Hassan WAHBI
Université Ibnou Zohr, Agadir

Le Site étranger
ou
Les paradoxes du voyageur

Préambule

Il est certain que le déplacement des hommes d’aujourd’hui, pour une raison ou une autre (travail, exil, recherche, loisirs...) reste lié aux tensions que suggère la puissance ou la nature géopolitique des frontières, l’écart des civilisations, les contrôles des mouvements humains, les conjonctures de crise, les fossés, malentendus et oublis culturels et enfin les tâches aveugles consubstantielles à toute conscience qui perçoit les autres consciences.

Pour situer la question du déplacement à partir d’une expérience concrète et individuelle, je propose un texte qui est en lui-même un témoignage et construction d’une manière de considérer la relation culturelle pendant un voyage. Ce texte est en fait un journal entretenu pendant un séjour limité en France (Avril 1994). Le but de ce journal, en dehors du fait qu’il cherche à donner sens au déplacement, à nommer les virtualités du regard, est de savoir ou de découvrir, par soi-même, dans quelle mesure il y a la possibilité de réfléchir sur le déplacement culturel et le savoir silencieux inhérent à tout voyage dans un pays étranger. Surtout, c’est le temps – un temps circonscrit et relatif – de mettre au clair ma propre situation interculturelle. Le journal comme genre instantané, cursif et récursif, permet de poser quelques questions liées à l’attachement, au site familier, au site étranger, à l’intercompréhension, à la co-présence, à la réception de la culture française et cela d’un point de vue « double » qui tente de déjouer le point de vue intérieur par le regard extérieur et vice-versa. Une certaine ironie est nécessaire pour desserrer l’étroitesse de la séparation et permettre une forme d’alacrité dans les relations interculturelles ou dans les signes les plus ténus de la réciprocité des regards. Mais je ne me fais aucune illusion sur ce court journal en lui-même et sur sa vanité ; seul le principe m’importe : rendre intelligibles les rives sourdes du dialogue que permet le déplacement dans les limites mêmes de la vision subjective et de l’entendement relatif : la meilleure proximité, c’est celle qui suppose sa propre distance, ses propres ruptures, sa propre évanescence, dans l’enjouement nécessaire, dans la mélancolie rêveuse ou dans l’ambivalence des sentiments.

Vendredi 25 Mars

Agadir.

Chaque départ est déjà un branle-bas : préparer les papiers, les visas : les frontières se figent. Cette sévérité, cette fermeté dans les déplacements est une angoisse moderne : a-t-on peur que le Maroc se dépeuple ou que la France se repeuple ?

Le relativisme des climats et des moeurs est une vieille idée de la diversité intraitable et du principe de la non-commutabilité des sociétés. Aujourd’hui malgré l’expansion de certaines normes et paradigmes de vie, il y a plutôt une obsolescence occidentale qui enferme les autres dans l’obscénité des identités misérables ou dans les solipsismes aveugles.

A côte de cela, il est bien de sortir, de se mouvoir avec l’esprit libéré des déterminismes des uns et des autres ; dans la « désertion volontaire » (Morand). Les réglementations des visas (même si elles sont justifiées selon des raisons de protectionnisme et de contrôle des flux migratoires...) paraissent parfois comme une manière outrageante de vous signifier un nouveau projet de sédentarisation de votre propre corps.

Il faut justifier, argumenter pour pouvoir partir un mois en France comme si au-delà de cette limite, votre francophonie n'était plus valable. Chaque fois que je demande un visa, je suis d’humeur belliqueuse. Je pense à l’inaliénable insoumission qui doit habiter tout homme même s’il est respectueux des règles communautaires, car il n’est pas normal de voir à chaque départ apparaître les signes sournois des oripeaux de la différence sauvage.

