(Charles Bonn : Le Roman algérien de langue française. Vers une communication littéraire décolonisée ? Paris-Montréal, L’Harmattan, 1985, 359 p. )

Sommaire du livre

Page d’accueil du Site Limag (Littératures du Maghreb)

 

CONCLUSION :
Espace et productivité littéraire

 

 

Comme toute littérature en tant qu'ensemble chronologique de textes dans un espace culturel donné, la jeune littérature algé­rienne de langue française a dû d'abord se forger son propre espace de signifiance, son propre code de relations avec l'Histoire nationale comme avec les différentes lectures, nationales et étran­gères, qu'elle vise. Or, dans cette entreprise, la littérature n'était pas seule: elle participait comme un discours parmi d'autres au surgissement d'une parole de l'espace national algérien, comme de l'espace culturel de cette nation. Participation, non tant par l'énon­cé d'un sens, par la nomination de cet espace culturel, laquelle relève plutôt d'un discours idéologique même si la littérature est partie prenante dans l'élaboration de ce discours, mais par la spatialité de son existence même de parole nationale. Un espace culturel n'existe en effet que par l'authenticité et la vie des paroles qui, le remplissant, le font être, même si ces paroles creusent sou­vent dans leur propre espace de dires le creux de paroles non encore advenues : je l'ai montré pour le creux de la parole natio­nale dans Nedjma. Le creux signifiant au centre de Nedjma n'est possible qu'à partir de l'existence spatiale indubitable du texte de Nedjma, qui peut ainsi appeler le dire de la nation à partir de sa propre spatialité. Mais l'espace culturel d'une nation ne peut procéder d'un vide, et devenir de ce fait un espace culturel à-venir, qu'à partir de son occupation-manifestation par des paroles inouïes comme celle de Nedjma.

Il y a donc une productivité culturelle et idéologique, non par le sens, mais par l'existence même de certains textes fondateurs. Fondateurs à la fois d'une littérature nationale, d'un horizon d'at­tente de cette littérature dans un discours culturel et idéologique, et indirectement de ce discours culturel et idéologique même. Car sans la manifestation d'un espace de parole par ces textes, le discours culturel n'aurait à proprement parler pas de lieu de son dire. Il était donc nécessaire, en première partie, de montrer à l’œuvre cette triple productivité spatiale des textes fondateurs qui me semblent les plus importants.

Cependant, l'horizon d'attente n'est pas constitué uniquement des traces laissées dans la mémoire des lecteurs par les textes littéraires antérieurs à l’œuvre qu'il accueille. Aucune lecture n'est seulement informée par des textes littéraires. Elle est au contraire le lieu où l'idéologie réduit et déforme le plus effica­cement ces textes. Ceci est vrai surtout lorsqu'on sait que la naissance de la littérature algérienne de langue française est liée au développement du nationalisme algérien, et que l'existence de cette littérature a effectivement servi la cause de ce nationa­lisme. L'idéologie sera donc tentée, à la fois de lire les textes à partir de ses propres besoins pédagogiques, et de susciter des textes conformes à cette image qu'elle cherche à donner d'une littérature nationale fonctionnant comme emblème. Un horizon d'attente est inconcevable sans les modèles de lecture qu'y infuse l'idéologie.

Mais un texte littéraire ne peut être fondateur, ne peut pro­duire un espace nouveau du sens, que par son écart, tant vis-à-vis d'une littérature déjà existante, que de ses lectures et déformations par l'idéologie. Lectures qui sont autant de directives implicites ou explicites de l'idéologie aux textes qu'elle suscite et dont elle attend en grande partie sa propre légitimation.

