(Charles Bonn : Le Roman algérien de langue française. Vers une communication littéraire décolonisée ? Paris-Montréal, L’Harmattan, 1985, 359 p. )

Sommaire du livre

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INTRODUCTION

Quel dialogue?. 1

Le roman algérien de langue française :  survol historique et considérations générales  4

Description ethnographique et guerre d'indépendance. 4

Ecritures de l'actuel 8

Référent et représentation. 10

Horizon d'attente et représentations préalables :  pour une productivité de l'écart 12

 

Quel dialogue?

S'il veut dépasser honnêtement les garde-fous d'un paternalisme ambigu, le critique étranger se trouve face à la littérature maghrébine de langue française, et plus encore face à la littérature algérienne, dans une situation paradoxale. Car nul n'entre ici s'il ne décline qui il est. L'observateur ne peut rester neutre. Il est aussitôt interpellé, le plus souvent avec véhémence : la parole dont il est question n'est-elle pas, en effet, celle dans laquelle, sous votre regard, le mien, et tous ceux qui sur nous en cet instant se braquent, l'être même se joue? La littérature maghrébine de langue française dit l'être dans une parole qui s'insurge contre la langue par laquelle elle est obligée de passer, tout en sollicitant de cette langue et de son lieu une reconnaissance infinie, dont le désir ne cesse d'être insatisfait. Le critique étranger censé repré­senter cette langue et son regard est alors celui qu'on récuse, qu'on tue et qu'on séduit, infiniment. Il est le miroir qu'on déteste et qu'on chérit, indispensable et honni, mais dont l'être tout entier est engagé dans son entreprise. « Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple », dit Abdelkebir Khatibi, « sache que cette danse est de désir mortel » [1].

La littérature maghrébine de langue française est en grande partie cette danse de désir mortel devant un miroir fabriqué par l'Occident. Miroir qu'on ne cesse de briser et de reconstituer, pour mieux souligner le simulacre d'un projet de meurtre qui se retourne le plus souvent en quête d'amour et revendication d'une reconnaissance éperdue, et toujours contrite. « Tout se passe comme si l'interrogation arabe et l'acceptation du fait accompli linguistique et culturel par certains écrivains du Maghreb étaient celles d'une civilisation et d'une culture qui s'évoquent, non pour se connaître, se ressaisir et se dépasser, mais pour s'éluder, et mourir théâtralement, elles qui ne connaissent pas le théâtre, mais pour qui la vie s'est confondue depuis plus d'un siècle avec le mélodrame », dit un jeune écrivain maghrébin [2].

Ce travail récuse donc d'emblée telle objectivité universitaire qui supposerait une distance entre celui qui décrit, et l'objet qu'il décrit. Quelle que soit ma prétention bien réelle à l'objectivité et à la rigueur, je suis à la fois sujet et objet de mon dire sur une parole qui me dit autant que je la dis. Mon propos n'évitera pas le parti pris, car celui-ci est la seule manière, en ce domaine, de respecter les paroles que je décris sans tomber dans le pater­nalisme d'un discours « scientifique » qui est aussi discours de pouvoir. Réponse au meurtre et à la séduction que lui propose son objet, ma parole se voudra donc également meurtre et séduc­tion. Mais aussi ouverture, déchiffrement, pour d'autres regards. Ouverture de l'espace de la fête, pour qu'elle ne soit plus réser­vée, par le paternalisme des uns et le narcissisme des autres, aux seuls initiés.

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Car il est un autre regard, trop vite oublié dans ce dialogue de désir et de meurtre entre écrivain et critique : celui des lecteurs, et avant tout des lecteurs potentiels maghrébins à qui, en principe, on s'adresse. Mais s'adresse-t-on vraiment à eux en priorité ? Les connaît-on vraiment ? Fort peu d'enquêtes sérieuses ont été faites auprès de ces lecteurs potentiels dont j'avais tenté en 1972 de dégager quelques attitudes communes face à une littérature qu'ils considèrent à tort ou à raison comme leur appartenant, comme ayant à leur rendre des comptes [3]. Car si écrivains et critiques s'interpellent véhémentement, l'interpellation est encore plus vive de la part du public, au Maghreb surtout. « L'écrivain du Tiers-­Monde a encore cette chance d'être interpellé », dit Tahar Ben Jelloun, « d'être attendu pour être mis en question, même si cela se passe sur le territoire des malentendus et du jugement hâtif. Cela veut dire que l'écrivain est encore crédible, c'est-à-dire existe. Il est regardé, scruté. Peut-être pas toujours lu (comment le serait-il dans un pays où les trois quarts de la population sont écartés du droit à la lecture et à l'écriture), mais d'une certaine manière reconnu » [4]. Seule cette attente du public permet, à mon sens, de parler de littérature maghrébine, parce qu'elle sup­pose une communauté écrivains maghrébins-lecteurs maghrébins, vraie ou supposée, dans laquelle seulement un fonctionnement littéraire proprement maghrébin est concevable.

