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Compte-rendu de lecture :

Chronique du pou vert, d'Issa Aït Belize
(Éditions Luce Wilquin, 2001, 307 pp.)

par Jeanne Fouet

            Au commencement était l'ange de la mort, chargé par sa complexe hiérarchie divine d'aller trancher le fil de la vie d'un bébé abandonné dans une décharge publique. Ce que devient ce bébé, le lecteur ne le saura pas, même si l'ange, soudain saisi d'une attaque dépressive et révolté par ses conditions de travail depuis que la population ne cesse d'augmenter, refuse ce jour-là d'exécuter sa tâche. Mais le processus de mise en doute de l'ordre aboutit à des conséquences surprenantes: l'ange dirige vers la ville voisine un nuage de fumée puante, et tous les habitants se trouvent contraints de penser à leurs ordures en putréfaction, dont l'odeur insoutenable vient perturber leurs habitudes. Le romancier isole alors la destinée de certains citadins, promis à une fin rapide ou à une survie inattendue, lorsque l'ange, toujours perturbé, s'adonne à la compassion. Il est rejoint en cours de récit par de nombreux autres habitants des Cieux, qui ont tous leur rôle à jouer dans l'intrigue.

            La dédicataire de cet imposant roman, mère du romancier, sait peut-être à quelle "époque révolue", pour reprendre les termes de la dédicace, l'auteur souhaite faire allusion. Peut-être aussi comprendrait-elle, bien avant le lecteur qui ne découvrira le sens du titre qu'au septième chapitre d'un texte qui en comporte dix, à quel fléau précis renvoie ce fameux pou vert: a-t-il vraiment exercé ses ravages au début des années 1940 dans une petite ville du Rif marocain, occasionnant la mort de milliers de malheureux atteints de fièvre typhoïde? C'était le temps du couscous d'orge et de la cuisine à l'huile d'olive, bien avant que les pratiques culinaires locales ne soient perverties par la distribution de denrées américaines, et que ne se perde le goût des choses. D'ailleurs, le personnage le plus simple, le plus sincère, de l'étonnante société convoquée par le narrateur est justement…un cuisinier, qui ne travaille qu'à l'huile d'olive!

            Il y a certes dans ce texte une "recherche du temps perdu", confrontée à l'évidence du présent, l'ensemble étant traité sur le mode régionaliste: nous sommes dans le Rif, aux débuts du vingt-et-unième siècle, quelque part entre l'ouest d'Oujda et Annaba, et ce cadre géographique donne lieu au rappel de l'Histoire de cette province marocaine déshéritée, méprisée par le reste du Maroc, colonisée par les Espagnols qui entraînèrent les habitants dans leur guerre civile contre les Républicains: d'où une population d'anciens combattants nostalgiques d'un ordre disparu. Quant au présent de cette petite ville jamais nommée qui accueille la fiction romanesque, il condense au fil des pages toutes les misères dont souffre le Maroc moderne: hôpitaux envahis de cafards et dénués de médicaments, dont le médecin-chef préfère achever les patients, caricature de justice exercée par des fonctionnaires corrompus, policiers à vendre et à acheter, prisons inadaptées à tout mais aptes à permettre tous les détournements de fonds et tous les trafics, armée composée d'hommes serviles et médiocres, mosquées peuplées d'hypocrites qui y vendent des passeports aux candidats au naufrage destinés à être dévorés par les requins…Le thème de la dévoration, et même du cannibalisme social, apparaît d'ailleurs quatre fois au fil d'une histoire qui veut condenser l'Histoire humaine de la région, depuis la femme préhistorique se repaissant des restes de son mari jusqu'au conseil donné par un gouverneur à un pauvre hère se plaignant de la pauvreté de sa famille: "Bouffe tes enfants!"

            Mais l'essentiel du roman n'est pas là. A la confrontation douloureuse du passé et du présent, la fiction apporte une solution inattendue: la fin des temps. Le lecteur se voit proposer plusieurs niveaux de représentation du monde comme il va, la part réservée à l'au-delà s'avérant de plus en plus envahissante, et sur quel ton! Le mélange des registres, qui fait cohabiter lyrisme et burlesque, veut refléter l'incohérence des choses nommées. La force de l'écriture de ce texte vient justement du désir de rendre compte du choc des forces contraires, passions contre sérénité, générosité contre avidité, petits contre grands, et du dépassement possible des contradictions par la mort enfin assumée. La Chronique du pou vert est un roman métaphysique, à la recherche désabusée de la Grâce.

            C'est ainsi qu'il faut comprendre la progression d'une intrigue condensée en à peine quelques jours, et qui amène divers groupes de personnages, auparavant traités de façon statique comme autant de tableaux, à quitter la ville: fous, cancéreux, chiens affamés, trio médidatif composé d'un Américain tourmenté, d'un soufi ancien souteneur, d'un imam rejeté des siens, tous partis rejoindre la tombe d'un marabout juif adoré par des musulmans! Saint Hubert, Saint Augustin et Satan, infiniment raisonneur et intelligent, parviendront-ils à organiser cette fin d'une Histoire irrespirable pour tous les pauvres et les exclus? Qu'il suffise de mentionner que la solution viendra d'un éboueur. De cette étonnante histoire de décharge dans laquelle un ange a hésité au début du roman, décharge puante qui condamne progressivement la ville à souffrir des mouches et des poux, Issa Aït Belize a fait la métaphore longuement filée de la misère du monde et de ses rêves de bonté et de tolérance. L'inquiétude spirituelle porte le texte alors même que ses personnages s'expriment avec toute la brutalité des contraintes matérielles. Il faut lire et relire le dialogue entre Augustin et un jeune fanatique islamiste algérien: la vraie leçon du texte est là. Comment sortir de l'Histoire? Il est rare de lire: par l'amour pur et le sentiment de l'universalité de la condition humaine. Il y a quelque chose de Pascal dans Issa Aït Belize.

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