Au sortir d’un colloque sur les questions interculturelles à Agadir, il me semble de plus en plus nécessaire de vivre dans la vitalité des rencontres en tant que possibilité humaine, en tant que chance concrète. Trop de choses se disent à propos de l’interculturel sans prise sur les réalités. La pensée des rapports de culture ne peut être intéressante qu’à même la chair de l’existence, dans l’intériorité des sujets par l’expérience transcendée des hommes loin des bigarrures et des pieuses sollicitations forcées. Il s’agit d’un regard, d’un souhait lié à des situations sociales, vraies, sans imposture.

Mardi 30 Mars

Dans l’avion me trouvant à côté d’un compatriote travaillant à l’étranger, je suis obligé de l’écouter raconter sa vie dans une synthèse à défier tout narrateur autobiographique et surtout comment il achète les Mercedes en France pour les revendre au Maroc. Moi qui aspirais au silence des airs, je me suis senti assiégé par le bourdonnement des mots. Je suis toujours étonné du besoin qu’ont les gens de passage de parler à des inconnus, leur raconter des histoires dans une relation circonstancielle, sans lendemain. Cette investigation à court terme me paraît faire partie des dons faciles, d’une « prostitution » blanche : se donner sans être saisi. La communication gratuite fait effacer la relation. Et puis les Mercedes et moi...

Samedi 2 avril

Les premiers jours à Paris sont utilisés pour m’installer, préparer un intérieur. Le mauvais temps empêche la possibilité des premières déambulations. Souplesse de ce voyage : ne rien exiger de moi sauf une vague vigilance qui doit favoriser le discernement. Je me sens lointain comme une province humaine ; ce qui touche d’une façon ou d’une autre le rapport à l’événement qui n’est pas saisissable en dehors de ce qui le porte. Lorsque je suis à Paris, je sens le statut hautement fictif de l’événement qui est une machine de sens ne prévalant que par tout ce qui le permet : les relais, les puissances de l’image, la fragmentation, la recherche systématique de l’effet réel, les circuits de substitution... etc. On fabrique le monde, ou les formes du monde, sans humilité, plutôt avec beaucoup de satisfaction. Ceci me fait penser à l’importance (somme toute relative) de la littérature qui cherche la figure des choses dans leur sens, leur silence, leur étrangeté où nous habitons.

Je suis loin ici de la doctrine romantique qui fait de l’art une forme majeure d'exercice de l’existence hors les méandres du réel. Lire est une recréation du sentiment d’appartenance au réel, car selon Todorov « la » vie ne s’oppose pas à l’art et aux oeuvres, elle est elle-même dans le meilleur des cas «une oeuvre in statu nascendi » ; la lecture libère les points noués et s’exprime comme action qui porte en elle son propre déploiement, sa propre indétermination.

Lundi 4 avril

Le froid cloître dans les intérieurs. On lit un peu plus. J’ai commencé et fini le court essai de Ben Jelloun sur l’amitié : La soudure fraternelle. Ses propos sur le sens de l’attachement sont ingénus. Cultiver la naïveté peut donner énormément de force de distinction comme les lettres de Sénèque à Lucilius où on a la puissance de l’expérience des relations humaines configurée par le projet d’un style d’existence. Juste après cela, comme par esprit de contradiction ou d’assainissement, j’ai relu le dernier récit de Khatibi Triptyque de Rabat, où il est question de l’amitié comme relation tenue dans la délicatesse et la fragilité des figures humaines. Je préfère cette part d’ombre, l’à-peine-dit, le murmure de la vertu. Le texte de Ben Jelloun n’est pas celui d’un moraliste mais un bilan des amitiés anciennes ou parisiennes. Il fait froid dans ce texte. Ça m’a laissé une drôle d’humeur.