La littérature maghrébine de langue française est à la fois refusée par son public naturel, parce que se servant d'une langue qui est celle de l'Autre, et valorisée, peut-être grâce au regard de l'Autre justement. Si à côté d'elle existe une littérature de lan­gue arabe assez abondante, la littérature de langue française seule est connue et diffusée à l'étranger. On peut même préciser qu'il s'agit presque exclusivement du roman. Les universités arabes hors du Maghreb ignorent le plus souvent la littérature maghré­bine de langue arabe, ou la méprisent. Alors que la littérature maghrébine de langue française est lue et traduite assez large­ment. Cette valorisation par le regard extérieur n'est certes pas la seule cause du succès, au Maghreb même, des littératures nationales de langue française. Leur contenu, qui est en général remise en cause de la société coloniale, des mœurs traditionnelles ou des contradictions actuelles, est ressenti par ceux qui le connais­sent comme une « prise de la parole », à la fonction souvent libé­ratrice, et explique lui aussi ce statut particulier. Il n'en reste pas moins vrai que cette littérature, comme le montre Abdelkebir Khatibi, constitua à ses débuts une justification culturelle pour la gauche française favorable aux mouvements de libération : « Il fallait bien démontrer que les sociétés colonisées ne sortaient pas du néant, qu'elles étaient dotées de valeurs authentiques et d'une véritable culture. C'est pourquoi, [poursuit le sociologue maro­cain], la présence de ces écrivains comblait un vide et répon­dait à une attente. On salua cette littérature avec un certain enthou­siasme, l'édition s'en empara, à tel point que chaque maison d'édi­tion possède son " Arabe de service " » [5].

Actuellement, cette littérature est en grande partie prisonnière de la situation qui lui permit d'émerger. Le paternalisme involontaire de la gauche française confond dans la même sympathie contrite les meilleurs écrivains et les plus médiocres, pour peu qu'ils com­blent une soif d'exotisme pas toujours innocente. On fera donc fête à Aïcha Lemsine, exotique à souhait et femme de surcroît, même si elle fait le plus grand tort à la lutte cachée des femmes de son pays, et on oubliera de diffuser les romans de Nabile Farès, dont la violence et la nouveauté dérangent, dont l'écriture est trop radicalement autre que celle qu'on attendrait de l' « Arabe de service ».

Sur place, certains auteurs figurent sous forme d'extraits dans les programmes scolaires, en Algérie surtout, et les vitrines des libraires présentent parfois tel ou tel roman, rarement un des plus récents. Mais la lecture de ces textes dépasse-t-elle le cadre scolaire ou universitaire ? L'enquête à laquelle il a déjà été fait référence laisse apparaître une image collective de la littérature maghrébine de langue française selon laquelle cette dernière ne serait plus guère adaptée à la modernité vécue actuelle. On est fier de la caution culturelle que cette littérature représente pour le regard de l'Autre, et en même temps agacé par les deux aspects auxquels on la réduit le plus souvent : la description ethnogra­phique de la vie traditionnelle, qui gêne parce qu'on la sent faite pour l'Autre, et les récits d'une guerre qu'on veut dépasser, toute douloureuse qu'elle ait été, pour aller à la rencontre du progrès, de l'avenir et, pour certains, du socialisme.

Même si les recueils de poésie, publiée ou non, sont certes plus nombreux que les romans dans la production maghrébine de lan­gue française, le roman en est vite devenu le genre le plus repré­sentatif, ou du moins le plus connu. Car c'est encore un des traits de cette omniprésence du « regard de l'Autre » que, se servant de leur langue, et passant par leurs circuits d'édition, les écrivains maghrébins ne soient consacrés que par le roman, forme assez récente et encore très minoritaire dans la production de langue arabe, mais forme canonique par excellence des littératures occi­dentales depuis la fin du XIXe siècle.

Mais le roman est aussi l'un des genres littéraires les plus tri­butaires de l'actualité culturelle et politique. C'est pourquoi l'His­toire coloniale différente des trois pays du Maghreb a produit trois littératures différentes, et cependant inséparables pour l'his­torien de la littérature, alors que leur dialogue avec leurs lec­teurs nationaux n'est plus le même d'un pays à l'autre.

Je me propose dans cette étude de montrer comment se consti­tue en Algérie, depuis l'Indépendance, un espace du roman natio­nal de langue française. Par espace, comme je le développerai plus loin, j'entends certes l'espace géographique référentiel de ces romans, qui situent en général leur action en Algérie, ou dans l'émigration algérienne en Europe. Mais plus encore l'espace que dessine un dialogue culturel entre des paroles et des lectures impérieuses. Car la lecture, souvent idéologique, doit, elle aussi, être considérée ici comme un discours par rapport auquel le texte littéraire doit toujours se situer.

Mais il est une autre voie essentielle dans la constitution de cet espace du roman algérien de langue française : celle de ce qui commence déjà à se constituer en une ébauche d'Histoire du roman algérien de langue française. Car aucun texte ne surgit jamais du néant. S'il signifie par rapport à son espace référentiel comme par rapport à l'espace que lui dessinent les lectures qu'il va rencontrer, il signifie également par rapport aux traditions litté­raires dans lesquelles il s'inscrit et qui constituent de ce fait une dimension essentielle de son espace de fonctionnement.

