La littérature de jeunesse maghrébine ou immigrée :
quelques paramètres d'une émergence

Habitué à travailler sur la littérature maghrébine dite "pour adultes", j'aborde la littérature de jeunesse de cette "aire culturelle" [1] un peu de l'extérieur, et dans le contexte de cette rencontre, cette position ne laisse pas de m'interroger : pourquoi, dans le champ lui-même problématique de la littérature maghrébine francophone, la littérature de jeunesse, qui pourtant fleurit, est-elle si peu visible par les approches critiques ? Gérer une banque de données comme la banque Limag permet en effet de s'apercevoir que rarement les collecteurs maghrébins, universitaires travaillant pour cette banque de données, signalent la littérature de jeunesse maghrébine. Et moi-même j'ai longtemps participé presque sans m'en apercevoir à cette exclusion en ce qui concerne mes collectes en France : les premières années de mes dépouillements en bibliothèque de l'indispensable périodique Les livres du mois, dans lequel les livres sont classés par catégories, je ne pensais même pas à aller dans la rubrique "Livres de jeunesse".

Un colloque comme celui-ci procède donc d'une sorte d'entreprise de salut public, et surtout d'une intuition intéressante : il y a sûrement quelque chose de commun entre la reconnaissance relativement récente de la littérature de jeunesse et celle, quasi-simultanée, des littératures maghrébines et de l'émigration/immigration maghrébine. Même si elles existent depuis longtemps, ces littératures ne s'imposent que progressivement, depuis quelques décennies, comme littératures à part entière, dans leur perception par les lecteurs et par les circuits de diffusion. Car elles développent des espaces culturels nouveaux : l'enfance est un continent longtemps oublié dont la connaissance s'est totalement modifiée depuis un demi-siècle. Quant au Maghreb ou à l'Immigration, leur définition politique et culturelle est loin encore d'être évidente. Pire : cette définition n'est pas tant un problème purement politique ou idéologique, qui pourrait se formuler, qu'un problème de langage : les catégories permettant la définition d'espaces culturels nouveaux ou atypiques n'existent pas, ou sont mal adaptées, dans le discours commun. Témoin par exemple l'inadéquation des termes désignant les "beurs", ou la "seconde génération de l'Immigration maghrébine", ou les "jeunes franco-maghrébins", que sais-je encore… Le principe même d'inventer un terme est d'ailleurs contesté par beaucoup, comme est contesté ici par certains le principe même de parler de "littérature de jeunesse" : or c'est bien cette dernière qui nous réunit, et nous permet de parler de la difficulté de la concevoir…

Ce sont là des caractéristiques de ce qu'on a appelé ailleurs des "littératures émergentes" : autre terme problématique, puisqu'il suppose comme les précédents, à la fois une revendication de reconnaissance comme objet à part entière, et la contestation de la dimension "minoritaire", ou encore "mineure" que cette reconnaissance comme objet suppose presque automatiquement. La "littérature de jeunesse" comme la "littérature maghrébine" ne demandent-elles pas l'une et l'autre d'être exhumées du ghetto réducteur où elles sont souvent reléguées mais qui permit aussi de les signaler, pour être lues tout simplement comme "littérature" ? L'un des problèmes majeurs des littératures "émergentes" est en effet, on le sait, une lecture quelque peu paternaliste les plaçant en position seconde dans le champ littéraire, et ne les soumettant pas de ce fait à la même exigence de qualité littéraire qu'elle ne le fait pour la "grande" littérature, tant il est vrai que ces littératures ne sauraient jouer dans la cour des grands ! Cette reconnaissance difficile et parfois contestée par les producteurs eux-mêmes se remarque entre autres dans le fait que les littératures "émergentes" sont aussi celles à propos desquelles on parle le plus de politiques éditoriales : c'est que l'éditeur est au point de rencontre entre ces textes et leurs lecteurs, dont il répercute, certes, mais dont il modèle aussi en grande partie les attentes. On va voir que les politiques d'édition ont beaucoup contribué à définir l'image des littératures qui nous préoccupent ici.

