Trudy Agar: La notion de contreviolence créative dans l'autobiographie postcoloniale franco-algérienne : paroles d’identité et de résistance chez Assia Djebar, Malika Mokeddem et Nina Bouraoui. Thèse en co-tutelle, sous la double direction de Charles Bonn (Université Paris 13) et Raylène Ramsay (Université d'Auckland, Nouvelle Zélande), soutenue le 29 mars 2004.

 

Je me réjouis d’abord de voir ce travail enfin parvenu à soutenance, l’extrême exigence de la candidate lui ayant fait demander plusieurs prolongations au temps habituel de préparation d’une thèse. Mais cette exigence montre ici son résultat : cette thèse est absolument remarquable, tant par l’actualité de sa problématique comme du corpus choisi, que par la grande maîtrise théorique dont elle fait preuve, ou encore par la précision de ses analyses d’œuvres et l’excellence de sa langue ou de la présentation de l’ensemble.

La problématique choisie, celle de la relation entre théorie postcoloniale et postmodernisme, est particulièrement d’actualité dans le contexte mondial de crise du binarisme idéologique, cependant que la réflexion sur l’autobiographie féminine permet une approche féconde de ce surgissement de voix ou de modèles narratifs autres qui caractérise également notre époque. L’un des intérêts majeurs du travail est cette articulation particulièrement réussie et nouvelle qu’il permet entre ces concepts et ces modèles d’écriture, à travers sa revendication de la dimension politique de l’autobiographie féminine. Articulation qui passe entre autres par la description de diverses modalités de la déconstruction du modèle logocentrique européen qu’elle suppose. On apprécie également que le support théorique de la théorie postcoloniale ou de diverses réflexions sur le postmodernisme soit enrichi, surtout dans les deuxième et troisième parties de la thèse, par les apports de Deleuze et de Derrida. Le concept deleuzien d’identité ouverte sur lequel débouche la conclusion est ainsi particulièrement bienvenu, tout comme l’est l’ouverture de la question finale de la relation entre violence vécue et violence textuelle. Et de même, en plus de l’approche centrale de la déconstruction, le concept derridien de logique indécidable, parmi d’autres, est également très judicieusement utilisé. La réflexion sur l’autobiographie, se servant entre autres des approches d’Archambault, permet également une ouverture sur l’autobiographie postcoloniale dépassant les définitions trop rigides de Philippe Lejeune, et s’inscrit fort bien dans cette déstabilisation globale des schémas théoriques consacrés qui est, avec rigueur, un des agréments de ce travail prodigieusement informé sur le plan théorique, sans être jamais pour autant noyé sous les références. On a déjà souligné la bonne maîtrise de la langue dont il fait preuve : on ajoutera donc ici qu’elle va de pair avec la grande lisibilité d’une thèse qui se situe pourtant à la pointe de la réflexion théorique actuelle.

Cette relecture du binarisme de la théorie postcoloniale, tout comme de l’opposition binaire traditionnelle sur le plan théorique, entre postcolonial et postmoderne, s’accompagne curieusement d’un certain nombre de néologismes que des puristes de la langue pourraient considérer comme des erreurs, mais qui dans ce contexte deviennent révélateurs de ce processus de mise en valeur d’une autre parole face aux binarismes traditionnels, à quoi s’attache cette thèse. De ce point de vue le néologisme « oppositionnalité » est fort intéressant, en ce qu’il signale assez bien une parole récusant les schémas discursifs consacrés, sans pour autant développer un autre binarisme de l’opposition. Or le hasard veut que les rares fautes de langue qu’on relève dans cette thèse concernent précisément des schémas discursifs d’oppositions binaires : « contraster à » au lieu de « opposer à », « face à face contre » au lieu de face à face avec », « confronter l’actualité » pour « se confronter à l’actualité », etc. Ces fautes deviennent ainsi une sorte de marque de l’hésitation sur le binaire qui est également le centre épistémologique en quelque sorte de la réflexion de cette thèse. Elles relèvent presque de cette « logique indécidable » chère à Derrida, qui enrichit grandement ce travail. On sort ainsi du binarisme idéologique sans pour autant récuser la subversion inhérente aux textes présentés, que je rattacherais dès lors plutôt à ce que j’appellerais une antériorité de la parole, face à une historicité datée des discours idéologiques, parmi lesquels s’inscrit selon moi la théorie postcoloniale elle-même. Car cette théorie se réclame certes d’une prise en compte de l’histoire, mais s’avère particulièrement aveugle quant à sa propre historicité : celle de ses modèles (Frantz Fanon par exemple était fort innovant en son temps, mais c’était il y a bientôt un demi-siècle !), mais aussi celle de la différence entre époque coloniale proprement dite et époque postérieure à la colonisation, ou encore celle des époques de l’écriture qui se prêtent plus ou moins bien à son analyse (la production des années 70 est sans doute celle qui s’y prête le mieux, alors que la période actuelle ne répond plus guère à cette scénographie, pour reprendre le terme de Moura).

Or le rapport à l’histoire est un des points sur lequel aurait pu porter une comparaison entre les œuvres des trois auteures, comparaison qui est peut-être le seul véritable manque de ce travail, du fait de sa structure en monographies successives. L’inscription historique mais aussi spatiale des trois auteures n’est pas la même, et si la thèse souligne bien cette différence pour la spatialité et l’identité, particulièrement par l’utilisation des concepts d’écriture nomade ou de déterritorialisation, elle examine moins l’inscription historique de leurs textes, qui sont certes tous approximativement de la même période. Il aurait été intéressant par exemple de montrer que pour une œuvre aussi importante et étalée dans le temps que celle d’Assia Djebar, cette inscription historique de son écriture change d’une époque à l’autre. Et par ailleurs des comparaisons avec le traitement de thèses comparables chez des écrivains hommes en Algérie aurait peut-être permis de préciser quelque peu l’idée d’écriture féminine.

Mais ce ne sont là que reproches mineurs. La construction en monographies permet d’ailleurs également de respecter la cohérence de chacune des œuvres examinées, et permet au lecteur de s’apercevoir également de la grande nouveauté de l’approche même des trois écritures traitées dans cette thèse, par rapport aux autres thèses portant sur les mêmes œuvres.