Le roman algérien de langue française :
 survol historique et considérations générales

Il convient donc, tout en dénonçant ce que de telles descrip­tions peuvent avoir d'artificiel sur une époque aussi courte, de faire ici un bref historique de cette production romanesque. Mais pour respecter à la fois l'aspect unique de l’œuvre en elle-même, et l'attente d'un public dont j'ai déjà dit qu'elle permet seule de parler globalement de ces textes, on se gardera de les réduire, comme une approche « sociologique » le fait trop souvent, au statut de simples documents sur le Maghreb et son Histoire. On cherchera cependant à dégager l'articulation de ces écritures et de leurs lectures. C'est-à-dire qu'on les étudiera dans leur fonc­tionnement, par rapport à leurs lectures, et par rapport égale­ment aux différents discours autres, face auxquels et dans les­quels ils s'inscrivent. C'est pourquoi cet historique sera ordonné, non peut-être par de stricts critères de chronologie, mais par les différents aspects de l'image sous laquelle les publics maghrébins se représentent leur littérature de langue française, et donc le roman, genre le plus diffusé.

Description ethnographique et guerre d'indépendance

La description ethnographique et celle de la guerre d'indé­pendance sont les deux aspects sous lesquels le roman national est le plus connu du public algérien. Née vers 1920, la littérature algérienne de langue française s'affirme à partir de 1945, et sur­tout vers 1950, où elle s'épanouit dans le genre romanesque. Or, Le Fils du pauvre, de Mouloud Feraoun (1950), La Grande Mai­son, de Mohammed Dib et La Colline oubliée, de Mouloud Mam­meri (1952) sont avant tout des descriptions de la vie tradition­nelle. Mais déjà, au-delà de l'exotisme, ces romans montrent l'im­pact de la colonisation dans des univers qui vont perdre leur unité, qui sont sur le point d'éclater. Chez Feraoun et Dib, la faim est omniprésente. Quant au livre de Mammeri, fine analyse de l'intrusion brutale du temps de la Cité, de l'Histoire, dans l'espace clos et « oublié » d'un village traditionnel kabyle, ne peut-il se résumer dans ce chant mystérieux des mères, premières victimes de cette rupture et garanties la plus secrète d'un univers désormais détruit, qui se répondent de colline en colline lors du départ de leurs fils pour la guerre (de 1939-1945) ?

Très vite, ces écrivains de la « génération de 1952 », que Mos­tefa Lacheraf et Mahfoud Kaddache avaient alors accusés de ser­vir la cause coloniale en montrant une société close refusant l'His­toire, vont durcir leur analyse, mettre progressivement leur écri­ture au service de la Révolution. La dénonciation était déjà pré­sente dans La Grande Maison. L'essentiel de L'Incendie n'est plus la description d'un cadre de vie, mais bien la révélation d'une prise de conscience paysanne, et sa manifestation par la grève a Un incendie avait été allumé, et jamais plus il ne s'éteindrait », est-il dit dans ce livre prophétique (p. 154) publié six mois seu­lement avant l'embrasement révolutionnaire du premier novem­bre 1954. Et si la révolte d'Arezki, dans Le Sommeil du Juste de Mammeri (1956) est plus désespérée, elle n'en est pas moins radicale. Aussi Mohammed Dib a-t-il raison d'affirmer en 1958, que K dépeindre un paysage, ceux qui l'habitent, les faire parler comme ils parlent, c'est leur donner une existence qui ne pourra plus leur être contestée. On pose le problème en posant l'hom­me » [6]. La description de l'univers traditionnel peut être exploi­tée par le colon. Mais elle est aussi affirmation de soi face à la négation coloniale, et à ce titre, elle sert le combat de libération.

D'ailleurs le reproche politique n'est pas le seul : souvent aussi le lecteur maghrébin, récemment installé dans l'univers de la modernité, ne sera que fort peu attiré par la description de l'uni­vers traditionnel qu'il vient de quitter. S'y ajoute une sorte de pudeur: cet univers est à présent celui de la mère, de l'espace familial protégé dont il ne convient pas de parler dans ce lieu public qu'est un livre, surtout écrit dans la langue des étrangers. Et puis, il n'est jamais bien agréable d'être un objet de curiosité : le lecteur étranger, quelle que soit sa bonne volonté, est-il toujours exempt de paternalisme ?

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Les récits guerriers constituent l'autre volet, antithétique, de cette image a priori des littératures nationales de langue française véhiculée par l'opinion courante en Algérie. Mais en fait de récits guerriers, quels sont-ils ? Hors les témoignages, qui ne se récla­ment pas de la littérature à proprement parler, nous en trouvons surtout dans l'affligeante collection de nouvelles publiées, un peu sur commande, par la revue algérienne Promesses, publica­tion du ministère de l'Information et de la Culture (19 numéros parus, entre avril 1969 et janvier-février 1974. Depuis, il semble qu'il y ait eu tarissement ?).