Je précise aussi avant de commencer, après cette trop longue introduction, que je n'ai nullement l'intention de dresser ici un panorama représentatif de la littérature de jeunesse maghrébine ou "émigrée" : je n'y ferai que quelques sondages rapides destinés à illustrer une problématique de lecture. Ces courts sondages seront organisés autour de ce que je propose de voir comme trois grandes périodes de la perception de ces littératures "émergentes", périodes qui se chevauchent largement entre elles et doivent plutôt être considérées comme trois tendances dominantes consécutives mais aussi simultanées de cette dynamique.

Les premiers textes : l'enfant révélateur et symbole

Parmi les premiers textes maghrébins considérés comme littérature de jeunesse figurent d'abord les contes du Chapelet d'ambre [2] d'Ahmed Sefrioui au Maroc en 1949. Mais surtout, une fois commencée la guerre d'Algérie, Baba Fekrane [3] de Mohammed Dib en 1959. Mohammed Dib, que je considère toujours comme le plus grand écrivain algérien, publie encore un conte, L'Histoire du chat qui boude [4], bien plus tard chez le même éditeur. Or il s'agit d'un éditeur militant pour lequel ces publications perpétuent l'image de l'écrivain communiste qui avait publié La grande Maison [5] en 1952 et L'Incendie [6] en 1954 : ces contes, avant et après l'indépendance de l'Algérie, participent à une politique de sympathie tiers-mondiste et d'ouverture à des espaces en cours de décolonisation vers lesquels l'enfant peut être une sorte d'introducteur "par l'intérieur", l'intimité féminine dans laquelle il est censé vivre en permettant une découverte plus chaleureuse.

Or l'enfant était déjà au centre des deux romans "pour adultes" du même auteur, comme il l'était à la même époque dans Le Fils du pauvre [7] de Mouloud Feraoun, que certains ont considéré comme le texte fondateur de cette littérature, dont les premiers balbutiements se confondent tout naturellement avec un récit d'enfance. Pourtant chez Feraoun comme chez Dib l'enfant est une sorte de caméra promenée dans le monde des adultes qu'elle permet de décrire, un peu comme le fameux miroir le long du chemin de Stendhal. Sa naïveté supposée permet en toute vraisemblance de lui faire rencontrer des personnages qui lui expliquent le système colonial et son oppression, particulièrement dans les deux romans de Dib.

L'enfant permet dans ces textes de ne pas développer une critique frontale du système colonial, que d'ailleurs la censure de l'époque n'aurait pas acceptée. De plus, étant au centre de cette intimité familiale qui échappe le plus au regard occidental, il permet aussi de la décrire parce qu'il a, contrairement aux femmes qui l'entourent, la possibilité d'entrer et de sortir de l'espace féminin chez Sefrioui, du village chez Feraoun, de la "grande maison" chez Mohammed Dib. Plus encore chez ce dernier : de passer des espaces citadins entre lesquels évolue l'intrigue de La grande Maison, à l'espace rural de L'Incendie. Or cette ubiquité, ce passage de l'un à l'autre des espaces référentiels ou symboliques sont aussi dans un certain sens le lieu même de cette jeune littérature balbutiante encore, en ce que sa localisation identitaire n'est pas faite : dans quelle mesure l'enfant ne peut-il pas, alors, être associé à cette jeune littérature elle-même ? Or on sait que la plupart des littératures émergentes se signalent souvent, ainsi, par des récits d'enfances permettant une description plus aisée, plus "naïve" de leur espace référentiel pour les lecteurs nécessairement extérieurs à cet espace qui les accueillent d'abord. L'enfant est ainsi à son corps défendant une sorte de passeur culturel, inséparable du statut des littératures émergentes, et représentatif de leur relative virginité mémorielle : ces littératures en effet n'ont pas encore d'histoire en tant que telles. C'est peut-être aussi pourquoi elles ne sont pas encore reconnues comme littératures : l'enfant alors, ou la naïveté supposée de leur narration, fonctionne de ce fait comme une sorte de garant d'authenticité.

Quoiqu'il en soit, dans cette première période, les textes assimilables à de la littérature enfantine ne sont que des annexes de la littérature "pour adultes", même si elles peuvent parfois en être lues comme une sorte de représentation indirecte, et en tout cas de passeur à travers lequel se devine une réception hautement paternaliste.

