Jean-Claude MARIMOUTOU
Université de La Réunion

Trois regards créoles sur la France :
Leblond, Kristian, Lorraine

Occupé à arpenter l'espace réel et imaginaire de l'île, acharné à fouiller (jusqu'à l'obsession parfois) la problématique identitaire, le texte littéraire réunionnais, qu'il soit énoncé et/ou produit dans l'île ou en France, n'a guère mis en scène la figure du migrant [1], sinon, dans la logique du processus de quête du lieu natal, sous les couleurs de l'exilé nostalgique ou mélancolique, absent à tout ce qui n'est pas l'absence de son île. La place faite au migrant ou à l'émigré dans la littérature réunionnaise, son lieu dit ou à dire (sinon son non-lieu), son effectuation littéraire de même que sa parole sont pour le moins problématiques, comme si le Réunionnais en France était, sinon difficile à penser, du moins difficile à dire, à articuler avec la question générale de l'identité et de la recherche du lieu propre. Mais si le personnage de l'émigré et/ou du migrant en tant que tel est quasiment inexistant, à une ou deux exceptions près, il n'en demeure pas moins que sa figure se met en place çà et là, de manière plus ou moins nette, plus ou moins suggérée. Cette figure mouvante et floue de l'exilé/émigré construite dans sa relation historicisée avec la terre nouvelle, trois textes [2] l'approchent et tentent de la dire, dans une perspective à chaque fois différente, du roman du début du siècle qui met en scène le bourgeois créole venu poursuivre ses études supérieures à la Sorbonne au long poème de l'intellectuel militant revenu de ses rêves tiers-mondistes, en passant par le récit de vie désenchanté de l'ouvrier réunionnais dans la France des années 60-70. Trois textes, trois postures différentes de l'énonciation, trois regards créoles sur une France mythifiée/démythifiée. La lecture se focalisera ici sur le roman des Leblond, qu'elle mettra ensuite en perspective en la confrontant à des visions plus contemporaines et plus "vécues" de l'expérience de l'émigré réunionnais en France.

Regard créole, regard colonial

Le 8 décembre 1909, le septième prix Goncourt est décerné à Marius-Ary Leblond, pseudonyme de deux écrivains réunionnais, théoriciens du roman colonial et défenseurs acharnés de la grandeur de l'Empire français, pour leur roman En France. Le récit raconte l'histoire d'un jeune homme de la bourgeoisie créole, Claude Mavel, âgé de 20 ans, venu à Paris pour préparer l'agrégation des sciences naturelles. Avant de partir, il s'est fiancé à une belle jeune fille de17 ans, Eva Fanjane, mais la mère de celle-ci rompra les fiançailles vers la fin du roman. L'histoire, dans la tradition des romans d'éducation, est celle de la découverte de Paris, de la vie et de soi-même par un jeune étudiant colonial idéaliste et naïf, défini par le narrateur comme "un jeune homme pur" (t. 2, p. 39), qui va être confronté à la trahison, à l'abandon, à l'ambivalence des sentiments, un jeune patriote insulaire qui rêve d'une France forte et conquérante (p. 125, t. 2), qui se fait une certaine idée du rôle de la race blanche comme race supérieure et quintessenciée, et qui rencontre une France sans énergie, fonctionnarisée, pacifiste, décadente, sans projet et sans âme.

Comme toujours, chez Leblond, le destinataire du roman est double, à la fois créole et français. Paris va être présenté au premier comme un espace exotique, à la fois reconnaissable et inconnu ; au second, le roman va proposer et développer le programme de sens suivant : qu'est-ce qu'un Créole à Paris ? Qu'est-ce qu'un étudiant créole ? Quel regard un colonial porte-t-il sur sa métropole ? Les deux programmes se rejoignent sous le libellé suivant : comment peut-on être Réunionnais à Paris ? Contrairement aux apparences, la visée est la même que celle du roman colonial, mais elle est inversée, ce qui l'amène à se rapprocher parfois de la posture du récit exotique [3]. En réalité, le Paris mis en scène dans le roman sera celui de Zola, des Goncourt, de Huysmans, mais parcouru quelques années plus tard et regardé à partir d'une posture qui n'est ni celle d'un Parisien ni celle d'un provincial, mais celle d'un Créole, à la fois insulaire et colonial. Le récit se constitue ainsi dans l'entrelacement ou la juxtaposition de ces deux horizons d'attente, dans ce jeu indécidable, sans cesse relancé entre le (re) connu et l'inconnu. Dès lors, le regard qu'un Créole porte sur Paris, tout en le faisant découvrir aux insulaires, est censé révéler aux Parisiens un univers qu'ils ne voient pas ou qu'ils ont cessé de voir.

