ce point magique où le récit s'apprête à surgir de son en-deçà, corps ou situations non-langagières. Ce point d'émergence difficile est désigné, on vient de le voir, par l'usage ou le non-usage des. verbes. Maïs il l'est également par un vocabulaire particulier, par un ensemble de termes recherchés ou de créations pures et simples qui désignent l'aspect laborieux de cette émergence. Ces termes prolifèrent particulièrement aux moments où cette émer­gence se dessine sans arriver toujours à se réaliser. Le seuil du récit est une sorte de magma qu'un vocabulaire particulier conjure par sa magie sonore et répétitive. Ainsi, la matrice narrative fondamentale qu'est la relation sexuelle avec Céline se parera de termes comme « alacrité », « animosité alcaline » (p. 19), qui se situent dans le domaine physique de la sensation. L'extranéïté de son espace par rapport à celui du texte se dira par la magie de qualificatifs comme « traquenard » (p. 12), « habitacle » (p. 10), « état calamiteux » (p. 9), « monde cinétiquement étrange » (p. 34). Pour raconter, le narrateur est « atteint d'amaurose » et de « papules » en travers de ses paupières, et « seule l'atmosphère des pissotières pourrait rendre la ferveur rigide dans sa solennité, comme une obliquité pointue » (p. 19) de cet état. La ville, autre latence d'où les textes pourraient surgir, « s'effi­lochait en geignements », cependant que les femmes y « oubliaient leurs aménorrhées », que les mendiants s'y transforment en « incubes malodorants », et que le narrateur s'y sent considéré « comme un véritable protozoaire en perdition dans l'antre » des fumeurs (p. 144-145 et 141). Pour arriver au texte, « il s'agit de se balancer comme un cercopithèque ' (p. 106), et si l'on arrive à se dégager des qualificatifs quasi-obligatoires de la « pater­nité éreintante » et de son « ombre envahissante » (quasi-obligation de qualifier certains états, et d'en souligner le statisme par le participe présent, autre temps verbal privilégié dans l'écriture de Boudjedra), le récit de toute manière ne pourra être qu'une « logorrhée envahissante » ou une « berlue interminable » (p. 293).

Face au réel dont il voudrait être la saisie, le récit bégaie dans une semi-impuissance qui est celle, justement, du narrateur devant le corps désiré et offert de Zoubida : « Balbutiements, juste au moment des décisions à prendre. Je rêve debout (la putain au maillot jaune... C'est un camarade de lycée bègue ; il manque les cours d'arabe pour aller au bordel. Il raconte. Il nous énerve à bégayer au moment le plus crucial) » (p. 121). La parenthèse d'un autre récit rêvé-bégayé est une fuite devant l'acte, devant la narration. De la même façon, les récits à peine amorcés retombent vite dans la description qui annule leur mouvement diégétique. Ainsi, après l'amorce de récit de ce qui se passait dans le magasin du père, retombe-t-on dans la fixité du morceau d'anthologie descriptif de la page 105 : « Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répudiée... etc. ». Le récit non sorti d'ailleurs de l'impar­fait verbal qu'il affectionne comme pour mieux montrer son impuis­sance narrative, a besoin de se ressourcer dans l'immobilité de ces descriptions, qui sont souvent de meilleure qualité que le récit événementiel proprement dit. Les récits de La Répudiation reposent sur ces moments fixes et généralisables, mais quasiment lapidaires. On retombe ainsi dans une quotidienneté-latence qui exclut toute succession événementielle, et qui préexiste au récit qu'elle réabsorbe.

Cette quotidienneté réelle n'est pas générée par le texte. Elle le génère au contraire sans qu'il puisse à partir d'elle prendre son élan propre. Le réel produit le texte, qui lui revient à peine ébauché, sans avoir réussi à établir la distance par rapport à ce réel – ou à ce corps –, qui lui permettrait d'exister comme récit. Le burlesque et le délire verbal ne créent qu'une fausse distance. Ils parodient, non tant leur objet apparent, que la distance même que le texte devrait instituer d'avec le réel pour pouvoir fonctionner. Au lieu de produire le roman, burlesque et parodie le rendent presque impossible.

La Répudiation fait partie de ces romans qui disent en clair le trouble statut de leur parole. Le roman familial est explicite­ment l'objet d'un texte qui affiche la répudiation de la mère dès son titre, et qui, au-delà de ce fait nommé narre, justement, toute l'histoire de l'enfance dans ses aspects les plus occultés par des romans plus « traditionnels ». Et pour qu'aucune ambiguïté ne subsiste, on a vu le récit se prendre bien souvent lui-même pour objet, désigner sa fabulation, être corps avant d'être littérature, et surtout intégrer dans son texte Céline, dont la position théra­peutique est on ne peut plus claire. Ce récit, vrai ou faux, volontaire ou extorqué par l'amante, est donc un acte par lequel le narrateur prend en charge et remanie au besoin, substituant sa vérité à celle de son référent hors-texte, sa biographie familiale et personnelle. Le narrateur fait corps avec le roman : tous deux baignent dans la même bâtardise. Le roman dans celle de son genre indéfini. Le narrateur dans celle d'une paternité-identité refusée par la répudiation.

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C'est pourquoi le roman est aussi supplice de la mère par le fils. Le titre même de La Répudiation est déjà supplice de la mère. Supplice dont le premier officiant est, certes, le père qui vit à la ville. Mais le deuxième officiant, omniprésent, est la ville. A la ville, la mère est seule face à la conspiration des mâles, seuls possesseurs légitimes de l'espace urbain : « Dans la ville, les hommes déambulent. Ils crachent dans le vagin des putains, pour les rafraîchir. Chaleur... Les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches conti­nuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse ! Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités de la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu » (pp. 48-49).

Lieu du supplice de la mère, ou du fils qui participe de son espace, le livre est parcouru d'images de sang. Le sang des moutons de l'Aïd devient celui du fils tué par le père, et celui des femmes dont les menstrues entraînent la mort lente. Là encore la mère est holocauste, dans « cet affreux rêve où j'avais vu un lapin écorché sur lequel on jetait des bassines de sang, alors que ma mère, à côté, agonisait par la faute de menstrues démentielles qui ne voulaient pas s'arrêter » (p. 14).

Le fils – l'écrivain – contribue à ce supplice et le met en scène. Profanation à plusieurs niveaux. Tout d'abord celui de la violence du style, des images : la mère est projetée de force dans un langage étranger, où il n'est question par surcroît que de ce dont on ne parle jamais devant une femme sans lui faire injure, à plus forte raison devant une mère-amante-répudiée.

L'inceste recherché avec la marâtre est une deuxième profana­tion, surtout lorsque cette femme est ressentie comme un substitut de la mère, elle-même présente dans la parole du romancier « Inceste. J'avais alors, pour ne pas faiblir, des attitudes d'enfant recroquevillé sur le sein de l'amante généreuse dont je rêvais qu'elle était naine. Retour au fœtus imprécis et dégoulinant mais solidement amarré aux entrailles de la mère-goître ; je confondais, dans l'abstraction démentielle de l'orgasme, ma marâtre avec ma mère » (p. 142).

Profanation enfin, le fait que tout ce récit libérateur ne soit possible, on l'a vu en commençant, que par la présence et sous les sollicitations de l'amante étrangère, Céline. C'est à l'étrangère, dont l'attitude est étrangement maternelle, que le narrateur livre sa mère, se délivrant lui-même par la même occasion dans son dire libérateur. Et c'est là peut-être la plus grande trahison, puisqu'entre les souvenirs livrés et le narrateur s'institue du même coup une séparation. L'espace maternel devient incongru au moment même où l'amant de Céline s'aperçoit de sa propre ressemblance avec sa maîtresse, devenue troisième mère. Le sup­plice de la mère ne prend fin que dans sa disparition.

De la même façon le fait narré – vrai ou faux, qu'importe ? – n'existe que par le sens coupable que lui donne le récit, dans lequel et par lequel, en même temps, il se perd, devenant « au fur et à mesure du déroulement de mes souvenirs (...) un irréel non pas fantastique, mais incongru » (p. 15). Tuer symbolique­ment la mère comme le père par le récit, c'est se donner à soi­même sa propre naissance, c'est se mettre soi-même à l'origine de sa vie, c'est être la matrice, avoir le pouvoir de se créer à, volonté contre ses parents, mais c'est en même temps n'exister que par la folie de ce récit, dans l'instant limité de son dérou­lement.

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Car l'écriture de La Répudiation n'est pas seulement supplice de la mère, profanation de l'origine dans l'auto-engendrement délirant. L'utilisation de la Différence, qui lui permet de surgir, d'être efficace, est également meurtre du Même en son impuis­sance. La mère, certes, mais surtout Zahir. Zahir est et reste l'Identique, et il en meurt.

Le chapitre 8 est celui de la séparation des deux frères. Il prépare aussi l'accession de Rachid à la Différence, au récit et au réel, alors même que le carnet de Zahir comme sa personne représentera le récit impossible. Le récit ne devient possible que par le dépassement de son impossibilité que représentait le main­tien dans l'Identique.

L'importance de ce passage est marquée syntaxiquement par l'emploi des temps. Seuil du récit, attente du passage, le cha­pitre 8 tient de l'utilisation du présent sa fixité, qui est celle des deux attentes sur lesquelles il est construit : l'attente du retour de Zahir au début, l'attente-désir de Zoubida, après quoi Zahir ne peut plus reparaître que mort, à la fin. Par contre, l'enterre­ment de Zahir au chapitre 12 est narré à grand renfort de passé simple, temps consacré du récit actif, mais assez rare dans un roman où l'imparfait domine. On peut presque dire que l'enter­rement de Zahir, même s'il est dit sur le mode carnavalesque, est le premier vrai récit d'un fait ponctuel dans le roman : l'amour avec Zoubida (chap. 9) est narré à l'imparfait, qui laisse entendre l'étalement dans le temps, par la répétition, de ces rencontres. Quant au remariage du père, on a vu déjà qu'il ne s'y passait véritablement rien d'autre, à proprement parler, que sa négation par l'attitude de Zahir justement, laquelle attitude est également décrite au passé simple. Presque tous les autres événements du roman sont, par essence, répétitifs, et dits de ce fait à l'imparfait. Le récit proprement dit au passé simple concerne donc le plus souvent Zahir, mais c'est pour mieux le tuer. Le récit au passé simple est meurtre de la répétition dans l'Identique. Ce n'est qu'après ce meurtre (au chap. 12) que sera possible la nette politisation du récit (au chap. 13), laquelle comme on l'a déjà vu va de pair avec une complicité avec Céline. Or, la première phrase de ce chapitre répète purement et simplement la dernière phrase du chapitre précédent, qui énonce la condition de ce progrès du récit : « Zahir était bel et bien mort ! » (pp. 196 et 197).

L'intervention des M.S.C. dont on a vu qu'elle enferme toute l'écriture du roman, peut ainsi apparaître comme une punition de l'entreprise de se faire reconnaître par l'Autre. C'est-à-dire de produire un sens efficace à partir de la Différence interdite. Transgression doublée ici du fait que la bâtardise n'est pas seulement` sociale, mais également culturelle et historique. Non seulement le narrateur est châtié d'avoir livré sa mère à l'amante étrangère, mais l'écriture elle-même devient coupable, puisqu'en sa bâtardise elle cherche la consécration par l'Autre, le lecteur francophone cette fois, dont elle utilise la langue, et même les techniques littéraires.

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Cette culpabilité de l'écriture bâtarde et arriviste pourrait même se lire éventuellement comme l'une des raisons de cette auto-­parodie du récit dont il a déjà été question : le dernier chapitre sombre dans un carnavalesque grinçant. Les délires révolution­naires à quoi son récit a conduit le narrateur ne sont que dérision dans le cadre de l'hôpital, et finissent par lasser Céline elle-même, qui retourne en France, « me laissant dans un désarroi inouï ». Bien plus, ne sont-ils pas, en partie, provoqués par cet abandon de l'amante, qui les ramène à une efficacité encore plus nulle :

« Depuis cette rupture avec l'amante, il m'arrivait de plus en plus de soliloquer tout haut dans ma cellule, provoquant ainsi, sans le vouloir, des cauchemars dans le sommeil de mes gardiens » (p. 292). Rejeté à l'identique, à « l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus » dans un univers finalement rassurant par sa clôture, le Bâtard châtié se contente d'un projet de révolution en vase clos qui n'effraie plus personne. Si au moins les femmes tentaient de prendre le relais : leur Différence nouvellement reven­diquée saura peut-être trouver une efficacité plus grande ? Mais leur projet (étouffer sous leurs pets le chef suprême) renvoie d'emblée cette efficacité à la farce. L'écriture libératrice du Bâtard sombre dans la palinodie.

Cette sorte de destruction du texte par lui-même, dans la farce, donne au roman une toute autre dimension. Le but de La Répudiation n'est pas d'être un roman, et de s'installer par là dans le monde de la littérature qui restera de toute manière fermé au Bâtard : il est au contraire de donner un statut bien plus global à sa bâtardise, de trouver une identité aussi bien culturelle, collective, que personnelle. Car, à la bâtardise du faiseur de romans qu'est en définitive tout romancier, Boudjedra ajoute celle de l'intellectuel maghrébin de langue française, qui sait que de toute manière l'arabité de Si Zoubir ou du poète Omar lui est encore plus refusée que la reconnaissance par le milieu littéraire français. C'est pourquoi le narrateur de La Répudiation avoue calmement : « Mes manuscrits ne me ser­vaient qu'à éblouir les femelles » (p. 198). L'écriture n'est qu'un mode de séduction. Un passeport pour une identité nouvelle qu'elle désigne, qu'elle fonde, mais qu'elle n'est pas.

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Ainsi conviendrait-il donc une fois de plus de renverser la proposition anthropologique traditionnelle sur la littérature maghrébine en contexte d'acculturation : l'écrivain n'exprime plus, ne reproduit plus dans ses textes une situation sociologique de domination culturelle, il part au contraire du texte. Le récit, par l'autodestruction dans laquelle et par laquelle il s'avance, installe l'écrivant dans une situation problématique d'autant plus poi­gnante pour le lecteur autre qu'elle ne se dit pas, ne se décrit pas comme telle directement, platement. La destruction du récit par lui-même, au fur et à mesure qu'avancerait son déroulement exaspère toute saisie. La séduction est d'autant plus violente qu'elle récuse la logique paternaliste du lecteur séduit, par un jeu de répulsion-séduction qu'on a déjà vu à l’œuvre avec Céline. La reconnaissance par l'Autre n'échappe à la récupération (donc, à la suppression) qu'a déjà subi l'écriture descriptive qu'en se constituant comme insaisissable.

Cette séduction-fuite va, ainsi, créer le sujet séducteur. Le texte suscite la situation biographique socio-culturelle de celui qui l'a écrit, et non plus l'inverse. Le texte crée l'écrivain, en se détruisant lui-même comme texte. Pourtant, les dés sont pipés, car le lecteur est tombé dans le piège d'une Différence qui se dit tout en se récusant, mais dont le jeu est créateur d'être. Et l'Identité ainsi conquise ne vit que par le pied de nez qu'elle fait à ceux dont la reconnaissance crispée la fait être.


