Pour lire d'autres comptes rendus, cliquez ici.

Compte rendu de lecture :

André Nahum :
Quatre boules de cuir,

ou l’étrange destin de Young Pérez, champion du monde de boxe
(Paris, Bibliophane, 2002)

par Guy Dugas

   Bien connu dans le milieu de la littérature judéo-maghrébine, André Nahum est l’auteur d’une demi-douzaine d’ouvrages sur les traditions orales des différentes communautés du Maghreb, l’humour populaire et le personnage de Djoha. Il a également publié un recueil de nouvelles et un roman historique, Le Médecin de Kairouan, qui a obtenu en 1996 le prix littéraire Maghreb-Afrique méditerranéenne de l’ADELF et de la Ville de Paris.

   L’ouvrage qu’il nous donne aujourd’hui n’est à situer ni du côté de la collecte d’éléments ethnographiques, ni de celui de la fiction – mais plutôt dans un mélange des deux. Il s’agit en effet d’une biographie romancée, celle du célèbre boxeur judéo-tunisien Young Pérez,  prétexte à une peinture sociologique de différents milieux durant le demi-siècle.

   La biographie reprend donc les principaux événements de la courte existence de Victor Pérez, qui prendra dans l’exercice de son sport le nom de Young Pérez, né en 1911, dans une famille de commerçants, au cœur du misérable quartier juif de Tunis, la célèbre Hara. De ses années d’enfance, le lecteur ne saura rien. André Nahum choisit en effet de nous le présenter adolescent, au milieu des années 20, alors que des bandes, à la fois complices et rivales, d’enfants de son âge, font les quatre cents coups à travers les différents quartiers de la ville.

   C’est donc dans cette ambiance tumultueuse d’«enfants des rues, farceurs, frondeurs, cruels parfois », que s’épanouit la vocation du jeune Victor, encouragée par un avocat, président du cercle pugilistique tunisien. Par son entremise, Victor intègre, à quatorze ans, avec son frère aîné, le Maccabi de Tunis, club juif omnisport, formateur de nombreux champions dans bien des domaines. L’un des entraîneurs du club, Joe Guez, s’attache vite à ces jeunes hommes doués, qu’il emmène avec lui lorsqu’il fonde sa propre salle avenue de Londres. C’est là que Victor – rebaptisé Young Pérez, cependant que son frère se fait appeler Kid, selon la mode américaine qui sévit alors dans ce sport – prépare ses premiers combats, dans la catégorie poids mouche. Dès l’âge de quinze ans, il est reconnu comme un champion au sein de la cité, puis très vite au niveau tunisien. Il perçoit ses premiers cachets.

   Installé à Paris, où il est devenu le sparring-partner de champions reconnus, Kid Pérez incite son frère à franchir la Méditerranée, ce que celui-ci fera en 1927. A Paris, il trouve rapide-ment un emploi de vendeur dans un magasin de chaussures et il reprend l’entraînement dans la salle de l’Alhambra, où il est remarqué par Léon Bellières, un des managers les plus côtés de la capitale. Avant même ses dix-sept ans, Young Pérez signe avec lui son premier contrat ; et, le 4 février 1928, il livre son premier match de professionnel contre un jeune Italien, qu’il bat sévèrement aux points. C’est ensuite, deux ans plus tard, un championnat de France de sa catégorie qu’il perd par KO au quatrième round face au Marseillais Kid Oliva : première défaite dans sa jeune carrière. Mais les spécialistes ne s’y sont pas trompés, qui lui prédisent une carrière fulgurante. L’année suivante, il prend une magnifique revanche en battant Valentin Angelman aux points. Ce qui soulève l’enthousiasme des milieux sportifs.

   Le 24 octobre 1931 restera le jour de gloire de Young Pérez. Ce jour-là, au Palais des Sports de Paris, il affronte l’Américain Franckie Genaro pour le titre de champion de monde poids mouche. En moins de cinq minutes de combat, le jeune Tunisien exécute le vétéran par KO à la deuxième reprise « et devient ainsi à vingt ans et demi l’incontestable champion du monde des poids mouche. » Dès lors, le Tout-Paris artistique et sportif est à ses genoux. Les restaurants chics de la capitale veulent tous l’avoir à leur table et les usines Peugeot lui offrent un cabriolet décapotable. Un jeune mannequin, qui ne va pas tarder à entamer une carrière dans le cinéma, Mireille Balin, fait les yeux doux au beau champion. Une liaison s’ensuit :

  « Fou d’amour, il [Pérez] vivait comme en état second ce rêve insensé qu’il partageait autrefois avec ses copains de la Hara : avoir une maîtresse française. Il y avait bien à Tunis des juifs mariés ou en ménage avec des Italiennes ou des Maltaises, mais peu avaient connu une vraie Française de France. Ce privilège était réservé à quelques riches bourgeois que l’on comptait sur les doigts de la main et qui suscitaient bien des jalousies.