Quoi qu'il en soit, Paris, symbole et synecdoque de la France, avant d'être un espace vécu, est, pour l'insulaire un espace fantasmé, soit ardemment désiré, soit craint. Le début du roman situe bien les différentes attitudes puisque le narrateur oppose les deux points de vue. Certains insulaires, comme Gabriel, le frère d'Eva, ou Chouchoute, son amie au surnom significatif [4] ne vivent que dans le désir du départ, ne se définissent que par cette attente là. La vie, pour eux ne commence que là-bas, à Paris, perçu comme le lieu de la réalisation de tous les possibles, opposé à l'ennui et à la mélancolie insulaires, comme le vrai lieu du sujet (p. 15).

A rebours de Chouchoute, pour des raisons évidentes, Eva qui sait que "la distance sépare plus que le temps" (p. 31), n'aime pas la France qui va lui prendre son fiancé pour au moins cinq ans ; mais cette inimitié a des raisons plus profondes liées à un amour exclusif de l'île. Au delà, la méfiance et la défiance des insulaires à l'égard de l'Europe se fondent sur l'opposition entre un mode de vie raffiné, un rapport civilisé au monde qui serait le propre des Créoles, et la rusticité, le manque de savoir-vivre, la "sauvagerie" des Européens qui débarquent aux colonies (p. 16). En réalité, l'enjeu est plus important. Derrière le discours sur l'amour ou la haine de la France se cache la question du devenir de l'élite insulaire, de cette jeunesse créole obligée de quitter son espace pour aller se former en France, avec, au bout du parcours, la possibilité ou la tentation de ne pas revenir. Cette rancoeur, qui est fondée sur le fait que les Créoles se sentent mal aimés par l'Europe, ne leur est pas spécifique, elle renvoie aux relations d'incompréhension entre l'ensemble des colonies et la métropole, aux rapports tendus entre colons et fonctionnaires européens (p. 49).

L'ambivalence du fantasme (amour-haine), au début du roman, prépare, d'une certaine façon, l'ambivalence de la perception à venir, de la saisie de Paris par le personnage, mais elle permet surtout une confrontation entre le désiré (ou le craint) et le perçu, entre l'appréhension et la préhension. Pour l'insulaire qui débarque, Paris joue le jeu de la découverte et de la reconnaissance, de la découverte dans la reconnaisance ou contre l'enseigné, le reçu, l'opinion, et ce dès les premiers instants. Paris se révèle être l'espace de l'étonnement permanent, où tout est remis en question ; et si, parfois, la ville est conforme à l'attente, ce qui la caractérise, d'une manière générale, c'est son aspect insaisissable, sa multiplicité, son infinité de significations. L'insulaire en exil se trouve soumis à un bombardement de signes dont il a du mal à trouver ce qui les lie, ce qui les fait signifier. Sémiologue amateur et sauvage, le jeune étudiant colonial habitué à l'espace clos de l'île, se heurte à une ville indéfiniment ouverte, gérant sans problème apparent les réseaux les plus contradictoires de sens, une ville qui donne à voir tout et son contraire, sans que jamais le jeune Créole ne trouve la secrète formule du lieu qui, peut-être, n'existe pas. Le roman, en effet, semble regrouper les types de relation que Claude et, d'une manière générale, les Créoles ont avec Paris, sous deux grandes rubriques : Paris comme espace positif, euphorique, et Paris comme espace négatif, déceptif. Mais, si l'on y regarde de plus près, la réalité est plus complexe, et le regard créole ne perçoit plus, en dernière analyse, malgré le désir de séparation et de clarté, que le mêlement, l'échange généralisé.

