Massimo BORTOLINI
Centre bruxellois d'action interculturelle

Production littéraire des
Italiens de Belgique
depuis 1945

Cette contribution s'inscrit dans une recherche interdisciplinaire menée depuis bientôt trois ans par un groupe de personnes ayant en commun un intérêt pour l'immigration italienne en Belgique. La question initiale était de cerner le pourquoi de cette production littéraire, et d'en relever la (les) particularité (s). Parvenue quasiment à terme, cette recherche donnera lieu à une publication beaucoup plus complète que ce que je vous dirai ici.

La production littéraire des Italiens en Belgique, il en va certainement de même pour les autres communautés étrangères, est pour une bonne part confidentielle. Si les catalogues de la Bibliothèque Nationale furent un bon début pour la recherche, en particulier via le dépôt légal, ce furent souvent le bouche à oreille et le hasard qui fournirent des pistes de textes ou d'auteurs !

La date, 1945, comme le laisse entrevoir le bref historique qui introduit ce texte, a été choisie parce qu'elle marque le début de la grande émigration des Italiens en Belgique. Mais, à quelques exceptions près, les textes datent des années 60.

Bref historique

1945 marque le début des négociations entre la Belgique et l'Italie qui aboutiront à la signature d'un protocole d'accord, le 20 juin 1946, prévoyant l'envoi hebdomadaire par l'Italie de 2.000 ouvriers contre la fourniture de 2 à 3 millions de tonnes de charbon (moyennant paiement...). C'est ce que, sous le gouvernement Van Acker, l'on a appelé la bataille du charbon [1]. Si la Belgique a accueilli des Italiens bien avant cette date, intellectuels, opposants politiques, mineurs (déjà entre 1919 et 1925), c'est à partir de cet accord que débute l'émigration massive d'Italiens vers la Belgique. Le 8 août 1956 survient un accident dans la mine du Bois du Cazier, à Marcinelle. Ce drame comptera 262 morts dont 136 Italiens.

Ce fut un véritable électrochoc tant dans la population belge qu'en Italie. Les conditions de travail et de sécurité dans lesquelles se trouvaient les mineurs, qui étaient loin d'être bonnes, poussèrent les autorités italiennes, sous la pression populaire, à formuler de nouvelles exigences quant à l'envoi de travailleurs vers la Belgique. Mais celle-ci, plutôt que de modifier l'infrastructure de travail, se tournera vers de nouveaux marchés de main d'oeuvre : Espagne, Grèce, Maroc, Tunisie. Si 1956 marque l'arrêt de l'arrivée massive d'Italiens, la migration familiale et/ou individuelle continua. Et aujourd'hui, la communauté italienne avec plus de 250.000 personnes, sans comptabiliser les Belges d'origine italienne, demeure la première communauté étrangère en Belgique.

*

Pourquoi parler d'une littérature qui n'en est pas vraiment une ? D'une littérature qui n'existe pas vraiment ? Qui a déjà entendu parler de littérature italienne de Belgique ? Ou encore de littérature des Italiens de Belgique ? Peu sans doute. Mais qui a déjà entendu parler de littérature belge ? Existe-t-elle, et si elle existe, est-elle francophone ou flamande, lorsque l'on sait que durant des décennies, les écrivains flamands, dont un des plus connus fut Verhaeren, publièrent en français. Comme le rappelle Jean-Luc Outers, écrivain et responsable de la Promotion des Lettres au Ministère de la Culture, "...Car de Maeterlinck à Amélie Nothomb, la reconnaissance a toujours passé par Paris. C'est presque naturellement que Henri Michaux, Marcel Moreau, Dominique Rolin, Françoise Mallet-Joris, Hubert Juin, François Weyergans et bien d'autres se trouvèrent aspirés par la France" [2]. Dès lors, quelle place pour des auteurs d'origine étrangère dans cette littérature ; alors que "les nationaux" n'en trouvent guère ; si nombre d'entre ceux-là doivent trouver asile dans une autre littérature ? Les Belges ont la langue française bien pendue. Mais "les étrangers" l'ont-ils aussi longue en Belgique ? C'est, entre autre chose, pour observer cela qu'un groupe de personnes, depuis 1991, lit et étudie des productions littéraires des Italiens, ou des personnes d'origine italienne, de Belgique [3].