Le roman sur la guerre eut beaucoup plus de mal à exister. Et l'on ne peut pas se contenter d'incriminer la censure coloniale. Alors que la poésie suivait de plus près l'événement (cependant, que représentait-elle par rapport à l'immensité de cet événement ? Fort peu de chose !), les romanciers répondirent peu à la demande du public de l'immédiate après-guerre. L'Opium et le bâton de Mouloud Mammeri ne parut qu'en 1965, et reste bien décevant (moins cependant que le super-western qui en fut tiré au cinéma à grands frais par Ahmed Rachedi !). Seul Qui se souvient de la mer de Mohammed Dib (1962) me semble donner à l'événement une dimension véritable, dépasser résolument l'anecdotique ou Pirréalisme facile d'un héroïsme moralisant et larmoyant. Le point de vue de Malek Haddad et celui d'Assia Djebar restent ceux de privilégiés, même si Assia Djebar, dans ses deux romans, publiés comme celui de Mammeri, bien après l'événement, atteint parfois à une incontestable dimension épique, tout en suggérant le surgissement d'une parole féminine.

Après les descriptions agréables d'une réalité statique par les romans ethnographiques, l'urgente présence de la guerre au moment où naît véritablement le roman algérien de langue fran­çaise pose d'emblée le problème du réalisme, inhérent à toute écriture romanesque. Le confort des descriptions ethnographiques tenait en partie à la distance inévitable entre l'objet décrit (la vie traditionnelle), et la langue de cette description, tout comme le fait qu'elle soit écrite. Le roman sur la guerre est plus difficile à mettre en oeuvre parce que la guerre interpelle trop pour que la moindre distance soit encore possible entre l'écriture et son objet, qui devient littéralement sujet. L'Histoire, en quelque sorte, s'écrit elle-même.

Le tragique de Malek Haddad est bien celui de son accul­turation d'intellectuel colonisé situé, comme Khaled, dans Le Quai aux fleurs ne répond plus (1961), entre son univers cultu­rel d'écrivain choyé par les milieux littéraires de gauche en France, et ses racines profondes constantinoises. Son oeuvre est d'abord l'expression de la mauvaise conscience de l'écrivain qui se sait inutile à la révolution et à son pays. Elle est aussi celle du déchirement de personnages dépassés par l'Histoire, parce qu'ils en sont les victimes du fait de leur culture française, comme le héros de L'Élève et la leçon (1960). N'oublions pas que cet écrivain a été le chantre de son « exil dans la langue française », de sa « nostalgie d'une langue maternelle dont nous avons été sevrés et dont nous sommes les orphelins inconsolables » [7]. Mais dans l'Algérie actuelle, « la nostalgie n'est plus ce qu'elle était », dirait une comédienne bien connue, et le silence est le refuge de beaucoup. Il l'a été en tout cas pour Malek Haddad jusqu'à sa mort en 1978.

Chez- Assia Djebar, l'engagement nationaliste n'intervient qu'en 1962, dans son troisième roman, Les Enfants du nouveau monde. La véritable révolution dans la seule oeuvre romanesque féminine connue jusqu'à l'Indépendance dans cette littérature est double c'est d'abord le scandale d'une femme écrivant, se produisant. C'est aussi le contenu de ses livres : la découverte du corps par la femme, dans La Soif (1957) et Les Impatients (1958), et celle du couple, plus tard, dans Les Alouettes naïves (1967). Mais cette « révolution » s'inscrit en partie comme le démarquage d'un vécu socialement très localisable dans la société maghrébine : elle est surtout l'expression la plus apparente des contradictions d'une classe bourgeoise francisée par sa culture, et néanmoins conservatrice dans certains aspects de ses mœurs, principalement en ce qui concerne le respect de la famille et la mise en tutelle des femmes. C'est là un autre aspect de l'acculturation.

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Cette    « acculturation »,          que      décrivent          Malek  Haddad ou Assia Djebar, est un problème d'intellectuels, qui n'apparaît que rarement dans les préoccupations du public potentiel du roman maghrébin de langue française. Soyons juste cependant : le « lecteur moyen » ne pénètre que difficilement dans l'uni­vers des deux romans les plus forts de cette période : Nedjma, de Kateb Yacine, et Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib ces deux écrivains ont su, sans tourner le dos à l'événement, le recréer à travers une mythologie et une poétique tout à fait origi­nales, bien que différentes. Peut-être parce qu'ils sont les seuls, parmi les écrivains abordés jusqu'ici, à avoir suffisamment dépas­sé leur problème individuel d'insertion dans une culture et dans l'Histoire. Ils créent et font vivre des symboles s'imposant par eux-mêmes, en dehors de tout décryptage réducteur à un sens, mais appelant au contraire une lecture plurielle.