Avant toute chose, Paris est perçu par les Créoles comme l'espace par excellence de la liberté, l'anti-île, l'anti-village, où l'individualité peut s'exprimer, où le sujet peut laisser libre cours à sa spontanéité et à ses désirs les plus fous. Espace de liberté, Paris, logiquement, autorise tous les plaisirs, toutes les fêtes ; "On est à Paris pour s'amuser", s'écrie Gabriel Fanjane (p. 101). Loin de l'île et des parents, loin des moeurs vieillottes et guindées, le jeune étudiant bon viveur trouve là un terrain privilégié pour l'exercice de son épicurisme. A Paris, selon ce point de vue, tout est possible, en particulier les amours faciles, sans contraintes, avec les Parisiennes, fantasme absolu du colonial (p. 211). Mais même sans cette composante érotique et festive, Paris, ville d'art [5], est souvent un objet d'émerveillement pour le regard créole. Ainsi Claude, mélancolique, jeune homme à principes, hanté par le souvenir de sa belle fiancée créole, ne peut s'empêcher d'être séduit par l'élégance des jeunes Parisiennes, de la même façon qu'il est enthousiasmé par Paris et sa féérie, tout comme il est fasciné par l'abondance et la beauté des produits offerts au regard dans les magasins de la ville. Mais, dans l'ensemble, en ce qui concerne Claude en tout cas, le regard est plutôt négatif : Paris se révèle être, pour le jeune étudiant créole à principes, un espace déceptif. L'immense liberté qu'offre Paris et qui plaît tant à Chouchoute a son envers : dans cette "capitale de l'indifférence" (p. 64), le sujet perdu dans la foule est ramené à sa propre solitude, mais une solitude qui, loin d'être celle du ressourcement, est celle de l'éparpillement, de l'atomisation : il est émietté par le mouvement même de la ville. Aux quelques moments de féérie nocturne dûs à l'illumination de la ville, le texte oppose la saleté et la laideur ordinaires de Paris.

Cette ville archaïque et boueuse, désespérément non moderne, où l'on passe son temps à le perdre en courses et en visites, façonne ses habitants à son image, du moins aux yeux du jeune exilé créole, puisqu'à la boue des rues répond la boue des âmes : Paris, ville huysmansienne, est la capitale du vice triste et malade. En réalité, si Paris est un espace déceptif, c'est parce qu'il ne ressemble guère à l'image que s'en faisait l'insulaire colonial, patriote, plus Français que les Français. Le discours dénigrant est, en fait, un discours de dépit. D'autant plus que les illusions se perdent rapidement de même que les ambitions, que l'étudiant venu faire de brillantes études les découvre plus difficiles qu'il ne le pensait, et se rend compte que ses anciens condisciples moins doués gagnent bien leur vie à Madagascar ou dans d'autres colonies.

La polyvalence de Paris aux yeux du personnage entraîne chez lui un ébranlement de ses catégories habituelles, l'amène à reconsidérer son point de vue de Créole blanc privilégié. Ce qui, dès lors, est remis en question, ce sont les valeurs insulaires créoles, c'est à dire les valeurs coloniales. Le regard colonial créole, fondé sur la territorialisation des races et des ethnies, sur les rapports hiérarchiques, sur la certitude d'un "génie" spécifique à chaque race, est obligé de se décentrer et de se recentrer, d'accommoder autrement, et ce, dans toutes les dimensions du réel. Non seulement les étudiants réunionnais installés depuis un certain temps à Paris ne ressemblent plus aux Créoles qu'ils étaient avant leur départ (cf. p. 43), non seulement "tous ceux qui ont franchi la mer sont devenus des égaux" (p. 42), mais le regard doit aussi s'habituer au changement de statut des femmes, au brouillage de leur répartition fonctionnelle dans l'univers idéologique du personnage (p. 45). Le monde dans lequel évolue désormais le colonial est un monde où les rapports de classe l'emportent sur les rapports de race, et où, de toute façon, tout est sous le signe de la marchandise ; en lieu et place du petit monde des serviteurs, le sujet découvre le milieu ouvrier ; l'univers paternaliste colonial cède la place à l'univers des relations purement marchandes.