Ce paternalisme de la réception européenne "de bonne volonté", auquel participe bien entendu le projet militant que je signalais pour l'édition des deux contes de Dib à La Farandole/Messidor, consolidera sans aucun doute, une fois l'indépendance venue, cette sorte de défiance vis à vis de la littérature nationale assimilée à une littérature immature, que j'avais relevée dans des enquêtes lors de mon séjour en Algérie dans les années 70 [8]. Dans les années 70 l'idée même de littérature enfantine ne pouvait qu'être subordonnée à une maîtrise idéologique par le parti, par l'intermédiaire de sa branche "jeunesse" : la JFLN [9]. Cette dernière créa donc une série de bandes dessinées alliant les inconciliables : un personnage issu de la tradition orale, M'Quidech le jeune garçon malicieux, et les impératifs partisans de célébration de la glorieuse guerre de libération nationale. Le héros éponyme du Journal de M'Quidech [10] fut donc opposé un temps aux exactions coloniales, dans des graphismes d'une médiocrité rare. Mais personne ne palpita pour ses aventures, qui encombrèrent durant des années d'invendus, les étals des librairies, cependant que les rares familles aisées achetant de la littérature de jeunesse à leurs enfants choisissaient bien entendu Babar et Mickey… La greffe artificielle ne pouvait prendre, mais la tentative illustre jusqu'à la caricature les débuts idéologiquement bien marqués de cette littérature de jeunesse au Maghreb.

Cette désaffection est bien sûr le signe d'une désaffection plus générale à l'époque pour toutes les publications officielles d'une culture dirigée par l'idéologie, qu'on peut retrouver dans d'autres pays se réclamant d'une idéologie officielle. Mais plus spécifiquement elle signale de plus une sorte de refus de cette alliance entre l'idéologie officielle et le discours immature doublement signalé comme tel par la mauvaise qualité graphique et l'affichage "littérature de jeunesse" précisément. Paradoxalement on peut peut-être affirmer que si le nationalisme était le thème dominant du discours idéologique officiel, le refus de l'immaturité de ce discours affichée par ce type de publications est peut-être aussi le signe d'une fierté nationale plus grande chez les lecteurs potentiels que dans la politique culturelle officielle.

Les retombées de 1968 et les prestiges de l'oralité

On ne s'étonnera donc pas de voir les premières réalisations de littérature de jeunesse maghrébine des années 60 et suivantes avoir lieu en France : elles y participent d'une part de ce développement plus général de la littérature de jeunesse qu'on a pu observer dans la foulée de la mutation des mentalités dont 1968 fut une cristallisation. Mais elles procèdent aussi de cet autre prolongement de la dynamique de 1968 : l'intérêt pour l'oralité, s'intégrant lui-même dans une contestation plus globale de la société industrielle pour promouvoir une sorte de rêve utopique d'expression "primitive".

J'ai eu le privilège d'écouter plusieurs fois ce prodigieux conteur qu'est Nacer Khemir, et c'est par lui que je me suis familiarisé dans les années soixante-dix avec les Mille et une nuits. Mais Nacer a touché autant de gens en transcrivant par écrit les contes de femmes de sa famille, dans une série de livres d'une grande beauté publiés aux éditions Maspéro, devenues depuis La Découverte : citons Les Contes de l'Ogresse dès 1965, El Ghoula (L'Ogresse) en 1975, Le Soleil emmuré : contes d'une mère : Oum El Khir en 1981, puis chez d'autres éditeurs Grand-Père est né en 1985, Chahrazade en 1988, tous plusieurs fois réédités. Outre la qualité des textes et la beauté graphique de ces livres, il faut signaler qu'ils sont le résultat d'une véritable entreprise familiale, essentiellement féminine, dans laquelle Nacer jouait une sorte de maître d'œuvre entre sa mère et ses sœurs. Cette série d'ouvrages publiés chez un éditeur très à l'écoute des attentes d'un public intellectuel "engagé" peuvent être vus en partie comme un témoin de cet intérêt soudain pour l'oralité dans la contestation de la société industrielle et de la maîtrise par l'écrit qu'elle était censée développer. On pourrait d'ailleurs décrire un phénomène comparable à la même époque en Belgique avec Hamadi (Le Chauve pouilleux, 1988 [11]) : lui aussi publie des contes racontés par sa mère.