Mercredi 6 avril

De texte en texte, de page en page, je me promène dans la réflexion ou la littérature françaises : la force de Balandier dans Le Dédale est de montrer la nécessité d’une nouvelle compréhension de l’imprévisible et par sa mise en deuil des grandes espérances. L’Occident n’espère plus, il espère espérer. Et je vois que cette manière de renoncer rationnellement aux projets millénaristes peut être une source de vigilance pour les lecteurs d’ailleurs dont je fais partie, échappant à l’enfermement doctrinaire en ce temps de précarité des repères, abandonnant la hantise de l’achèvement et de l’auto-référence. Ce qui m’inquiète c’est le sacrifice du sujet dans ma société et chez les voisines où l’on mobilise tout le monde dans le même sens, dans la même direction. Il faudra séparer la raison politique ou spirituelle de la conscience individuelle, du corps de la personne. Toute la modernité humaine est là. Construire son existence comme sujet sans être soumis aux déterminismes de race, de religion, de géopolitique. Sourire aux anges qu’on veut hors de l’autoritarisme néo-communautaire coupé de la particularité et de l’ampleur des êtres et des choses. La vérité reste le malheur des hommes. Le communautaire – forme holiste – est contestable lorsqu’il conteste la naissance de soi à soi.

Ce qui est bien dans les voyages croisés, c’est la possibilité de faire de son regard toute une histoire, une dramatisation du regard. L’art de voyager consiste à exagérer le mouvement, le déplacement, à éviter les regards convenus par la recherche d’une parole vraie. En lisant Paul Morand (Eh ben oui ça m’arrive) à propos du voyage (dans Eloge du repos, Arléa 1992) qu’il considère comme une manière de s’arracher au malheur et une façon de se réconcilier avec son temps par le biais de la distance, de l’espace, je pense que l’une des vertus du voyage, c’est peut-être l’examen de conscience dans l’éloignement, une sorte d’orgueil de ne savoir que dans la perte, l’écart, le « géo-poétique ». Cet examen est d’une espèce particulière. C’est singulièrement la vie qui est en jeu et non pas je ne sais quel rajeunissement ou enrichissement de l’esprit. Les voyages ne forment pas la jeunesse, il s’agit plutôt de la bonne macération. Je me laisse macérer à l’étranger.

Jeudi 7 avril

Visitant quelques bibliothèques, je tombe à Jussieu sur un professeur de littérature invité pour un cycle de conférences à Agadir il y a quelque temps : en me croisant son regard hésite à deviner une présence connue. Je n’hésite pas à l’interpeller par son nom. Sa réponse m’a laissé rêveur et abasourdi : « Je n’ai osé vous reconnaître ». Nous sommes des rémanences à la merci du regard. Donc finalement connaître quelqu’un est presque inutile puisqu’il s’agit de re-connaître chaque fois ce qui est connu. D’autant plus que nous travaillons terriblement à cultiver notre visibilité. Tout est dans la suite que nous donnons à ce qui a l’air d’avoir été entamé, chaque rencontre est une attente inquiète du visage de l’autre.

Ce qui est peut-être intéressant ici à Paris, c’est le paradoxe de la présence, c’est que les choses échappent. Cela donne un certain style au quotidien et de la mesure à tout ce qui n’advient pas ostensiblement comme réalité parlante ; et comme l’a bien senti Charles Juliet, « voir exige qu’on soit intérieurement actif ». C’est pour cela que l’interculture vue et vécue dans le voyage peut être la part non calculable du dialogue disponible.

Vendredi 8 avril

Dans un espace social de syncrétisme d’images, il n’est pas étonnant de constater la fluidité du non-sens. Les moyens médiatiques m’indiffèrent d’une certaine façon par le fait de généralisation du discours qui se construit comme « un plaire » sans risques et comme système de glissement de chaque image dans l’autre. Je rêve aux marges blanches de la représentation : voir peu. Des blancs entre les images, des silences, des murmures entre les paroles. C’est la contradiction de la communication de ne relever à un moment donné que d’elle-même et seulement d’elle-même.

La beauté des jardins. Le jardin c’est là où respire la marche, où se ponctue le rythme urbain. Les jardins des villes, ce ne sont pas des paradis de volupté mais des purgatoires de sérénité. Est-ce que je suis heureux d’être là ? Est-ce que les choses signifient pour moi un dépassement joyeux ? Je ne cherche pas trop à répondre. Mais une chose est certaine : j’avance au-delà de l’énigme des hommes pour regarder le ciel gris et bleu émaillé par les ogives de la ville. Là où la ville s’enfle par l’emphase du divers ; là où les prévalences du même s’amenuisent ; là où les nuances s’illuminent ; où les corps épousent l’asphalte infini ; là où s’entend dans les squares l’Europe fantôme : c’est là où frappe la clarté des franges, des traces voluptueuses de la richesse des nations même si c’est dans le parjure au reste du monde, dans les turbulences inhumaines. ».

