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Compte-rendu de lecture :

Le Fond de la jarre, de Abdellatif Laâbi
(Gallimard, 2002, 253 pp.)

par Annie Devergnas

Dans « le fond de la jarre » se trouvent toutes sortes de formules imagées, de traits d’esprit et d’allusions « que seuls les initiés saisissent au vol, dont ils peuvent rire et s’extasier au grand dam des profanes », nous explique Abdellatif Laâbi à la fin de son dernier roman. C’est donc un privilège pour nous, lecteurs, que de pouvoir savourer le récit de ses premières années dans sa ville aux mille secrets, Fès, et devenir ainsi les complices des petits et grands événements qui ont modelé sa sensibilité de futur poète et écrivain militant.

Roman autobiographie, donc ? Ne soyons pas simpliste ! Souvenons-nous plutôt qu’en 1982, dans sa préface à la réédition de L’Œil et la nuit[1], Abdellatif Laâbi rappelle qu’il était alors (L’Œil et la nuit date de 1969) farouchement opposé à ce genre : il voulait « désarticuler un genre canonisé : le roman autobiographique où le récit se meut dans la pesanteur des mœurs et coutumes locales […]. Raconter, apitoyer, faire voyager dans le temps n’était pas mon affaire. Je m’inscrivais contre ». Puis, dans Les rides du lion[2], en 1989, il adresse à lui-même encore cette remarque, par le personnage interposé d’un jeune admirateur, qui n’est autre que « l’un de ses doubles » : « Mais laissons ces souvenirs d’une époque disparue que tu n’as jamais voulu raconter, parce que, soi-disant, tu ne voulais pas tomber dans le pittoresque ethnographique et que tu détestais le voyeurisme du lecteur friand […] d’exotisme à bon marché. »(p.14). Que signifie ce restrictif et critique « soi-disant » ? La vraie raison de la réticence de Abdellatif Laâbi serait-elle donc ailleurs que dans ce refus d’un « pittoresque ethnocentrique » ? Avec son goût avoué pour le renouvellement permanent de son écriture, n’aurait-il pas su, s’il l’avait voulu, échapper dès cette époque aux pièges de l’exotisme ?

Mais sans doute ne le voulait-il pas encore. Il a certes quelquefois mentionné son père Driss, ou sa mère Ghita, dans des lignes dispersées ici ou là (par exemple dans les Rides du lion justement, p. 109). Mais, tels les grands musiciens qui n’abordent le genre exigeant du quatuor à cordes qu’à leur maturité, Abdellatif Laâbi a attendu plus de dix ans encore pour écrire ce récit à caractère autobiographique dont il s’était longtemps défendu… Notons au passage que ce genre n'est si délicat que pour un écrivain maghrébin, qui est tantôt soupçonné d’exotisme, tantôt de dolorisme et d’auto-complaisance, quand les écrivains occidentaux ont tout loisir de s’épancher en autobiographies tout aussi complaisantes sans qu’on leur en fasse grief. Est-on « ethnographique », fait-on de la carte postale, lorsqu’on raconte simplement la vie que l’on a menée au sein d’une société traditionnelle, qu’elle soit de Fès ou d’ailleurs ?

            Toujours est-il que Abdellatif Laâbi a attendu d’avoir soixante ans pour se livrer au délicieux et parfois douloureux exercice de mémoire, et l’on retrouve, dans les pages du Fond de la jarre, la vie quotidienne avec ses rituels familiaux, ses fêtes, ses menus ordinaires et extraordinaires, les boutades de la mère, les réflexions du père, les proverbes et dictons qui colorent leur discours ainsi que ceux des voisins, des artisans et du petit peuple de Fès. Laâbi nous guide, comme il le ferait pour des amis qui visiteraient sa ville natale avec lui, dans toutes les ruelles de la vieille ville, nous arrête aux endroits qui ont marqué sa vie de gamin déluré, selon un itinéraire précis qu’il serait facile de suivre page à page.

Le roman débute par le récit à la 1ère personne d’une réunion de famille, au cours de laquelle Laâbi apprend par la télévision la nouvelle de la chute du mur de Berlin, mais un premier retour en arrière nous reporte très vite à sa septième année, puis, à la fin du quatrième chapitre, l’auteur nous prévient que nous allons remonter une nouvelle fois dans le temps, et poursuit dès lors le récit à la 3ème personne : il n’est plus question désormais que d’un petit garçon surnommé « Namouss », c’est-à-dire « moustique », qui n’est autre que lui-même.

