Nadine DECOURT
IUFM de Lyon

Pratiques de contes immigrés :
Quand des femmes entrent en littérature

Les littératures orales connaissent depuis une dizaine d'années un renouveau qui réjouit les chercheurs et se manifeste à travers l'invention de rituels urbains : festivals, stages, colloques et séminaires ont remplacé les antiques veillées, le temps des villages. Le conte est sorti des écoles et des bibliothèques, lesquelles ouvrent largement leurs portes à ceux que l'on n'ose plus appeler les "nouveaux conteurs". Les populations issues de l'immigration ont contribué à ce retour à l'oralité tout comme elles en ont profité aussi, à travers un marché de l'interculturel. En effet des enseignants soucieux d'établir des relations avec des publics dits difficiles se sont servis du conte comme outil médiateur, comme objet de dialogue. Ces sollicitations, souvent relayées par les centres sociaux, ont favorisé l'émergence d'un répertoire spécifique, publié, à de rares exceptions près, de manière aléatoire. Ainsi, à côté d'une littérature beur, d'une écriture propre aux jeunes générations issues de l'immigration, des mères et jeunes mères-grands se lancent à la conquête d'un nouvel espace littéraire. Ne seraient-elles pas en train d'inventer, à travers les contes, un art de la médiation porteur d'une esthétique nouvelle, en quête de ses propres formes de transmission†? Je voudrais ici m'appuyer sur une expérience menée avec un groupe de femmes immigrées pour tenter de dégager quelques traits de cette entrée en littérature.

Petit laboratoire interculturel de littérature orale

Onze femmes immigrées, neuf maghrébines, deux laotiennes, se sont retrouvées dans le cadre d'une formation en alternance "Contes et récits de la vie quotidienne". Agées d'une quarantaine d'années en moyenne, peu ou pas scolarisées au pays d'origine, elles sont arrivées en France il y a une vingtaine d'années environ et ont suivi des cours d'alphabétisation. Recrutées par le bouche à oreilles à travers l'agglomération lyonnaise, elles ont accepté un contrat de travail prévoyant une journée autour du conte dans le local d'une association située au centre ville et un temps équivalent de stage dans une école ou un équipement de quartier, au plus près du domicile de chacune. Il ne s'agissait pas de former des conteuses, dans un objectif d'insertion économique, mais d'aider des femmes à se réapproprier un patrimoine, et, à partir de là, fortes de leur identité, à trouver les moyens de mieux s'insérer dans leur environnement. Le conte a donc été posé dès le départ comme créateur de liens dans le groupe et sur les divers terrains de pratique. L'équipe d'animation était assez diverse et solidaire pour garantir un effort d'ouverture, une ouverture symbolisée par la présence presque exotique des deux laotiennes. Le français s'est imposé comme langue véhiculaire, non sans recours aux langues maternelles, quand besoin était, le travail de mémoire s'exerçant ainsi dans une rupture radicale avec la tradition. L'objectif était bien de se remémorer des contes pour les transmettre à nouveau dans les écoles, les bibliothèques, les centres sociaux, à des publics d'ici, forcément mélangés, d'enfants le plus souvent, et si l'occasion se présentait, d'adultes. Ces allers-retours entre le groupe et les terrains de stage ont contribué à faire sortir les contes de la tribu, à impulser une dynamique d'exploration intra- et interculturelle. A la différence des informateurs habituellement sollicités dans les opérations de collecte, les membres du groupe ont d'abord fait l'expérience d'une matière première échappant au temps et à l'espace, de contes sans frontières, étrangement identiques du Maghreb au Laos en passant par l'Europe des frères Grimm, étrangement différents dans un ensemble culturel donné, d'une conteuse à l'autre, dans une irréversible fragmentation du domaine habituellement étiquetté "maghrébin", "arabe" ou même "arabo-berbère". Je ne traiterai pas ici directement des processus de développement mis en oeuvre quant à l'identité personnelle ou collective mais m'attacherai au travail de conscience littéraire induit par ces pratiques du conte en situation interculturelle. Tout le groupe s'est de fait constitué en petit laboratoire de littérature orale en situation interculturelle, a inventé peu à peu les modalités d'une recherche-action.

Immigrations au féminin

Comme le rappelle J.-N. Pelen à propos des contes cévenols, la littérature orale, dans aucune culture, n'est énoncée à brûle-pourpoint et c'est une erreur de la recueillir ainsi. Les premiers échanges qui ont eu le conte pour prétexte ont fait surgir des souvenirs d'enfance, des odeurs, des saveurs, des visages et des paysages enfouis, laissés au pays comme bric-à-brac inutile, ou trop encombrant et lourd à porter dans la grisaille des villes. Les contes se sont donc tissés sur fond d'anecdotes, entre le réel et l'imaginaire, dans la confrontation.