Ce qui est difficile dans l’expression des choses du voyage, c’est que « l’ailleurs familier » appartient d’une manière ou d’une autre à la culture intégrée à la propre démarche du voyageur. A force de songer à l’espace parcouru, je le revois comme une transposition. (Est-ce à cause de la myopie ?). Il me suffit de jeter un coup d’oeil sur un jardin, une ruelle, des pierres, pour voir un fragment d’un paysage revisité. C’est comme si au secret de la cité se substitue un visage qui se livre lentement et dont la visibilité des traits dépend du regard qui avance ou recule dans le frémissement visuel. Je suis un voyageur timide, terriblement timide. J’avance sans avancer. Je ne peux me retrouver à Paris sans que pour moi l’espace ne soit autre tout en étant ce qu’il est : une sorte de pouvoir d’alternance entre la chose et son image, le réel et son imaginaire, le voyage et sa mémoire. En vérité, il faut porter les villes en soi.

Mercredi 13 Avril

Je négocie ici. Quoi au juste ? Je ne sais pas. C’est une sorte d’impression d’être ici dans une structure forte d’affinités mais sans ancrage, une espèce de différence dépouillée de tout désir d’identification. Et le voyage ce n’est pas ce qu’on croit : une partance dans l’inconnu, ou des découvertes pusillanimes mais le complément, le nécessaire complément qui peut faire ouvrir les yeux et l’intelligence sur ce qui semble irrévélé tant qu’on le vit dans le silence des passages. Le voyage en France est une rencontre avec soi car le regard ne peut nier l’oeil qui le donne. Etre né de soi-même, dans les lieux vivants de l’attachement. Voyager sans prosélytisme, vivre chez soi ou ailleurs avec les antagonismes apaisés (il faut apaiser la bête) et la chance – à provoquer en permanence – de ne plus avoir le goût du sang dans la bouche mais seulement le don ou la saveur d’un fruit permis, dans la brutalité du progrès ou la douceur de la décadence ; aujourd’hui les deux sont bien liés, emmêlés. L’autochtonie est vivable sans gages, en silence.

Jeudi 14 avril

Le rêve des voyages engendre de l’amertume mal éclairée et parfois une joie silencieuse. Accomplissant les mêmes gestes, à chaque début de journée parisienne, je me dis que les règles d’harmonie de la ville me permettent de recomposer un cheminement dans l’anonymat et le mouvement des destins multiples, avec un corps délesté des humeurs d’affaiblissement. La pérégrination dans la ville avec ses scènes, ses fragments, est un plaisir contradictoire car sans fin, sans réversibilité. Traversé Paris à pied de la porte de la Chapelle à la limite de Vaugirard : une multitude de visages ; nouveaux quartiers hindous, commerces divers, nouveaux paysages urbains. Le monde se déplace en « tribus ». En marchant j’égrène facilement les visages et j’ai eu le sentiment célinien que la ville est d’abord un mouvement, un grouillement car les visages passent vite, se substituent indéfiniment. Et justement au centre Pompidou la ville fait l’objet d’exposition et de débat avec le regard singulier de Walter Benjamin, cet homme des seuils et des passages, des cultures et des villes, ce « transfuge amoureux de la culture française ». C’est au fait une exposition sur la culture du paysage urbain et le regard de l’écrivain : le nostalgique Kaiserpanorama, les passages de Paris, Berlin, Baudelaire, les images et les objets de l’enfance, les formes des villes...