Chapitre 9.
Paroles d’un lieu vide :
L’Exil et le Désarroi et Habel

Le discours idéologique, quel qu'il soit, se posera toujours en positivité, car il proclame le lieu et le sens, qu'il est de sa fonction et de sa nature d'affirmer. Par rapport à cette positivité de nature du discours idéologique, l'écriture installe la distance d'une négativité. La parole littéraire est toujours plus ou moins néga­tivité par rapport au sens et au lieu d'un discours idéologique, et cependant elle n'est telle, et en fin de compte parole litté­raire, que parce que la positivité de ce discours lui permet d'ins­crire sa propre césure, condition de son écart.

Le désir de localisation d'une parole littéraire instaurera ainsi une rupture d'avec le discours de pouvoir qui réclame de ce lieu sa légitimité : le droit d'être le seul dire de ce lieu. La parole littéraire sera donc la césure dans l'arrogance de ce discours du lieu, dont elle aura tôt fait de manifester qu'il s'est coupé de ce qui pourrait fonder sa légitimation par le lieu : une mémoire.

Le lieu livré au discours de pouvoir est vide, car ce discours s'est coupé de la polysémie d'une mémoire collective pour affir­mer l'unicité d'un sens. Car il n'est pas de sens comme il n'est pas de lieu légitimes qui ne soient fondés sur une mémoire, c'est-­à-dire aussi sur une acceptation de l'historicité de leur propre affirmation.

A. – L'EXIL ET LE DESARROI, OU LA PAROLE-CONSUMATION [32]

Troisième livre de « La Découverte du Nouveau Monde », après Le Champ des Oliviers et Mémoire de l'Absent, L'Exil et le désarroi porte dans le corps même du livre la blessure, point de départ de la plupart des romans de Farès : l'éditeur a changé, rompant ainsi la continuité du texte, du moins dans sa présen­tation matérielle. Le sur-titre même de « Découverte du Nou­veau Monde » a disparu (cependant il était lui-même déjà bles­sure éditoriale, puisqu'initialement le titre de l'ensemble des trois romans devait être « En marge des pays en guerre »), mais il convient, selon l'auteur, de « restituer la parenté de ce livre aux deux autres précédemment parus », de reconstituer dans la lec­ture l'ensemble rompu des trois romans. J'ajouterai : l'ensemble de l’œuvre romanesque jusqu'à L'Exil et le désarroi, puisqu'on verra que ces cinq romans de Farès forment une suite indisso­ciable, une unité profonde sous d'apparentes disparités [33].

Le lieu vide, et le noyau éclaté

L’« après » d'un lieu vide

L'Exil et le désarroi est en effet l'aboutissement, le point de convergence de l'ensemble des romans précédemment parus de Nabile Farès : n'y retrouvons-nous pas quatre personnages essen­tiels de Yahia, pas de chance : Mokrane, Rouichède, tante Aloula et surtout Ali-Saïd, dont le carnet, ici centre du livre, était égale­ment présent dans Un Passager de l'Occident ? Ali-Saïd était déjà le centre non nommé du Champ des Oliviers : le « frère » blessé aux jambes puis à la tête, autour du corps mort de qui vont se disposer les Moudjahidines, aux quatre arêtes du champ de Si Mokhtar.

Mokrane est issu de Yahia, pas de chance, où il était, auprès du narrateur, le représentant d'une « Organisation » (le F.L.N.) qui ne connaissait pas le chant du rossignol, et le contraire de la joie païenne et musicale incarnée par tante Aloula. Mokrane avait, depuis, fait une timide apparition à la fin du Champ des Oliviers, dans ces trois pages (pp. 221, 222, 223) dont L'Exil et le désarroi peut être considéré en partie comme l'amplification, tout comme Mémoire de l'Absent serait l'amplification des cha­pitres VIII et IX du même Champ des Oliviers. Apparition se devinait déjà cette fissure intérieure que décrit L'Exil et le désar­roi :

« J'ai tout aussi bien revu Mokrane. Mokrane qui. D'étu­diant fier qu'il était. Est devenu timide. Oui. Timide de sa vie et de celle des autres. Mokrane dont pas un jour je n'ai envié la fierté. Ou. L'instruction.

La rentrée à Akbou fut si dure... si dure... » (Le Champ des Oliviers, p. 222).

L'Exil et le désarroi est, entre autres dimensions narratives, le récit de cette « rentrée à Akbou » de Mokrane, et de sa « dureté », surtout dans la première partie du roman, qui porte le nom de ce personnage.

On remarquera que les titres de parties de L'Exil et le désar­roi ne sont plus, comme dans les autres livres, des indications de voyages, de mouvances : cette première partie, ainsi, aurait pu s'appeler « Paris-Akbou », comme dans Yahia, pas de chance, puisque c'est bien du retour de Mokrane à Akbou qu'il s'agit. Mais, si le « Paris-Akbou » de Yahia était arrachement, au départ, celui de Mokrane est brisure, à l'arrivée. La différence est fonda­mentale : la blessure de Yahia, celle d'Abdenouar, sont perte d'une antériorité, séparation d'avec un passé. Perte irrémédiable, cer­tes, mais à la fin de Mémoire de l'Absent, « l'esclave est au-delà du fleuve » : le passage non accepté au départ, est finalement entrée dans le Nouveau Monde, naissance à une autre vie. Ici, la blessure est à l'arrivée, non pas avant, mais après le mouvement.

« J'ai couru dans les collines », dit Mokrane, « pour atteindre le langage de la terre », mais à l'arrivée, « j'ai poussé la porte du lieu, et j'ai vu l'agneau mort (...). J'ai poussé la porte du lieu, et quelque chose s'est brisé en moi » (pp. 36-37).

Les autres romans étaient ceux de l'arrachement dans des départs. L'Exil et le désarroi est celui d'un retour brisé. Les deux passages où nous voyons Mokrane seul dans sa chambre pari­sienne (chap. II, p. 25, et chap. XI, p. 115) sont le contraire de ceux où Yahia était dans la même situation : ils prennent place après le voyage, non avant ; après « l'impossible dénouement » et non avant. De plus, Mokrane ne trouve, après la maladie consé­cutive à son retour brisé, que « l'intense, insupportable solitude » (p. 115), alors que Yahia quittait la chaude présence de Claudine et de Jean-Paul.

Le mouvement de L'Exil et le désarroi est le mouvement inverse de celui des précédents romans de Farès, dont il est en quelque sorte la clôture, « l'impossible dénouement ». D'ailleurs, après les trois parties proprement dites du roman (première partie : « Mokrane », deuxième partie : « Le Village », troisième partie : « Les changements »), les deux pages supplémentaires intitulées « Les Exils », si elles sont le chapitre XI du roman, sont aussi, en quelque sorte, en dehors du roman une conclusion à l'ensem­ble de la « Découverte du Nouveau Monde », et même à l’œuvre romanesque toute entière. Les « profondeurs de l'Exil » y sont les « limites du Champ », de ce même champ des Oliviers qui était à la fois le lieu initial et la blessure. Mokrane et Rouichède y sont les deux personnages restants de l'ensemble des personna­ges de l’œuvre, et tous les deux sont seuls, et loin du village. Le Pays y est ce lieu tragique, « sur la face cachée de la lune » d'où le cri de la biche à la patte brisée envahit l'espace : c'est bien encore le Champ et sa blessure d'où est jaillie l'écriture de toute l’œuvre. Quant au Dieu d'Ecume, il nous renvoie, après sa der­nière disparition, au Fleuve d'Abdenouar et d'Ali-Saïd, qui est cri lui aussi, mais dont le sens a disparu. Privé de sens, le mouve­ment du texte de L'Exil et le désarroi s'annule lui-même dans sa propre « fissure intérieure » (p. 37).

L'écriture de L'Exil et le désarroi n'est donc plus celle d'une mouvance-désir, même si elle s'inscrit malgré tout – et définiti­vement, semble-t-il – dans la migration de l'exil, le mot de « migration » étant repris ici à la formule du Vieux Maître, l’« Inscription » du Champ des Oliviers que l'on retrouve à pré­sent dans la chambre de Mokrane (p. 27). Elle est celle d'une fissure du lieu, de l'intérieur et non plus sous l'effet d'un meur­tre. Fissure qui renvoie Mokrane à l'Exil et au Désarroi, dans la suppression de cette tension vers le lieu, vers le Champ, qui était implicite dans les titres comme dans le texte des autres romans. Cette tension-désir était le sens. « Les Exils » sont désormais le nouveau lieu, le Champ lui-même, mais c'est un lieu vide : Mokra­ne-Abdenouar est resté dans le fleuve, dernier mot du roman, et de la « Découverte du Nouveau Monde » également.

Le village, plein perdu, intérieur fissuré, n'est donc plus une antériorité disparue et désirée. Il est un vide, un non-être, qui installe Mokrane dans l'Exil et le Désarroi, dans l'éclatement. La migration où l'écriture est inscrite n'est plus mouvance, ten­sion-désir d'un lieu perdu : elle est un non-lieu radical.

D'ailleurs, qui Mokrane trouve-t-il au village ? Rachida qui, lui parlant d'Ali-Saïd ou du hérisson, lui parle en fait de son veuvage, lui-même exil de toutes les femmes du Pays, lesquelles trouveront voix avec elle au chapitre VII. En même temps que Rachida, Mokrane découvre la tante, folle, comme l'était Jidda dans Mémoire de l'Absent, après toutes les disparitions qu'elle a subies, « Visages d'Eux qui conduisent (sa) souffrance ». Le veu­vage de Rachida et des femmes comme la folie de la tante sont l'inscription d'un manque, d'une amputation des habitantes du lieu.

Alors que Jidda était, par ses dessins et ses paroles, un plein appelé par Abdenouar, pour qui elle était l'antériorité disparue, la tante appelle un plein perdu. Elle est vie sans vie, elle est « durée de vie prolongée au-delà de mon corps », c'est-à-dire que, de même que le veuvage de Rachida est absence d'Ali-Saïd, absence d'amour et de tendresse, de même la folie de la tante est une forme vide : « (ses) mains tremblent d'absence ». Elle est entourée, elle qui a perdu tous ses fils, de leurs « Regards dis­persés, sans liens et sans paroles ». Sa durée n'est qu'une fausse durée, puisqu'elle est « inscrite dans leurs Corps, leurs Mouve­ments », qu'elle est « Attente de ma vie dans leurs Vies » (p. 31). La folie de la tante, comme le désarroi oh désormais habite Mokrane, est centre perdu, plein perdu, fissure intérieure ouvrant sur la béance du lieu.

« Cousine, / mène-moi au jardin / car je meurs » (« Primita, Ilévame al huerto / que estoy / cayéndome / muerto ») dit la chanson flamenca qui sert d'exergue à la deuxième partie du roman. « Je te raconterai mon histoire », « ne tremble plus », dit inlassa­blement Rachida à Mokrane, au jardin justement (entre autres pp. 44-45, et 70). Mais le tremblement de Mokrane n'est plus celui de Yahia devant l'ouverture violente du monde, que calmait de la même manière la parole-chant d'oncle Saddek (Yahia, pas de chance, p. 37). L'histoire que lui racontera Rachida, est-ce celle de l'Arbre ? Est-ce celle d'Ali-Saïd ? Ali-Saïd est mort, et ses cendres comme son carnet sont précisément enfouis sous cet arbre-flamme, l'amandier. A moins que cette histoire soit celle de Mokrane lui-même : celle de sa propre mort, par perte du sens, par extinction du lieu ? La parole de Rachida dont se com­pose en grande partie le texte de L'Exil et le désarroi, a pour fonction de permettre à Mokrane (mais pas seulement à Mokrane...) de survivre à la perte du sens, car « l'être n'est pas donné à mi-course », disait l'Amin, et « Mokrane a peur » (p. 26), comme nous tous.

La parole de la terre et le discours idéologique

Mais L'Exil et le désarroi n'est pas que la parole de Rachida, celle qui adoucit le passage, celle qui fait accepter la mort, la perte du sens noyé au fond du fleuve. Le texte veut être malgré tout création du sens. La fissure de l'être suscite une autre parole. Parole de violence, celle-ci, et parole d'efficacité. Parole de la terre, qui est parole de dénonciation. On assiste au processus de naissance d'une parole violente à la fin du troisième chapitre.

« L'intérieur venait de se fissurer.
C'est alors que je me mis à frapper.
Oui : à frapper.
Le long cou de la terre (...) Pour que la terre parle (...)
J'ai frappé
 : et le long cou de la terre s'est tendu violemment : comme un arc
 : il n'est pas de plus grand malheur que celui qui est contenu dans les lèvres.
l'homme qui ne peut parler
ne peut être. (...)
J'ai alors jeté le voile de prudence.
J'ai dit :
Oui : je parlerai » (p. 38).

et cette parole éclate aussitôt au début du chapitre suivant, pré­cédée comme plus haut par ces deux points de ponctuation qui en accentuent la tension dénonciatrice :

les arrestations furent nombreuses. Tout comme avant 1962, les gens disparaissaient... (etc.) » (p. 39).

L'Exil et le désarroi est d'abord un livre de dénonciation.

Cette dénonciation, on pouvait la trouver déjà dans Un Pas­sager de l'Occident. Mais elle y était explosion vitale, furieuse joie de vivre balayant tout sur son passage, et particulièrement « l'échi­ne patriarcale de l'Algérie ». Elle était devenue chant tragique dans la blessure de Malika qui ouvrait en deux Mémoire de l'Ab­sent. Dans L'Exil et le désarroi, elle n'hésite pas à dire, tout sim­plement, les faits, à couper le chant par leur simple chronique. Avant même de nommer Mokrane, qui n'apparaît qu'au cha­pitre II [34], le livre commence par le récit de l'Indépendance et de la naissance du mouvement des travailleurs agricoles, puis de la confiscation de ces espoirs. Valeur onirique, certes, l'écriture se veut ici valeur de réalité, et l'exergue de l'ensemble du roman en donne d'emblée le dessein, tout en inscrivant la parole roma­nesque dans un discours idéologique qui n'est utilisé que dans cette exergue.

« Les destructions causées par les bourgeoisismes révo­lutionnaires et nationalistes de l'époque actuelle n'épar­gnent aucun des champs développés et inscrits par le travail humain. Valeur d'échange et, comme le reste, valeur de réalité, le travail d'écriture n'échappe pas aux conditions politiques de cette inhumanité » (p. 7).

Cependant, le livre échappe à cette forme de discours, même s'il en illustre la pensée. Il recherche l'efficacité. Son auteur, comme Mokrane, sait qu'un discours idéologique peut toujours être uti­lisé contre ses fins premières, alors que le chant ne peut être détourné ni dévoyé. Le chant fait fi de toute mystification. Il oblige à une acceptation ou à un refus global. Il reste toujours un plein, même lorsqu'il est écorché.

Or, justement, le discours idéologique révolutionnaire algérien est lui-même devenu un lieu vide, une parole usurpée, vidée de son épaisseur comme la tante, au village, est vidée de sa vie. L'épaisseur du discours révolutionnaire algérien, c'était le Pays, c'étaient les Travailleurs. Et le discours révolutionnaire à présent est tenu, non plus par eux, mais par les grands propriétaires de « Champs interdits à l'autogestion »,

« ceux-là mêmes qui –
par imposture
et, détournement –
ont charge de répartir la bonne parole de justice,
et de révolution : la bonne parole » (p. 14).