Cette découverte d'un rapport différent au réel entraîne la perte des repères les plus sûrs ; tout est perçu sous le signe du relatif. En échange, cela provoque une responsabilisation accrue du sujet qui sait "qu'il ne faudrait compter sur personne, qu'il aurait à se débrouiller tout seul." (p. 34), et une prise de conscience de l'altérité, du Créole comme groupe, et, plus profondément, de l'individu comme individu, monade dans la ville, différent de tous les Créoles et, en particulier, des Créoles installés à Paris (p. 65, t. 2).Le personnage se situe alors dans une dialectique élaborée du même et de l'autre, dans un jeu de renvoi et de miroir du différent et du semblable : au fur et à mesure les frontières se brouillent. Le montre de manière très nette le traitement de la question de l'énergie dans le récit. En France, roman écrit par les théoriciens de l'énergie de la race blanche aux colonies, est, en réalité, un roman très "fin de siècle", avec ses personnages à vau l'eau, ses paysages urbains qui disent l'éparpillement et la réification de l'individu, et surtout son atmosphère générale de molesse, de laisser-aller, de décadence, de vide. Cette molesse qui est, normalement, le propre des colonies, ou alors, dans de nombreux romans coloniaux, l'apanage de l'Européen qui débarque dans les îles [6], s'ensauvage, se décivilise, s'applique ici au colonial en tant que tel et à l'Europe. Si le roman construisait au départ un programme de sens fondé sur l'opposition de l'île et de Paris, y compris dans les relations affectives, ce dernier est dérouté au fur et à mesure du parcours du personnage et, à la fin, les deux espaces se confondent presque [7], "dans une miraculeuse coïncidence de sensations" (p. 209, t. 2). Les préjugés et les ethnotypisations du début sont mis en soupçon, et le regard change dans la mesure où, finalement, Paris a joué son rôle d'espace de formation. En France, roman d'une certaine migration, temporaire et privilégiée, raconte donc l'éducation sentimentale, mais aussi générale, du jeune colonial à et par Paris. De Gabriel Fanjane qui va passer de son obsession des écolières à la réalité des amours sensuelles avec une femme plus âgée que lui, à Claude Mavel, les personnages évoluent d'une conception créole de l'amour et du bonheur, fondée soit sur la passion, la fidélité, le mystère, soit sur la dégustation, à une conception parisienne plus adulte, plus réaliste, plus terre à terre, moins rêveuse et fantasmée. Ce qui vaut pour l'amour vaut pour le reste ; Paris est l'espace d'initiation à la réalité, à ce qui est possible. C'est le lieu où le sujet colonial créole, confronté au doute, prend conscience de ses possibilités et de ses limites. C'est le lieu où le regard créole, de l'ethnotypisation à la prise en compte du divers, se règle.

Du récit exemplaire au miroir des signes

Tout autre, bien entendu, est le parcours de l'ouvrier réunionnais émigré en France pendant les années 60, et le réglage de son regard a une toute autre signification. En 1977, paraît chez Maspero un texte intitulé Zistoir Kristian, dont le sous-titre est Mes-aventures. Histoire vraie d'un ouvrier réunionnais en France. Le signataire du livre est un prénom, Christian. Le contrat de lecture est donc, apparemment explicite : on a affaire à une histoire vraie, au récit de vie d'un émigré réunionnais qui raconte son histoire et ses histoires (comme le signale le titre créole qui peut se traduire indifféremment par le singulier ou le pluriel), ses aventures et ses mésaventures. Mais les choses sont, bien entendu, moins simples. La page de couverture signale que l'histoire a été "traduite du créole", et la préface collective, assumée par une instance qui signe "les traducteurs", précise les conditions de l'écriture. Deux programmations se rencontrent ici : d'une part un récit présenté comme journal, témoignage vécu, discours de vérité, expérience particulière d'un sujet, de l'autre un texte présenté comme (ré) écriture collective à des fins militantes. L'instance anonyme qui signe la préface, ce "nous" jamais situé qui est, en dernière analyse, le vrai sujet sinon de l'énonciation, du moins de l'écriture, réoriente sans doute le récit dont il durcit, à défaut des événements, l'interprétation qu'en donne Christian. Ce sujet collectif d'énonciation, responsable de cette hétéro (bio) graphie, est, dans la réalité, un groupe d'étudiants réunionnais anticolonialistes de Paris. C'est ce qui explique la tonalité particulièrement acerbe des critiques contre les institutions françaises, y compris les syndicats ouvriers. Plus qu'un journal, Zistoir Kristian est donc un récit de vie exemplaire, une "confession" militante à orientation performative très précise, une espèce d'autofiction à thèse.