Parallèlement à cette exposition, une présentation des photographies des nuits de Paris serties de textes poétiques : manière souple de rendre vivantes une ville et ses voix. Mais je suis resté indifférent à la gigantesque et confuse exposition sur l’architecture des villes où j’ai découvert les premiers projets d’urbanisation de la ville de Casablanca formée naguère de quelques grands tracés et de flancs ouverts. C’est fou le temps qui sépare une ville d’elle-même.

Vendredi 15 avril

Je hais les « mouvements » qui déplacent les pays. Un pays doit appartenir à ses gens au lieu de fricoter indéfiniment son bail dans la servitude politique. Etre là où on naît ou on renaît volontairement ou involontairement.

Les hommes, parfois, ne savent pas ce qu’ils ont à force d’habitude ; ils ne savent pas ce qu’ils perdent à force d’oubli ou de négation. Et c’est le voyage ou le glissement culturel du voyage qui permet de ressentir la douceur de la variation, en renversant les systèmes géographiques pour faire du déplacement un temps de flottement délivré de certains poids pour ne retenir que l’allégorie de la présence figurée en termes d’affinités, de cheminements divers.

Ce que je suis à Paris dépend justement de ce que les autres sont ou deviennent pour moi dans le sillage des expériences. Je me réjouis totalement des dons reçus. Car le don – faut-il parler de don gratuit ? – n’est pas un bien, mais une sorte d'«adjuvance » : l’appréciation de ce qui se donne à voir dans le déplacement peut se vivre comme l’étrange volupté du monde, l’empathie heureuse, le halo de la mémoire sensible, le corps des choses et des êtres non abusés, même si tout voyage est un chemin à la fois chamarré d’or et de plomb et que chez soi les locataires politiques (je pense à l’Algérie) tiennent à exorbiter le visage de la société dans le masque odieux de la revanche sauvage, hier glabre, aujourd’hui...

J’ai commencé la lecture de Papiers collés de G. Perros que j’aborde pour la première fois : ses aphorismes, sa lucidité, son principe de solitude, son attachement vif à la littérature. Pas de désincarnation. Les choses sont là non étouffées dans les simulacres de la substitution des choses par les mots. On entend une voix. Une souffrance dans la langue.

Dimanche 17 avril

Maintenant que le Sud s’est installé en moi comme une force sans tension, je ne me pose plus les questions de l’appartenance dans un Maroc pensable, où les affects sont multiples, factuels. Un pays doit être dans le cours du temps, dans l’énergie infinie de sa territorialité, une possibilité de présence pour les hommes vigilants qu’il faut savoir garder, qui tiennent compte des effets, des interférences, des contacts implicites ou explicites, du travail de deuil, de faiblesse ou de force, de redécouverte, de recouvrement, de rencontre. Tout cela n’est pas réductible à de simples positions idéologiques. Je reste pourtant désarçonné devant tant de déséquilibre, tant d’écartement, tant de fatuité dans les représentations de soi, de l’autre. Le scepticisme est de rigueur car beaucoup de choses restent équivoques. Les choses, les êtres et les sociétés ne se livrent que difficilement dans la paix ou la dévastation, le contentement ou l’effroi, le gouvernement de soi ou la fuite des humeurs.

Ce même dimanche, j’ai vu au centre Pompidou quelques expositions du moment d’artistes que je ne connais pas comme celle de Marissa Merz : des formes métalliques, des trames de cuivre, des feuilles d’aluminium, des toiles en fers utilisées comme des ailes d’insectes ou des voiles murées, des formes ambiguës d’animal-homme. Je n’ai pas joué le jeu car le désir autotélique et parodique de l’art a fait son temps. Pas d’éblouissement. On ne fait qu’exposer son « travail », que mettre en scène sa performance. Et puis ma parole ! je ne suis pas venu ici pour contempler les catastrophes intelligentes ou pour me cultiver par ce biais. J’aime la culture oisive sans être serf de toutes les différences esthétiques. A l’exposition permanente du même Centre, retrouver la saveur de revoir Giacometti, Matisse, Kandinsky, Braque, Bonnard. J’ai vu pour la première fois le triptyque de Miro, les grands bleus : effet d’espace vivant, couleur d’enfance. Cela m’a suffi. Car cela est la couleur du don ; cela permet une inclination pour « une vision paresseuse du monde ».