Pendant ce temps, ceux qui, comme $Mokrane, vivaient ce dis­cours dans leur militantisme repartent peu après leur retour au pays, redeviennent « Errants »,

« Car nous voilà assignés aux résidences précaires des polices et des désarrois,
cloîtrés dans les cellules de
Nos demi-vérités
de Nos Falsifications et Violences Prêts à être traités de toutes sortes de noms malheureux – Exilés – Emigrés – Fuyards – Petits-­Bourgeois – Fonctionnaires – Bureaucrates -
Issus de nous
et
contre Nous : Nos pouvoirs nous assiègent et nous annu­lent comme de vulgaires mots écrits sur un sable conti­nuellement traversé de marées » (p. 16).

Ainsi, le langage révolutionnaire est vidé de son contenu, c'est-­à-dire des hommes qui l'ont créé et fait vivre, c'est-à-dire de sa mémoire. La perte du sens qui provoquait le tremblement de Mokrane devant le lieu vide se retrouve devant le langage, dont les mots « ont des valences souvent inverses de ce qu'ils désignent ou proclament » (p. 15). Retournement d'une forme contre sa réalité, qu'elle exclut, puisque les mots sont retournés contre ceux-là mêmes qui les ont créés. Retournement qui est aussi celui du lieu. La parole étatique fonctionne, close sur elle-même, autour d'un vide de réalité nécessaire à son fonctionnement. « C'est comme si la vérité de la Révolution s'était retirée » (p. 18). Mais cette vérité, c'est justement la réalité, celle du pays qui, à côté ou en marge de ce discours, « attend » (p. 18). Ainsi, le discours étatique, qui « mange dans la main de l'autre », selon la chan­son flamenca qui sert d'exergue à la première partie, devient une transparence sans vie, un discours parodique d'une action depuis longtemps tournée, un décor dont ces vastes hôtels sans commu­nication avec le pays qu'ils cherchent en vain à cacher et où règnent « les traînes lascives de l'ennui, annihilant tout air et res­piration, creusant notre envie de vivre de meurtres, et dérisions » {p. 17), apparaissent comme le symbole.

La ville, lieu de meurtre, et le carnet d'Ali-Saïd

Si le discours étatique est un lieu vide, il s'inscrit dans la réalité d'un lieu de meurtre : la ville, corps-écran de sa transparence meurtrière, foyer où il exclut le réel. « La grande ville, la capitale des décisions », est « Alger la bleue, / la verte, la Blanche / et, l'emmerdante. / Où les hommes ont décidé / de se taire, / ou d'adresser des louanges » (p. 38). La ville est donc le lieu où la parole est supprimée, où le pays, « cerf blessé », est sacrifié comme les anciens dieux sur la scène tragique (p. 40). La ville vit du sacrifice de cette « face cachée de la lune », de la douleur des biches sans nombre dont le cri seul rend possible son surgis­sement voluptueux :

« Sur le flanc droit de la Lune une Biche est tombée à genoux Les Yeux pleins d'une douleur immense car sous le choc de la chute sa patte droite s'est brisée nette Une sorte de Cri a envahi l'Espace Tandis que les premières lueurs du jour ont commencé leur marche au-dessus de la Mer. Déjà, la Ville surgit des flots... » (pp. 24 et 115).

La répétition même de cette évocation fantastique, au début et à la fin du roman, encadre le livre aussi dans ce sacrifice du pays, dans son exclusion de la ville, écran de meurtre et trans­parence construite sur ce meurtre. Meurtre qui est d'abord celui de la parole.

La ville est le vide du silence, ou la parodie des louanges. Paro­die, simulacre, elle se réduit à une façade sans épaisseur, à un écran. Cet écran est cependant le lieu de disparitions. Lieu de nouvelle violence, lieu d'exclusion de tout ce qui pourrait faire son épaisseur.

Les gens qui disparaissent ressurgissent trois ou quatre mois plus tard « de l'autre côté de la grande ville, au pays Sud ». « Autre côté » de la grande ville, le pays Sud en est l'envers caché. S'il désigne de bien réelles mises en résidence forcée, il désigne aussi le pays profond, l'épaisseur, mais oblitérée. L'ambi­guïté, ici, est nouvelle violence du texte au discours de pouvoir. Le pays Sud, comme à la fin du Muezzin, est enfouissement, alors que la ville est surface meurtrière. Et l'autre envers de la ville est l'émigration, dont ceux qui ont compris prennent une nouvelle fois le chemin (p. 39). Exil qui est avant tout celui de la parole, car la ville est ce « terrible lieu qui l'exclut » : « Terrible lieu de notre dire : je vis contre la misère du dire, ou sa haine, ou sa blessure » (p. 39). Exclusion du dire, elle est la blessure, le lieu vidé. Elle est le lieu du bouleversement, du retournement, de la désintégration à partir de quoi elle se développe. Elle est tout entière blessure, dans son essor même, car à cet essor la plupart des habitants assistent, sans y participer : dans la blessure qui la fait vivre, elle s'est privée de l'épaisseur de ses habitants (pp. 101-­102).

Ainsi la ville, transparence, blessure, est l'écran de l'exclusion, et la parole révolutionnaire, reprise par le discours étatique, est devenue, comme le village, un lieu vide. Ce discours parodique, s'il est exclusion de ceux qui lui ont donné ses mots, appelle le meurtre. Le meurtre de ce discours parodique, son éclatement, ce sera le chant d'éclatement du livre, et particulièrement la parole­-flamme du carnet d'Ali-Saïd qui en occupe le centre, ce carnet justement que la ville et ses responsables voulaient enfouir. Le carnet est l'objet du désir que développe le vide dans le dire de L'Exil et le désarroi. Violence du chant et de la flamme, ce car­net ne jaillit pas comme les chants surgissant de la blessure des autres romans, du livre même de L'Exil et le désarroi : il est extérieur à la parole brisée de ce roman. Mais il est suscité par le désir, dans l'écriture de L'Exil et le désarroi, du chant perdu des romans précédents. Des romans précédents, il est le chant le plus enfoui, mais aussi la matrice génératrice. Son dire ici libéré signale la perte des textes qu'il avait générés comme il signale la mort de son scripteur-chantre, Ali-Saïd.

La parole de L'Exil et le désarroi n'est pas un plein se substi­tuant au vide du discours étatique, car elle porte elle aussi la marque du meurtre : son intérieur, comme celui du lieu, du Champ dont elle est issue, est fissuré : Ali-Saïd est mort. Mais elle est salutaire éclatement. Elle est par la réalité qu'elle véhicule, bien mieux qu'une écriture « réaliste » : cette grenade qu'était, dans la poitrine de l'américain, la révélation par Baldwin de la réalité métisse de l'Amérique dans Un Passager de l'Occident. Elle sert, peut-être, l'analyse politique, idéologique dont elle se réclame en exergue, mais elle est violence. Si les autres romans de Farès, dans la blessure, dans le meurtre même, découvraient toujours un autre plein caché, bien que sacrifié (ainsi, de la geste de Kahena dévoilée par la blessure de Malika dans Mémoire de l'Absent), L'Exil et le désarroi, beaucoup plus désespéré, n'installe dans cette blessure qu'il ouvre que la flamme anonyme de la parole d'Ali-Saïd, locuteur jamais nommé : Ali-Saïd n'est nommé pour la première fois qu'après le dire de son carnet (p. 98). Il est question de ce carnet page 39, mais sans référence à celui qui l'écrivit. Le carnet n'est restitué à son auteur qu'à la fin du roman (p. 104), pour montrer son exclusion par les responsables du Parti à qui Rouichède s'était adressé. De même les différents pleins que révélait la blessure des autres romans, tel le Pays inaccompli ou l'Ogresse du Passager de l'Occident et du Champ des Oliviers, sont absents ici. Reste la béance du fleuve, dont le passage fut inutile ? L'éclatement de la parole romanesque ouvre ici sur le vide de l'Exil et de son Désarroi.

La parole plurielle, Ali-Saïd et l'arbre-flamme

L'éclatement sauvage et la parole plurielle

L'éclatement de la parole de L'Exil et le désarroi provient d'abord – mais ceci n'est pas nouveau par rapport aux précé­dents romans de Farès – de la différence des registres employés. Cependant, si elle ne tombe jamais dans le simple discours idéo­logique univoque, la parole de L'Exil et le désarroi nomme la réalité politique bien plus directement que les textes précédents, du moins dans des chapitres comme le premier, ou le neuvième. Mais elle reste en même temps chant, ou plutôt nostalgie du chant, même dans cette nomination. Et, par ailleurs, elle devient flamboyance dans le carnet d'Ali-Saïd.

Cet éclatement provient surtout de la pluralité des voix en présence, de la pluralité des locuteurs, qui le plus souvent ne sont pas nommés. On peut observer une sorte de progression vers l'ouverture-éclatement du livre d'un roman à l'autre, dans l'oeu­vre de Farès. Yahia, pas de chance était, dans la plus grande partie du texte, la narration à la troisième personne d'une intri­gue dont le pivot central restait le personnage de Yahia, désigné par le classique « il » du romancier. Un Passager de l'Occident, jusqu'à l'éclatement des trois derniers chapitres (et même dans cet éclatement), reste la voix de Brandy Fax, lequel sera, de même, toujours à la première personne, mais sous des noms différents, le locuteur unique des différentes voix du Champ des Oliviers. L'ouverture du texte est plus manifeste dans Mémoire de l'Absent, lorsque de la blessure de Malika surgit la geste de Kahena. Mais les différentes voix en présence sont toujours nommées.

Dans L'Exil et le désarroi, les locuteurs se succèdent, souvent sans transition et sans que le lecteur, parfois, sache leur nom. C'est le cas surtout dans la deuxième partie, « Le Village », compo­sée essentiellement de la parole d'Ali-Saïd, jamais nommé cepen­dant. Bien plus, le texte du carnet d'Ali-Saïd alterne avec le récit de Rachida dans lequel il s'imbrique presque amoureusement. Ainsi, à la page 53, la première personne désigne d'abord Rachida parlant d'Ali-Saïd qui fend la colline sur son cheval, « comme on fend une bûche ». Puis, sans transition, la première personne est celle d'Ali-Saïd lui-même, dont la parole fend à son tour, ouvre le récit de Rachida pour s'y mouler. Et, alors que Rachida s'adressait à Mokrane, Ali-Saïd s'adresse au père, aucun des qua­tre interlocuteurs, réels ou imaginaires, n'étant nommé : la parole, multiple, n'a pas de nom. De la même façon, quel est le locuteur du début du chapitre VI ? Est-ce Mokrane ? Est-ce l'auteur ? Ou n'est-ce pas plutôt la parole actuelle d'Ali-Saïd inscrite, par sa brûlure, dans le corps de l'arbre, de l'Amandier ? Cependant, le carnet d'Ali-Saïd reprend, sans que l'on puisse déterminer avec exactitude à partir de quand, dans le corps de la page 67. La parole de Rachida, non nommée toujours, vient s'imbriquer à son tour page 70 dans celle d'Ali-Saïd, pour raconter (à Mokra­ne ?) l'amour et la mort d'Ali-Saïd, rapporter la parole de Nouria, et redonner voix à Ali-Saïd dans une nouvelle ouverture du monde (p. 73).

Si cet éclatement du locuteur est particulièrement visible dans cette deuxième partie, qui occupe le centre du livre ainsi éclaté de la même manière que la geste de Kahena ouvrait en deux Mémoire de l'Absent, on pourrait le retrouver ailleurs, particuliè­rement lorsque le lecteur hésite à voir Mokrane ou l'auteur dans le locuteur du premier chapitre, ou encore lorsque la voix de Rachida et celle de l'ensemble des femmes anonymes du pays se confondent (chap. VII).

L'important, cependant, est d'abord cet « éclatement sauvage> lorsque Rachida s'approche de Mokrane à la fin de la première partie (p. 46), qui met à jour l'ouverture du monde et les racines de l'arbre, d'où jaillit la parole-flamme d'Ali-Saïd : cette parole est ainsi suscitée par l'amour, son ouverture et sa blessure-mutila­tion à la fois. L'important est également que la voix d'Ali-Saïd n'est pas solitaire, mais plurielle : il n'est pas indifférent que cette deuxième partie s'appelle « Le Village » : ces voix anonymes se confondent en une voix collective, mais éclatée (on a vu que le village était un lieu vide). Voix collective du « pays qui attend », voix des habitants occultés du lieu vide, car cette parole est d'abord parole de violence : celle du Fleuve, mort et vie, comme Ali-Saïd en qui elle se situe :

« Il n'existait plus au village que deux sentences, unies, comme des sabres découpant la nuit : la mort, ou l'expulsion, les hom­mes choisirent la mort (ou la vie) dans l'âpreté des chants, ceux que les femmes prononçaient contre la servitude...

Hommes de la colline d'en Haut
connaissez-vous le fleuve
 Inscrit
comme une parole
dans les villages
d'en Bas
Connaissez-vous
le fleuve ? » (pp. 74 et 116).

Cette parole plurielle est parole d'antériorité, qu'Ali-Saïd (p. 55) comme Mokrane (pp. 34-35) recherchent au-delà du Livre qui sépare et condamne (Le Coran, bien sûr, dont Le Champ des Oliviers et Mémoire de l'Absent montraient qu'il était blessure, mais également tout discours normatif ou univoque). La question, dans cet éclatement du verbe, est double : c Comment être au­-delà du Livre », et « Comment être, au-delà du Livre, Parmi les champs, la richesse de mes désirs et lumières » (p. 53).

Paroles occultées

Car la parole plurielle d'antériorité, la parole éclatée, violence de mort et douceur de vie ou d'amour, est parole occultée, comme toutes celles qu'à écartées le Sens du Livre, ou de tous les discours du sens un, discours de la norme et, du pouvoir, affirmations usur­pées de la mort du lieu dans leur dire même. Parole occultée de l'Ogresse, de Kahena, non nommées ici parce qu'il est déjà trop tard ? Parole, tout aussi occultée, et anonyme de surcroît, des femmes. Rachida, certes, dont la parole accorde le retour et gué­rit du tremblement celui qui veut bien l'accepter (Mokrane préfè­rera fuir...), mais aussi toutes ces femmes dont les exils disent « nous » pour dévoiler leur veuvage, et englober les voix singu­lières de Rachida, Nouria et tante Aloula tissées dans leur ano­nymat et clamant le même meurtre du désir et de la tendresse (chap. VII). Parole de Nouria, située au carrefour de la Zaouïa et des anciens dieux, « lieu de carrefour entre une vérité révélée par le Livre, et la pure animation du feu » (p. 61). La parole de Nouria est flamme, qui brûle Ali-Saïd et l'ouvre à l'au-delà du fleuve, lui fait visiter « le puits du gardien, la grotte du sens, et le pays du fondateur. N'en déplaise aux gens de triste et insuppor­table raison, j'ai appris à nommer le lieu d'autre séjour » (p. 56). Cette parole est vivante confusion, dans sa folie et sa brûlure, dans l'amour violent qui ouvre le corps d'Ali-Saïd, de tout dis­cours univoque, qu'elle éclate par cette brûlure même.