Le récit est divisé en deux parties, l'enfance et l'adolescence du personnage à la Réunion, sa vie d'adulte en France. Christian, jeune Noir, est le fils d'un pauvre métayer exploité par le propriétaire et ses hommes de main. Il abandonne une école totalement étrangère à son univers et à ses références avant le certificat d'études [8] et devient ouvrier agricole saisonnier dans les champs de canne à sucre, avant de trouver un poste, tout aussi précaire mais moins épuisant, en usine sucrière. Mais le service militaire l'oblige à partir en France. Ce départ n'est cependant pas vécu comme un traumatisme dans la mesure où Christian se fait des tas d'idées sur la France dont on lui a dit du bien, et qu'il se représente comme un endroit où de nombreux désirs peuvent se réaliser. A la suite de son service militaire, où il commence déjà à connaître le mépris et le racisme des gradés, Christian, qui a décidé de rester en France, suit un stage F.P.A. pour devenir maçon.

Bien entendu, la France ne sera pas ce paradis qu'il s'imaginait, et le parcours du personnage sera présenté comme une véritable descente aux enfers. Alors qu'il rêvait de "brûler ses vingt ans dans ce pays de Blancs", il constatera a contrario "qu'ils ont tué mes vingt ans" (p. 51). Ce réglage tragique et dérisoire du sens de "brûler", qui montre que les mots ne signifient pas de la même façon lorqu'ils passent de l'énoncé du rêve à celui de la réalité, est symptomatique de la stratégie énonciative et narrative du récit. L'économie de ce dernier repose sur une stratégie de l'inversion terme à terme entre la représentation fantasmatique de la France par le jeune Réunionnais avant son départ, et la découverte de sa réalité par le travailleur immigré qu'il est devenu. La France est, dans son ensemble, présentée comme un espace inhumain, où le personnage, qui connaîtra un début de clochardisation (p. 80, p. 94) est sans cesse confronté au racisme des petits chefs (p. 55), des filles françaises (p. 75), des employés de bureau (p. 67), et même des ouvriers. Mais ce parcours initiatique à travers la France, ses leurres et ses embûches, permet de mettre en scène un personnage qui se révolte et qui prend peu à peu conscience à la fois de son état de pseudo-Français, de l'échange inégal entre le Nord et le Sud, des rapports coloniaux entre la France et la Réunion, et de son statut de travailleur immigré. Les épreuves du personnage lui enseignent la solidarité entre travailleurs, hors de tout appareil syndical, surtout entre travailleurs émigrés, contre l'individualisme forcené et le larbinisme qui le caractérisaient quand il travaillait dans les champs de canne et à l'usine sucrière. Mais la France est rejetée en bloc dans son mode de vie, ses syndicats etc ; à la fin du récit, le regard de Christian est sans nuances, il réifie, ethnotypise, inscrit la différence comme absolue et non négociable (p. 103). Le lieu de vie (la France) est donc inhabitable, le lieu habitable (La Réunion) est celui où l'on ne peut plus vivre.

Où donc trouver le lieu ? C'est à cette question que tente de répondre un texte poétique publié en 1993, Dehors est un grand pays d'Alain Lorraine. "Je reviens chez eux, je reviens chez moi", écrit le poète, montrant que désormais le lieu (ou le non-lieu) est partout où le sujet le et se reconnaît. Le texte est un va-et-vient entre l'enfance réunionnaise et la maturité française, entre la misère et la violence du Sud et la solitude, l'indifférence, la folie du Nord. Au delà des mythes, des refuges et des légendes, le texte essaie d'énoncer ce qui, malgré tout, fait lien, et comment penser ce qui fait lien et ce qui joue le rôle de lieu.

