NOUVELLE

Par Larbi GRAINE

 

                                                                                                                

LE JEU

 

 

 

Il y avait ce piano estampillé de Paris qui trônait royalement en milieu de salon de la maison paternelle . Nous nous plaisions mes frères et moi à nous relayer sur les touches magiques et nous improvisions des mélodies approximatives. Aujourd’hui Papa Noël viendra, notre père nous en avait longuement parlé la veille.

Le rituel festif constituait toujours un moment agréable et inoubliabe pour les enfants que nous étions. Quelle était belle la fête de l’Aid Esseghir ! la fête musulmane marquant la fin du mois sacré du Ramadan. On nous paraît d’habits flambant neufs, on nous gavait de friandises et de gâteaux et on nous donnait de l’argent pour l’achat de jouets ! la ressemblance avec l’autre fête était pour nous évidente et nous avions cru que dans son infinie sagesse, Dieu s’était arrangé pour rendre notre bonheur perpétuel.

Nous habitions en face de l’église et le temps paraissait s’être fractionné en tranches de durée égales tant le retentissement régulier du clocher en avait réglé la coupe. J’étais intriguée par cet édifice solitaire, planté là, toujours interdit d’accès au public quoique beau et majestueux . Cette église de mon enfance entrevue avant la mosquée, a abrité jadis me dit-on un culte étranger.

Le soir, nous tâchions d’être sages, l’heure fatidique approchait. Nous rangeâmes nos chaussures dans la cheminée et nous supputâmes sur ce qu’allait apporter le bonhomme à la barbe blanche avant de nous enfoncer dans un profond sommeil, certains et confiants en notre bonne étoile.

Je me souviens encore de la frénésie matinale qui s’emparait de nous lorsque nous découvrions les bonbons et autres jouets déposés dans nos souliers. Nous détalions alors en trombe, trépignant de joie, hurlant à l’unisson : iruhed Papa Noël ! iruhed Papa Noël ! ( Papa Noël est passé ! Papa Noël est passé ! ).  Nous courions à travers chambres et couloirs pressés de montrer aux parents non sans fierté les présents apportés par le noble vieillard.

Ainsi revenait chaque année l’heureux événement mais toujours sans le sapin comme si transplanté jusqu’à nous, on avait voulu en tirer l’essentiel. Mais, soudainement un beau jour, on nous appris que la fête magnifique n’était pas la nôtre. A quel jeu s’étaient livrés mes parents pourtant de confession musulmane ? simple plaisir d’imiter les us des colons qui venaient de quitter le pays ou désir de faire à tout moment la fête ?

Désormais, c’est à partir de cette date que fut entamée au-dedans de moi-même l’œuvre de démolition de mes croyances enfantines. Je narguai le jeu du jeûne en le rompant une heure à l’avance et laissai passer les deux journées de l’Aid avant de porter un costume neuf.

Plus tard, après de longues années passées à l’étranger, j’avais éprouvé comme beaucoup d’exilés ces sortes de nostalgies impérieuses qui vous jettent sur le chemin du retour. En arrivant, j’ai retrouvé la maison paternelle complètement transformée ayant été réaménagée en appartements séparés, abritant chacun la famille d’un de mes frères. Elle s’était même agrandie en empiétant sur une portion de jardin. En face, l’église avait disparue, elle fut démolie me dit-on sur injonction des autorités locales, cédant la place à un rectangle d’espace vert dont les lignes rectilignes agacent le regard. En sa bordure on y érigea une stèle à la gloire des Martyrs de la Guerre de libération nationale.

Je n’avais pas remarqué tout de suite le jeu de la volaille. Je fus soudain tirée de ma torpeur dès les premières lueurs de l’aurore par des notes de musique d’un instrument qui ne m’était pas tout à fait inconnu. La mélodie impromptue ressuscita dans mon âme les joies premières. Qui pouvait bien être l’auteur de cette musique si chère ? le père cela faisait longtemps qu’il était mort. Je me levai et me dirigeai vers la porte donnant sur le salon. J’avançai dans l’obscurité cherchant à me saisir du loquet, mais à l’emplacement de ce qui fut jadis la porte, ma main heurta la dure surface d’un mur et je me rappelai à l’instant que le salon avait été reconverti en cuisine faisant partie d’un autre foyer…  Je tendai l’oreille essayant de localiser la source d’où pouvaient provenir les sons si familiers autrefois entendus et écoutés dans cette maison natale mais ô combien à présent étrangère ! Je descendis rapidement l’escalier. En bas, au fond du jardin rétréci, j’ouvris la porte du poulailler. Dans un coin, je découvris, éventré, les tripes en l’air, le piano de mon enfance, poules dessus, sautillant et s’agitant, faisant tinter de leurs petites pattes les marteaux  sur les cordes vocales.

J’observais le manège, submergées par la fiente, certaines cordes étaient devenues aphones. La configuration était telle que les parties de la table d’harmonie qui étaient visibles donc encore valides et les parties de l’instrument recouvertes par l’épaisse couche d’excréments, semblaient avoir réglé sous l’agitation des oiseaux, la coupe d’une étonnante symphonie.