Michel LARONDE
University of Iowa

Stratégies rhétoriques
du discours décentré

Surtout, il gueule : "j' t'envoye à l'école pour signer ton nom. A la finale, tu m' sors d'autres noms catastrophiques. J'croyais pas ça d'ma fille. J' croyais elle est intelligente comme son père. J' croyais elle est fière. Et r' garde-moi ça : elle s'appelle Georgette !"
 (Georgette !, p. 148).

Un discours "décentré" a pour support tout Texte qui, par rapport à une Langue commune et une Culture centripète, maintient des décalages idéologiques et linguistiques. Il s'agit de Textes qui sont produits à l'intérieur d'une Culture par des écrivains partiellement exogènes à celle-ci, et dont le débord (à la fois celui du Texte et celui de l'Ecrivain) exerce une torsion sur la forme et la valeur canoniques du message.

En France, le roman beur est le seul discours romanesque à entrer dans cette catégorie ; il est décentré par rapport au français et à la Culture française. On pourrait alors penser à étendre le discours décentré aux littératures francophones, mais ce serait nier leur indépendance culturelle manifeste : si le décentrage linguistique est envisageable, il s'agit d'un ancrage différent –et non d'un décentrage – du point de vue idéologique ; le Discours et, partant, le Texte (puisque Texte et Discours sont simultanément effet et cause à la fois du linguistique et du culturel), ne seraient donc qu'incomplètement décentrés. Par contre, on pourrait considérer le cas d'auteurs francophones où l'Ecriture, interne à la Culture française, produit une torsion sur la forme et sur la valeur du message qui est différente de celle du roman beur, mais qui offre néanmoins un décentrage linguistique et idéologique du Discours. Dans cette perspective, l'Ecriture de Calixthe Beyala – dans Le Petit Prince de Belleville – est décentrée. A un degré différent, mais sans l'exclure, il faudrait considérer l'Ecriture de Suzanne Dracius-Pinalie dans L'Autre qui danse comme décentrée, au moins en partie ; le Texte pourrait être utile pour jauger les limites du décentrage. Etayé sur d'autres Langues et d'autres Cultures, le discours décentré devrait admettre, en priorité, les Textes produits par l'immigration dans d'autres pays d'Europe.

 

Si le roman beur est le seul discours de groupe en France à être décentré, c'est que la situation socio-culturelle de "la génération issue de l'immigration maghrébine" est la seule à être en position de superposition de cultures : quand on s'en tient à la question de Texte, les autres cultures de l'immigration n'ont pas produit de discours romanesque. On le voit, Texte et Discours se côtoient sans cesse ; ils n'existent pas l'un sans l'autre. C'est que, dans la dimension toute verticale que possède le Discours, si le Texte est le niveau qui affleure, il y a place, en profondeur, pour une autre réalité qui gonfle le Texte de sa dimension discursive, c'est-à-dire qui insuffle au Texte sa valeur de Parole et motive donc à la fois l'un et l'autre, Texte et Discours : c'est l'Ecriture, que j'entends ici dans le sens où l'entend Roland Barthes : "l'écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l'Histoire" [1]. Curseur de la Parole de l'Ecrivain traversant l'épaisseur du Texte, l'Ecriture porte le message décentré au niveau du Discours.