Certes, Abdellatif Laâbi se refuse à détailler par exemple le mariage de son frère : « On n’apprendra rien ici sur le déroulement de la cérémonie et son protocole. Il y a des films pour ça, comme dirait l’autre », ou des descriptions « hautes en couleur » d’écrivains coloniaux ou nationaux ; donc, ajoute-t-il, « il y aura impasse sur ce qui suit », et il énumère alors le protocole en question sous forme de liste (p.38). Il ajoute peu après que l’impasse sera faite aussi « sur les thèmes éventés que voici » et il cite, toujours sous forme de liste, l’école coranique, la circoncision, la fête du mouton, le hammam, et « la tyrannie du pater familias, le mien de pater, Driss, ayant été un doux agneau, sans exagération aucune » (p.42).

C’est ainsi que l’auteur des Rides du lion s’amuse à dénouer devant nos yeux les ficelles de l’autobiographie, tout en racontant avec de nombreuses précisions ses années d’apprentissage de la vie. L’école française y tient une place prépondérante, il y découvre l’amour des mots, la passion de la connaissance, l’admiration pour les hommes de culture à travers ses premiers maîtres. De même, les escapades dans la rue avec un groupe d’enfants de son âge, dont nous apprenons les jeux et les petites (ou plus grosses) bêtises. Les rêveries solitaires aussi, sur la terrasse de sa maison, où ciels étoilés, couchers de soleil, rêves d’envol, sont relatées dans un style proche de la prose poétique. Un épisode où l’enfant a vu la mort de très près, une mort « blanche » par étouffement, revient comme un leit-motiv : c’est celui de « la place du Petit Puits », puits aujourd'hui disparu. Et puis, Ghita, la mère, à l’humour décapant, féminine et autoritaire à la fois, protestant haut et fort contre toute contrainte - le voile qu’il faut porter pour sortir, le jeûne du Ramadan - domine tous les autres personnages de sa stature exceptionnelle. Cette féministe qui s’ignore n’a peur d’aucune provocation, et ses réflexions resteront gravées dans la mémoire familiale bien après sa mort.

Entremêlés aussi aux expériences personnelles de l’enfant, l’auteur nous fait participer « de l’intérieur » à la révolte grandissante contre l’occupation française, la préparation du retour du sultan exilé, le futur Mohammed V, la rumeur enfin de son arrivée, tels que ces événements historiques, qui ont conduit à l’indépendance du Maroc, ont été vécus et compris par la famille du petit Laâbi, farouchement pro-indépendantiste.

Dans ces pages où revivent simultanément un enfant, une famille, un petit peuple et un pays en mutation, dans un cadre temporel et spatial précis, on croit souvent retrouver le style limpide, poétique et plein d’humour qui fait le charme des récits d’enfance de Ahmed Sefrioui, un autre Fassi amoureux de sa ville dans ses aspects les plus modestes. A travers ses commentaires délibérément paratextuels et ses nombreux clins d’œil au lecteur, Abdellatif Laâbi veut éviter les pièges de l’autobiographie : il est heureux qu’il ne cherche plus qu’à échapper à ces pièges, et non à l’autobiographie elle-même !

En transformant le passé reconstitué dans sa mémoire en un « roman », Laâbi veut préserver un temps qui n’est presque plus déjà que souvenirs, pour que perdure tout ce qui fut sa vie et celle de ses proches, il y a plus d’un demi-siècle, dans la capitale culturelle et historique du Maroc.

Sans doute fallait-il aussi, pour réaliser cette entreprise, que celui qui s’est décrit comme un « opéré à cœur ouvert » connaisse enfin une sérénité que les événements lui avaient si longtemps refusée[3]. C’est dans le calme intérieur que l’on trouve la force nécessaire pour raviver ce qui se cache « au fond de la jarre » du passé.

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[1] Rabat, Ed. SMER, Coll. Littératures, 1982

[2] Ed. Messidor, 1989

[3] (Selon les paroles mêmes d’Abdellatif Laâbi au cours d’un récent entretien, en novembre 2002)