Nedjma (1956) est, de tous les romans maghrébins de langue française, le texte le plus enseigné en Algérie (où il a figuré avec L'Incendie de Dib dans les programmes d'enseignement du fran­çais du second cycle secondaire) et à l'étranger. Il est également le roman sur lequel le plus grand nombre de recherches universi­taires sont en cours ou terminées. Son écriture déconcerte sou­vent, car l'anecdote en est éclatée, la chronologie linéaire rempla­cée par une construction cyclique rigoureuse, un va-et-vient per­manent entre le réalisme, les symboles et les mythes, à travers les­quels on retrouve à la fois l'unité et la dispersion de la tribu (« nedjma », en arabe, signifie étoile : est-il une image aux sym­boles plus riches au Maghreb ?). « Le mythe chez Kateb », dit Khatibi, « est cette médiation qui, tout en soulignant le décalage entre l'Histoire et l'activité de l'imaginaire, constitue une volonté de tricher avec l'histoire, de la violenter, de la contourner, de la brouiller dans une atmosphère ludique. Le mythe en tant que tel traduit un comportement. Au-delà d'une histoire vériste, le mythe vient au secours de l'Histoire en devenant un élément histori­sant » [8]. L'écriture de Nedjma transcende l'anecdote pour être à travers la multiplicité et l'interpellation de cette anecdote même, en prise directe avec l'Histoire, depuis les origines immémoriales de la tribu et le récit du Fondateur, jusqu'à l'actualité de la pré­sence coloniale ou de l'émigration.

L'Histoire, chez Kateb, serait cependant surtout la période pré­révolutionnaire, de 1945 (les émeutes de Sétif et de Guelma) à 1954 (déclenchement de la lutte armée). Chez Dib, c'est de la guerre elle-même qu'il s'agit, et de la « brusque conscience (que l'écrivain avait) prise à ce moment-là du caractère illimité de l'horreur et, en même temps, de son usure extrêmement rapide ». Au lieu de se contenter du récit de cette horreur dans telle ou telle de ses manifestations quotidiennes, Dib préfère, dans Qui se souvient de la mer (1962), comme Picasso dans Guernica, nous dit-il dans sa postface, se faire « accoucheur de rêves ». Car « décri­re l'horreur dans ses manifestations concrètes lorsqu'on n'a pas à dresser un procès-verbal serait se livrer presque à coup sûr à la dérision qu'elle tente d'installer partout où elle émerge. Elle ne vous abandonnerait que sa misère et vous ne feriez que tom­ber dans son piège : l'usure ». Une analyse méthodique peut « décoder », ou « traduire » certains symboles du livre : l'histoire linéaire n'en est point tout à fait absente, Le temps du récit, même si l'espace en est essentiellement onirique, se rapproche d'une succession chronologique malgré quelques plongées parti­culièrement évocatrices dans l'enfance du narrateur. Mais l'im­portant est, à partir de ce support, la transformation du « réel », toujours fragmentaire, en une réalité plus vraie, grâce à une écri­ture profondément poétique: « la puissance du mal ne se sur­prend pas dans ses entreprises ordinaires, mais ailleurs, dans son vrai domaine : l'homme - et les songes, les délires qu'il nourrit en aveugle et que j'ai essayé d'habiller d'une forme ».

Ecritures de l'actuel

Le « lecteur moyen », en Algérie du moins, est en général bien loin de pénétrer aisément ces oeuvres réputées « difficiles ». Faut-il pour autant ne lui proposer que la platitude ? Ce serait procé­der, me semble-t-il, d'un bien étrange mépris pour « le pauvre peuple ignorant », mépris que Kateb a fort bien stigmatisé dans une interview, et qui contribue à donner la mesure de classe du pouvoir culturel en Algérie. N'y a-t-il pas parfois mauvaise foi à proclamer d'autorité que telle oeuvre est « difficile » ? Reconnais­sons cependant que, s'il conçoit la recherche esthétique dans l’œuvre littéraire de langue arabe, le « lecteur moyen » attend surtout de l’œuvre de langue française un contenu. Le français est conçu comme langue véhiculaire. On charge l'écrivain national de langue française, justement à cause de la semi-différence qu'ins­titue le fait qu'il se serve de la langue des « autres », de dire ce qu'on ressent confusément comme une inadaptation à la moder­nité, mais dont le conformisme ambiant, ou tout simplement un respect profondément ancré de valeurs morales devant lesquelles on ne sait plus comment se situer, empêchent de parler soi­même.

De jeunes écrivains qui attestent de la vitalité actuelle de cette littérature ont bien senti les contradictions majeures d'une société résolument engagée dans la modernité technique, et néanmoins respectueuse au plus haut point des traditions islamiques les plus contraignantes.

Le plus connu de ces jeunes écrivains est sans conteste Rachid Boudjedra, dont La Répudiation (1969) connaît encore un grand succès de scandale, et retient l'attention (pas toujours innocente, car quelle est la part, soit de voyeurisme, soit de paternalisme dans cet engouement ?), sous forme de cours ou de recherches, de nombreuses universités. Ce roman est d'abord une entreprise de meurtre, par l'écriture, du père phallique et castrateur, qui a répu­dié la mère et dessine tout au long du texte les figures d'une « danse » sinistre sur « notre enfance saccagée ». Danse dont les rites majeurs sont toute une succession de fêtes, marquées par la hantise du sang, que développera L'Insolation (1972). L'instru­ment essentiel de ce meurtre symbolique est une colossale explo­sion érotique et scatologique, frisant souvent la complaisance gra­tuite, mais sous les coups de laquelle tout l'édifice sclérosant de la famille doit s'écrouler. (Heureusement pour la pauvre famille maghrébine ainsi mise à mal, le même auteur, qui n'en est pas à un double discours près, en fait deux ans plus tard dans La Vie quotidienne en Algérie [9], essai ethnographique bien lénifiant, un portrait diamétralement opposé à celui du roman qui l'a fait connaître...). La Répudiation est d'abord l'espace d'un cri, d'une révolte en laquelle toute une frange de la jeunesse, principalement étudiante, se retrouvait en 1969. Aussi le livre circule-t-il beau­coup, sans être interdit comme on l'a laissé entendre. Il est égale­ment inscrit au programme des facultés.