Cette parole plurielle est aussi une parole de terre. Etre et non-­être à la fois, puisqu'il est historiquement mort, et pourtant flamme vivante dans sa parole, Ali-Saïd plus que tout autre personnage habite la migration, le parcours. Il déborde le lieu dont il est cependant la plus authentique expression, la vie la plus dense, et la plus meurtrière. Aussi sa demeure, si elle est parcours, est­-elle parcours de la terre, dont il est la vivante parole en même temps qu'il est parole d'arbre et de vent. Fusion des éléments, la parole d'Ali-Saïd est parole multiple de volupté. D'une volupté issue de la terre, à la fois éclatement et intériorisation profonde : « Voilà où m'a conduit la terre », dira-t-il, « doucement, en moi, volup­tueusement, vers la parole d'arbre et de vent, comme si arbre et vent voulaient être en moi, comme si, doucement, voluptueusement, la terre était en moi, comme si les herbes, la pierre, l'eau, et le lointain champ de la source, étaient en moi, parcourant l'intérieur du corps et du songe » (p. 55).

La parole de terre est à la fois jouissance et violence, légèreté et loi inflexible. Elle n'est pas donnée à n'importe quelle écoute, et qui veut l'approcher est d'abord surpris, comme Mokrane courant dans les collines, par les « Vivants Gardiens du Lieu », qui ne sont pas sans rappeler la « Vigilante Gardienne des collines » de Mémoire de l'Absent : la mort. Mais les Vigilants Gardiens du Lieu sont d'abord la parole issue de ce lieu. Parole multiple de ceux qui ne sont plus esclaves : les travailleurs. Parole grave et volontiers meurtrière : ne l'a-t-elle pas montré dans toutes ces années de guerre ? Parole crainte aussi, car en elle se cache « celui dont personne, ici, ne veut plus entendre parler. Le meur­trier. / Le meurtrier ? » (p. 36). Meurtrier qui est amour aussi ce « il » non nommé mais toujours présent dans la parole-amour de Rachida à Mokrane. Est-ce le hérisson, est-ce le Vieux Maî­tre, est-ce l'arbre, est-ce Ali-Saïd [35] ? Cette non-nomination, jus­tement, est nécessaire pour donner à la parole d'amour sa pluralité. Car l'amour, c'est aussi le meurtre, et Mokrane aura peur de cette violence.

Le tremblement de Mokrane est en partie manque d'ouverture envers Rachida, peur du hérisson et d'Ali-Saïd, peur de l'amour qui est meurtre aussi, peur et mutilation de la morsure de Malika. Mokrane ne refusait-il pas déjà dans Yahia, pas de chance d'envi­sager l'incinération d'Ali-Saïd et la signification de la danse de tante Aloula ? « Tu ne veux pas savoir », dit Rachida, « et non pas entendre, ou, comprendre, vraiment, du fond de l'àme, ce que c'est que l'amour de vivre, ou de mourir » (p. 72).

La parole d'Ali-Saïd, ou la consumation

La parole d'Ali-Saïd est donnée à la fois dans l'amour de Rachida et dans le meurtre du hérisson qui « avance, là, entre nos paroles et caresses, vers les racines de l'Amandier », qui ouvre ces racines comme il ouvre le monde, et en fait jaillir cette parole (en ita­liques) de l'ouverture même du monde à quoi mène le meurtre :

« Le monde s'ouvre
et je comprends
tout lune bleue
qui marche
(etc.) » (p. 73).

La parole d'Ali-Saïd, « parole atteinte sur la colline d'argile », est le corps même du jeune homme, qui éclate en même temps dans le feu de la guerre et dans le feu de l'amour de Nouria.

« Mon corps ?
Nouria est maintenant sur moi, et ses mains, mouvantes et fines, ouvrent ma peau, comme si n'était pas encore apparu l'agneau,
ou le bélier...
Je peux voir ma chair,
nommée à vif,
dans les mains du feu.
Parole atteinte sur la colline d'argile, prise entre les ravines et les sentes, le corps est touché deux fois aux jambes, puis au front, et son visage éclate, comme une furie à la surface du monde » (p. 69).

Car la perte du premier corps de l'enfant, dans L'Exil et le désarroi comme dans Mémoire de l'Absent, et même dans Yahia, pas de chance, est nécessaire pour accomplir le monde (p. 68), pour « transformer / l'espace / et la colline » (p. 69).

L'amour, la vie et la mort se rejoignent dans des images de feu. Feu de l'amour, feu de Nouria dont naît le mouvement révolutionnaire « dans la course d'argile » (pp. 62-63), feu de l'incinération d'Ali-Saïd sous et dans l'Amandier-flamme. Feu de la danse-flamme de tante Aloula à l'enterrement d'Ali-Saïd dans Yahia, pas de chance. Et c'est le feu encore qui donnera sa pleine signification à l'image de l'arbre, dans lequel le roman tout entier est englobé comme le corps-parole d'Ali-Saïd, puisque cet arbre est dessiné, en paroles, sur la couverture avant du livre (voir page suivante) et décrit par l'écriture sur la page arrière de cette couverture.

L'arbre est à la fois parole et feu. Et il est aussi le lieu même dont le livre est désir, et qui est le livre, comme il est la sépulture-­flamme de l'auteur du carnet tué dans le champ-chant (des oli­viers). Il est la parole-flamme d'Ali-Saïd, dont « le feu brûle encore aujourd'hui, malgré les pensées incrédules » (p. 39), parole « nouées à l'arbre », corps-parole « jusque dans sa brûlure » (p. 65). Il est aussi pluralité de langages, puisqu'il est à la fois dessin (seul le dessin dans Le Champ des Oliviers, comme ici la parole de Rachida, permettait le passage du fleuve), et mots la couverture est faite à la fois d'un dessin, et de mots, qui sont les traits du dessin, supprimant ainsi la séparation de langages.


« L'arbre est parcouru de mots, phrases, idées qui expriment des équi­valences entre la volonté de vivre ou de mourir. L'arbre ? Comment pourrait-il être détruit ou dénoncé dans l'Exil du Pouvoir et des cho­ses ? Je te raconterai son histoire pour que tes lèvres ne tremblent plus et que tu
saches répondre aux ques­tions qui envahiront ce Monde... »

L'arbre s'élève donc contre cette séparation des langages, sépa­ration de la parole de terre d'avec celle d'air et de vent, puisqu'il est présent dans les deux espaces à la fois. Il est le lieu désiré en ce qu'il réalise la parole, résorbe la faille entre les mots et les choses, comme entre la parole – ou l'écriture, ou le chant – et le discours, et le Sens séparateur. Il permet aussi le passage entre la vie et la mort, comme entre la mort et la vie, puisqu'il recueille les cendres d'Ali-Saïd comme son carnet, et les redonne dans le livre qu'il englobe, qui est sa parole. C'est donc lui que tante Aloula choisit pour s'y pendre, « exactement comme si elle avait pensé que la terre allait s'ouvrir, là, d'un coup, pour elle, entre les branches mêmes de l'arbre, et, que, comme elle l'avait pensé pour son fils, dix années auparavant, celui-ci, l'Arbre, l'Amandier, la préserverait de toutes les angoisses, ou, perdi­tions » (p. 99).

C'est donc l'arbre qui fait revivre la parole comme le corps d'Ali-Saïd, au-delà de la mort. Il est aussi le seul recours, la seule parole possible des femmes dans leur veuvage, lui « dont le corps n'est pas souillure, mais vérité du langage, de la terre, et, des hommes, celui qui écoute notre délaissement, lui donne / Valeur et Justice » (p. 81).

Or, en même temps qu'il est le lieu par excellence, le champ (p. 115), l'arbre porte également en lui, comme le Champ du Champ des Oliviers, la blessure la plus profonde, l'ouverture dans laquelle s'inscrit l'écriture de « l'après' de L'Exil et le désarroi son cœur est « ouvert dans l'Exil », dit encore la couverture. La séparation est irrémédiable. Lieu désiré, seule unité possible de l'être dans la flamme, lieu par excellence de l'écriture, il est aussi la séparation irréversible, le manque sur lequel il est trop tard pour revenir, car le « pas » de Yahia, pas de chance a perdu son ambiguïté initiale : le pas franchi, le mouvement vers tous les possibles est devenu la perte des possibles, la perte de la chance que quelque chose, encore, arrive, la perte du chant.

L'arbre était flamme par la danse de tante Aloula transformant le meurtre en joie, en amour de vie ; mais à l'arbre, la tante s'est pendue : elle ne dansera plus, et le carnet comme la flamme d'Ali-Saïd sont définitivement perdus. Ne reste plus que la mort anonyme, honteuse du narrateur de La Mort de Salah Baye : la mort en l'absence du chant, par noyade depuis la soute d'un navire. Noyade qui rappelle celle bien réelle, malgré le chant, d'Abdenouar dans le Fleuve, la Seine, en octobre 1961, où périt le meilleur ami de l'auteur lors des manifestations que l'on sait [36] : le lieu est mort d'avoir perdu l'ambiguïté qui permettait tous les espoirs lors du départ-pas de Yahia au maquis. Le chant qui permettait à Yahia de franchir le seuil si difficile de l'entrée de l'enfant dans la guerre est inutile car il n'y a plus, il n'y a pas de seuil (de chance). La consumation de la parole dont la flamme pouvait résorber le meurtre et dire, au lieu du « savoir », « l'amour de vivre, ou de mourir », n'a laissé que des cendres. Mokrane est reparti. Il n'y a plus de lieu.

B. – HABEL, OU L'ECRITURE DANS LA LIMITE [37]

Farès proclame dans des textes assez rapprochés, exhalés par la blessure, qu'il n'y a « aucun lieu en ce monde », et inscrit la blessure comme le désir dans la figure infiniment reprise de la traversée du fleuve. Dib, quant à lui, depuis ce « tertre bosselé de roches » où il assied déjà Rodwan dans La Danse du roi, laisse se perdre son regard dans le vide énigmatique de l’« autre côté » qui lui fait face, et duquel plus rien, désormais, ne le sépare, puis­que tous les masques l'un après l'autre ont été levés. Cet « autre côté », origine inéclaircie de son propre dire que déchiffre sans fin une écriture sans concession, serait-il le seul lieu véritable du sens comme du dire, c'est-à-dire l'absence ?

La parole qui sépare

L'accueil de Habel par la critique journalistique [38] est peut-être l'illustration la plus flagrante de la déformation d'un texte au nom des clichés d'un discours idéologique étranger à ce texte même ; et dans lequel malgré tout ce texte est lu. Il faut dire que le « prière d'insérer » de la couverture est, pour qui a lu le roman, le clin d’œil le plus éhonté d'un éditeur à la réduction du texte à un contenu descriptif univoque : l'émigration. L'ambiguïté du nom même de Habel, sur lequel on reviendra, y est d'emblée ramenée au symbole du frère de Caïn, autre personnage biblique – à supposer que Habel en soit un – qui, quant à lui, n'est jamais désigné et encore moins nommé par le roman. On appelle ainsi le cliché culturel à la rescousse du cliché idéologique, l'un et l'autre niant délibérément, au nom d'une lecture univoque de contenu, l'ambiguïté et la polysémie de l'écriture :

« Caïn aujourd'hui ne tuerait pas son frère. Il le pous­serait sur les chemins de l'émigration. Le héros de ce roman ne s'appelle donc pas Habel pour rien. ».

(Quatrième page de couverture).

* *
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Certes, l'émigration est bien le cadre diégétique de ce roman. On y entend fréquemment, depuis un carrefour aisément recon­naissable à Paris, ville d'ailleurs nommée bien souvent, la voix silencieuse d'Habel s'adressant à son frère qui l'a chassé du pays natal (pp. 55-56), et même « vendu comme esclave (...) pour (s')approprier le sceptre et régner sur cette Cité » (p. 160). La dénonciation politique ne saurait être plus claire, plus actuelle. En un sens, l'exil d'Habel par son frère pourrait incarner une nouvelle forme, moins allégorique, du meurtre de Hakim par Kamal Waëd dans Le Maître de chasse. Et c'est également comme des figures de l'émigration, bien réelle pour le premier, plus sym­bolique pour le second, qu'on peut lire l'individu rossé et humilié dans les toilettes d'un bar (pp. 66-67), ou le jeune homme pré­senté comme « un corps. Uniquement ça » (p. 156), dont l'auto-castration est l'objet de la cérémonie d’« initiation » du cha­pitre 31. Cérémonie suivie au chapitre 32 par la prostitution de Habel lui-même à la Dame de la Merci.

Pour que le sens symbolique de ces épisodes soit évident, ils sont en quelque sorte dédoublés, ce qui permet l'assimilation de Habel à ces deux figures, par le biais de sa situation socio-politique. Dans la réponse de l'Ange de la Mort, Habel prend la place de l'individu rossé dans les toilettes. Il devient à propre­ment parler cet individu dès l'instant qu'il s'est nommé Ismaël.

« Il s'appelle Habel et il est étalé dans des chiottes. Il avait dit que son nom était Ismaël et il est effondré dans de la pisse. Il avait dit ça – que n'avait-il pas dit – et les anonymes défécations d'une métropole l'en­tourent et le prennent à la gorge sous des guirlandes de graffiti obscènes » (p. 134).

D'ailleurs, le simple choix de ce nom pour Habel est également symbolique. Avec l'autre nom du personnage, Habel-Abel, il ren­force le thème du frère chassé. Or, Abel comme Ismaël représen­tent en partie les civilisations nomades face aux civilisations séden­taires fondées par Caïn ou les descendants d'Isaac. Ismaël peut ainsi représenter les Bédouins face aux villes, et principalement Paris. Mais on a vu que la Cité est également celle sur laquelle veut régner sans partage le Frère. Aussi l'assimilation de Habel au « corps » mutilé de la cérémonie initiatique et sa prostitution consécutive à la Dame de la Merci (chap. 31 et 32) encadrent-elles un nouveau rappel de son exil (« Mais vous m'avez chassé », p. 160), lequel donne ainsi leur sens à ces deux épisodes insé­parables. Et c'est bien la situation de l'émigré que cette double exclusion, cette double réduction au statut d'objet, vendu comme esclave, ou corps pour la jouissance de l'Autre. La Cité-langage du Vieux, alias Dame de la Merci, ou la Cité nouvelle du frère ont toutes deux besoin de ce sacrifice par lequel elles se fondent.

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Et pourtant, cette saturation de l'épisode par le sens va être le processus même par lequel le sens va se fractionner, l'univoque va devenir l'ambigu. D'abord parce que le sens n'est pas que socio-politique. Ismaël est, certes, l'ancêtre des Bédouins, mais il est également le septième Imam, à la signification essentielle­ment mystique [39]. Derrière lui, on retrouve l'interrogation ésotéri­que sur la parole commune à toute l’œuvre de Dib. La parole qui sépare Habel de son lieu, que ce soit celle du Frère ou celle de la Dame de la Merci, est également la parole séparée. Séparée de son objet, parce que Habel-esclave vendu ou corps acheté échappe à chaque fois : au Frère en découvrant Lily, à la Dame de la Merci par le meurtre qu'il porte en lui. Séparée surtout de son sens, et séparée d'elle-même de ce fait. Le corps de Lily récuse le sens de la parole qui exile, puisque l'exil, désormais, ce sera d'être séparé de Lily, ôtant de ce fait tout pouvoir de séparation à la parole du Frère qui « n'avait pas prévu ça ».