Ainsi, c'est dans une dimension autre que le rapport à la Culture que je cherche ici les supports du message idéologique de l'Ecriture décentrée : c'est-à-dire dans le rapport privilégié à la Langue. Je dois entrer dans le domaine de la Langue (puisqu'il existe, avec le roman) pour y chercher les mécanismes qui pourront dégager à la fois l'identité de l'Ecriture décentrée et le message qu'elle porte au niveau de la Parole, donc pour cerner la dimension idéologique de ce message. Or, l'Ecriture ne peut se dispenser de la rhétorique car si, en tant que fonction, l'Ecriture décide de ce que doit accomplir le Texte, la rhétorique, elle, est le support de la fonction et l'outil de l'exécution. En fin de compte, c'est la rhétorique qui permet au message de porter une signification doublement idéologique : d'une part la rhétorique retrouve la Culture en faisant acte de création par le mécanisme de la Langue, d'autre part la rhétorique s'en éloigne en faisant acte politique dans la torsion de l'Ecriture (à la fois la torsion qu'elle subit de la part de la culture centrale et celle qu'elle crée pour se dégager de cette même culture ou, au moins, pour lui résister). Pour le critique, la rhétorique a donc l'avantage de relier Ecriture et Culture, c'est-à-dire de lui permettre de découvrir le message idéologique que porte l'Ecriture décentrée, message à la fois de créativité défléchie quand elle parle l'Homme (l'écrivain), et de résistance au pouvoir quand elle parle l'Histoire (la société). Car il s'agit bien de cela : ce que l'écrivain fait passer de la société dans l'Ecriture, le critique s'évertue à le retrouver dans l'Ecriture pour le restituer à la société. Dans le cas de l'écriture beure (mais il en sera de même de toute écriture décentrée), le critique a aussi la tâche, puisque l'écriture décentrée a une dimension idéologique de déport par rapport à l'écriture centrale (dans le sens où déport signifie du même coup complicité et dérive), d'en protéger la liberté et de dénoncer, le cas échéant, récupération, rejet, ou annulation par la culture centrale.

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Les mécanismes qui assurent une politique au niveau de la mise en place du discours décentré sont donc rhétoriques. M'intéressent alors moins la signification de ce discours (c'est-à-dire le niveau de la Parole) que les stratégies textuelles mises en oeuvre pour le produire : c'est-à-dire le domaine de la Langue et, dans ce domaine, plus particulièrement les constructions, procédés et figures de langage qui constituent la trame de l'Ecriture. Mais si le but est ici d'isoler les stratégies rhétoriques qui supportent une politique du discours dans le domaine de la Langue, il faudra bien glisser au domaine de la Parole pour y chercher la signification de cette rhétorique, c'est-à-dire sa valeur politique car seul un frottement réciproque est capable de générer une dialectique.

 

A mon sens, il y a dans le domaine didactique du vaste système de la rhétorique, un champ privilégié qui permet au discours décentré de détourner au niveau de la Langue le message central produit au niveau de la Parole : c'est le domaine du tropos (c'est-à-dire ce qui dans la rhétorique "tourne" le sens du Discours), qui donne au langage le pouvoir de manipuler et restructurer la signification de la Parole centrale en Parole décentrée. Et dans la tropologie, entre les grandes figures de la rhétorique classique, le mécanisme qui permet le mieux la surdétermination du message est l'Ironie, dont le caractère spécifique peut être défini par l'idée de contrariété. L'Ironie ne peut donc être produite, puis perçue, que s'il y a décalage (c'est-à-dire référence décentrée) par rapport à au moins un discours qui permet d'établir la présence de cette valeur ironique dans la Langue. Car la rhétorique étant un immense système structuré par la Culture, il fallait bien que se développent à l'intérieur de ce système des mécanismes de transgression (les parodies, les allusions, les argots, et bien d'autres) pour déstabiliser la signification canonique du langage, c'est-à-dire, en recodant celui-ci, pour donner à la signification des variations (sournoises) qui la pluralisent. Et il faut remarquer que l'Ironie est la stratégie rhétorique d'élection chez plusieurs écrivains beurs, notamment chez Farida Belghoul, Medhi Lallaoui, Akli Tadjer et Ahmed Zitouni. Elle semble être le mécanisme que les écrivains ont manipulé avec le plus d'efficacité pour déjouer la clôture politico-rhétorique et faire jouer la signification entre politique du Discours (le domaine de la Langue) et discours politique (le domaine de la Parole) ; elle est aussi, soit dit en passant, ce qui représente le mieux l'originalité esthétique de certains romans.