Rabah Belamri est connu maintenant comme un des grands écrivains algériens, malheureusement décédé il y a peu de temps. Mais son accession à la littérature est passée également par l'oralité : L'Oiseau du grenadier : contes d'Algérie, 1986 [12], et La Rose rouge : contes de l'Est algérien chez le même éditeur en 1990. Mémoire en archipel, ensemble de récits dans lesquels il établit un fort intéressant passage entre une oralité enfantine et une inscription très forte dans une actualité "adulte" et politique, lui permet en 1990 aussi d'affirmer véritablement une part de l'originalité de son écriture : l'oralité devient ici composante essentielle d'une parole somme toute très grave et poétique à la fois. Edité d'abord chez Hatier, ce recueil sera réédité quatre ans plus tard chez Gallimard, apportant du même coup à l'écrivain la consécration éditoriale qu'il méritait, et lui permettant de développer une œuvre "pour adultes" tout à fait remarquable. Or comme Nacer Khemir, Rabah Belamri est entré en littérature à partir d'une expérience concrète de conteur "sur le terrain", dans des écoles, des bibliothèques ou des lieux d'animation pour la jeunesse. Littérature "pour adultes" et littérature "de jeunesse" sont ici associées par ce mouvement de valorisation de l'oralité auquel on assiste essentiellement depuis la mutation intellectuelle de 1968.

Dans ce contexte on ne sera pas étonnés de voir un écrivain consacré comme Mouloud Mammeri publier lui aussi en 1980 chez Bordas ces deux très beaux petits fascicules que sont Machaho ! Contes berbères de Kabylie, et Tellem Chaho, contes berbères de Kabylie. C'est d'autant moins surprenant que Mouloud Mammeri était aussi l'un des meilleurs spécialistes universitaires de la culture kabyle, à laquelle il a consacré l'essentiel de son activité professionnelle. Mais les publications de textes de tradition orale qu'il avait faites jusqu'ici [13] touchaient plutôt un public universitaire. L'intérêt ici est cette entrée dans la grande diffusion éditoriale par le biais de la littérature dite "de jeunesse" et un éditeur plutôt scolaire. Là encore, cette publication est portée par la dynamique de l'époque, qui voit aussi le développement d'expériences pédagogiques à partir de la tradition orale kabyle dans les collèges et les écoles [14]. Mais on notera que la localisation culturelle "minoritaire" est bien soulignée dans le sous-titre de ces deux fascicules, dans le droit fil de cette valorisation des minorités de tradition orale par opposition aux cultures dominantes qui s'inscrit dans une dynamique particulièrement forte à l'époque.

D'autres écrivains consacrés s'intéressent dans ces années à la littérature de jeunesse, par le biais d'une revisitation de l'oralité. C'est le cas au Maroc de Driss Chraïbi avec la malicieuse série de L'Ane Khal [15] : l'écrivain trouve somme toute dans ce personnage une distanciation humoristique et assez projective qu'on peut comparer à celle de l'Inspecteur Ali. Toujours au Maroc, Abdellatif Laâbi, peut-être du fait d'un décalage chronologique dû à ses huit années de prison politique [16], nous fait un peu revenir en arrière avec Saïda ou les voleurs de soleil [17] : il y utilise le modèle du conte pour enfant, pour développer une puissante allégorie de l'oppression, dans une sorte de théâtralisation du conte qui en a permis un montage théâtral à diffusion militante. D'ailleurs le choix de l'éditeur est également significatif ici puisqu'il s'agit du même dont on avait déjà parlé pour les contes de Dib. Mais si cette dimension militante, toujours nécessaire politiquement au Maroc de cette époque, peut paraître littérairement un peu anachronique, elle nous amène cependant à ne pas oublier que même sous une forme différente de celle du militantisme des années 50 ou 60, cet intérêt consécutif aux remous de 1968 pour des cultures différentes, principalement orales, tout comme pour des pédagogies différentes, procède aussi d'un militantisme dont la forme, simplement, est autre. Le cliché de l'insignifiance politique de la littérature de jeunesse ou de l'oralité a fait long feu. Le politique est toujours présent, même si ce n'est pas forcément au niveau du contenu des textes : ici c'est bien la réception, sans laquelle ces textes ne pourraient se développer, qui est politique.