Le poème s'ouvre sur ces mots :

Je ne suis pas de reniement. Je ne suis pas d'enfermement. Et Dehors est un grand pays, tu sais. (p. 7).

C'est cette double négation-affirmation qu'il s'agit de tenir ensemble. Le texte ne fait l'impasse ni sur les mirages et les conditions de la migration (p. 66-69), ni sur le racisme contre les travailleurs immigrés (p56-59), ni sur la destruction des cultures du Nord par le Sud (p. 72).

Mais ce qui est remis en cause, c'est une vision manichéenne du monde entre un Sud de l'enfance paradisiaque et un Nord infernal de l'âge adulte, ou l'inverse. "Le monde est peuplé d'anges blessés" (p. 16) ; tout est brouillé depuis toujours, tout est et a toujours été énigmatique ("l'énigme des noirs entoure chaque étoile" p. 12) et mystérieux. Le Réel est, désormais, ce qui est difficilement saisissable, énonçable [9], sinon dans la fragmentation, l'éparpillement (ce qui explique l'incessant va-et-vient dans l'espace et dans le temps), dans la mesure où l'homme ne se définit plus que par sa finitude, son incomplétude, son déracinement ontologique (p. 18). Personne ne plaide coupable, personne ne plaide non coupable ("Il n'y aura pas ici d'origine accusée." p. 37). Plus fort que les idéologies et les mythes, il y a le "tout" (p. 10), il y a la complexité des généalogies et des filiations, des déchirures et des partages ; il n'y a pas de véritable solution de continuité entre le désiré et le haï, le juste et l'injuste, le bien et le mal (p. 7). Le monde, comme l'enfance, est un arc-en-ciel ("Ici chaque famille est un résumé du monde." p. 39). Sous l'apparente opposition, se laisse lire la secrète solidarité, le réseau souterrain des signes en miroir (p. 37). Cette mise en question de la territorialisation, des frontières vient du Sud. C'est un regard créole sur le monde, un regard qui est habité par le multiple. La parole sûre d'elle, qui pourrait (re) donner sens au Réel, poser les fondations pour une fierté, une identité, une vie, est reportée au futur (p. 34). Mais cette identité, elle n'est plus dicible, ni à dire. Le Réel est toujours ailleurs, et surtout pas dans la recension des blessures, des manques, des douleurs (p. 47). Il s'agit bien ici de créer les conditions d'un nouveau regard capable de rendre compte du Réel autrement que comme le lieu du père, de l'ancêtre, de l'identité gelée et en mal d'Histoire ; d'un regard capable de rendre compte du Réel comme lieu de tous les possibles, qui permette de trouver le (non) lieu et la formule.

C'est pour cette raison que la France est perçue comme une juxtaposition, un éparpillement d'événements que le regard enregistre en essayant de produire du sens, d'instaurer des relations. Le regard dit l'éclatement, et l'écriture confirme qu'il n'y a plus ni centre ni périphérie (p. 20). La France est cet espace où tout est perdu, où tout et chacun se perd ; le déracinement est le seul rapport au réel, et ce rapport unique rend la relation fragmentée à l'infini, démultipliable : tout est semblable, mais le semblable est désormais la différence généralisée, c'est à dire l'indifférence. Le regard créole fin de siècle est un regard post-moderne sur un monde sans assises, sans fondations. A la place du métissage surgit l'hybride général, thématisé par cette formule : "l'authentique indigène de la grande ville" (p. 21), celui qui "dépose sa journée à l'intérieur de ses yeux endormis". Le sujet soi-même, déterritorialisé, qui est déjà tous les exploités de la terre de l'enfance (p. 31-35), hante et est hanté par toutes les tragédies du Tiers-Monde et du siècle (p. 30). Il se dissémine, n'arrive plus à trouver son centre, un lieu qui soit autre chose qu'un non-lieu, un espace, aussi infime soit-il, où ancrer son identité (p. 28-29).