C'est une parole séparée aussi que celle du Vieux, qui désigne le manque du sens de son entreprise dans sa quête même du Sens. Quête d'un sens qui éliminerait la responsabilité politique ou morale de cette parole (responsabilité dans le pillage du Tiers Monde, dirait une lecture réductrice) : « La véritable question n'est pas cette vieille question du bien et du mal. Elle est de trouver pourquoi il a fallu obligatoirement et sans choix possible en passer par là ». Question qui contient en elle-même sa réponse, et fausse de ce fait le débat, pour mieux affirmer ainsi « qu'il devient sans importance, en d'autres termes, de savoir si l'on a bien ou mal agi, s'il y a eu des victimes sacrifiées » (p. 151). La quête du sens sert à masquer le véritable rapport avec la victime, qui est de jouissance et de responsabilité, lesquelles ignorent le sens. « Jouissance escortée et gardée par sa damnation, mais la seule route ouverte, la seule cherchée, la seule désirée, la seule creusant sans trêve sa blessure » (ibid.).

Comme toute la culture qu'il représente, la Dame de la Merci exerce sur ses victimes un pouvoir qui est jouissance, et qui, en tant que telle, exclut le sens, « parce qu'il avait rejoint lui-même ses victimes, ou prétendues telles. Parce que maintenant les ténè­bres elles-mêmes où elles se débattaient, le désordre pollué lui­-même où il les avait pressées dans une tendre, une heureuse étreinte, et ces sueurs, ces affres acharnées, froides où elles s'étaient ren­dues, étaient devenues siennes » (ibid.) [40]. C'est pourquoi il ne peut que mourir de la mort même qu'il donne, et comme dans ce don, avec jouissance. La jouissance est véritablement la fracture du sens : sens sous lequel la jouissance veut camoufler sa respon­sabilité, mais sens également qu'une lecture idéologique cherchera à souligner dans cette responsabilité même. Et c'est pourquoi Habel, qui a pourtant < vu quant à lui l'Ange couvert d'yeux qui n'arrive que pour séparer l'âme du corps » « n'eût rien pu dire » (ibid.) : Lily dont la découverte récuse le sens de l'exil par le Frère n'apporte pas pour autant le sens. La question elle-même s'est fractionnée : l'ambiguïté du sens est d'abord celle de la Parole, et donc de la question comme du désir qui la sous-tend.

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Ainsi, alors qu'il propose tous les indices grâce auxquels la lecture pourrait reconstituer le sens du récit, Habel est ce texte pervers qui récuse, par la séparation de la parole dans la jouis­sance, la possibilité même du sens. La séparation est celle de Habel d'avec son pays natal, dans l'espace d'une ville étrangère où il attend sa mort à un carrefour ouvrant lui-même sur un espace autre. Mais elle est également dans la parole qui dit cette séparation.

Or, cette parole est, comme dans Cours sur la rive sauvage, celle d'un lieu : la ville des limites qui sépare, ici, d'autant plus qu'elle n'est que parodie. Cette ville n'est pas seulement décrite, même sous la forme de ce simulacre de ville auquel bien d'autres textes étudiés jusqu'ici nous ont accoutumés : elle est surtout langage, par sa spatialité propre. Elle dit la séparation, elle dit l'absence par son vide même. Le lieu d'exil est la parole qui sépare. Limite qui révèle l'écriture, puis écriture de la limite, la ville du Vieux est également écriture dans la limite.

Dans tous les lieux importants de cette ville que parcourt Habel, l'espace est en quelque sorte double. D'abord parce que le parcours tout entier d'Habel est adressé au Frère resté au lieu d'origine, au pays natal. Lieu d'origine dont la ville, d'où la parole de Habel se tend, dessine l'absence. Toute la parole de Habel est en effet à la fois matérialisation de la ville d'exil, et tension vers un lieu natal sans le manque duquel cette parole n'existerait pas. La parole de Habel est dans cette tension même qui dit la ville d'exil à un lieu absent. Elle manifeste donc fonda­mentalement l'ambiguïté spatiale dont procède cette tension. La parole de Habel est un espace séparé. Mais la ville qu'elle dessine est, de ce fait, elle aussi espace séparé. Et comme la parole de Habel, elle semble n'exister, ne fonctionner que dans la tension vers son propre ailleurs qui la fait se dire.

C'est bien la caractéristique majeure de tous les lieux urbains d'où/où Habel dit. La mort qu'il y attend est la justification majeure de ce carrefour du destin où Habel revient tant de soirs. Et cependant chaque soir n'est toujours que la répétition des autres, et d'un premier soir qui ne nous est narré qu'à travers la mémoire de Habel, c'est-à-dire dans un temps narratif double. Cette mort attendue est à la fois l'espace et le temps absents et présents que dessine ce carrefour, qui n'existe ainsi, parole et lieu, que dans la tension et l'ambiguïté entre toutes les modalités de la présence et toutes celles, plus nombreuses, de l'absence. La parole de Habel comme le lieu sont cette tension et cette ambiguïté mêmes.

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Ce carrefour-parole inaugure cependant bien souvent le dire d'autres lieux urbains du parcours de Habel, par exemple lorsque, dans les caractères italiques du discours dont Habel est directe­ment présenté comme le locuteur, il introduit le récit à la troi­sième personne en caractères romains de ce qui s'est passé en ces lieux autres. Parmi ceux-ci, l'appartement de la Dame de la Merci au chapitre 8 est également, comme la ville des limites dans Cours sur la rive sauvage, un espace double dont la sépa­ration est manifestée par l'eau et les miroirs : c fausse, stérile et fatidique eau de vieux miroirs » (p. 38). Car, de même que le carrefour est attente de la mort et parole vers le lieu natal, de même cet appartement est c un endroit qui voudrait m'en rappeler un autre, un appartement ou quelque chose qui se trouve ail­leurs. Un endroit comme si je le voyais pour la deuxième et la première fois en même temps » (p. 39). D'ailleurs, cet appar­tement sera aussitôt le lieu du dédoublement du Vieux en Dame, dans un bruit d'eau (p. 39 : « Un murmure d'eau vola. Comme si c'était un prodige ». Rappelons que le carrefour est également le lieu de la fontaine), et c'est après ce dédoublement du Vieux que l'être même de Habel y sera dédoublé par le charme, dans lequel, « lucide, il voyait l'étal de boucher sur lequel on le brisait » (p. 41).

Lieu de la séparation de l'Etre ambigu, cet appartement est également celui du renversement du sens. La Dame de la Merci rachète les captifs des mains des infidèles. Mais la relation est inversée : Habel-Ismaël est non plus l'infidèle de la tradition chrétienne, mais le captif aux mains des infidèles : les « chrétiens », parmi lesquels en premier lieu la Dame de la Merci.

Le sens est à la fois la signification et la spatialité de la quête, et dans les deux cas, les termes peuvent s'en inverser : « Je cherche et Dieu sait ce que je cherche. Ce qui me poursuit ? Mais qu'est­ce qui me poursuit ? Le trouverai-je ? Me trouvera-t-il ? Qui finira par rattraper l'autre ? Tu dois le savoir, ou devrais. Toi spécialement. Tu rachètes les captifs des mains des infidèles : Je suis aux mains d'infidèles, et tu sais ce que ça veut dire ! » (pp. 68-69). C'est pourquoi l'autre appartement que désignent les glaces de celui de la Dame comme le carrefour désigne la mort et l'absence, est peut-être celui dans lequel a lieu le sacrifice, au chapitre 31 : lieu par excellence de la séparation, puisque celle-ci est auto-castration du jeune homme auquel Habel s'assi­mile de la même manière que Rodwan s'assimilait à Wassem dans le jeu scénique de La Danse du roi. La théâtralisation énigma­tique de la castration de ce jeune homme sans visage est la parole-lieu de la séparation de l'être de Habel par l'assimilation qu'il opère lui-même entre lui et ce corps. En effet « ce corps est un autre lui à qui cette assimilation donne un sens, comme l'assimilation de Rodwan à Wassem donnait un sens au jeu théâtral de ce dernier, forme vide lui aussi, Le langage-lieu qui sépare est aussi celui de la représentation, et l'appartement où s'opère cette représentation-séparation est également le lieu où le langage de la Ville ou du Vieux s'inverse en son contraire, dessine son envers, retourne le sens : n'est-il pas éclairé par des lustres de Venise – capitale du faux-semblant et du masque baroque – dont la lumière endeuillée est noire comme les tentures couleur de nuit qui tapissent la salle (pp. 154-155) ?

Car l'appartement du sacrifice comme celui de la Dame est lieu de passage du sens, même et surtout si le sens s'y inverse (comme dans le miroir) : l'appartement est langage. Il est parole de la Ville dont il réalise le simulacre, mais aussi parole du Vieux dans la Ville, qui entoure diégétiquement l'épisode du sacrifice. En effet le Vieux y mène Habel [41] et l'en emmène ensuite en parlant dans la ville nocturne. Or ce chapitre (chap. 30) qui commence par « Encore des mots, encore des phrases » (p. 148), précède le récit du sacrifice, pour permettre la juxtaposition signifiante de ce récit avec celui de la prosti­tution de Habel dans l'appartement de la Dame de la Merci (chap. 32). Episode qui apparaît de ce fait comme l'ailleurs désigné par l'ambiguïté signifiante de ce sacrifice. Episode langa­gier par sa théâtralisation, le sacrifice s'inscrit dans le simulacre du langage de la Ville et du Vieux qu'il réalise, et n'est cepen­dant lui-même qu'un autre simulacre, par sa théâtralité, mais aussi parce que la prostitution de Habel en est la réalisation néces­saire. Or, cette prostitution est encore prostitution de Habel à un langage : celui de l'écrivain Eric Merrain [42], dont Habel emporte les feuillets en partant. Ces feuillets, c'est-à-dire l'écriture, sont gage dérisoire et parodie ultime. Habel en est à la fois exclu (p. 184 : « Où ça existait, une ville pareille, des gens pareils, des choses pareilles ? A quoi servait de raconter tout ça ?' Habel ne voyait pas x) et prisonnier : « Il avait voulu avoir la peau du Vieux, et c'était le Vieux du coup qui lui collait sa mort aux fesses, et sa vie en plus avec ces papiers » (p. 181).

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Aussi, objet de l'entrecroisement de ces langages-simulacres d'une ville d'exil dont la parole est le lieu qui sépare, Habel ne peut-il répondre que par le meurtre impuissant et ambigu lui aussi, sépa­ration à son tour. Le chapitre de la plus grande représentation de la parole du Vieux et de la Ville, le chapitre 30, est coupé­séparé par une page blanche, envers de cette parole, qui ne comporte que la phrase silencieuse de Habel : « Le meurtre est en moi » (p. 149). Objet de langages (celui de la Ville, celui du Vieux, mais aussi celui du texte), la parole de silence de Habel brise et sépare le simulacre. En ceci, elle rejoint la prophétie de Hakim Madjar dans Dieu en barbarie, selon laquelle les fellahs du monde entier, négation par leur silence, leur non-parole, de toutes les paroles de civilisations, occuperont les villes-paroles les plus prestigieuses. Mais il n'en a pas le triomphalisme : la pro­phétie de Hakim Madjar supposait une guerre – même sans autre arme que le nombre – contre la Civilisation, c'est-à-dire un acte, plus ou moins positif encore tout en étant d'abord néga­tion. Habel, lui, ne réalise pas le meurtre, même s'il emporte les papiers d'Eric Merrain pour les jeter « aux chiottes ». Bien plus, il restera prisonnier de ce langage qu'il avait voulu détruire, et peut-être suivre Lily dans l'asile est-il la seule manière qui lui reste d'échapper à ce langage – et à l'écriture même du roman, dont l'entrée de Habel à l'asile constitue également la fin.

Du moins aura-t-il manifesté par son silence que ces paroles­-lieux de la séparation sont langages de perte auxquels manque leur objet comme leur réponse, car le simulacre de la question suppose l'absence de la réponse. Le langage du Vieux devient ainsi, dans sa marche à côté du silence de Habel, et alors que le sacrifice a commencé, « une circulation où s'était amorcée la débâcle de la ville, où la ville se séparait déjà, s'allégeait, se raréfiait » (p. 148). Car le langage du Vieux comme le Super­marché est ce « babel », lieu de l'artifice suprême d'une parole qui « dans cette perdition (...) refaisait toujours surface » (ibid.), lieu où la mort est interdite, et donc le sens. On ne peut y « faire qu'aller dans la même direction, l'infini du cercle. Et tout l'in­concevable babel aussi : il semble réduit lui aussi à une avance, n'étant aussi que son propre mouvement, son propre enfer. Et la mort, ignorée. / La mort, interdite. / Et dans les yeux du bazar, l'incurable tristesse de ce reniement », cependant que la même tristesse abstraite et incurable se trouve au fond du regard du Vieux aussi, à la même page (pp. 95-96).

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Habel n'a pas besoin de perpétrer le meurtre qui est au fond de lui : La parole du Vieux, de la Ville, et de leur civilisa­tion est déjà morte de l'indifférence même de Habel. Le Vieux a beau être « déjà cet écrivain, cet homme célèbre, et peut-être sa question était-elle essentielle, Habel n'en savait rien, et il lui importait peu de le savoir ». La seule certitude de Habel, dont la différence vient justement de ce qu'il a vu la mort, est que malgré la « sorte de fureur » du Vieux à trouver « la réponse au fond de cette nuit » [43], il « ne la trouvera pas » (p. 150).

Face à Sabine, Habel est le même silence, qui deviendra meurtre silencieux de leur relation. Pourtant, la présence char­nelle appuyée de Sabine dans cette relation semblait récuser le simulacre : n'est-elle pas, a priori, un personnage bien plus réel et « vivant » que cette évanescence progressive à laquelle semble se réduire Habel ? Ce n'est pas par hasard si le roman commence sur l'évocation de leur relation dans ce qu'elle a de plus charnel, de plus apparemment réel. Et cependant, Sabine n'en est pas moins un discours qui sépare. Non pas à cause de sa présence physique, mais par son refus de l'espace de silence de Habel. Sabine « refuse d'admettre que toute entente repose sur un espace prohibé, une solitude intouchable » (p. 15). Elle est discours univoque en ce qu'elle nie la spatialité du silence de Habel, « espace impossible à franchir, et même à contourner, un espace exclusif, interdit, réservé (...), un espace (...) qui ne cède pas, une réalité qui ne recule pas et dont il se sent plein. Plein à craquer, peut-être à périr ». Refus de l'espace du silence et de la mort de Habel, Sabine est parole solitaire comme le discours univoque. Comme ce discours elle sépare, et se condamne à l'ab­sence de réponse et de sens. « Avec ses seules caresses, avec ses seules étreintes, Sabine compte le forcer dans ses derniers retran­chements avec sa seule ardeur, sa seule avidité, sa seule dévotion, sa seule folie » (p. 14). Dans et par sa solitude agissante, conqué­rante, Sabine est comme le discours univoque de Kamal Waëd dans Dieu en barbarie un discours de pouvoir, et c'est en quoi elle rejoint le simulacre de la parole du Vieux et de la Ville d'exil. La parole qui sépare est, là encore, une parole séparée, alors même qu'elle cherche à s'incorporer le sens.