Littérature de jeunesse et littérature de l'émigration-immigration

C'est donc en partie par une réception politique européenne qu'on peut expliquer que l'émergence la plus significative d'une littérature de jeunesse en rapport avec un horizon maghrébin se fasse à partir du milieu des années 80 dans le contexte de l'immigration, et plus précisément de ce qu'on a appelé "la 2° génération de l'immigration maghrébine en France", ou que d'autres appellent les "Beurs". L'incertitude de la dénomination est d'ailleurs un élément important de cette émergence, véritablement ressentie comme telle par un public qui associe plus ou moins consciemment l'incertitude du statut de la littérature de jeunesse et l'incertitude bien plus grande encore du statut culturel de l'immigration.

L'exemple le plus spectaculaire est ici celui d'Azouz Begag. Son premier roman, semi-autobiographique, Le Gône du Chaâba [18], n'avait pas été écrit comme de la littérature de jeunesse, malgré le "gône" du titre, qui signifie l'enfant dans le parler lyonnais, alors que "chaâba" désigne en arabe le bidonville de banlieue dans lequel ce gône a grandi. Mais il a été publié par les éditions du Seuil dans une collection qui sans être une collection de littérature de jeunesse, propose beaucoup d'études sur la jeunesse et les problèmes de société ou d'éducation. Collection familière aux travailleurs sociaux à qui le livre, comme sa suite Beni ou le Paradis privé [19] ont ainsi été destinés prioritairement. Or ces travailleurs sociaux agissent souvent au point de rencontre entre les différentes identités minoritaires que le titre du premier roman exhibe : l'enfant, l'immigration, la banlieue d'une ville de Province. Et en même temps le roman narrant l'enfance d'un jeune fils d'immigré peut facilement être utilisé aussi comme support pédagogique par des enseignants de banlieue pour faciliter l'intégration scolaire d'une partie souvent marginalisée de leurs élèves. Ce qu'il fut, et est encore souvent, mais qui déclencha à la fin des années 80 une campagne haineuse de la presse d'extrême droite contre les enseignants qui utilisaient ce roman qualifié de pornographique pour pervertir notre belle jeunesse… Alors même que le propos d'Azouz n'était guère politique, la réception de son livre le devint dès lors, rejoignant ainsi ce militantisme indirect de ses premiers lecteurs dont on a parlé plus haut déjà. Choisir d'utiliser Le Gône du Chaâba dans une classe, quelle que soit aussi la part de plaisir que l'on prend à sa lecture, devenait acte politique, par la manifestation implicite d'une position face à l'immigration, devenue dans les années 80 un enjeu politique français majeur.

Il y eut donc bien une sorte d'assimilation de ce roman qui figure parmi les premiers de ce qu'on  appelé la "littérature de la deuxième génération de l'immigration", à la littérature de jeunesse, par le biais d'une utilisation pédagogique ou politique. Or cette "littérature de la deuxième génération de l'immigration", comme toute littérature émergente dans un espace culturel à la définition problématique, recourt souvent à ce garant d'authenticité supposée qu'est le modèle autobiographique, et y privilégie l'enfant comme personnage central, car son univers, entre autres à travers l'école, est un lieu de rencontre parlant entre des modèles culturels différents et parfois opposés. L'enfant apparaît dès lors comme une sorte de caméra pour décrire sans en avoir l'air l'univers des adultes et les problèmes politiques, sociaux ou culturels qui s'y posent. Mais en même temps, on l'a vu en commençant, sa naïveté supposée qui justifie une telle description peut apparaître aussi comme une représentation de l'immaturité littéraire supposée d'une littérature émergente. Littérature à laquelle le public réclame l'authenticité supposée du témoignage, plus que la qualité littéraire. On peut même aller plus loin dans ce sens en pointant comme je l'ai fait ailleurs une sorte de paternalisme inconscient chez un public politiquement favorable à l'expression de l'immigration, et qui refuse à ces textes, qui y perdraient leur "authenticité" supposée, l'élaboration fictionnelle ou plus généralement littéraire, car cette dernière les inscrirait dans l'espace du simulacre et de l'artifice qui est celui de la fiction à prétention littéraire. Le recours au registre "littérature enfantine", avec toute son ambiguïté, participe donc à cette exhibition d'"authenticité" que réclame ce public, et dont le registre moralisant de tous les discours idéologiques instaurant ce que Foucault appelle la tyrannie du vrai, n'est probablement pas absent.