Cependant, La Répudiation et L'Insolation ne sont pas qu'un « roman familial ». Ils sont aussi une violente remise en ques­tion du « pays hôpital » dans lequel les pères, qui ont confisqué la révolution et l'ont livrée aux « mains des avorteurs », enfer­ment les fils. Ce « pays hôpital » devient chez Mourad Bour­boune (Le Muezzin, 1968) la « ville fausse couche, ville bâtarde affalée sur le lieu d'éruption de la vraie ville » (p. 185). Le muez­zin découvre, à son retour des prisons françaises, qu'au lieu de « raser la ville à l'arrivée, de déterrer ses fondations, de l'ensemen­cer de sel selon le rite des grands âges : faire place nette au sanc­tuaire du nouveau culte », on a menti, « on ne l'a pas fait. On triche, on la maquille : elle est devenue une autre semblable à elle-même » (p. 153). Pour subvertir cette ville, une seule arme l'écriture. Celle du Muezzin atteint à une qualité et à une exigence que l'on ne trouve point chez Boudjedra, pourtant plus habilement diffusé. Sans doute la gauche française, qui consacre souvent la notoriété de ces romans, et dont Khatibi a stigmatisé les contra­dictions dans Vomito blanco, est-elle moins à l'aise dans son désir de ménager l'Algérie, « modèle de socialisme du Tiers Monde » envers et contre tout, avec Bourboune au passé plus défini et à l'écriture moins récupérable, en fin de compte, que celle de Boudjedra ? Le délire de l'écriture du Muezzin désigne, finalement, bien plus précisément sa cible, son ironie fine est infiniment plus corrosive et dangereuse que la provocation brouil­lonne et plus localisable, plus « classable » de La Répudiation.

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Cette interrogation radicale de Bourboune devant la Cité nou­velle, Mohammed Dib, le plus ancien et le plus personnel de ces écrivains, celui qui se renouvelle le plus, perpétuellement en quête de lui-même comme de son écriture, l'approfondit de roman en roman. Je considère La Danse du roi (1968) ou Habel (1977) comme deux des plus insoutenables regards sur ce vide terri­fiant, fondamental, à partir duquel se dit toute création véri­table. Face à face, comme son héros Rodwan, avec ce « visage d'ombre d’où s'écoulait le discours », Dib cherche inlassable­ment derrière tous les masques, tous les visages, dans et par le risque constant de se perdre, le tremblement ultime: « plon­ger dans les sources des ténèbres et surprendre cette parole à son véritable point d'émission, non sur un visage, mais à une origine inéclaircie, plus oubliée que l'oubli, et dont rôdaient et criaient en lui une nostalgie, un amour et une haine à côté des­quels la mort qui unit elle aussi le commencement et la fin est plus douce, plus charitable » [10] .

Ce regard, chez l'auteur, donne au rapport de ses personnages avec la modernité qui les entoure une dimension tragique. Tra­gique de Rodwan et Arfia, vivant encore l'hallucination de leur passé révolutionnaire dans une ville qui les exclut. Mais tragique aussi de Kamal, le héros de Dieu en Barbarie (1970) et du Maître de chasse (1973) dont le discours d'ordre et de progrès qui fonde la nouvelle Cité technocratique est ruiné par le délire onirique de Lâbane, peuplé de terre, de feu et de sang. Ou encore par les prédictions saisissantes de Hakim Madjar sur la fin des plus orgueil­leuses civilisations, et même par son propre passé, puisqu'il ne sait pas sa véritable identité. Le discours du technocrate, dès le moment où il se réduit à « ce grand rire strident qui se répercuta longuement dans la nuit déserte » est en fait déjà mort, car dans son ambition totalitaire, il n'est plus qu'une violence répétitive au réel.