 

Pour préciser la place de l'Ironie dans le système rhétorique, je ferai les remarques suivantes. Dans le domaine général des métaboles ou figures de rhétorique, l'Ironie est un métalogisme, c'est-à-dire qu'elle appartient, stricto sensu, au domaine du contenu et porte sur la logique (et non sur la sémantique). Or, si la contrariété caractérise l'Ironie, je m'aperçois qu'elle caractérise aussi le champ entier des métalogismes. Car contrariété équivaut aussi bien à détournement, à décalage, à déplacement et, finalement, à décentrage, tous termes dont l'existence dépend des termes auxquels ils se réfèrent. Et tout métalogisme doit faire appel lui aussi à une "réalité" considérée comme objective, pour s'en séparer et tirer effet de cette distanciation. Par exemple, dans l'euphémisme, un énoncé de degré zéro (ou référent) auquel on adjoint des sèmes nouveaux qui le défigurent partiellement se laisse pourtant deviner sous le maquillage textuel, ce qui permet de percevoir la signification ironique : litote ('finiane' 'finiant' pour 'fainéant' dans la plupart des romans) ou hyperbole ('qu'Allah te crève les yeux' dans certains romans), l'euphémisme dit moins ou plus que le référent, et souvent moins et plus à la fois ; lorsque la substitution s'opère par la négative, l'euphémisme tend d'ailleurs à se confondre avec l'ironie en tant que seule métabole, ainsi qu'avec l'antiphrase. Quant à l'allégorie, sur le plan rhétorique, seule la référence à la norme permet de la saisir sous une substitution sémantique qui peut être totale ; le meilleur exemple dans le roman beur est la chaîne métaphorique de plusieurs pages que développe Akli Tadjer pour définir 'les A.N.I.' [2]. La possibilité d'établir la présence d'une valeur ironique dans la Langue n'existe donc que s'il y a décalage par rapport à un discours référentiel, qui vaut pour cette "réalité".

La semi-clandestinité serait alors le lieu où se développe le mieux le métalogisme. D'une part, il se définit dans un état de langue qu'il ne met pas en cause, c'est-à-dire qu'il nécessite de prendre les mots dans le sens "propre" ; en somme, il exige l'existence du référent. D'autre part, le métalogisme parasite le référent qu'il n'accepte qu'en tant que tremplin du sens détourné, c'est-à-dire qu'il contredit le sens qu'on pourrait donner au référent. Le processus de décentrage du Texte à la Lecture se fait alors par des procédés qui permettent d'établir la valeur idéologique de l'Ecriture décentrée. On le voit, les conditions qui justifient la présence de l'Ironie dans le discours décentré justifient aussi la présence de tous les métalogismes. Car cette semi-clandestinité se retrouve aussi bien dans la litote et l'euphémisme (on dit moins pour dire plus), l'hyperbole (on dit plus pour dire moins), le pléonasme (on en dit trop), l'antiphrase et l'antithèse (on nie ou annule ce qu'on a dit), la réticence, la suspension et le silence (on dit partiellement ou on ne dit pas), le paradoxe (on contredit ce qu'on a dit). J'ai donc tendance ici à utiliser Ironie pour recouvrir les autres métalogismes.

 

Le besoin de clandestinité – sans laquelle ne peut exister le jeu indispensable à la présence de l'Ironie – explique peut-être l'insuccès rhétorique du point d'ironie imaginé par Alcanter de Brahm pour signaler diacritiquement les unités de la Langue à lire de manière ironique. D'un côté, le point d'ironie comme signe permettait de trier d'emblée la présence des phrases à valeur ironique. Il codait directement une des dimensions rhétoriques du Discours. Il évitait ainsi qu'on ait à revenir au Texte par un mécanisme qui appartient au processus de lecture critique, c'est-à-dire par une démarche qui permet de décoder la Langue après coup, par retour (relecture) et détour (double lecture), pour dé-couvrir la valeur ironique (pour ôter ce qui la couvre). De l'autre côté – et c'est peut-être la cause de son insuccès – l'utilisation du point d'ironie rendait justement caduc le jeu clandestin de cache-cache entre le plein du langage et une de ses torsions qui fait de la lecture ironique un exercice ludique et donne à la signification une épaisseur à la fois ouverte, et cachée. Tout comme le point d'interrogation et le point d'exclamation me signalent des codes d'interprétation de la Langue (la question directe, la mise en doute, le contre-discours, par exemple, pour le premier ; l'affectivité, le doute, la surprise pour le second, et bien d'autres dans les deux cas), le point d'ironie permettait de coder la Langue en en signalant conventionnellement et d'emblée une dimension rhétorique particulière. Ce qui délimitait d'une part plus clairement le champ d'application de l'Ironie, la rendant ainsi plus efficace en tant qu'outil rhétorique mais ne manquait pas de limiter aussi l'ouverture de la signification qui y perdait une de ses qualités primordiales : l'ambiguïté. Elle y perdait alors sa dimension de semi-clandestinité et se retrouvait du coup ne plus jouer son rôle de décentrage, dépouillée qu'elle était par le Discours central de la place décentrée qui lui revient.