A la différence des personnages d'En France et de Zistoir Kristian, le sujet qui regarde est dans la mêlée. Mais le partage, la solidarité, est celui des fins, des restes, de la mort commune (p. 23). Le sujet est confronté à une Europe qui ne cesse de se répéter et d'entraîner le monde dans ses hoquets, ses bégaiements depuis la seconde guerre mondiale (p. 29). Ce monde, en raison de sa difficile assignation, de sa difficile énonciation, fait que tout et toutes les relations sont désormais de l'ordre du spectral, du fantômal :

Je suis le marin unique de ces paquebots fantômes qui pilotent des continents. (p. 19).

C'est bien ce qui, positivement cette fois, signe l'humanité. L'homme à venir, déjà là, est bien celui qui erre, mais qui se constitue de et dans cette errance, est bien- fantôme- celui qui hante tous les espaces. Dès lors, sans terre, sans espace assuré, sans territoire, sans parole, sans identité ethnique, il est le migrant par excellence, celui qui, établi dans l'entre-deux, est, à la fois, inassignable, insituable comme le fantôme, et, comme lui, à découvrir.

Le migrant, figure nouvelle de l'homme est celui qui lui donne sens, et, en particulier, celui qui fait bouger les certitudes et les paysages, les regards et les paroles, celui qui, finalement, peut remettre en branle une Histoire qui était devenue une histoire de fantômes :

Maçons de la Creuse, mineurs de Pologne, nourrices de Bretagne, arabes du Bled, coloniaux des tranchées, européens de la faim, indochinois des usines, faire-part des génocide juifs des premières heures ; les mêmes hôtels à vermines, les mêmes gares en danger, le même labyrinthe en uniformes et je redis nous sommes cent nous sommes mille chairs vives sans royaume nous sommes mille et plus visages sans papiers à multiplier la France. (p. 45).

 



[1] L'ouvrier réunionnais émigré en France apparaît cependant dans la première partie du roman en créole de Daniel Honoré, Marceline Doub-Kèr, Saint-Denis, éditions UDIR, 1988. Mais le personnage principal, Marco Estimé, n'a aucune relation avec les Français et ne rêve que de revenir dans son village natal retrouver la femme qu'il aime.

[2] -Marius-Ary Leblond, En France, Paris, Fasquelle 1909. L'édition de référence pour cette étude est celle des éditions de l'imprimerie nationale de Monaco en deux volumes (227 et 215p), collection des prix Goncourt, 195O qui reprend le texte de l'édition Fasquelle de 1923.

  -Christian, Zistoir Kristian. Mes-aventures. Histoire vraie d'un ouvrier réunionnais en France, Paris, François Maspero, 1977, 105 p.

  -Alain Lorraine, Dehors est un grand pays, Vénissieux, paroles d'Aube, 1993, 74 p.

[3] Pour la distinction entre roman colonial et récit exotique, voir Marius-Ary Leblond, Après l'exotisme de Loti, le roman colonial, Paris, Rasmussen, 1926.

[4] C'est le nom créole du sexe féminin.

[5] Voir l'enthousiasme de Claude lors de sa première visite au Louvre, p142-146.

[6] Etrangement, en opposition aux poncifs du roman exotique, ce n'est pas aux îles, mais à Paris, que le colonial (ici Chouchoute) est "énervé" par sa libido. Voir p. 170-180, t. 2.

[7] Le réglage de sens des personnages féminins va aussi dans ce sens. Si, au début, le narrateur oppose dans le discours explicite et dans le dicours intérieur de Claude la pure Eva et les petites femmes de Paris, le personnage d'Esther brouille cette dichotomie. Ouvrière, amoureuse de Claude à qui elle propose de tenir compagnie pour la durée de ses études, elle est, en quelque sorte, le double d'Eva qui déclarait que "le rôle d'une femme est de consoler." (p. 70).

[8] Ce qui rend problématique le fait qu'il tienne un journal, d'autant plus qu'il déclare qu'il a oublié ce qu'on lui a enseigné à l'école (p49).

[9] Cf p. 23 : "Le recours des paroles sonne aussi faux que le dernier verre de l'ivrogne."