  Et voilà que lui, le petit gars de la Hara, était aimé par une des plus belles jeunes femmes de Paris. »

  Un séjour à Tunis prend des allures de triomphe. Reçu par le Bey, Young Pérez est honoré du Nichan Iftikhar, la plus haute décoration du pays. Mais c’est à sa communauté que vont ses largesses de nouveau riche. A son retour en Europe, la reprise de la compétition s’avère rude. Le champion manque d’entraînement, il prends du poids et éprouve des difficultés à se plier à la discipline imposée aux professionnels. Le 31 octobre 1932, à Manchester, il remet son titre en jeu contre l’Anglais Jackie Brown ; mais son manager doit jeter l’éponge à la treizième reprise. C’en est fini du champion du monde. La notoriété de Marcel Thil, étoile montante qui, le jour même, a gagné le titre en poids moyens, va rapidement éclipser la sienne. Young Pérez change alors de catégorie et sa carrière rebondit en poids coq avec une victoire sur Emile Pladner, devant son public tunisois et Mireille Balin, qui avait accepté de faire le déplacement.

   Après quelques victoires remarquées, Young Pérez, revenu à son meilleur niveau, peut envisager d’affronter le champion du monde de sa catégorie, un redoutable Panaméen. Mais il essuie un double échec à Paris en juin 1934, puis à Tunis en novembre – ce qui signe la fin de sa fulgurante carrière :

   « La déroute devant Al Brown sonna, d’une certaine façon, le glas des illusions de Young. [...] Dégoûté du ring, il pensa abandonner la boxe. Pour de bon, cette fois. Mais que faire d’autre ?[...] Young, conseillé par de soi-disant amis, décida de faire prospérer son pécule en se lançant dans les affaires.[...] Trop généreux, il fut rapidement victime de son manque d’expérience et de sa naïveté. »

   Relégué au rang de « boxeur de seconde zone », le jeune champion voit s’éloigner de lui ses prétendus amis et son grand amour, Mireille Balin, qui lui préfère un chanteur débutant, Tino Rossi. Arrive la guerre, l’Occupation. Pérez perd la nationalité française acquise au moment de sa gloire et gagne sa vie comme sparring-partner, refusant de porter l’humiliante étoile jaune. Le 21 septembre 1943, il est raflé par la Milice à son domicile et interné à Drancy. Quinze jours plus tard, il est déporté à Auschwitz où il mourra le 22 janvier 1945, non sans avoir combattu une dernière fois contre l’un de ses geôliers, lors d’une pitoyable exhibition organisée par les Nazis.

    Sur cette trame biographique, l’auteur greffe, au prix de quelques approximations, diverses analyses sur les milieux sociaux traversés par son héros. On le sent très à l’aise dans sa peinture de la Hara et sur la société tunisienne de l’entre-deux-guerres, au sujet de laquelle il évoque, de façon plus ou moins heureuse, la destinée également dramatique de la chanteuse Habiba Messica et du poète maudit Marius Scalési[1]. En contrepartie, ses évocations des milieux sportif et artistique français paraissent moins réussis, s’articulant souvent maladroitement, et parfois même contradictoirement, avec le récit biographique. A défaut, sans doute, d’une documentation plus abondante, la présence, dans l’entourage de Young Pérez, de figures comme celles de Marcel Cerdan, autre champion de boxe d’origine maghrébine, de Sydney Bechet, voire de Jean Cocteau ou Tino Rossi, n’apparaît jamais convaincante. Pourtant l’idylle de plusieurs années avec Mireille Balin, comme, sur un tout autre plan, le fait que Young Pérez ait évolué, à partir de 1934, dans une Europe peu à peu gangrenée par le nazisme, puis sombrant brutalement dans l’hitlérisme jusqu’à l’horreur concentrationnaire, auraient pu permettre une intéressante greffe du biographique et du sociologique, qui est sans aucun doute la difficulté majeure du genre.

   Un seul exemple de contradiction/approximation : à la chute (p. 234), André Nahum écrit :

  « Dans les années 60, Marguerite, la sœur de Young, rapatriée de Tunisie, […] demanda à voir Mireille Balin, voulant à savoir davantage sur son frère, sur les derniers mois de sa vie à Paris. Sur les circonstances de son arrestation… »

avant d’ajouter quelques paragraphes plus loin :

« L’actrice [...] gaspilla tout l’argent qu’elle avait gagné avec ses films à succès, se mit à boire et sombra dans la misère. Sans ressources et sans famille, elle fut secourue par la Roue tourne, une organisation qui vient en aide aux artistes en détresse, et mourut le 9 novembre 1958, vingt-trois ans après celui qui l’avait aimée passionnément.»

   Assurément, il y a là ou une contradiction – comment quelqu’un aurait-il pu rencontrer l’actrice « dans les années 60 », si elle était décédée durant la décennie précédente ? – ou une coquille : lire 1968, au lieu de 1958, comme date du décès de Mireille Balin, « vingt-trois ans après » Young Pérez. Et sans doute les deux.

   Faute d’être parvenu à cette greffe, Quatre boules de cuir restera comme l’itinéraire singulier et attachant d’un petit champion, né pauvre et Tounsi, qui parvint à conquérir l’Europe, à y côtoyer les puissants et les riches, avant de disparaître dans l’horreur d’un camp de concentration.


Pour lire d'autres comptes rendus, cliquez ici.


[1]  Profitons-en pour mentionner les deux biographies (aux éditions Bibliophane et Belfond) et le film récemment parus sur la première, ainsi que les actes de colloque réunis sur le second aux éditions Khartala.