La fascination de Lily

Lily est, au contraire, l'absence qui rassemble, la fascination qui annule l'exil et la séparation par la reconnaissance, même si cette reconnaissance est celle de la perte. Réponse, elle n'est pas cependant l'envers de l'exil, son retournement dialectique, car elle est exil elle aussi, comme elle est trahison en ce qu'elle a fait de Habel « quelqu'un d'autre, non celui que vous avez congédié, (qui) rôde désormais dans l'ombre de cette ville » comme Iven Zohar courait sur la rive sauvage. Elle est trahison en ce qu'elle a changé le sens de l'exil de Habel, mais elle l'est aussi en ce qu'elle est la réponse sans réponse, l'être de nuit (p. 105) à quoi renvoie l'un des sens possibles de son nom en arabe, et surtout le sens éternellement absent, qui n'existe que dans sa quête par Habel. Aussi sa rencontre est-elle dite du supermarché (chap. 19) dont elle est absente, dans une parole non prononcée qui s'adresse au frère également absent. Elle est l'absence qui annule l'absence. Elle est l'attente même de Habel à ce carrefour où il expose sa vie, où « tout nu », il « affronte de nouveau la solitude, la férocité » (p. 38).

Alors que sa rencontre – cependant qu'elle est encore absente, on vient de le voir, et qu'aussitôt ce récit sera celui de ses dis­paritions – ne nous est narrée que fort tard dans le roman, au chapitre 19, dans l'irréalité de ce supermarché où son image est partout et nulle part (p. 92), son absence est, dès les premières pages, une sorte de vecteur spatial du silence de Habel sous le discours de Sabine : « Pendant ce temps, Habel se contente de penser : oh, Lily, où es-tu ? » (p. 9). Cette spatialité de l'absence de Lily que dessine le silence de Habel va de pair avec celle de cet horizon qui cherche un nom et qui n'est pas seulement le pays natal. Et elle va de pair aussi avec celle de la mort que Habel attend au carrefour. Comme la mort, comme cet autre côté que Habel voit dans les yeux de Sabine, Lily est « cet horizon qui cherche un nom (...), l'horizon à quoi les incendies ont pris leur feu » que Habel poursuit, et qu'il lui faut atteindre (p. 11).

Lily, espace sans nom, est l'antériorité, comme la mer de Qui se souvient de la mer ou « l'air capricant de flûte », comme cette eau sous le café où Sabine parle, « une eau qui coule sans en avoir l'air, sans bouger, en-dessous, eau gardant toute sa tran­quillité » (p. 78). Elle est l'espace qu'ignore le discours, et elle est aussi la fascination. C'est pourquoi Habel « étend sa chasse à tout Paris (...), un Paris, quand il la cherchait dans un quartier, où s'emparait subitement de lui la pensée qu'elle se promenait dans un autre » (p. 105). La quête de Lily développe l'ambiguïté spatiale de la ville, dans son ubiquité. Mais cette ubiquité dans l'absence est également vertige et dérive. L'absence de Lily est sens et espace multiple, mais également nul, insensé. Et pourtant, elle est l'intensité du désir-fascination mortelle d'un espace cita­din vertigineux : celui qu'ouvre l'Ange de la Mort en s'évanouis­sant (pp. 133-134), celui de la chute de Habel dans un abîme désiré et érotisé où il « sait qu'il descend, qu'il continue de des­cendre, qu'il plonge vers le creux de désir où se couche, se roule, toute cette ville » (p. 44).

Ubiquité spatiale, la fascination de Lily est donc essentiellement ambiguë. Son ambiguïté est celle de la séduction suprême. Séduc­tion de la mort ou de la folie. Car si Habel poursuit Lily dans la folie, la mort est aussi l'un de ces autres visages qui se mêlent à ceux des pensées monstrueuses non précisées [44] dont Lily le protège. Tout amour « laisse parfois apparaître un autre visage insoupçonné jusque-là. C'est ça, en vérité. Habel en a le senti­ment de temps à autre, et même il a souhaité voir Lily perdre la raison dans l'unique but de faire se profiler son autre visage invisible et de le contempler lui seul, pour son seul bonheur » (pp. 161-162).

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Habel apparaît ainsi comme le gardien de la mort au même titre que de Lily : n'est-ce pas le sens de cette apparition de l'Ange de la Mort qui lui impose implicitement sa mission en répondant à Habel : « Moi aussi, je demandai au Seigneur au temps où il me fallut recevoir ma mission : " Seigneur, pourquoi te manifestes-tu à moi ? " » (p. 133). Car là encore, le sens ne peut être donné : n'est-il pas dans sa quête même, dans l'attente de Habel devant son absence, devant cet abîme en quoi l'Ange transformera la ville en s'évanouissant ? Aussi l'Ange, essaim d'oiseaux habillés de cheveux rouges et qui avait déjà, ramiers blancs cette fois, provoqué le rire de ravissement de Rodwan [45], est-il comme Lily corps hautement érotisé : « Vibrante, vivante, tiède, soyeuse, (sa) toison elle-même est une caresse pour la vue qu'elle comble de sa douceur » (p. 132).

Lieu absent vers lequel tend la course de Habel dans la nuit et la ville, comme son arrêt au carrefour, Lily est l'Ange de la Mort que fait apparaître le désir de trouver une place où se poser. La place de Habel sera l'abîme qu'ouvre l'Ange, ou l'absence-folie de Lily. Lily exerce sur Habel le rapt premier, q se répète encore, se répète toujours. Mais la description de ce rapt est coupée par une page blanche portant l'inscription : « Regarde l'Ange, Habel » (p. 112). Lily danseuse des rues donne une chance à « tous ceux qui le désiraient, de s'acquitter envers l'Ange, quand ils auraient cru faire l'aumône à une danseuse des rues » (p. 117) : n'est-elle pas déguisée en Pierrot ? Comme la mort, Lily a cent visages, et c'est pourquoi elle joue aussi la prostituée, « la bouille peinturlurée comme celle d'une clownesse », que Habel arrache, gardien, au goût de meurtre dans la voix des vraies prostituées criant après elle : « La plus grande séduction. Toute la séduction du monde », pense-t-il alors : « Mais la mort, se disait-il, elle est aussi la séduction suprême. Lily est ma mort ? » (p. 109) [46].

La séduction suprême est toute ambiguïté : celle-là même de la mort, comme de la Dame de la Merci, qui vient à la place de cette dernière – ou de Lily ? Aussi Habel est-il en droit de s'interroger : « Mais si l'autre avait été au rendez-vous... » : la mort ? Lily ? (p. 48, et renvoi à la p. 29)... L'ambiguïté est double. Lily se confond avec la mort, avec qui se confond également le Vieux, ou Dame de la Merci : le Vieux arrive, au carrefour, au rendez-vous fixé par Azraïl après l'assimilation, toujours grâce à l'Ange de la Mort, de Habel à l'inconnu des toilettes. Et c'est soudain le Vieux que Habel a attendu à ce carrefour (p. 142), comme il y a attendu Lily, laquelle comme le Vieux lui prend la main dans la foule (p. 97). D'ailleurs Lily n'entre-t-elle pas au bras du Vieux dans la brasserie aux miroirs, double de celle de l'agression dans les toilettes, où les hommes sont des femmes, et les femmes des hommes (p. 102), alors que Habel a dû traverser le fleuve (le Styx ?) pour pénétrer dans son espace d'absence ?

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Ce vertige de l'ambiguïté cependant ne s'arrête pas là. Si la voiture de la mort est « un noir phaéton démoniaque qui fonçait, arrivait », et se retrouve foudroyé, on y remarque « une méduse collée contre le pare-brise », dont le regard pétrifie Habel qui reviendra dix soirs de suite à la même place (p. 23). Mais de victime, il sera devenu l'assassin qui revient « sur les lieux de son crime » (p. 33). Et la mort qu'il y cherche lui apparaîtra par des gouttes de sang sur sa nuque (p. 132) : l'espace du regard même de Habel sur la mort est inversé.

L'ambiguïté majeure est bien celle d'une quête d'un sens (ou d'une mort ?) qui n'existe pas. « Il n'y avait pas de réponse » [47], est-il dit au carrefour le quatrième soir (p. 33), et « Rien n'est arrivé » le sixième soir (p. 46). De plus, cette constatation que rien n'arrive (ni sens, ni action, à proprement parler) est précé­dée par la rencontre des musiciens-pitres ambulants, dont le jeu faussé est une mélopée qui n'aboutit pas, qui désigne elle aussi le vide, comme son propre vide, à la manière du jeu scénique de La Danse du roi auquel Rodwan, on l'a vu, s'identifiait de la même manière qu'ici Habel. Le simulacre se prend lui-même pour objet, comme ces paroles qui n'ont, dans le roman, qu'elles-­mêmes pour lieu d'origine. Il n'y a pas de sens : ni pour l'itiné­raire de Habel, ni pour les contorsions des musiciens, ni pour la parole, ni pour l'écriture ? En tout cas, le dire de Habel devient ainsi de plus en plus le dire du désastre [48], qui ne se réalise que dans la perte de son lieu, de sa matérialité même.

« Je n'ai que faire de ma raison », dit Habel au médecin-chef, à qui il demande à rejoindre Lily dans sa folie. Car la raison est ce dire pour lequel chaque chose a un nom, et la parole comme l'écriture un sens. Ce que nous narre Habel, et qui inscrit aussi l'existence comme texte du roman, n'a à proprement parler pas de nom, est « ce qui n'a jamais de nom et ne doit jamais arriver. Mais qui arrive. Et arrive bien que non inscrit nulle part » (p. 110). Peu importe, alors, que ce soit la rencontre de Lily ou celle du Vieux, pour lesquelles les mêmes termes sont utilisés [49]. L'événement n'existe que dans sa propre négation comme événement. Rien n'arrive car tout est toujours déjà arrivé, sans que ce soit arrivé pour autant. Ainsi du lieu de Habel comme de la parole qui le dit : « Là, et plus nulle part où aller, parce que sans doute ce qui doit lui arriver est arrivé » (p. 118).

Le lieu, comme l'événement, comme le dire de cet événement et de son absence, sont toujours déjà arrivés tout en n'en étant qu'au bord. Le dire n'existe que par l'erreur dont Habel s'aper­çoit le sixième soir. On ne donne pas rendez-vous à sa propre mort ! L'écriture ne peut dire sa propre mort que dans son non-accomplissement comme écriture. « Le saut mortel de l'écri­vain sans lequel il n'écrirait pas », dit Blanchot, « est nécessaire­ment une illusion dans la mesure où, pour s'accomplir réellement, il faut qu'il n'ait pas lieu » [50]. Le dire de l'écrivain comme la fascination de Lily dont il procède, qu'il est, sont non-lieu. La fascination annule, certes, l'exil et la séparation, mais elle est elle-même lieu-écriture-désir de la perte de toute localisation comme de toute raison. Le discours de raison a lieu et sens, inséparable­ment. La fascination est perte absolue de tout lieu du dire comme du sens.

La transparence de Habel

On l'aura compris : la vraie question de Habel, plus encore que des précédents romans de Dib dont elle était pourtant déjà le centre, est celle de l'écriture, et, au-delà, de la parole et du silence.

Habel est une voix silencieuse et pourtant proliférante, pro­téiforme. Sujet quasi silencieux de tout le roman, Habel n'en est pas moins tout entier parole, voix multiples dont il’emplit ce roman. Et c'est bien ce que perd son interpellation sonore par Sabine, comme peut-être aussi sa séduction-captation par le Vieux. Pour Sabine, le silence de Habel apparaît comme un mur, une opacité exaspérément non-signifiante. « Ah ! Elle ne sait donc pas ! Mais il parle à tout ce qu'il voit, rencontre, touche. Il parle tout le temps de crainte justement que les choses ne se ferment à son approche, ne se changent en Dieu sait quoi, ou en bien pis encore. Chaque chose. Toutes ces choses qui se dressent partout, étranges et terrifiantes, qui lui demandent elles­-mêmes de les nommer, de leur donner exactement et en justice un nom, le nom sur lequel lui-même sera jugé. Il ne s'arrête pas une minute. Sinon (...) c'en serait fait de lui. Lui-même ne serait plus rien, un fantôme » (p. 12). L'être même de Habel, que manifeste son silence éloquent, est ce devoir de dire, de nommer. Habel n'existe que par la nomination que profère son silence. Silence apparent qui manifeste simplement la différence de son regard. Regard de celui qui est tout entier dans ce devoir de nommer, de celui qui a vu l'ange de la Mort.

Regard de celui pour qui, dans le désastre de qui, tout est déjà arrivé. Son silence éloquent est en partie non-réponse à une question qui n'est plus de mise. Son interpellation par Sabine comme par le Vieux est celle de discours qui ne savent pas, parce que s'ils savaient, ils ne pourraient que disparaître dans ce savoir, comme la parole de Habel se fait silence à cause de la paire d'yeux que lui a octroyée l'Ange de la Mort, venu avant son heure. C'est pourquoi Sabine comme le Vieux ne peuvent qu'être perdus pour Habel, dont la quête s'inscrira dans un éloignement progressif de la première, et dans l'espace de parole que lui confère la mort du second : Habel parle pour la première fois à la première personne, en italiques, le deuxième soir, après l'an­nonce du suicide d'Eric Merrain. De même qu'elle est réponse – non tant par son sens que par son être – à l'impuissance de la parole excluante du frère, cette parole à la première personne de Habel l'est à l'impuissance de la parole de séduction du Vieux. Car ni le frère ni le Vieux n'ont vu l'Ange de la Mort. C'est pourquoi la parole du frère sera, comme celle de Sabine, frappée d'inanité, cependant que celle du Vieux tentera dans le suicide une impossible saisie de cette mort qu'est l'écriture. Le suicide du Vieux comme le discours solitaire de Sabine sont négation de cette expérience de sa propre impossibilité qu'est l’œuvre, si l'on en croit encore Blanchot [51]. Habel, au contraire, vit dans cette expérience. Cette expérience est le creux, le lieu de son existence comme de son parcours.

Qu'importe alors que les paroles qui l'entourent le prennent pour objet : il est à la fois sujet et objet de son propre silence éloquent : « Marchant au même pas que le Vieux, il s'observait attentivement, essayait d'apercevoir en soi les yeux de l'Ange, ou tout au moins leur lumière » (p. 152) [52]. Son existence même de personnage est donc de ce fait ambiguë : qui le parle ? Sabine ? Le Vieux ? Le frère ? Lui-même ? Ou l'écrivain ? Habel est-il personnage ? Est-il parole ? Et dans ce cas, quelle est cette parole à la fois sujet et objet ? C'est cette ambiguïté sur le statut de Habel dans le roman qui porte son nom qui me permettra de parler de sa transparence. Habel n'est-il pas cette parole du désastre qui s'évanouit dans l'acte même de son énonciation – par qui ?

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Mais avant de préciser en quoi consiste cette transparence énigmatique, il convient de montrer que toute l'écriture du roman repose en partie, dans la mesure où elle nous apparaît de plus en plus elle-même comme son propre objet, sur un rapport ambigu entre le sujet et l'objet de la parole.

Silence éloquent, Habel est poursuivi par des paroles. Non seulement celles dont on vient de voir la vaine entreprise de pouvoir, mais également « l'autre parole », non nommée et, pourquoi pas, silencieuse elle aussi, qui ne cesse de l'assaillir. Parole de la mort, peut-être, ou encore parole ressassant, comme pour Rodwan « ici et ailleurs l'épouvantable amour qui ne peut aimer, et son mutisme » [53], doublant çà et là, voix non iden­tifiable et pourtant si terriblement identifiée, le récit de Habel dans ce récit même ?