Cette note, reprenant des travaux en cours, sera bien évidemment incomplète, mais permettra, je l'espère, d'observer quelques aspects de cette littérature.

Qui écrit ?

Au total, furent dénombrées 209 références de textes. Ceux-ci sont tant des oeuvres individuelles, des recueils collectifs, qu'une contribution à une revue par un poème ou une nouvelle. On compte quarante et un hommes et dix femmes parmi les auteurs. Toutes les personnes n'ayant pas été rencontrées, car introuvables ou rentrées en Italie, nous n'avons pas de profil précis pour tous.

On peut malgré tout donner les origines suivantes :

  4 appartiennent au 1er groupe [4] (avant 45).

  20 appartiennent au 2ème groupe (arrivé à partir de 45).

  13 appartiennent au 3ème groupe (nés ou arrivés enfants en Belgique).

  3 sont des eurocrates [5].

On peut les classer simplement de la manière suivante :

  20 sont ouvriers/manuels.

  19, dont 3 eurocrates, sont employés/intellectuels.

  1 est inactif (handicap visuel de naissance).

Concernant les genres, on peut faire la division suivante :

  poésie : 131 références.

  roman : 23 références.

  nouvelle : 22 références.

  théâtre : 5 références.

  recueil collectif : 5 références (3 poésies et 2 nouvelles).

  conte : 1 référence.

Avant de décrire les trois époques ou types d'auteurs que l'on rencontre (très schématiquement ceux arrivés en Belgique avant 1945 ; ceux arrivés adultes après 1945 et ceux arrivés enfants ou nés en Belgique après 1945), je voudrais brièvement m'arrêter à deux observations qui furent rapidement faites : la proportion anormalement élevée d'écrivains ouvriers, sans commune mesure chez les Belges et la place prépondérante de la poésie. La proportion élevée d'écrivains ouvriers pourrait peut-être simplement s'expliquer par le choc d'une "transplantation" d'un lieu à un autre, d'une réalité à une autre qui "oblige" à raconter ce qui se passe. On peut rapprocher cela de deux autres genres : les souvenirs de guerre ou les récits prolétariens. On y retrouve les mêmes topoï, les mêmes thèmes que dans ce qu'écrivent les écrivains ouvriers italiens : le voyage vers l'inconnu, le contact et la confrontation avec une réalité complètement différente que celle que l'on a laissé, le premier accident ou la première blessure... Pour rendre compte de ces aventures, la fiction est le moyen que beaucoup choisiraient et sans doute le genre le plus approprié, mais on en trouve ici peu d'exemples ; recourir à la fiction courte ou longue, nouvelle ou roman, nécessite une maîtrise minimale de l'écriture. On peut malgré tout citer Eugène Mattiato : "La légion du sous-sol" et Antonio Bonato : "Mémorie di un minatore" comme exemples de fiction. C'est la poésie qui sera privilégiée. La poésie est le genre populaire par excellence (avec la chanson), genre populaire signifiant ici pratiqué par le plus grand nombre, car en ce qui concerne la lecture de la poésie, les enquêtes révèlent depuis longtemps que ce n'est pas un genre qui marche auprès du (grand) public.

Nombreuses furent les personnes rencontrées qui racontèrent qu'en Italie, on trouvait dans les années 50 et 60, quantité de petites histoires en vers dans les journaux pour enfants ou que lors de mariages, de fêtes de village, il y avait toujours un moment où deux personnes, souvent des paysans, s'affrontaient verbalement : l'un provoquant l'autre et celui-ci lui répondant ; tout cela se passait en vers. Mais la prépondérance de la poésie s'explique peut-être aussi par le fait que celle-ci nécessite peu de connaissances linguistiques ou grammaticales. Avec peu de mots, peu de moyens on peut exprimer une idée, un sentiment. Lors d'interviews, certains disaient "La poésie ça vient tout seul". Aujourd'hui, c'est toujours vrai. En voici deux exemples : en 1992, "Il Sole d'Italia", hebdomadaire publié par le syndicat chrétien à destination de ses membres italiens, organisa un concours de poésie qui a connu un énorme succès ; lors de la remise des prix qui eut lieu au Centre Culturel de la Communauté française, on a du refuser du monde. D'autre part, l'association "Gli amici della poesia" organise chaque année deux soirées de poésie durant lesquelles qui veut vient dire ses vers. Chaque fois sont présentes environ cent personnes.