Car si le point d'ironie permettait de ne pas se tromper sur les intentions du Texte, il détournait pourtant tout un pan du Discours, celui qui justement ne peut exister que par absence de reconnaissance formelle. Le Texte y perdait du coup une dimension rhétorique : celle qui n'existe que parce qu'elle maintient le doute sur certaines intentions du Texte. Mais s'il y perdait une part de sa dimension ludique, donc de sa liberté, il y gagnait en rhétorique pure dans sa capacité à faire entendre clairement plus, moins, ou autre chose que ce qu'il dit. Dans l'état présent de la Langue – où l'Ironie n'est pas codifiée de façon diacritique – et du discours décentré – où il est encore clandestin car le débord de la signification est à ouvrir –, la recherche des unités porteuses d'ironie reste donc primordiale au point que sans elle, des pertes considérables au niveau de l'épaisseur de la signification ne permettent qu'une lecture partielle du discours décentré.

Les unités culturelles décentrées

Je sais que la Culture découpe le contenu de la connaissance en unités de perception, appelées unités culturelles en sémiologie, et qu'elle les restructure en systèmes pour se donner cohérence et densité. Ces systèmes de signes évoluent sans cesse : puisqu'ils forment des chaînes sémantiques dans lesquelles le signifié d'un signifiant devient à son tour le signifiant d'un nouveau signifié, toute modification d'un maillon de la chaîne affecte la chaîne entière. Or ici, la Culture française est soumise a une restructuration interne sous l'impulsion de perceptions nouvelles nées d'un jeu de contradictions qui lui sont inhabituelles. Au niveau du discours romanesque, ces perceptions nouvelles donnent lieu à une situation de quiproquo, littéralement : le Texte présente deux sens différents, celui que l'Ecrivain lui donne, et celui que le Lecteur reçoit. Car il s'agit bien de cela : si le Texte est unique (la Langue est commune à l'Ecrivain et au Lecteur), le message de l'Ecrivain n'est plus celui que le Lecteur reconnaît comme familier. J'ai alors affaire à un mécanisme ironique où le glissement de la signification a lieu à partir d'un décalage de certains signifiés qui deviennent à leur tour des signifiants décalés. L'unité culturelle porteuse d'Ironie (je serais tenté de l'appeler décentrème) est donc un signifiant dont je dois cerner le signifié "décentré" (dans le champ de la Culture beure) par un processus de confrontation (opposition, annulation, écart) avec le signifié "central" (celui que je perçois directement dans sa signification conventionnelle dans la Culture française) que porte aussi ce même signifiant. Or, comment trier les signifiés décentrés quand les signifiants sont communs linguistiquement (au niveau de l'expression) au discours central et au discours décentré ? Dans le système sémantique global, les unités culturelles décentrées n'occupent que certains lieux du système (un système saturé ne serait plus le support d'un discours décentré mais bien d'un autre discours "plein"). Elles sont délimitées par les autres unités culturelles du système, celles qui sont neutres parce qu'elles ne sont pas saturées par l'Ironie ; ou encore : celles dont le signifié ne subit pas de glissement par rapport à une norme car elles sont cette norme. On le voit, l'unité culturelle dans le cadre du discours décentré ne recouvre donc pas le champ total des unités culturelles du discours central mais seulement des éléments particuliers de ce discours, privilégiés par l'Ecriture décentrée. Le signifié décentré ne "sort" donc qu'au terme d'une analyse sémiotique du contexte culturel dans lequel il baigne. C'est l'accumulation progressive de ces éléments dynamiques qui décale la signification globale du discours par un jeu de différences par rapport aux signifiés du discours central. Si cette restructuration n'affecte que des champs sémantiques partiels, tout glissement d'un signifié particulier entraîne cependant une modification de la chaîne sémantique dans un mécanisme de restructuration continuelle en fonction des situations. La signification est donc en constante évolution ; c'est d'ailleurs ce qu'il faut entendre par la vie d'une Culture.