L'écart, et l'écriture-localisation

L'horizon d'attente est bien le lieu quasi-institutionnalisé du dire, spatialité apparemment close. L'écart du texte fondateur lui oppose, au contraire, la mouvance désirante de son invention ininterrompue d'un lieu du dire. Car ce lieu du dire est le propre lieu toujours fugace de son énonciation même. Lieu que cette énonciation renouvelle sans cesse par l'incision du non-lieu précis qu'est la trajectoire de son désir. Non-lieu radical, l'écriture est ce désir d'un lieu du dire dévoilant sans fin l'absence dont le dire reçoit sa tension. L'écriture est ce désir, éminemment spatialisé, d'un lieu qui n'est en fin de compte que son propre désir de loca­lisation. Ce lieu dont l'écriture est désir toujours nouveau, tou­jours rebelle à sa réduction à un signifié extérieur à elle, est l'écriture même, qui n'existe cependant que dans et par l'absence de son objet. Car le véritable lieu que désire toute écriture n'est-­il pas avant tout la spatialité de l'acte de réception par lequel elle prend sens ?

Le discours idéologique, ou le discours culturel à quoi la lec­ture idéologique réduit la littérature nationale, nomment le lieu de l'Identité. Cette nomination est fondamentale positivité. Et cependant cette positivité d'une nomination culturelle du lieu d'identité n'est telle que par opposition à la Différence que sup­pose tout ce qui est extérieur à la clôture de cette nomination. Proclamant la positivité de son dire du lieu, le discours culturel signale dans le refus même du lieu autre, l'extranéité de son lieu d'énonciation véritable. Car la problématique même de l'Identité et de la Différence est encore imposée par l'Autre, qui trace dans cette violence le langage idéologique en lequel il conviendra de lui répondre. Renverser les polarités du Même et de l'Autre ne peut se faire qu'à l'intérieur d'une problématique manichéenne dont on n'a pas choisi les prémisses.

L'ambiguïté de l'écriture la plus originale récuse ce dualisme piégé. Le texte ne manifeste pas un sens dans un langage forgé ailleurs : il est lui-même son propre objet, tout comme le lieu signifié-désiré par son dire. Et en même temps, son désir de loca­lisation est celui de s'inscrire en relation intertextuelle avec d'au­tres paroles, littéraires ou idéologiques. Mais ces paroles sont à la fois, alors, mises en spectacle sur la scène du texte qui devient le lieu de leur représentation, ou lieu au contraire de l'inscription spectaculaire du texte : j'ai montré, ainsi, le double fonctionnement carnavalesque du Polygone étoilé, du Muezzin, de La Répudiation.

Le vrai lieu du dire est, en fin de compte, irréductible à un lieu géographique qui préexisterait à sa lecture. L'écriture dans le désir de localisation qui l'énonce, se cherche elle-même, certes, mais cherche surtout son insertion dans un lieu de parole qui est aussi l'espace de sa lecture. Lieu de paroles qui est lui-même non-lieu et pourtant le lieu le plus sûr, en ce qu'il est d'abord mise en relation, rapport, ambiguïté. Le sens n'est jamais donné par le dire, par le paradigme isolé, même si ce paradigme est un roman entier. Il n'est donné que dans le passage ambigu, périlleux mais toujours spatialisé, entre les signes et leur lecture, entre l'énonciation et les discours ou lectures qu'elle vise. II n'est donné qu'entre le désir et l'absence d'un lieu du sens dont la réalisation cependant est impossible, en ce qu'elle signifierait la fin du pro­cès signifiant, la mort du dire. C'est la dure leçon des meilleurs textes de Dib et de Farès que j'ai décrits en troisième partie: le lieu n'existe que dans l'instant même de sa disparition, il n'est que par sa perte. Perte du lieu que réalise la nomination même du lieu par son dire désirant.

Or, cette localisation est aussi celle du texte dans une littéra­ture romanesque algérienne de langue française en tant que telle. Un texte ne trouve le lieu de son dire, on vient de le voir, que dans sa rencontre avec, dans son incision en l'espace d'autres textes. L'intertextualité est à proprement parler le lieu même du texte. Et cependant, le meilleur roman algérien de langue fran­çaise n'est-il pas encore celui qui ne trouve son lieu, la littérature algérienne de langue française, que dans l'acte même par lequel il le perd?