Un survol du restant de l'œuvre d'Azouz Begag montre qu'après cette assimilation de son premier roman autobiographique à l'espace de la littérature de jeunesse plus qu'à cette littérature elle-même, il a développé une grande partie de son œuvre dans cette direction, passant aux éditions du Seuil de la collection Points-virgule à la collection Petit Point : Les Voleurs d'écritures en 1990, Les Tireurs d'étoiles en 1992 développent dans cette direction un humour non exempt de poésie qui n'appartient qu'à cet auteur, et qui s'accordent bien aussi avec le personnage qu'est le sien dans ses prestations publiques. Cette veine de son œuvre a d'ailleurs été si bien reconnue, que son roman Quand on est mort, c'est pour la vie l'a fait entrer en 1994 aux éditions Gallimard, mais avec là encore l'ambiguïté habituelle : la première édition est dans la collection "Page blanche", alors que la réédition de 1998 s'est faite dans la collection Gallimard-Jeunesse. Mais en même temps, porté par cette dynamique, Azouz développe une œuvre "pour adultes" exploitant dans le fantastique transparent cette naïveté apparente : le résultat en est par exemple Les Chiens aussi, peut-être sa meilleure œuvre jusqu'ici, en 1995 [20].

On se trouve donc avec Azouz Begag devant l'œuvre qui illustre peut-être le mieux ce postulat que j'avais annoncé d'une sorte d'émergence parallèle et complémentaire de la littérature de jeunesse à fond maghrébo-immigré, et de la jeune littérature "issue de l'immigration". Les deux registres en fait se fécondent réciproquement chez lui. Ses récits "de jeunesse" sont toujours empreints d'une dimension grave dans le sourire, qui développe un clin d'œil évident vers des lecteurs adultes, et en même temps ses romans "pour adultes" exploitent une apparente et fausse naïveté qui fait partie également du personnage réel de l'auteur, et qui représente tout en l'envoyant gaiement aux oubliettes cette immaturité supposée d'une littérature "émergente".

L'œuvre de Malika Ferdjoukh (citons chez Syros Arthur et les filles, Embrouille à minuit et L'Assassin de papa en 1989, Faux Numéro en 1996 à l'Ecole des loisirs, et la même année La Fille d'en face en Je bouquine) et celle de Jeanne Benameur (Samira des quatre routes, Père Castor, 1992, Ça t'apprendra à vivre, Le Seuil, 1998) ne développent apparemment pas une ambiguïté comparable, puisqu'elles semblent se ranger de façon explicite dans le seul rayon "Littérature de jeunesse". Pourtant là encore les registres sont peut-être, surtout chez Jeanne Benameur, souvent plus graves que ce qu'une attente stéréotypée de littérature de jeunesse le laisserait supposer. Il est vrai que ces textes sont présentés comme s'adressant plutôt à des adolescents. De ce point de vue l'œuvre la plus significative est sans doute celle de Tassadit Imache, publiée d'abord chez Syros, comme Malika Ferdjoukh, pour Le Rouge à lèvres, en 1988, puis chez Calmann-Levy pour Une Fille sans histoire en 1989. Indépendamment de la qualité littéraire indéniable de ces romans, qui se développera en 1995 avec Le Dromadaire de Bonaparte et en 1998 avec Je veux rentrer [21], lesquels ne relèvent plus de la "littérature de jeunesse", c'est sur les titres des deux premiers romans qu'on s'interrogera ici. Tous les deux reposent en effet sur ce que j'appellerai un malentendu signifiant, puisqu'ils semblent désigner une problématique somme toute banale d'adolescentes en mal d'émancipation, alors que leur sujet est au contraire la douloureuse reconquête d'une mémoire de la guerre d'Algérie par une fillette et une jeune fille actuelles. Car le rouge à lèvres est celui de l'étrangère venant venger son village algérien que le père de l'enfant a fait massacrer pendant la guerre, cependant que l'histoire que n'a pas l'héroïne de l'autre roman est sa mémoire familiale tronquée.