Aperçus mécaniques

Dans le cas des unités culturelles décentrées dont le signifié n'est pas porté par une modification linguistique du signifiant, le décentrage est à chercher non pas au niveau de l'expression mais au niveau du contenu. C'est donc plus un travail sur la dialectique qu'un travail sur la rhétorique. La Lecture critique procède alors comme pour une analyse du discours central ; en effet, si le décentrage que je veux codifier ici est original dans la valeur du message qu'il porte, les mécanismes qui le fondent sont familiers à la Culture. Et comme pour le discours central, la recherche des unités culturelles décentrées conduira à découvrir les écarts aussi bien dans le champ des valeurs et des idées que dans celui de portions plus vastes du contenu telles que les idéologies. Le décentrage qui se produit au niveau du contenu du discours à l'exclusion de la forme semblerait plus apte à porter un message idéologique. Et d'un point de vue critique, l'interprétation du discours semblerait plus facile puisqu'il s'agit plutôt d'un codage (j'applique ma vision au Texte pourvu qu'il puisse la porter) que d'un décodage (le Texte m'impose une vision qu'il me faut respecter) ; mais elle est aussi plus aléatoire pour ces mêmes raisons.

La lecture du décentrage du discours est autrement stricte lorsque l'Ironie est déjà gravée dans le corps du Texte par la Langue et le Style ; quand le décentrage est inscrit dans la morphologie et la syntaxe, c'est-à-dire au niveau de l'expression, qu'il est pris dans le Texte qui affleure le Discours et qu'il jaillit de l'Ecriture, lien entre Texte et Discours, entre la forme (acte de création) et la signification (but social) du message. Là, je retrouve dans le Style les jeux morpho-syntaxiques qui signent l'Ecriture ironiquement aussi sûrement que le ferait le point d'ironie. Tout comme pour le contenu, la torsion des métaboles dans l'expression (les métaplasmes) porte le débord du message : les mécanismes de suppression qui disent moins pour dire plus basés sur la syncope et la synérèse, l'aphérèse et l'apocope ; les mécanismes d'adjonction qui disent plus pour dire moins basés sur les prosthèses. A remarquer que dans le Texte beur, un nombre important de manipulations a lieu dans le domaine de l'expression alors que c'est un fait relativement rare dans les textes littéraires en général où les manipulations ont lieu surtout dans le domaine du contenu (métasémèmes et métalogismes). Cette séparation entre domaine du contenu et domaine de l'expression est une manière de codifier l'analyse ; la réalité du discours décentré est souvent tout autre. Le décentrage du Texte repose en général à la fois sur une série de métaboles tant au niveau de l'expression, que du contenu. C'est l'interface entre ces deux niveaux de l'Ecriture qui rend la Lecture du Discours plurielle et c'est la polysémie qui décentre le Discours.