Parole qui semble tirer son identité de l'impossibilité même de l'identifier. « Autre parole », en tout cas, toujours reconnue (« encore elle », est-il dit) et jamais nommée, si ce n'est par des juxtapositions de voix dans le texte qui la livrent à notre inter­prétation hasardeuse, qui « font sur lui et autour de lui comme une tornade » (p. 69). « Jusque dans les bras de Sabine, il est relancé par cette parole qui ne prend plus naissance qu'en elle­même, sans visage, qui attend toujours l'occasion et la trouve, cherche toujours sa cible et la trouve, et c'est Habel » (pp. 88-89). La formulation même de ces derniers mots multiplie l'ambiguïté cette parole dont Habel est la cible (ou l'objet ?) n'est-elle pas aussi Habel lui-même, qui devient cette parole dans et par son silence éloquent ? C'est pourquoi le nom que demandent à ce silence toutes ces choses (et non plus ces paroles) qui l'inter­pellent, est également « le nom sur lequel [Habel] sera jugé (p. 12).

On retrouve la même ambiguïté, la même réversibilité de la nomination, désir de flamme, dans cet « horizon qui cherche un nom », certes, mais qui est aussi celui « à quoi les incendies prennent leur feu pour lui apprendre peut-être un nom » (p. 13).

à l'horizon ? A Habel ? L'ambiguïté du désir est aussi signifiante ici que dans l'appel à Lily perdue : « Oh ! Lily, où m'as-tu perdu ?.. » (p. 10), ou dans le retour de Habel au carrefour du destin où on l'a déjà vu de victime devenir – dans son langage – l'assassin. L'assassin par contre devient la victime lorsque Habel est rattrapé par une autre parole encore : l'écriture du Vieux (p. 181), dans les papiers qu'il lui a volés (ou que le Vieux lui a laissé lui voler ?). N'est-ce pas, d'ailleurs, la lecture de ces papiers qui a fait quitter Sabine à Habel ? L'écriture qui rattrape le personnage, et qui lui dicte malgré lui ses actions, n'est-elle pas en fin de compte, derrière le simulacre de la Dame de la Merci, celle du romancier de Habel ?

Le roman commence, dans la relation de Habel et Sabine, par des jeux sur le langage et la nomination qui désignent la gratuité et les pouvoirs du scripteur. « Il faut [que Sabine] retourne tous les mots comme des gants, chaque mot doit devenir un mot à elle ». Aussi peut-elle résolument, développant d'autres faisceaux d'ambiguïtés encore, appeler Habel « Kannibal, oubliant son vrai nom, qui n'était peut-être pas aussi vrai que ça au fond » (p. 84) : la vérité de ce nom (lui-même ambigu) de Habel, qu'on a déjà vu se dédoubler en Ismaël, est-elle garantie par autre chose que par le bon vouloir de l'écrivain ?

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Le carrefour est le lieu où Habel victime joue l'assassin, mais de cette réversibilité, de cette inversion, jaillit également l'inversion du sujet et de l'objet de la parole. Le carrefour est le lieu où se dit la parole non prononcée de Habel au frère dont la parole l'a amené là : ce frère énigmatique, lieu d'origine d'une parole qui produit l'exil de Habel, devient lieu aussi de réception de la parole que sa distance fait naître. N'est-il pas une sorte l'énon­ciateur problématique à qui échappe et revient la parole objet de sa parole ? Or, ce carrefour d'exil par la parole du frère d'où Habel parle sans dire à ce frère absent est également le lieu d'où se produisent en écho la plupart des récits qui constituent le roman. Où l'attente de la mort et le développement de l'absence béante du lieu d'origine que remplit une parole silencieuse produit la rencontre de Lily et surtout du Vieux. Où, dans la mort dont indirectement dans l'exil la parole du frère l'a institué gardien, Habel devient comme l'écrivain de son lieu d'origine, le gardien de son frère, le témoin en quoi se fonde sa parole : l'écriture exilée (voir la page blanche portant la seule question : « Suis-je le gardien de mon frère ? », p. 60, qui coupe le chap. 13, juste avant que la voix nous montre comme Dieu confia la garde de la mort à l'Ange, p. 61).

C'est pourquoi le sacrifice du chapitre 31, dans lequel on a vu entre autres la séparation de l'exilé par la parole de la ville des limites, peut être vu aussi comme une matérialisation de ce rite de la perte qu'est, après tout, l'écriture. Dans cette cérémonie, tel Rodwan dans le jeu scénique de La Danse du roi, Habel est à la fois celui qui voit et celui qui dit, celui dont il s'agit et celui qui dit l'autre. Habel s'inscrit dans le vide d'iden­tité dessiné par la tête cachée du jeune homme sacrifié. Mais de plus, il est à la fois le sacrifié dans la parole du Vieux, qui dit l'arrêt de son propre destin dans le moment du sacrifice, et celui dont la parole dit la mort du Vieux au moment où ce dernier dit le sacrifice. Si l'on admet en effet que le plus souvent, les italiques désignent la parole silencieuse de Habel, la phrase en italiques : « A ce moment-là, il était déjà un homme mort » qui suit l'annonce par le Vieux, en caractères romains : « Le moment est arrivé » (p. 153), peut désigner le Vieux comme elle peut désigner Habel s'il n'en est pas le locuteur. Le Vieux ne disait-il pas trois pages plus haut : « Et je ne parle pas du mal qu'une victime est capable de vous faire, rien qu'en se prêtant à votre jeu » (p. 150) ? La mort est donc à la fois celle de Habel, du Vieux, et de la victime effective du sacrifice, c'est-à-dire qu'elle est le lieu même de la parole qui dit et accomplit le sacrifice„ comme elle est, selon Blanchot, le lieu de l'écriture. Le sacrifice du jeune homme (au chap. 31), ou la prostitution de Habel (au chap. 33), devient le point où l'oeuvre « est à l'épreuve de son impassibilité » [54].

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Car c'est bien l'œuvre, ou la narration, que désigne cette triple ambiguïté. Qui raconte à qui, dans le moment même du sacrifice, ces « histoires », ce texte dans lequel la parole individuelle va se fondre dans l'impersonnel de l'œuvre, laquelle est à la fois leur naissance et leur perte ? « Comme ces histoires qu'il se racontait. Elles n'annonçaient, ne répétaient que ça, à satiété. Sa fin allait se confondre avec son commencement, et tout ce qui serait après ne serait encore indépendamment de lui qu'une d'entre ces histoires » (pp. 153-154). Cette triple mort devient donc en plus, au-delà, à travers la transparence du jeune homme, de Habel et du Vieux, celle d'une parole au moment et dans le moment de son énonciation. Parole dans laquelle il n'est pas inter­dit de voir celle-là même de l'auteur, qui naît à la gloire du texte dans son énonciation, et se perd, meurt au même instant, dans l'impersonnalité de ce texte. Mais parole que cette perte spatialise, réalise au moment de sa rupture avec les simplismes d'un discours univoque. C'est là probablement le sens ultime de la parole solitaire du Vieux, double de Habel, et parodie de l'écrivain à la fois. Au-delà du simplisme de l'opposition du bien et du mal, ce dont il s'agit pour lui, c'est « de la trace presque impersonnelle qu'il se trouve être seul à pouvoir suivre et combler, cet espace, ou quel que soit son nom, ouvert et désolé, vaste comme une catastrophe et en même temps aussi étroit que le fil d'un rasoir, qu'on est, qu'on a toujours été seul à pouvoir habiter et de l'impossibilité à l'habiter, à la remplir » (p. 49).

Cette ambiguïté triple ou quadruple dont le commun dénomi­nateur est la parole, ou sa possibilité, développe de plus tout un jeu entre ses différents termes, ou ses différents locuteurs-­personnages. Ainsi Habel est un personnage-locuteur transparent derrière lequel, ou dans la parole silencieuse – la voix seconde – de qui on peut parfois deviner l'écrivain. Par exemple lorsque le personnage poursuit l'horizon qui cherche un nom au-delà de la parole de Sabine : son vocabulaire, son langage à la tonalité poétique accusée, tranchent alors avec la trivialité du discours de Sabine. Le jeu sur les niveaux de langage institue une sorte de bipolarité spatiale des lieux d'énonciation : la parole silen­cieuse de Habel – et, derrière lui, de l'écrivain ? – situe son énonciation dans cet « horizon qui cherche un nom », ou encore dans ce lieu idéal que constitue la quête de Lily en elle-même, par opposition à l’« ici et maintenant » du discours de Sabine en sa trivialité relative. Le lieu de la parole de Habel comme de l'énonciation littéraire est alors l'absence, le désir et la perte, là où celui du dire de Sabine est un présent sans arrière-paysage, sans absence. La même opposition entre la transparence de Habel à travers qui on peut lire la perte dans laquelle s'inscrit l'énon­ciation, et l'ici et maintenant opaque, se retrouve par exemple lorsque, au supermarché du chapitre 19, le récit silencieux de double absence de Habel narrant à son frère sa rencontre avec Lily, est interrompu par une vieille dame demandant du parmesan au vendeur qu'est, après tout, Habel (pp. 92 et suiv.).

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Ce jeu sur deux registres de langage dessine cependant d'autres configurations de locuteurs. Le registre plus ou moins conven­tionnellement trivial n'est pas seulement celui de Sabine, ou de tel autre personnage dont la présence « prosaïque » s'opposerait au lieu d'absence de l'énonciation « poétique ». Des passages de simple récit par l'écrivain narrateur anonyme ne se privent pas d'utiliser la même convention de trivialité. Par exemple, telle description de la promenade de Sabine et Habel dans la ville : « Ils jouent à colin-maillard avec les bagnoles, ils dansent autour des nanas de marbre qui posent toutes nues dans les jardins » (p. 10). Mais dans de tels passages, la convention se donne à voir, et développe une sorte de dédoublement du locuteur dans un faux discours indirect. Celui-ci institue l'ambiguïté de l'énon­ciateur en système signifiant. C'est pourquoi on y trouve bien souvent des associations de registres hétérogènes de langage, asso­ciations qui répudient tout réalisme pour souligner la convention du réalisme même et, au-delà, donner à voir l'énonciation et son travail. Ainsi, le langage conventionnellement trivial de tel récit sera-t-il fréquemment parsemé d'allusions ou de vocabulaire mythologiques (par exemple, p. 23 : le phaéton, la méduse) qui brisent la cohérence du registre « trivial » que requerrait un dis­cours indirect « réaliste ». Ou, plus simplement, dans un même passage, trouve-t-on le vocabulaire argotique côte à côte avec un vocabulaire plus recherché (par exemple, p. 63 : « Habel s'avise à ce moment que des cognes réclament un peu plus loin leurs papiers aux plus jeunes des passants (...) Il s'engouffre dans une venelle »).

Cette mise en spectacle du faux discours indirect d'un récit « par l'intérieur du personnage » pourtant assumé par le narra­teur fait de Habel une sorte de personnage transparent, lui-même désignant sa convention. Aussi n'est-ce pas sans malice que l'écrivain fait juger par le personnage le texte d'un autre écrivain, la Dame de la Merci, et lui fait dire : « On ne savait pas qui disait je dans cette histoire » (p. 184). La même malice de l'écri­vain encore fera développer sa pensée au personnage quand il suivra bientôt Lily dans le « nulle part » de la folie : « Le Vieux était arrivé quelque part qui était nulle part. Moi, je ne vais pas de ce côté-là » (ibid.).

L'écrivain et le personnage, donc, sans jamais se confondre, n'en jouent pas moins sur la « rive sauvage » du texte romanesque à intervertir leurs rôles. Ce qui fait que la parole-absence de Habel est souvent bien proche de ce lieu de perte de la parole qu'est l'énonciation littéraire chez Blanchot, au moment même où le récit de l'écrivain s'amuse au contraire avec la présence triviale d'un réel néanmoins conventionnel. Mais, par la transparence qu'il confère au personnage, le désir de la parole-absence de Haber devient le mouvement et la perte de l'énonciation romanesque, c'est-à-dire le lieu même où se dissout toute localisation possible de cette énonciation.

La parole-accueil de la limite

Le lieu que partagent la parole de Habel et le dire du roman­cier est la ville d'exil, la ville des limites de Cours sur la rive sauvage. Cette localisation de l'énonciation dans la limite même qui exclut le lieu tout en étant lieu d'absence, d'exil et de désir, va paradoxalement permettre, non pas le silence ou l'absence de l'exilé, mais au contraire une multiplication de la production du sens. N'était-ce pas déjà dans la ville des limites de Cours sur la rive sauvage qu'Iven Zohar, en se séparant d'avec lui-même, trouvait enfin le sens ? C'est pourquoi cette figure de la séparation ; sur laquelle on a commencé la description de Habel est peut-être d'autant plus ambiguë qu'elle est ce lieu même d'un contrat dia­bolique où l'on reçoit le dire au prix de l'être ? Mais l'être peut-­il exister, être perçu, sans le dire ?

Le dire devient ainsi, non seulement la manifestation, mais la création de l'être dans le lieu de la limite qu'il constitue au même titre que la ville d'exil. Exil qui est d'abord celui de la parole. On avait vu l'écrivain jouer dès L'Incendie sur la mise en spectacle de la convention d'un langage. Or, cette convention désignait déjà alors en partie une absence : celle d'une parole paysanne, entre autres, qu'il s'agissait de découvrir, de produire dans le désir surgi de cette absence. La « tension didactique » de L'Incendie reposait en partie sur l'absence suggérée par cette convention. Dans Habel, la convention d'un langage ambigu dessine et assume l'altérité du lieu d'énonciation : la ville et le dire qui séparent. Mais cette séparation, par un dire dans la limite, va devenir : multiplication du sens. Le désir que manifeste Habel est bien celui d'une parole et d'un sens, mais cette parole et ce sens sont essentiellement, comme on l'a déjà vu, leur propre perte, dans leur énonciation même.

Quelque déceptif cependant que soit le sens ultime (mais quel itinéraire initiatique nous dira le contraire ?), il ne peut se trouver qu'au prix de la séparation de l'être, comme dans Cours sur la rive sauvage, dans la ville des limites, qui est aussi mort du lieu. Le sens n'est-il pas d'abord abandon des trop confortables certitudes celles par exemple du Frère, dont la vérité a exclu Habel du lieu d'origine ? Or, le sens ne peut être donné dans la citadelle close des certitudes, et l'exil, la séparation sont seuls capables de produire la compréhension, depuis leur lieu, de la vérité barri­cadée de l'origine. Aussi Habel peut-il dire au Frère, alors même qu'il s'apprête à se perdre à la suite de la folie de Lily : « Je sais aujourd'hui pourquoi j'ai fait tout ce chemin (...). Vous avez une vérité (...). Seulement moi aussi, j'en ai une à présent (...). Une vérité qui a déjà sur la vôtre l'avantage de la comprendre. Une vérité qui voit (...) la citadelle où la vôtre s'est installée, et barri­cadée » (pp. 175-176).