 

Je dirai pour finir quelques mots de l'œuvre de Leïla Sebbar. Cette œuvre me semble une de celles qui illustrent le mieux cette fonction productrice de l'ambigu dont je voudrais faire une des catégories sémantiques les plus fécondes dans cette contestation permanente des cadres de définition, tant de l'identité que des genres par les textes, dans laquelle je vois une des conditions d'un renouvellement nécessaire de notre perception de la littérature par ce qu'on appelle faute de mieux les "littératures émergentes". L'œuvre de Leïla Sebbar s'est toujours attachée aux espaces de parole non reconnus par l'institution. La parole féminine à la fin des années 70, avec On tue les petites filles [22] puis celle des femmes algériennes de l'émigration avec Fatima ou les Algériennes au square [23] avant celles de leurs filles, dont la plus célèbre sera chez elle Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts [24]. Puis celle de toute une mosaïque d'adolescents immigrés des deux sexes et de toutes origines ethniques dans de nombreux autres romans et nouvelles. Celle aussi de ce vieil émigré au seuil de sa mort dans ce superbe roman grave qu'est Le Silence des rives [25] en 1993.

C'est donc tout naturellement qu'elle créera également des personnages d'enfants, ou plutôt de jeunes adolescents aux prises avec les difficultés propres à leur âge, mais aussi avec celles du monde adulte qu'ils découvrent, comme la guerre (pas seulement celle d'Algérie) dans Soldats [26] ou La Seine était rouge [27], poignant retour de la mémoire du massacre d'algériens en octobre 1961 à Paris dont la préfecture de police était dirigée alors par un certain Maurice Papon... D'ailleurs même si ces textes sont publiés dans des collections "jeunesse", les enfants ou les adolescents n'en sont pas nécessairement les personnages principaux ou centraux. Cet encadrement plus éditorial que justifié vraiment par le contenu montre en tout cas que la différence entre littérature "de jeunesse" et littérature "d'adultes" n'a plus ici beaucoup de sens. D'ailleurs la collection Seuil-Jeunesse dont il est question parmi d'autres n'a-t-elle pas supprimé récemment son titre pour effacer une distinction devenue de moins en moins signifiante, ce qui oblige les libraires à préciser à l'inverse pour certains livres de Leïla Sebbar "A partir de 14 ans" ? Le label "jeunesse" dès lors ne semble plus apparemment recouvrir que la différence formelle par rapport au roman, qu'introduisent les récits courts ou les nouvelles, quels qu'en soient les thèmes. On sait en effet que le roman est le genre littéraire dominant dans l'édition française, qui est souvent réticente à publier des nouvelles. Le label "jeunesse" me semble ici justifier davantage la publication d'un genre narratif qu'on trouve plus souvent en revues qu'en volumes, que les contenus de ces récits. Et la fluidité de ce genre s'adapte fort bien à une problématique d'émergence, car la nouvelle est un genre moins institutionnalisé en France que le roman. Certes, l'auteur n'est pas ici seul responsable de cette évolution éditoriale. Mais la confusion des genres comme des publics est bien dans la ligne de cette œuvre perpétuellement en quête de voix réelles dans notre société, et cependant inaudibles parce que n'entrant pas dans les cadres d'expression balisés par l'institution littéraire. D'ailleurs Leïla Sebbar a non seulement publié un très grand nombre de nouvelles dans des périodiques, mais rassemblé à son tour dans des volumes dirigés par elle [28] des nouvelles ou des textes courts écrits par d'autres écrivains, effectuant de ce fait une sorte de promotion de ce genre injustement méconnu en France, alors qu'il est beaucoup plus familier aux lecteurs de littérature arabe qui ressentent toujours le roman comme genre occidental.