La citation tirée du roman de Farida Belghoul, Georgette !, choisie en exergue à ce travail, est relativement peu signifiante en soi au domaine de l'expression dans la mesure où elle ne se décale pas spécialement du Discours central ni par la Langue, ni par le Style ; au domaine du contenu, elle reste anodine si je la considère hors du Discours romanesque beur global. Considérée dans le seul cadre du roman de Farida Belghoul, elle a surtout la particularité d'occuper une place spatiale privilégiée puisqu'elle est la matrice titrale, c'est-à-dire le lieu du Texte où le titre, enchâssé dans le discours romanesque, prend sa signification. Ici, la matrice titrale apparaît à la page 148, donc bien avant dans le Texte. Jusque-là, ma lecture du titre est encore naïve : Georgette est un prénom féminin français courant dont les dénotations culturelles me sont tellement familières que la signification frôle la tautologie : le prénom connote d'emblée féminité, francité, identité ; le signe diacritique ajoute à cela une dimension rhétorique dont je ne perçois pas le sens au-delà de l'exclamation. Tout change à partir du point où 'Georgette !', en tant qu'unité culturelle, entre dans le corps du roman par le biais de la matrice titrale. Tout un pan du discours romanesque se décentre en amont de ce point : la matrice titrale me pousse a réajuster mes présomptions de Lecture, à remonter le courant de la linéarité pour donner au roman une profondeur que le Texte ne me permettait pas encore jusque-là ; pour ce faire, je suis la chaîne réactive des décrochages sémantiques que subissent certaines unités culturelles à partir de la matrice titrale, et en réaction à celle-ci (dans le sens d'une réaction chimique, non d'un rejet) ; ou encore : je constate une pluralisation réactive de certaines unités culturelles lorsque ma Lecture se voit forcée de tenir compte d'une donnée nouvelle, la présence à retardement et à rebours –comme c'est souvent le cas car elle est parasite d'un autre système – d'une dimension ironique. L'unité prend alors une signification plurielle : si la féminité, toujours présente, se confirme ('ma fille'), la Parole du père brouille le message au niveau du contenu ; la francité se double d'un doute : le prénom dit dorénavant moins, plus, ou à la fois moins et plus que ce qu'il disait comme message central ; l'identité se creuse d'autant et la dialectique s'épaissit. En réaction à la poussée de ces nouvelles présomptions, ma Lecture charge la Langue du poids de l'Ecriture qui vient à la rescousse de la signification. Métagraphe archaïsant, syncopes, niveaux de langue, phrasé ; l'Ironie perce aussi sous les craquements de la Forme et du Style, inscrite finalement dans le point d'exclamation qui signe dorénavant le décentrage jusque dans le titre.

 

On le voit, la politique de l'Ecriture décentrée a nécessairement deux dimensions : à la fois une dimension idéologique, et une dimension linguistique, avec la particularité que cette dernière est souvent le support de la première. C'est dire que le Style de l'Ecrivain, ce passé intime et profond que porte le langage, parce qu'il est souvenir d'Etranger déraciné-enraciné dans différents positionnements par rapport à deux Cultures, est lui aussi chargé d'intentionalité. Alors que dans la Culture centrale, le Style de l'Ecrivain se contente de se suffire à lui-même sans avoir à porter une Parole puisque celle-ci est saisie de tous a priori et en dehors du Style, l'Ecrivain de la Culture décentrée va se servir de son Style comme d'une arme, conscient qu'il est de n'être ni indifférent ni transparent à la société. C'est donc en partie par le Style que l'Ecriture communique la valeur idéologique du Discours décentré. Car si le Style reste cette dimension verticale qui surgit d'une mémoire personnelle et secrète de l'Ecrivain, l'Ecriture qui se décentre en a besoin pour donner poids à l'engagement de la Parole qu'elle porte. Au niveau du Style, donc, le décentrage se fait par des craquelures dans la surface étale de la Langue commune et c'est par ces fissures que l'Ecriture se décentre : elle s'épaissit. Si dans des situations culturelles autres (les différentes Cultures qui composent le Monde francophone), les états de la Langue se défont pour se succéder, ici l'Ecriture ne garde pas une simple "mémoire" de ses emplois précédents (dans le sens de succession où l'entend Roland Barthes), mais bien toute l'étendue de ses emplois dans la Langue centrale auxquels s'ajoutent et se superposent des emplois nouveaux parasites et synchrones. Contrairement aux écritures politiques où il y a clôture de la Forme par un excès de codification du langage, l'Ecriture décentrée s'ouvre par sur-codage (par surcharge des codes de la Langue) et prolifération du Style.

C'est pour cela que dans la perspective d'une sémiotique de l'Ecriture décentrée, il faut observer l'évolution des champs sémantiques. Car si dans des situations culturelles autres (assimilation et colonocentrisme, par exemple), ils vont eux aussi se défaire ou se succéder, dans une situation de décentrage au sein d'une même Culture, certains champs sémantiques du Discours décentré et du Discours central risquent de coexister, se chevaucher, s'opposer, et c'est dans et par l'Ecriture qu'ils prennent tout leur sens.

Références

Groupe m, Rhétorique générale. Paris, Ed. Seuil, 1982.

Farida Belghoul, Georgette ! Paris, Ed. Barrault, 1986.



[1] Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture. Paris, Ed. Seuil, 1953 et 1972 (Collection "Points"), p. 14.

[2] Akli Tadjer, Les A.N.I du "Tassili", Ed. Seuil, 1984, pp. 23-27.