Lundi 18 avril

Les Buttes Chaumont sont un endroit qui m’attire parce que c’est un jardin où l'on change de pas, de rythme, de mouvement de marche à cause des hauteurs, des bifurcations et puis il possède son « insularité » hors de la force frémissante de la ville. Tout s’arrête, plus de responsabilité ni de prétention urbaine victorieuse. Tout l’art de ce jardin est de faire flotter la paix qui nous arrache aux événements exaspérés. Comme cette victoire bavarde de Berlusconi en Italie dont on parle indéfiniment. Hégémonie de l’image politique. Nous sommes face à un tel déferlement d’images politiques qu’il est préférable de s’abstenir de parler de cette jonglerie d’illusions, de cette servitude volontaire moderne. Et je pense à Vérilio qui en parle comme d’un malheur. Peut-on cultiver l’indifférence et s’enfermer dans un jardin ?

Mardi 19 Avril

Rencontre avec Arrabal. Petit homme plein de malice, d’humour, de culture parlant de Socrate, d’Aristote, de la fin de la science, de l’explosion de la raison, du temps de l’indétermination. Pour lui « la mission du poète est d’être là où il n’y a personne » pour « rendre », dit-il, « la vie meilleure au risque de nous perdre ».

Mercredi 20 Avril

A l’Institut du Monde Arabe, un hommage chaleureux est rendu à Taos Amrouche. La salle est archi-comble : kabyles, berbères et d’autres maghrébins... Sa force musicale vocale est éperdument nostalgique. L’émotion est dans la salle en raison de la présence dense et sensible des personnes. Cette mobilisation autour d’une voix est le signe d’un désir de libération et de déploiement. Une voix comme astre de référence. Les berbères ont le sens de la marge comme si l’histoire n’avait pas encore commencé. Cela laisse entrevoir une possibilité rêveuse d’être sans immolation, sans désespérance, sans tourmente.

Jeudi 21 avril

En ce moment on malmène l’O.N.U. pour son impuissance, son impotence à régler les conflits dans le monde. Les échecs de l’O.N.U. ne traduisent que la mollesse des puissants et des calculs sournois.

Le voyage est une sorte de boomerang ; l’envolée n’est qu’une façon de toucher un but : on retombe sur soi immanquablement. Mais l’essentiel est toujours dans la conjonction des points comme une source inquiète du sort de la polarité des civilisations et des mois dans le sens, comme le pense Valéry, où « il y a des mois plus moi que d’autres ». Il n’en reste pas moins que toute relation dans le déplacement, par la nature même des cultures qui la composent, est passible d’une menace constante ; car la conscience n’est situable concrètement que dans le cours des multiples variations qui s’accomplissent dans le mouvement même à la lumière des éléments indépassables de toute forme d’identité ou de formation d’identité : origine, socle premier, les remous de l’exogène, les interférences, la disparité de contenu entre les codes culturels, la réalité mobile des phénomènes de civilisation, la « selfvariance » (Valéry) comme variation liée aux modifications exercées par les codes, l’autorité des codes et des pratiques de vie qui restent qu’on le veuille ou non intraitables.

On n’apprend pas au voyageur la nuance des lignes, les traits des pays puisqu’il en a la carte, puisqu’il en a l’esprit ou alors il est une ombre qu’on maquille pour le jour dans les secrets arrachés au beau sommeil de la langue. Et je persiste à croire qu’être à l’étranger, dans la dépossession de soi ou dans l’accomplissement, pour un temps ou pour longtemps, est une façon d’accepter la part arbitraire de l’accoutumance.