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La vérité du lieu des limites est accueil et compréhension. L'origine même ne prend sens, de ce fait, que dans ce lieu des limites qui, de lieu étranger, devient le lieu du sens. Lieu du sens qu'est, paradoxalement, la maison de santé où l'on soigne Lily. Le mal, alors, n'est plus l'exil, mais bien au contraire d'être à l'extérieur de ce lieu du sens. « Dehors, étranger comme une conversation derrière un mur, tout un bredouillement de malheur, un bruit stupide de l'autre côté du mur » (p. 129). Toute parole hors du lieu des limites se réduit à ce bredouillement. L'exclusion par le Frère du lieu d'origine se retourne donc, dans la sépara­tion même du lieu des limites, par la reconnaissance que Habel attend du sourire de Lily. Sourire qui nomme, qui donne un sens, regard identifiant. Sourire vers lequel tend tout le désir de Habel, qui est aussi un désir d'être (p. 119). C'est pourquoi Habel veut, non pas tant savoir et connaître Lily, qu'être su par elle, car il n'existe que dans cette reconnaissance.

Et tout comme le sourire de Lily, la parole du Vieux est ce regard qui consacre, qui donne le sens. Aussi Habel a-t-il « envie de retrouver cet homme, envie de le faire parler encore, qu'il lui explique tout, lui fasse comprendre Sabine, Lily, le monde » (p. 90). Le Vieux ne sait-il pas, avant Habel même, quel sera le comportement de ce dernier, et par exemple qu'il viendrait tel soir au carrefour (p. 139) ? « Il avait beau être une putain et payer ses amants, il ne parlait que de nous ! » (p. 175). Là encore, la relation sujet-objet s'inverse, et c'est pourquoi le lieu du sacri­fice est le lieu où se délivre le sens. Qu'importe alors que le sens soit mutilation, perte ? Le sacrifice seul donne ce sens déceptif qui échappera toujours à la vérité barricadée du Frère. Donné dans les trois lieux ultimes de la limite, la maison du sacrifice, l'appar­tement de la prostitution de Habel au Vieux, et la maison de santé où Habel suivra le non-sens de Lily, le sens est cette perte qui ne peut vous reconnaître que dans ce triple non-lieu. Mais il ne peut y avoir de reconnaissance que dans cette absence du sens comme du lieu, sur la rive sauvage de la limite qu'est également l'écriture du roman.

 


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[1] Yacine Kateb, Le Polygone étoilé. Paris, Le Seuil, 1966.

[2] J. Arnaud, op. cit., pp. 521 et 526.

[3] Ibid., p. 844

[4] Nedjma, p. 187.

[5] « Ils étaient tombés dans un grand cri, les  yeux fermés. Ils se sentirent aussitôt prisonniers » (p. 7).

[6] Nedjma, p. 97.

[7] Pour le détail de cette datation et le découpage des séquences, voir J. Arnaud, op. cit., p. 844.

[8] Seul repère incontestable, « en l'an III de l'Algérie libre (p. 76), n'est pas donné dans l'espace et le récit du camp, puisqu'il s'agit de Mauvais Temps et Pas de Chance à l'hôtel Britannic. Mais il souligne et rend explicite la mise en parallèle des textes concernant l'après-Indépen­dance, avec ceux concernant la colonisation, puisque c'est le geste de lire (parallèle à celui de recevoir des livres, dans le camp), qui va introduire une dépêche d'agence, cette fois non datée, sur la répression religieuse au Maroc indépendant, de même que le geste de recevoir des livres intro­duisait les communiqués militaires de la colonisation. C'est donc bien la figure du parallèle qui est signifiante, ici, plus que le contenu. Et la signification est encore plus explicite dans l'absence même de date de la dépêche d'agence de la p. 77 : la date étant fournie à la page précédente dans c l'Algérie libre », cette répression de toute évidence ne peut plus ne concerner que le Maroc. On retrouve l'interrogation de l'épisode maro­cain de L'Opium et le bâton de Mouloud Mammeri, encore qu'un échange entre les deux écrivains me semble assez peu probable.

[9] Le texte de Mohammed prends ta valise, monté par Kateb avec le Théâtre de la Mer (Voir l'historique de l'entreprise dans la thèse de Jacqueline Arnaud, pp. 985-1032) n'est pas publié.

[10] Voir à ce propos l'interview de Yacine Kateb dans El Moudjahid culturel (Alger), 4 avril 1975.

[11] Kamel Gaha, Métaphore et métonymie dans «Le Polygone étoilé». Publications de l'Université de Tunis, 1979.

[12] De plus, « ad-dahma », l'inhumaine, est également le surnom de Constantine, symbole d'identité mythique qu'on vient de voir associée à Moutt-Nedjma-Chimère.

[13] Les Ancêtres redoublent de férocité, dans Le Cercle des représailles, p. 126.

[14] Ibid., p. 146.

[15] Mourad Bourboune, Le Muezzin. Paris, Christian Bourgois, 1968.

[16] Mohammed Dib, La Danse du Roi. Paris, Le Seuil, 1968. Le jeu scé­nique de La Danse du Roi a été monté, partiellement remanié, su festival d'Avignon sous le titre Mille hourras pour une gueuse, qui est également celui de son édition à part (Paris, Le Seuil, 1980).

[17] Mohammed Khaïr-Eddine, Corps négatif, suivi de Histoire d'un Bon Dieu. Paris, Le Seuil, 1968.

[18] «  - Ils n'ont pas été réguliers ; ils pouvaient nous dire que ça ne

changerait rien pour nous (...).

- On a marché sans ça, et la preuve, on marche encore… ils ont menti » (p. 81).

[19] Entretien avec Marie-Alice Seferian, à l'occasion de la publication d'une traduction danoise du Muezzin. Copenhague, Arena, 1977.

[20] Sur l'arabesque : Marie-Alice Seferian, « L'arabesque, un espace mythique des romans de Mourad Bourboune ». Communication au IX° Congrès de l'A.I.L.C., Innsbruck, août 1979.

[21][21] Rachid Boudjedra, La Répudiation. Paris, Denoël, 1969.

[22] Jean Sénac, Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1971. Pour des aperçus plus récents, voir l'antho­logie que j'ai moi-même composée pour Europe (Paris), n° 567-568, juillet-août 1976, ainsi que la toute récente anthologie de Jean Déjeux, Jeunes poètes algériens. Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1982.

[23] Rachid Boudjedra, Pour ne plus rêver. Alger, E.N.A., 1965.

[24] Histoire de Yasmina : pp. 156-158. Chapitre sur l'hôpital, pp. 159-169.

[25] « Dame ennemie des changements », in Sénac, op. cit., p. 117.

[26] « Te dire », p. 21.

[27] « Avec la fin de l'hallucination venait la paix lumineuse », p. 9.

[28] J'emprunte l'expression à : Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.

[29] Seconde dans l'ordre du roman, même si chronologiquement elle est antérieure au Ramadhan du chapitre 1, où Zoubida est déjà la « marâtre », p. 22.

[30] « Ne pas hésiter: les buter, lui, sa gamine et le fœtus », répétait-il », p. 76.

[31] Shoshana Felman Le Scandale du corps parlant. Paris, Le Seuil, 1980.

[32] Nabile Farès, L'Exil et le désarroi. Paris, Maspéro, 1976.

[33] La Mort de Salah Baye (Paris, L'Harmattan, 1980) rompt appa­remment cette continuité. Seuls subsistent le meurtre et un désespoir jamais atteint jusque-là. Sorte de point de non-retour de la rupture dans la crudité d'un dire pour lequel la question de l'écart, peut-être, ne se pose même plus, dans la mesure où le meurtre est en partie celui de la littérarité des oeuvres précédentes de l'auteur par ce texte-brûlot plus que roman.

[34] A moins qu'il ne soit désigné par le « il » de la première ligne du roman, qui peut aussi bien désigner l'auteur, ou tout autre militant ano­nyme qui aurait connu le sort du héros du Muezzin de Bourboune. Mais Farès n'est-il pas plus ou moins en tous ses personnages, même en Mokrane dont il semblait le plus éloigné dans Yahia pas de chance ?

[35] Quelques supputations, qui ne doivent rien enlever pourtant au fait que ma lecture se veut plurielle, et non traduction-dénotation réductrice pp. 41-42 : le hérisson ; p. 43 : Le Vieux Maître ; pp. 44-45 : l'arbre et Ali-Saïd. Mais encore une fois d'autres lectures sont possibles, et même plusieurs à la fois...

[36] Renseignement biographique (Une fois n'est pas coutume...) fourni par l'auteur lui-même après lecture de ce que j'avais écrit sur Mémoire de l'absent.

[37] Mohammed Dib, Habel. Paris, Le Seuil, 1977.

[38] Les Nouvelles littéraires, 23-30 juin 1977 (Mohammed Khaïr­Eddine) ; La Croix, 26-27 juin 1977 (L. Guissard) ; Algérie-Actualité, n° 33, 11 juillet 1977 (M.A.) ; Le Temps (Tunis), 20 juillet 1977; Le Figaro, 23-24 juillet 1977 (G. Guillot) ; L'Algérien en Europe, n° 263, 15 octobre 1977 (M. Brahimi) ; L'Afrique littéraire et artistique, n° 45, 3' trimestre 1977 (Salim Jay). Ce relevé des premières recensions journalistiques sou­ligne d'abord l'absence relative de la critique française « de gauche » qui était jusque-là à l'affût des précédents romans de Dib. Est-ce parce que Habel comme son personnage principal porte en lui le meurtre de tout discours de récupération, même et surtout de bonne volonté?

[39] Ainsi la Cité sur laquelle veut régner sans partage le Frère, est-elle la Cité-Etat de l'Algérie politique actuelle, certes, mais aussi la Cité de l'Islam et, pourquoi pas, la Cité du sens. Car Ismaël le septième Imam a été déshérité au profit de son frère, et c'est précisément le septième soir d'attente au carrefour, que Habel va raconter comment il fut exilé (début du chapitre 12, pp. 55-56). Or, les Ismaïliens que l'on peut retrouver dans l'ensemble du monde musulman, en représentent l'ésotérisme qu'illustre l'Encyclopédie des « Frères de la Pureté », chez qui le Mahdi qui doit « délivrer le monde » est le septième « parleur », le sixième étant Muhammad. Et les textes des « Parleurs » sont recouverts de voiles qu'il faut déchirer pour découvrir leur vérité cachée, laquelle n'est plus liée à un seul dogme, mais révélée su-delà d'elle-même par toute religion permettant une interprétation symbolique. On reconnaît ici bien des aspects de l'ésotérique recherche sur la parole qu'on peut lire dans l'ensemble de l’œuvre de Dib. Les Mendiants de Dieu du Maître de Chasse, parmi lesquels Hakim Madjar est considéré par les Ouled Salem comme le Saint qui délivre, le Mahdi (à qui peut renvoyer le nom de Madjar, cependant que Hakim est aussi le prénom d'un calife fatimide ismailien (996-1021), Mahdi des Druzes), mais aussi la quête orphique d'Iven Zohar dans Cours sur la rive sauvage, ou encore l'entreprise de déchiffrement dans laquelle se consume le narrateur de La Dalle écrite. Ces indications faci­litent de toute évidence la compréhension du texte dibien. Elles sont cepen­dant déchiffrement paradigmatique de ce texte, déchiffrement dont j'ai déjà dit que selon moi il devait toujours se limiter à n'être qu'au service d'une description syntagmatique de l'écriture en sa productivité textuelle. Le déchif­frement paradigmatique limité à lui-même ne renvoie pas au texte, mais à ses extérieurs : référent ou signifié, dans l'élucidation desquels le texte se perd.

[40] Là encore le déchiffrement d'une référence au désordre économique mondial, et à l'élaboration à partir des années 1975 de ce qu'on a appelé le c dialogue Nord-Sud » est aisé, et n'est pas inutile si l'on ne s'en contente pas. Sinon, pourquoi parler de jouissance, et de tout le désordre du sens que ce terme implique ?

[41] Aux chap. 28-29, depuis le carrefour, dont ce trajet dans la ville nocturne vers le lieu du sacrifice peut constituer un autre ailleurs désigné par sa parole, au même titre que l'absence du lieu natal, dont le sacrifice est somme toute une répétition symbolique.

[42] En qui il n'est pas interdit de reconnaître Henry de Montherlant, dont le suicide en 1972, cinq ans avant la publication de Habel, peut avoir inspiré celui de la Dame de la Merci. Mais, même si sa véracité était prouvée, qu'apporterait un tel décodage à la compréhension de l’œuvre ?

[43] Tout comme Kamal Waëd dans Dieu en Barbarie, faisant ainsi une nouvelle fois échec au simplisme d'une lecture idéologique.

[44] Qui me semblent cependant bien proches de celles de Rodwan dans La Danse du Roi : même superposition de visages, et même culpabilité mortelle non définie, mais liée à l'espace entr'ouvert de la maison des origines.

[45] La Danse du Roi, p. 105.

[46] P. 99 nous apprenons que Lily, autre ambiguïté, s'appelle aussi Anna. Puisque séduction et mort il y a, n'est-il pas permis de songer à Dona Anna, la fille du Commandeur, c'est-à-dire du mort, dans le mythe de Don Juan, et intermédiaire privilégié, dans l'opéra de Mozart comme dans Le Trompeur de Séville de Tirso de Molina, entre Don Juan et la mort ? On peut aller plus loin dans le parallèle: dans la pièce de Tirso de Molina, Dona Anna n'apparaît jamais sur scène, mais nous entendons sa voix dans les coulisses réclamer la mort de Don Juan. Son absence, comme celle de Lily, n'est-elle pas celle de la mort qui ne peut être vue?

[47] On retrouve la formule obsédante de La Danse du Roi : « Il n'y a pas de réponse! ou du Maître de Chasse : « Une réponse se réduisant au mot " rien " ».

[48] J'emprunte le concept à Maurice Blanchot, L'Ecriture du désastre. Paris, Gallimard, 1980.

[49] Le passage cité concerne Lily. Pour le Vieux, on trouve l'expression dès la p. 30 : « Ce qui commençait là n'avait pas de nom, en fait. C'était ce qui n'a jamais de nom, ce qui défie les prévisions, déjoue les calculs ».

[50] M. Blanchot, op. cit., pp. 105-106.

[51] M. Blanchot, L'Espace littéraire. Paris, Gallimard, 1968 (1ère éd. 1955), pp. 114 et 101.

[52] Lumière en laquelle on reconnaîtra la c miraculeuse clarté » qui fait face à Rodwan sur le c tertre bosselé de roches » de La Danse du Roi (p. 103), liée à la mort de son père, mais aussi à ce c visage d'ombre d'où s'écoulait le discours », à travers c ces triples eaux réunies... " par inadver­tance 7 "... et séparées: l'éclairage, la voix, le silence » (p. 51). Lumière de la mort, certes, mais aussi plongée c dans les sources de ténèbres (où) surprendre cette parole à son véritable point d'émission, non sur un visage, mais à son origine inéclaircie, plus oubliée que l'oubli, et dont rôdaient et criaient en lui une nostalgie, un amour et une haine à côté desquels la mort qui unit elle aussi le commencement et la fin est plus douce, plus charitable » (p. 52). Sur « L'Ishrâq (ou théosophie de la lumière) chez Dib », on pourra également consulter l'article de Fewzia Sari-Mostefa-Kara, dans la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix), 22, 2° semestre 1976, pp. 109-117.

[53] La Danse du Roi, p. 51.

[54] M. Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit, p. 101.