Revenons-en aux trois groupes cités en début de texte.

1. Les personnes arrivées ou nées en Belgique avant 1940-45 : l'immigration comme fait extérieur

Il s'agit en fait déjà d'une deuxième génération. Ce sont les enfants de ceux venus vers les années 20, soit pour y travailler dans les mines, soit comme opposants et/ou intellectuels. S'il y a conscience des origines, ceux-ci ne les utilisent pas comme sujet d'écriture. L'immigration est pour eux un phénomène qu'ils découvrent lorsqu'arrivent les mineurs après 1945. Et les quelques textes abordant cela sont surtout les observations tantôt tristes, tantôt neutres de vies sacrifiées. Une seule exception remarquable est "La légion du sous-sol" dans laquelle Eugène Mattiato donne un véritable manuel de savoir-vivre dans et hors la mine.

Mais, que ce soient l'Ardenne chez Carlo Masoni, le Borinage chez Remo Pozzetti, Anvers et la Flandre chez Anita Nardon, le lieu est bien la Belgique. La Belgique c'est chez eux. L'Italie est peu présente. Dès lors on ne trouve aucune nostalgie dans ces textes.

2. Les personnes arrivées en Belgique après 1945 pour y travailler : l'immigration et rien d'autre

Il s'agit majoritairement de personnes venues travailler dans les mines ; mais nous ajouterons des exceptions comme Francis Tessa, Bruno Ducoli, ou encore Rosario Solami qui arrivent dans les années 60 pour des motifs différents, mais qui ont une approche voisine de l'immigration. On trouve chez eux une volonté de témoigner, de raconter son histoire. La nostalgie est le thème central de leurs écrits. La poésie et le récit de vie dominent, et, contenu et forme étant quasi similaires, on pourrait attribuer tous ces textes à un seul et même auteur.

La Belgique est ici absente des préoccupations. C'est l'Italie, à travers sa nature, son soleil, ses odeurs, que l'on vénère. Il s'agit fort souvent d'une oeuvre unique ou d'une participation à l'un ou l'autre recueil. Il n'y a pas ici volonté de faire carrière littéraire, contrairement aux deux autres groupes, on veut simplement témoigner. Malgré le peu d'intérêt littéraire, ces textes sont importants comme témoignages de première main sur ce que fut le vécu des premiers immigrés italiens ou comme approche psychologique des phénomènes de nostalgie ou le travail de la mémoire dans la perception ou la transformation du passé afin de recréer un paradis perdu.

3. Les personnes arrivées ou nées en Belgique après 1945 : l'immigration ? Connais pas !

Ce groupe s'apparente au premier. Il s'agit d'une seconde génération ; et l'immigration, sauf Girolamo Santocono, avec "Rue des Italiens" (qui ressemble beaucoup au "Ritals" de Cavana) n'est pas la matière première de leurs textes. On y trouve des thèmes "plus traditionnels" en littérature : la mort, la vie, l'amour... Ils n'utilisent pas leur origine italienne, du moins pas ouvertement. Leur "italianité" ne les intéresse pas, ce qu'ils veulent, c'est écrire, être reconnus comme écrivains. Pourtant, n'y trouve-t-on pas ce que l'on cherche ? Une lecture attentive révèle en effet la présence de l'immigration : la quête d'identité, l'identité éclatée, les voyages, l'importance du passé et de la mémoire, sont des thèmes récurrents dans leurs textes.

*

La littérature d'immigration semble difficile à définir. Elle ne se rattache apparemment à aucun courant ou genre, ou alors il s'agit d'un genre en soi. Reste alors a en définir les particularités. On peut tenter un rapprochement avec d'une part la littérature mineure et d'autre part la littérature d'exil.

Littérature mineure et littérature d'exil

"La littérature de l'immigration existe-t-elle ou n'est-elle simplement qu'un passage obligé vers une littérature nationale ?" se demandait Fulvio Caccia [6].

Au vu des prix littéraires nationaux décernés ces dernières années (Ben Jelloun, Chamoiseau, Maalouf en France ; Rushdie, Ishiguro, Okri en Grande-Bretagne ; Blasband, Malinconi en Belgique, par exemple), il semblerait que la deuxième partie de la question soit la bonne. "On serait donc en droit d'apprécier les diverses contributions de l'écrivain immigrant à l'aune de cette "transculturation" qui implique l'affirmation de son originalité par l'arrachement à sa communauté (...). C'est ainsi que l'écrivain d'origine immigrante peut éviter l'écueil du ghetto, l'impasse narcissique et sa propension à sécréter du mineur, des formes mineures, allégoriques" [7].