Vendredi 22 avril

Le premier jour totalement ensoleillé après trois semaines de grisaille. Unique journée où tout s’éclaircit : objets, visages, lieux,.. Cela produit l’illusion facile d’un bien-être. La parole circule plus facilement. A propos de la langue, il y a un fait qui m’étonne ici et qui me surprend moi-même : la langue française est la langue apprise du dehors, radicalement, et c’est ici que je la sens moins où je la sens érodée en moi-même, où je la perds, où je la balbutie avec beaucoup d’hésitation. Si je me réfère au simple hasard des voyages, je vois que rien ne m’empêche de penser que peut-être la langue est sans visage, sans incarnation personnifiée, sans rets. Invisible octroi des choses qui s’inondent des personnes, des subjectivités, de leur labeur. Cette langue se manifeste comme exercice d’une volonté vieille de mémoires. Aucune substitution de quelque autre langue. Elle est là dans la géographie des atavismes consentis. Ni raison ni amour, ni indifférence ni passion. Mais quelque chose d’ailleurs. Un ailleurs proche ; site parmi les sites. Relique vivante pour des corps non défunts. En dehors des clichés qui nous travaillent inlassablement (bilinguisme sauvage, biculturalisme naïf, schizophrénie, dénégation), il existe une impatience culturelle qui peut être confiée comme vertu de la diversité, comme situation actuelle de tout échange. Oublier un peu l’histoire et les ressentiments. Il ne s’agit que de traverser le monde comme exigence de la vie. Se situer au coeur des liens.

Samedi 23 Avril

A Paris, on habite aussi dans la solitude.

Lundi 25 Avril

En marchant rue Jussieu, revenant du Jardin des Plantes, de la Mosquée de Paris, je surprends en passant un Maghrébin dont l’oeil gauche est bandé d’un pansement, en train de draguer une jeune française en la croisant. Avec quel oeil a-t-il dragué ? Latéralité désinvolte du corps bilingue.

Mardi 26 Avril

Jour silencieux. Je suis étonné devant la discourtoisie des gens, le repli pâle sur soi, le calvaire de l’intelligence.

Mercredi 27 Avril

Au Musée des Galeries du Grand Palais, exposition sur les origines de la peinture impressionniste. Exposition didactique. Quelques émotions gâchées par le va-et-vient des gens et des gloses : je regarde les tableaux et ceux qui les regardent. Ce qui est attachant dans cette exposition, c’est la découverte de l’extérieur et la célébration des menus éléments du quotidien (Degas, Manet, Monet et avant eux Courbet, Sysley...) dans la lumière, les nuances du visible, les figurations des corps enjoués, au repos ou mobiles.

Je pense au retour. Heureusement il n’y a pas de visa pour retourner chez soi. et je garde, par devers moi, la conviction que le filtre à travers lequel je perçois n’est pas toujours explicite parce que la scène du monde me paraît à la fois pleine et vide et parce que je ne crois pas toujours que les conflits ou les tensions culturels ne demandent pour être effacés que la compréhension du système de l’autre (comme le pense R. Carroll dans les Evidences invisibles). Je ne crois qu’à la modalisation de sa propre présence qui se transforme en co-présence ou en présence seconde sans trop jacter car le dialogue est souvent une caisse de résonance et que l’universel se perd dans son hégémonie sécrétant de la violence, de la folle altérité même avec les meilleures intentions. Nous sommes loin de la solidarité objective et de la souveraineté partagée. Mais ce présent indécis est furieusement ouvert pour desserrer les chemins des rencontres. L’important c’est que du passage d’une société à l’autre émane une attention qui facilite de contenir le doute sur les hommes, sur la parole offerte au monde, sur ceux-là qui supportent l’épreuve de l’étranger, qui foisonnent d’incertitudes, qui affranchissent le pas du côté de l’accueil là où il se trouve, chez l’autre comme chez soi. L’essentiel, et c’est ce que me permet le voyage, est de dé-dramatiser la promesse du désir d’ailleurs, de conjurer le risque du franchissement pour faire du déplacement une possibilité d’humanisation sans utopie car l’heure est à la vigilance, au respect de soi qu’il faut exiger de soi, sans être coupé des rais lumineux du site étranger comme réalité, ou comme imagination, dans la consonance qui fait du dialogue une qualité muette.