L'œuvre de Leïla Sebbar, qui n'est pas non plus assimilable à ces jeunes écrivains issus de l'Immigration dont j'ai parlé plus haut, va ainsi plus loin, en ce qu'elle est toute entière inscrite dans cet ébranlement des frontières de la littérature auquel ces jeunes écrivains néanmoins contribuent, du fait entre autres de leur classement identitaire impossible, dans une société qui ne sait toujours pas quel statut donner à son immigration. Elle nous amène à instaurer avec la littérature comme discours institué ne sachant pas beaucoup mieux assimiler les trouvailles de la "littérature de jeunesse" que les ébranlements de l'interrogation culturelle qu'entraîne l'immigration, une sorte de joute salutaire. Cet ébranlement n'est-il pas une des conditions pour que la littérature trouve encore mieux cette fonction qui a toujours été la sienne : trouver les mots pour dire l'indicible, et particulièrement des réalités culturelles non encore balisées ?

 



[1] Ce terme est bien pratique ici, même si sur le fond je récuse le découpage disciplinaire qu'il suppose.

[2] Paris, Julliard, 1949, 224 p.

[3] Paris, La Farandole, 1959, 23 p.

[4] Paris, La Farandole, 1974.

[5] Paris, Le Seuil, 1952, 190 p.

[6] Paris, Le Seuil, 1954, 220 p.

[7] Paris, Le Seuil, 1954, 131 p.

[8] Voir mon La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1974, pp. 155-215.

[9] Les numéros 19 à 24, de 1970 à 1972, en ont été répertoriés dans la banque de données Limag.

[10] Alger, SNED.

[11] Tournai, Casterman.

[12] Paris, Publisud.

[13] Par exemple Les Isefra, Poèmes de Si Mohand Ou M'Hand, Paris, Maspéro, 1969, ou Poèmes kabyles anciens, Paris, Maspéro, 1980.

[14] Sur ces expériences, on renverra entre autres aux travaux de Nadine Decourt et parmi ceux-ci à La Vache des orphelins. Contes et immigration. Lyon, Presses de l'Université Lyon 2, 1995. Signalons aussi dans ces années 80 plusieurs recueils collectifs de contes maghrébins, surtout kabyles, collectés dans l'Emigration par des collectifs de bibliothécaires, d'éducateurs ou de travailleurs sociaux, et ce dans un environnement le plus souvent féminin permettant l'éclosion de la parole des conteuses. Ainsi du collectif SAHYKOD (sigle formé à partir des initiales des prénoms des conteuses), du centre social de Montferré près de Saint-Etienne, qui publie chez L'Harmattan Lundja : contes du Maghreb en 1988, et Hadidoudane et la sorcière. Contes du Maghreb en 1990. Signalons encore parmi d'autres La Princesse Nadia et l'eau de la vie (L'Harmattan, 1990), ensemble de récits par des enfants d'une école de Creil, ans la banlieue parisienne.

[15] L'Ane Khal à l'école. Mohammedia, SODEN, 1987. Les Aventures de l'Ane Khal. Paris, Le Seuil, 1992.

[16] 1972-1980.

[17] Paris, Messidor/La Farandole, 1986.

[18] Paris, Le Seuil, coll. Points-Virgule, 1986.

[19] Paris, Le Seuil, coll. Points-Virgule, 1989.

[20] Paris, Le Seuil.

[21] Tous deux chez Actes Sud.

[22] Paris, Stock, 1978.

[23] Paris, Stock, 1981.

[24] Paris, Stock, 1982, suivi chez le même éditeur par Les Carnets de Shérazade en 1985, Le Fou de Shérazade en 1991.

[25] Paris, Stock.

[26] Paris, Le Seuil, 1999.

[27] Paris, Ramsay, 1999.

[28] Une Enfance d'ailleurs. 17 écrivains racontent. Paris, Belfond, 1993. Une Enfance algérienne. Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar. Paris, Gallimard, 1997. Il est intéressant de noter ici que cette promotion de la nouvelle se fait par le biais d'une thématique de l'enfance, ce qui va encore plus dans le sens de cette association de registres qu'on développe ici.