Littérature mineure

Choisir le concept de littérature mineure, comme décrit par Deleuze et Guattari [8], s'avère fort utile dans l'approche de la littérature d'immigration. Mais, si ce concept, et c'est là sa force, s'adresse sans aucun doute à tout écrivain un tant soit peu hors de la norme littéraire, officielle ou nationale, le paradoxe veut que ce même écrivain, à cause et en raison de la forme qu'a prise son écriture (suite à cette fameuse "aventure d'une écriture" dont parle Ricardou), soit quasi illisible pour la majorité de ses contemporains :

Il me semble que certains de mes lecteurs pourraient eux aussi m'interpeller et me demander : mais dans quel langage vous exprimez-vous ?, tout cela parce qu'il semblerait que je malmène la syntaxe et bouleverse les habitudes de lecture. La sentence est tombée comme un couperet Venaille, tant que vous écrirez ainsi vous n'aurez doit qu'à 1.500 lecteurs ! Alors, écrire comme je le fais, en 1987, est-ce être incompréhensible pour le plus grand nombre ? Mon écriture domine-t-elle la langue courante ? Politiquement, socialement, d'où vient cette incompréhension ? [9].

Dans cette intervention, il est question de langue dominante et de langue dominée, de littérature dominante et de littérature dominée. Je pense que l'on peut élargir ces concepts à littérature majeure et littérature mineure, car, si comme on le verra plus avant, il y a une dimension politique à cette distinction, l'enjeu se situe également au niveau de la langue.

La littérature mineure est le fait de personnes appartenant à une minorité dans une langue (majeure) qui n'est pas la leur et/ou dans un lieu qui n'est pas leur pays d'origine. Cela concerne Franz Kafka, James Joyce ou Samuel Beckett, mais également les immigrés et leurs enfants, qui écrivent eux aussi dans une langue qui n'est pas (encore) entièrement la leur, que ce soit la langue du pays d'accueil, mais également la langue du pays d'origine qui n'est pas ou plus tout à fait leur langue maternelle.

La littérature mineure peut se caractériser par trois aspects [10] :

1. Déterritorialisation de la langue.

Cette déterritorialisation, c'est utiliser une langue -quasiment par obligation- qui n'est pas celle de son groupe. C'est l'exemple des juifs de Prague (Kafka entre autres) qui écrivent en allemand plutôt qu'en tchèque.

Malgré la particularité d'un tel exemple-phénomène de double insularité (tchèque et juif), il est possible de faire un parallèle avec les auteurs d'origine italienne écrivant en français (ou en néerlandais). Il leur est de fait impossible, voire interdit, d'écrire dans leur langue ; mais ici encore le Sicilien écrira-t-il en italien, sous peine de ne pas exister dans le pays où il vit. C'est peut-être là la plus grande distance entre eux et "leur" pays. C'est peut-être là le plus grand choix, devoir écrire dans une autre langue, non par choix mais par obligation. Écrire en français ou en néerlandais, c'est pour eux quitter encore un peu plus l'autre, l'ancien territoire.

Qu'observe-t-on ? D'un côté, les premiers arrivés, qui dans un italien ou un français approximatif tâcheront de dire. De l'autre, de jeunes auteurs, enfants des premiers, qui mettront un point d'honneur à parfaire leur français, à le travailler encore et encore, à en faire un matériau brut qu'ils ne cesseront de polir de-ci de-là pour en révéler de nouvelles dimensions. Ceux-là n'ont plus rien à dire à leur père. Ils ne se comprendraient pas, parce qu'ils ne parlent plus la même langue.