C'est, également, d'une inquiétude devant « la découverte du nouveau monde » (titre rassemblant Le Champ des oliviers (1972) et Mémoire de l'absent (1974), que procède Nabile Farès, dont le premier roman, Yahia, pas de chance, date de 1970. Jeune écri­vain dont la lecture n'est pas toujours facile, Nabile Farès nous transmet dans l'énigme de l'alouette (« sur cette branche où est mon nid danse une lame de rasoir ») ou le chant de tante Aloula à l'enterrement de son fils, chant qui « brise le meurtre / et donne vie » [11], le tremblement premier devant la vie et la mort, devant la blessure du temps et des langages falsifiés. Trem­blement devant le saut irréversible de Yahia dans l'Histoire et l'âge adulte, ou devant « cette déflagration meurtrière de votre terre » qui emporte Abdenouar, dans Le Champ des oliviers, écrit  « en marge des pays en guerre ». Tremblement devant l'éclate­ment de l'outre, unité perdue de l'enfance et du pays inaccompli dans Mémoire de l'absent. Et pourtant l'ogresse est présente, comme Jidda, la vieille, et toutes deux donnent à ces romans-incanta­tions ce rythme propre, cette violence première qui est peut-être le chant de l'origine. Ce chant, soudain devenu d'une limpidité glaciale, fait éclater, dans L'Exil et le désarroi (1976), par sa seule présence en face ou au-dessous d'eux, tous les discours usurpés. Violence inouïe qui se montre ici dans son âpre nudité, au-delà même de tout désarroi.

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Cet historique rapide et non dénué de parti pris, car l'objecti­vité est impossible lorsqu'on est soi-même interpellé par ce qu'on étudie (et elle serait fausse pour qui chercherait à ignorer cette interpellation), aura peut-être permis de voir qu'il est bien diffi­cile d'impliquer tous les romanciers lorsqu'on parle du roman algérien de langue française. C'est l'intérêt de ces écrivains, qu'ils débordent constamment les concepts réducteurs des histoires litté­raires. Mais, si différents qu'ils soient entre eux, ces romanciers sont dans une situation particulière, et connaissent des condi­tions d'écriture comparables.

Référent et représentation

Qu'il soit ou non justifié d'en parler comme d'un ensemble cohérent, les écrivains algériens de langue française sont souvent appréhendés globalement par les discours qui se développent sur leurs textes : discours idéologique, discours critique, discours uni­versitaire. Il convient donc, avant de décrire séparément les romans algériens de langue française que je considère comme les mieux venus depuis l'Indépendance, de nous interroger sur ce que ces textes peuvent véritablement avoir de commun au-delà de leur différence radicale. Car si je pense, sans faire pour autant de mystique de l’œuvre, que cette dernière, lorsqu'elle est impor­tante, est irréductible à autre chose qu'à elle-même, fût-ce à d'au­tres oeuvres « du même type », je pense qu'il est malgré tout possible de dégager, d'abord, un contexte spatial et temporel com­mun à ces textes, qui se définissent tous peu ou prou par rapport à lui.

A un premier niveau, ce contexte est simple: il s'agit de l'espace ­algérien, et de l'Histoire récente de l'Algérie.

L'espace algérien est d'abord l'espace d'origine des écrivains, que soit le lieu où ils vivent actuellement. Mais l'origine géographique de l'écrivain n'est qu'un critère socio-historique incomplet. Il faut ajouter que de tous les textes décrits ici l'Algé­rie est le référent principal, soit que l'action s'y déroule, ce qui est le plus souvent le cas, soit que les personnages principaux soient des émigrés algériens en Europe. Cet espace algérien est souvent l'enjeu de la rivalité entre discours idéologique et litté­raire, discours dont le présent ouvrage vise en partie à décrire l'articulation réciproque. Cet espace fonctionne donc comme un référent dont la représentation différente par ces deux discours permettra d'appréhender leurs rapports divergents ou semblables au réel.

Quant à l'Histoire récente de l'Algérie, autant et plus que celle de l'état civil des écrivains, je l'assimilerai plutôt à celle de la décolonisation, avant et après l'Indépendance. C'est bien à elle que se réfèrent de près ou de loin tous les textes étudiés. Cette Histoire est, bien sûr, un enjeu bien plus voyant encore dans la confrontation de discours évoquée plus haut, et sur laquelle on reviendra souvent. Enjeu qui permettra, comme pour l'espace, de préciser une norme et un écart dans ses descriptions.

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Pour qu'il y ait une norme et un écart, tant pour l'espace que pour l'Histoire qui servent de référent commun à tous ces romans, il faut que ce référent soit, dans les deux discours qui l'inscrivent, vécu comme représentation. Le texte littéraire n'est pas seul à fournir du réel une représentation. S'il se constitue en écart par rapport à une norme, c'est que cette norme est elle aussi repré­sentation. En fait, le texte littéraire ne s'inscrit pas par rapport au réel brut, mais bien par rapport à une norme de représentation de ce réel par ce que j'ai déjà appelé le discours social. Ce « dis­cours social » recoupe en partie les normes implicites de repré­sentation du « réel » par la littérature dans l'horizon d'attente par rapport auquel elle s'inscrit, si l'on en croit l' « esthétique de la réception » de Jauss [12].

Le discours social et l'horizon d'attente ne sont pas les seuls à fournir des représentations du réel ou des modèles de descrip­tion. D'un « réel » toujours insaisissable, de nombreux discours, tous en situation sociale de communication, proposent des repré­sentations qui sont autant de lectures. La littérature algérienne et les différents discours par rapport auxquels les textes se défi­nissent, produisent tous, de l'espace et de l'Histoire désignés plus haut, une représentation. La rencontre ou la divergence de ces représentations forment un autre niveau, plus effectif que le pre­mier, de rencontre entre ces textes.