L'évocation du "pays" a réveillé des blessures et des ruptures. Arrachements au pays, scènes de guerre pour les laotiennes, ont pu se dire enfin, sujets de conversation parfois interdits en famille dans une volonté délibérée de réparation par l'oubli. Dans l'intimité et la chaleur du groupe, dans le partage de l'exil, les contes ont fait surgir des récits de vie, ont croisé les trajectoires personnelles de filles privées d'école, offertes à des mariages sans "l'amour" à l'occidentale, transplantées loin d'une mère, d'une grand-mère, d'une grande famille. L'image mythique d'un paradis perdu s'est alimenté de ce temps de l'enfance retrouvé à plusieurs voix. Elle a provoqué en corollaire, dans la violence ou la dérision, l'expression des misères de l'immigration : la froideur des villes et de leurs murs soit-disant peints, l'incompréhension quand il a fallu accoucher à l'hôpital, renoncer à des rites précieux d'enterrement du placenta, la visite humiliante de l'assistante sociale. Mais par-delà les nostalgies et les douleurs, se sont exprimées aussi des curiosités ethnographiques, cristallisées, en dépit de leur difficulté à parler en français, par les deux laotiennes. Coutumes et croyances religieuses, rapport à la mort, à l'argent, au pouvoir ont fait l'objet de discussions animées, voire de mimes quand la langue faisait trop défaut. Ainsi ce cours tout en geste sur les manières dont il convient qu'une femme laotienne s'adresse à un homme et lui témoigne son respect. Les rires laissaient entendre le ravissement incrédule derrière un questionnement de sociologues et d'anthropologues. Et s'il y avait femmes plus opprimées que "nous", et si les génuflexions asiatiques étaient pires que le voile islamique ? Qu'est-ce qu'aimer et être aimé ? Comment concilier tradition et modernité, médecine occidentale et pratique chamanique ? Où en est-on des rituels du mariage ici et là-bas ? "Immigrations comparées", le dossier, une fois ouvert, n'a cessé de s'étoffer, de donner à voir des ressemblances et des différences. Des femmes ont puisé dans l'imaginaire des contes le courage de dire "je" et, sans même avoir à dire "je", dans la parole du conte, d'oser se dire.

Du répertoire

Les premiers contes ont fait éclater la douleur de la séparation, la perte de la terre-mère. "La vache des orphelins" a introduit un abondant corpus de frères et soeurs malheureux, poussés à l'exil par les persécutions d'une marâtre. Toutes les variantes ont trouvé leur place, y compris celle de la maman-vache laotienne, dans une même symbolique de l'animal nourricier, substitut de la mère, au grand ébahissement de l'auditoire. De persécutions en persécutions, "Cendrillon" en est venue à s'imposer comme figure consensuelle et emblématique, sorte de "femme-enfant-immigrée" condensant toutes les misères du monde. Les contes d'enfants malins ont été aussi nombreux, en contre-partie, à attester les valeurs de la débrouillardise, à célébrer la revanche des pauvres et des exclus sur les puissants de ce monde, dans une logique de l'intégration réussie. Le conte cependant n'en a pas moins véhiculé, dans toute son ambiguïté, la question du bonheur, à travers une thématique du "Pauvre et du Riche" inlassablement reprise par les unes et les autres, la variabilité allant jusqu'à l'inversion même de la leçon que nous connaissons bien par la fable du "Savetier et du financier". Berceuses, chansons d'amour et devinettes ont certes tempéré la satire sociale et donné sa place au rêve, mais les rapports de force dans le couple, l'équilibre du masculin et du féminin ont nourri tout un cycle de contes facétieux, jugés d'abord peu adaptés à des enfants mais rapportés avec délices et ensuite introduits avec succès dans les écoles. "Les deux vieux qui ne voulaient pas attacher l'âne", "La femme stupide", "L'homme qui battait sa femme" mettent en scène la bêtise et donnent à rire, mais aussi à réfléchir. Ces contes n'ont pas surgi à l'improviste mais en étroite corrélation avec la vie du groupe, au plus près parfois des drames les plus intimes. Enfin, un conte a accompagné et comme guidé le groupe dans ses cheminements interculturels, "Les oeufs du serpent", sorte de conte-fétiche aux multiples versions qui a servi à dire la métamorphose, la peur de l'autre mais aussi le pari de la rencontre. Une soeur avale des oeufs de serpent, victime de la ruse d'une belle-soeur jalouse. Enceinte, elle est abandonnée des siens, recueillie par un passant qui la délivre et l'épouse. Il lui a fait manger une viande très salée et l'a suspendue la tête en bas au-dessus d'une bassine d'eau pour faire sortir les serpents de son ventre. Son frère passe un jour chez elle, elle lui chante toute son histoire et se fait reconnaître. Le motif du simulacre d'accouchement est aussi constant que l'émotion qu'il suscite. Il illustre bien toute l'ambiguïté du serpent, animal tantôt bénéfique, tantôt maléfique, triple symbole, comme le souligne G. Durand, "de la transformation temporelle, de la fécondité et de la pérennité ancestrale". Le serpent, "animal lunaire qui mue tout en restant lui-même", n'a cessé de hanter les mémoires et de donner figure au travail de l'identité en oeuvre dans le groupe.