2. Dans une littérature mineure tout est politique.

A l'inverse des littératures majeures, où chaque histoire individuelle (familiale, conjugale...) tend à rejoindre d'autres affaires individuelles, le milieu social servant d'environnement et d'arrière-fond, leur espace exigu fait que, dans les littératures mineures, chaque histoire individuelle est directement branchée sur le politique. L'affaire individuelle devient nécessaire, voir indispensable par là même qu'une toute autre histoire s'agite en elle. Chez Santocono [11], le récit de l'enfance de l'auteur dans le Borinage correspond et renvoie à l'histoire des Italiens dans cette région. Beaucoup d'entre eux s'y reconnaîtront, car il raconte ce que la plupart a connu. Ne perdant jamais de vue l'aspect historico-sociologique, Santocono veut faire de son histoire, et donc de l'histoire des mineurs italiens, un épisode de l'Histoire de Belgique. Et revendiquer une place pour les gens dont il raconte l'existence peut être considéré comme acte politique. On n'est pas ici dans le cas d'auteurs, qui à l'instar de Genet ou Handke, dans des registres diamétralement opposés, donnent la parole "au peuple muet", et rendent cette parole insolente pour qui en a fait un instrument d'oppression. Même si la langue généralement utilisée n'est pas celle de celui qui écrit, ni de ceux dont il parle, ce n'est pas par projet politique, mais sans doute par souci de "bien écrire".

Par contre, comme signalé au début du chapitre, raconter l'histoire de ceux qui n'en n'ont pas, de ceux qui ne font pas partie de l'histoire du pays, où ils se trouvent, mais aussi qu'ils ont quitté [12], voilà bien une revendication politique de reconnaissance et de légitimité.

3. Dans une littérature mineure tout prend une valeur collective.

Dans une littérature mineure, du fait du peu de talents (reconnus), on ne se trouve pas dans les conditions d'une énonciation individuelle, tel écrivain phare, ou collective dans laquelle ce que dit l'écrivain constitue une action commune ; et ce qu'il dit ou fait est politique -dans le sens d'une prise de position- même si les autres ne sont pas d'accord. Il sera dès lors le représentant de "sa communauté". La littérature se trouve ici chargée du rôle de conscience collective ou nationale, quasi absente de la vie extérieure. Si l'écrivain est en marge ou à l'écart de sa communauté fragile, cette situation le met d'autant plus en mesure d'exprimer une autre communauté potentielle, de forger les moyens d'une autre conscience et d'une autre sensibilité.

L'origine différente d'un créateur, quel qu'il soit, écrivain, cinéaste, dramaturge..., le mettra souvent (toujours ?), et ce que quoi qu'il fasse, face à sa communauté d'origine. Soit qu'il en parle, et sera alors considéré comme porte-parole, soit qu'il n'en parle pas, et on lui demandera pourquoi... De toute manière, il sera ainsi remis à sa place. Notre propre démarche en a mis plus d'un mal à l'aise. Ils ne comprenaient pas ce qu'ils venaient faire dans cette recherche. Seul argument restant l'origine (lointaine) nationale. D'autres, apparemment mois intéressants, chez qui ne jouait que l'origine nationale comme critère de sélection, furent enchantés de cette démarche. On retrouve dans un travail comme celui-ci les mêmes contradictions -- tant chez les chercheurs que chez le groupe cible de la recherche -- que dans les autres travaux sur l'immigration ; à savoir que pour chaque individu, il y aura une histoire différente proche ou éloignée de l'histoire du groupe "auquel il appartient", mais que pour les besoins de l'enquête, il sera "intégré" ou "assimilé" à ce groupe, et il en modifiera par là la nature et les qualités.

Littérature d'exil

L'autre genre duquel peut se rapprocher la littérature d'immigration est la littérature d'exil. Dans "Sociologie de la littérature des exilés" [13], Le Huu Khoa relève comme contenus du roman de l'exil : l'exil politique lié à l'exil culturel ; les conséquences matérielles qui font corps avec les conséquences morales dans la représentation unique de l'exil ; les vicissitudes des personnages au quotidien faisant partie de leur état psychique ; les expériences avec les nouveaux milieux, qui sont traitées en termes d'intégration et d'identité. Comme techniques le même chercheur relève : les références autobiographiques fondées sur les logiques événementielles reconnues ; le va et vient entre souvenirs et épisodes actuels en exil ; l'oscillation entre passé nostalgique chargé et présent vide ou créatif. Il note également un trait transnational, transculturel, transhistorique aux littératures d'exil : l'improbabilité du retour. Cela entraîne la recréation d'un lieu de vie rassemblant ce qui constitue la terre ancestrale. Le retour est littéraire, mais ceci révèle un paradoxe, car l'écriture part de la démystification du retour et elle mythifie celui-ci [14]. Il serait bien sûr vain de comparer les écrivains que nous avons rencontrés avec des auteurs comme Edmond Jabès, Mario Benedetti, Julio Cortazar, Witold Gombrowicz, Pourtant certains des processus proposés dans l'analyse de la littérature d'exil se retrouvent chez les auteurs étudiés, particulièrement au niveau des techniques.