Plus qu'un autre en effet, le réel qui définit l'identité, indivi­duelle ou collective, est représentation discursive. Le réel brut n'a jamais de fonction en lui-même. L'Histoire comme la Géographie sont toujours, est-il besoin de le rappeler, représentation. Mais elles le sont encore plus lorsque leur enjeu est précisément un être collectif trop longtemps nié par le discours colonial. Le discours du récit romanesque algérien, comme celui de l'Histoire algé­rienne, comme celui de l'Anthropologie, sont producteurs de représentations qui tendront à se constituer en mythes : ceux sur lesquels repose nécessairement toute identité.

L'une des questions qui se posera ici est de savoir, lorsqu'il y a convergence entre leurs représentations, quel est le discours dominant, et quels sont ceux qui le suivent ou l'alimentent. Ainsi, on verra qu'un texte littéraire peut s'écrire pour sa lecture par un discours qui lui est extérieur ; c'est le cas pour les derniers romans de Boudjedra. Il peut aussi, comme les nouvelles publiées en Algérie dans la revue Promesses, reproduire plus naïvement une norme figée du récit historique, c'est-à-dire de la représentation de l'Histoire. C'est ce que font également, en partie, les romans qui s'intègrent dans le récit historique en constituant une sorte de chronique de la guerre, ou encore les romans publiés à la S.N.E.D.

Horizon d'attente et représentations préalables :
 pour une productivité de l'écart

Ces romans, que je traite collectivement, malgré la qualité de certains, répondent le mieux possible à l'horizon d'attente d'une population de lecteurs pour qui l'événement appelle sa chroni­que, son épopée, et aussi sa légitimation. Ces textes, on le verra, légitiment une norme du récit de l'Histoire récente algérienne. Norme nécessaire pour contrer la négation coloniale, norme peut­-être d'autant plus nécessaire qu'écrits en français, ces romans apparaissent aussi dans l'horizon d'attente algérien de 1962, comme une réponse au discours colonial, et devant donc se faire de pré­férence dans la langue même du colon. C'est là la fonction de « vitrine » du récit romanesque algérien de langue française. Vitrine qui permet d'acclimater un discours anticolonialiste. Et qui sert ce discours.

Les romans que j'ai isolés et que je traite comme irréductibles à une « littérature » décrite dans sa globalité, c'est-à-dire à un discours extérieur au récit proprement dit, sont ceux qui mani­festent, face aux divers discours et aux diverses lectures qui les entourent et par rapport auxquels ils se constituent, un écart. Cet écart les constitue souvent en discours autonomes, désignant la singularité de leur propre écriture autant que celle de leur signifié. Ce qui leur vaut d'être fustigés par les idéologues.

Mais cet écart leur permet aussi de participer, en accord ou en rupture avec d'autres discours, à l'élaboration de nouveaux champs sémantiques de l'espace et de l'Histoire de l'Algérie. Comme créateurs de modèles de lecture du réel, les textes les plus radicalement singuliers (à condition cependant de trouver leur lisibilité) participent encore à une représentation.

C'est là que se constitue ce que j'appelle la fonction mythique des meilleurs de ces textes. Les modèles souvent inouïs que ces textes proposent rencontrent soudain chez leurs lecteurs un écho qui leur fait modifier l' « horizon d'attente » qu'avaient forgé lec­tures antérieures et discours social. Ces modèles se constituent alors en cette mythologie, d'individuelle devenue collective, qui permet le processus d'identification plus sûrement qu'à travers des formules idéologiques souvent importées.

Ce deuxième niveau de convergence des textes classés super­ficiellement « romans algériens de langue française » me semble plus significatif, en ce qu'il fait référence, non plus à un point de départ commun et extérieur aux oeuvres, qui n'en seraient que le reflet, mais au résultat acquis par ces textes au niveau de leur réception.

 

 

 

 

 



[1] Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée. Paris, Denoël, 1971, p. 188.

[2] Zaghloul Morsy, « Une letteratura senza avvenire : le palimpseste maghrébin », in Tahar Ben Jelloun, « La Mémoire future». Anthologie de la nouvelle poésie du Maroc. Paris, Maspéro, 1976, pp. 127-153.

[3] Charles Bonn, La Littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d'idées. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1974, pp. 155 à 215.

[4] Le Monde. Paris, 23 septembre 1979.

[5] Abdelkebir Khatibi, Le Roman maghrébin. Paris, Maspéro, 1968, p. 9-10.

[6] Témoignage chrétien. Paris, 7 février 1958.

[7] Malek Haddad, Les Zéros tournent en rond. Paris, Maspéro, 1961, p. 32.

[8] Le Roman maghrébin, op. cit., p. 106.

[9] Rachid Boudjedra, La Vie quotidienne en Algérie. Paris, Hachette, 1971.

[10] Mohammed Dib, La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.

[11] Nabile Farès, Yahia, pas de chance. Paris, Le Seuil, 1970.

[12] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Galli­mard 1978.