Ainsi, toute limitée que puisse être cette expérience du conte dans un groupe interculturel, pourrait-on, à partir d'elle, faire l'hypothèse de l'émergence d'un corpus spécifique centré sur les questions d'identité, voire d'interculturalité. Soi et l'autre, dans la migration, le couple, la société, ces thématisations sont suffisamment prégnantes et ouvertes pour trouver un auditoire et privilégier un répertoire, ce qui resterait à étudier sur une plus vaste échelle et à plus long terme.

Vers un néocontage ?

Le conte n'est pas seulement compris par un répertoire et ses thématiques. Il est d'abord objet d'oralité, d'interactions verbales, transaction avec un public. A l'hypothèse d'une spécification du répertoire, je voudrais joindre à présent quelques remarques sur ce qui me semble caractéristique d'un nouveau contage.

Tout d'abord, si les conteuses ont pris confiance en elles, leur quête d'identité est passée par une connaissance littéraire d'elles-mêmes. Elles ont eu la révélation de leurs capacités à narrer sans le secours du livre, à la différence de leurs responsables de stages (enseignants, bibliothécaires, travailleurs sociaux). Si elles ont fait des progrès en français au cours de la formation, elles ont appris à ne plus avoir peur de leurs "fautes", à faire la part en quelque sorte de la langue et du récit, à prendre acte du plaisir que procurait à leur auditoire la saveur de leur style oral le plus authentique. Avec elles, des enfants et des adultes ont découvert la force d'une littérature populaire aimantée par les tâtonnements et les trouvailles de l'interlangue. Ces conteuses novices ont donc un statut totalement différent de celui des conteurs "savants" qui interviennent habituellement dans les écoles en maîtres de la parole. Elles ne sont pourtant plus dans la position des mères venues aux premiers temps de la pédagogie interculturelle apporter leur culture d'origine. Si elles affichent leur patrimoine, comme autrefois, sur le mode du "nous", avec un plaisir évident pour la glose culturelle, c'est avec la conscience d'apporter une culture parmi d'autres, la leur en l'occurrence, et d'ouvrir ainsi un pluriel des cultures garanti par l'intertextualité de contes remémorés dans le groupe par bribes et corpus. Les jubilations éprouvées dans la découverte des variantes d'un même conte les ont poussées à inventer un mode interculturel de narration, à en explorer et rôder ensemble quelques procédés. Ainsi à la gêne de la traduction en français des paroles formulaires et refrains a fait place l'irruption délibérée et poétique de la langue maternelle, dans cette euphorie de la langue autre qui est une manière de négocier un droit à l'opacité. Le contage alors se fait plus métissé que bilingue et crée de nouvelles connivences à travers la musique d'une langue ravivée par la suspension du sens. Il y a eu également dans l'intimité du groupe des contages à plusieurs voix. Soit le conte ne pouvait plus rester dans l'unicité de sa version et nécessitait chaque fois d'être retrouvé dans la diversité et la mouvance de ses variantes. Soit un même conte, pris à une source, circulait ensuite d'une langue à l'autre, jusqu'à épuisement du répertoire verbal disponible, le chaouïa à côté du kabyle ou du hmong.

Petit à petit, de corpus en corpus, un répertoire d'un nouveau type s'est structuré, dans un plaisir partagé du même et de l'autre. A côté des tentations et tentatives d'écriture observées ici et là, lorsque telle conteuse apportait son conte par écrit ou l'exhibait comme trophée à travers une suite de dessins légendés par de jeunes élèves, est né le projet de fabriquer un livre qui ne déroge en rien aux nouvelles exigences d'une esthétique de l'interculturalité. Tel est le pari engagé aujourd'hui de mobiliser, entre oral et écrit, toutes les dynamiques de la variance.

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Des contes sont donc venus dire les splendeurs et misères de l'immigration et faire la démonstration, par leur simple rencontre, de l'unité et de la diversité de l'homme. Cette leçon d'anthropologie, via le Maghreb sous l'éclairage du Laos et réciproquement, s'est exercée dans et par la littérature. Oeuvre d'un groupe interculturel, les contes ont suscité et stimulé un travail de mémoire et réactivé des scènes de la vie quotidienne. Repris et répétés au fil des séances mais aussi dans les stages, ils se sont peu à peu détachés de leurs contextes d'origine pour acquérir le statut d'objets littéraires. La répétition a mis en exergue le système de transformations propres à l'oralité et créé à la fois une mise à distance et un plaisir de l'intertexte. Des femmes en ont profité pour entrer en littérature et s'inventer un rôle de médiation fondée sur une pratique des textes, soit qu'elles content, soit qu'elles collectent, soit qu'elles se mettent à écrire. Dans ce parti pris de rencontre avec l'autre, toujours est-il qu'elles pourraient bien nous donner à voir une des fonctions essentielles du conte aujourd'hui, à savoir nous aider à mieux imaginer et penser le pluriel.