L'aspect le plus remarquable est certainement les mouvements passé-présent qui remuent les auteurs. C'est le souvenir qui ramène l'auteur du lieu où il écrit au lieu où il a vécu ; "Terra mia" de Teresa d'Intino ou "Poesie per il tempo di migrare" de Rosario Sollami. Mais les déplacements sont aussi physiques. Nombreux sont les ouvrages dans lesquels les personnages vont chercher ailleurs ce qui leur manque là où ils sont. Les romans de Thilde Barboni en sont de bons exemples. Pour Wilhelm Dithley [15], "la rencontre d'une oeuvre d'art (comme du reste la connaissance de l'histoire) nous permet de faire l'expérience en imagination, d'autres formes d'existence, de modes de vie différents de celui dans lequel nous évoluons quotidiennement." Ceci vaut également pour le créateur, qui aura connu cela avant. Écrire, comme toute autre forme artistique, c'est changer d'identité, ou la retrouver, changer de lieu, ou le retrouver : on est (naît) un autre qui raconte l'ailleurs. C'est un exil en soi.

*

L'écriture des exilés est une double réflexion sur "Qui je suis". L'exil devient l'occasion, le moment privilégié de réfléchir sur soi et/ou sur le pays qu'on a laissé. "Finalement, là où je suis aujourd'hui, suis-je différent de là où j'étais avant ?" est une question résumant bien le problème.

Poussant la comparaison plus loin, force est de reconnaître que la littérature d'exil peut surtout être rapprochée de ce qu'ont produit les auteurs de la première génération de migrants italiens. Les contenus et les techniques sont fort proches, mais le projet et la qualité d'écriture sont fort différentes. Chez ces derniers, on ne trouve pas la distance nécessaire à la réflexion, à la recherche sur soi. Le propos demeure bien souvent historique, plaintif et nostalgique. Ils ne s'interrogent pas sur le "qui je suis" mais disent "je suis Italien (ne) ", ce que finalement, ils auraient pu dire sans avoir quitté l'Italie. Restent tous les autres de la 2ème voire de la 3ème génération, pour lesquelles ces analyses ne collent pas.

A la fin de son intervention au colloque, "La letteratura dell'emigrazione. Gli scrittori di lingua italiana nel mondo" [16], Serge Vanvolsem déclarait "fondamentale, me semble-t-il, est l'interrogation sur la "nature" de cette littérature : correspond-t-elle à la littérature contemporaine ou classique italienne, ou à la littérature belge de langue française ou néerlandaise ? Quelles sont les interactions ?". Ces questions restent posées pour ce qui concerne les jeunes générations. Pour ce qui a trait à ce qu'ont écrit leurs parents, je répéterai qu'il s'agit d'une littérature essentiellement autobiographique, nostalgique, dans laquelle dominent la poésie, la langue italienne, et que l'on pourrait définir comme "archaïque" ou "académique" dans sa forme. Mais, c'est tout autre chose que nous donnent les nouvelles générations. Si, et ceci à titre de comparaison, la production littéraire des générations issues de l'immigration maghrébine en France a à voir avec l'identité de l'étranger [17] : "différence, altérité, métissage, étrangeté ; ce qui ressort de leurs textes est construit par dénonciation et subversion du discours central de l'Etat-Nation, et par une nouvelle formulation" ; rien de tel n'est observable chez les jeunes italo-belges. La diversité de cette littérature, sa jeunesse, ne permettent pas d'analyses définitives ; et je n'ai finalement cherché dans ce qui précède qu'à poser des approches. Ce qui pourrait malgré tout être établi, c'est une recherche d'identité chez eux. Mais elle semble se faire dans l'étonnement. Alors que l'on dit la communauté italienne bien intégrée en Belgique, surgissent ça et là des recherches et des faits qui remettent cela en question.

Dans la brillante analyse de leadership ethnique en Belgique, Marco Martiniello [18] montre bien comment, malgré son intégration dans les différents niveaux de pouvoirs politique et social, la communauté italienne reste impuissante à se faire entendre et à réellement participer et s'émanciper. Sur un autre registre, depuis quelques années, plusieurs affaires politico-juridiques ont mis en cause des personnes d'origine italienne (assassinat d'un ancien ministre socialiste, négriers dans la construction en Wallonie). Depuis ces "affaires" on reparle de plus en plus fréquemment des "habitudes criminelles" des Italiens, et cela jusqu'à un reportage sur la mafia italienne, diffusé voici quelques semaines sur la chaîne nationale, qui au-delà d'une enquête pseudo-policière donne surtout l'image d'une communauté dangereuse.

Sans mettre en parallèle la recherche d'identité chez les auteurs des générations nées en Belgique et les "accusations" qui pèsent sur les Italiens de Belgique, il faut bien reconnaître qu'il y a là, peut-être, matière à réfléchir. Que ce soit Nicole Malinconi qui pour la première fois parle de son père italien dans son dernier roman, "Nous deux", sur le quatrième de couverture duquel on indique pour la première fois son origine italienne ; Jean-Pierre Orban, qui ajoute Grillandi (nom de sa grand-mère italienne) à son nom de famille et qui entreprend d'écrire une chronique sur l'immigration italienne "Eppur si muovono". Voici deux exemples visibles d'un retour de la mémoire, qui, lors des premières rencontres avec eux, les questions quant à leur origine leur paru "bizarres", est chez eux étonnant. D'autres comme Carino Buccarelli, Giuseppe Palumbo ou Francis Tessa se mettent à publier des textes bilingues, ce qui marque un changement par rapport à leur importante production antérieure.

Ce ne sont là que quelques observations. Et, je n'ai pas l'intention de voir dans tous cela un retour de l'histoire, et une transformation "ethnique" de cette littérature. Je le répète, et ce sera ma conclusion, la production littéraire des Italiens est trop jeune (et est à venir), pour que l'on puisse d'ores et déjà la fixer dans des schémas d'analyses définitifs.

 



[1] Migrance 4-5, Spécial Belgique, 3ème trimestre 1994.

[2] Le Carnet et les instants, 84, sept-nov 94, p. 1.

[3] Cette recherche s'attache aux auteurs de l'aire francophone du pays. Les auteurs néerlandophones constituent ainsi un monde à explorer.

[4] Ces groupes sont décrits plus avant

[5] Le monde des eurocrates est mal connu, il existe une revue qui publie les textes des fonctionnaires européens, mais il faudrait peut-être étudier ce groupe à part.

[6] Métamorphoses d'une utopie, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, Tryptique, 1992, pp 91-104.

[7] Idem.

[8] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure, Minuit, 1975

[9] Franck Venaille, "Langue dominée/langue dominante", in : L'oiseau chante d'après le bec qu'il a, pp 24-28, Paris : Souffles, 1988.

[10] Je reprends globalement ici ce que disent Guattari et Deleuze, op cit, en tentant une approche de la littérature des Italo-Belges par ce biais.

[11] Girolamo Santocono, Rue des Italiens, Editions du Cerisier, 1986.

[12] Loredana Bianconi a gagné un prix pour son film "La mina" sur l'immigration italienne. Nombre de télévisions européennes l'ont programmé, sauf la RAI, qui, par envoi d'un fax en anglais... argumentait que l'Italie, 7ème puissance économique mondiale, n'avait rien à voir avec ce passé misérable !

[13] Thèse de doctorat, EHESS, 1992

[14] Dans une enquête menée en 1991 sur 100 jeunes Italiens (18-25 ans) de Bruxelles, il apparaissait que ceux-ci avaient plutôt tendance à apprendre l'italien. La démarche est la même et l'on peut y voir un retour symbolique fait par les enfants, qui remplace celui que n'ont pas fait les parents.

[15] Cité dans Gianni Vattimo : La société transparente, Desclée de Brouwer, 1989

[16] La letteratura dell'emigrazione – Gli scrittori di lingua italiana nel mondo, a cura di Jean-Jacques Marchand, Torino : Fondazione Agnelli, 1991, pp 81-94.

[17] Autour du roman beur : immigration et identité, Michel Laronde, Paris, L'Harmattan, 1993.

[18] Leadership et pouvoir dans les communautés d'origine immigrée : l'exemple d'une communauté ethnique en Belgique, Marco Martiniello, Paris, Ciemi, L'Harmattan, 1992.