Pierre Halen

Université de Metz / Universitaire Instelling Antwerpen

Constructions identitaires et stratégies d'émergence (notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone)

(A paraître dans "Etudes Françaises", Presses de l’Université de Montréal)

Le rôle de la critique, en matière d'études littéraires, est souvent négligé. Il est vrai que s'y intéresser conduit à prendre en compte sa propre situation d'énonciation, qui comporte des limites, et son propre acte critique, qui implique des conséquences : des unes comme des autres, nous préférons parfois ne pas avoir conscience. Le plus souvent, le commentateur se contente de se positionner en face d'un objet, qu'il présente comme un donné objectif, un déjà-là, dont il aurait pour tâche d'assurer la description, l'analyse ou l'interprétation. En réalité, sans lecture, les œuvres littéraires n'ont pas d'existence sociale ; le critique produit donc l'objet en en consacrant l'existence, même si, d'aventure, il n'en dit que du mal. En outre, ce qu'il dit de l'objet oriente la lecture : en plus de faire exister l’objet, il en configure la représentation. En d'autres termes, le travail critique n'est pas seulement suscité par la réalité ou l'importance de l'objet, comme il le laisse souvent supposer de manière univoque, mais l'inverse est également vrai.

Dès lors, s’agissant des littératures dites « francophones », la question se pose de savoir sur quoi repose leur existence en tant qu’objet scientifique. Si elles n’étaient que le produit de leur institution par la critique, constitueraient-elles encore un donné objectif ? Il faut répondre par l’affirmative à cette interrogation : le produit d'une institution constitue lui-même un donné, dont l'examen est assez justifié. Mais alors il reste à s'interroger davantage à propos de ce qui, – éventuellement en dehors du travail critique mais de toutes manières mêlé à lui –, porte à l'existence un tel donné. C'est ce à quoi je voudrais me consacrer ici, en m'attachant à quelques-unes des modalités du processus d'émergence de ces littératures.

Vers une théorie du système littéraire francophone

À la base du travail critique, la qualification identitaire (littérature allemande, maghrébine, coloniale, féminine...) classe l'objet dans un ensemble, ce qui entraine que telle ou telle catégorie [1] de critiques s'y intéresse. Il s'agit là bien entendu d'une opération fondamentale, puisqu'elle détermine la première orientation de la lecture et, souvent même, des méthodologies ainsi que des systèmes de valorisation spécifiques. Or, c'est elle qui est la moins souvent interrogée, de sorte que la lecture peut feindre qu'il n'y a pas eu, à ce stade, cette manipulation qui consiste à classer, cette douce violence qui parfois détourne et souvent récupère l'œuvre, quelquefois pour illustrer une théorie ou un chapitre de manuel, plus souvent pour la mettre à l'actif d'une collectivité.

Du rôle de la désignation identitaire, on trouve la démonstration dans les ouvrages qui se sont intéressés à la critique des littératures dites « africaines ». Par exemple, on se souvient de la virulente attaque de S. Adotevi contre la phraséologie senghorienne dans Négritude et négrologues (1972) : non, décidément, l'étiquette « nègre » ne va pas de soi. Dans un autre genre, Bernard Mouralis mettait en garde, dans Littérature et développement (1984), contre l'usage, apparemment plus neutre mais faussement évident, de l'étiquette « africaine » : loin d'opérer seulement un constat sur la base objective de la géographie, une telle qualification a pour effet d'entrainer les écrivains dans un programme d'« africanité » qui a longtemps limité leur liberté quant aux référents convoqués et quant au point de vue à adopter sur ces référents, voire même quant à la forme littéraire à privilégier. Pas la peine d'insister sur les effets de sens de l'étiquette « francophone », qui ont été, quant à eux, maintes fois aperçus et dénoncés : il est toujours plus facile de voir les implications des étiquettes lorsqu'on ne souscrit pas à la « réalité » de ce qu'elles désignent, c'est-à-dire lorsqu'on ne trouve pas d'intérêt personnel ou collectif à maintenir cette désignation [2].

Que la réception participe de (et à) l'existence sociale des œuvres « francophones », et même à leur création, comme cela a été montré par ailleurs d'une manière générale, tel est l'horizon global des réflexions qui suivent. Il s'agira dès lors de discerner les limites de la prédication identitaire comme condition de possibilité dans l'émergence (la création, l'existence, la reconnaissance) des littératures dites francophones.

Dans ce domaine comme dans les autres, la création est inséparable de la réception : c’est là un phénomène d'autant plus visible que beaucoup de créateurs sont aussi des critiques et des essayistes : il suffit de citer les noms de Senghor, de Césaire ou de Glissant. Et s'ils ne le sont pas, ils sont alors souvent les auteurs de discours d'escorte (préfaces, entretiens, déclarations) parfois abondants : citons ici René Maran à l'époque de Batouala ou, plus récemment, Calixthe Beyala et ses propos tapageurs dans le Figaro parisien. Ce paratexte est d'autant plus déterminant qu'en outre, dans ce domaine et surtout en ce qui concerne les écrivains du « Sud » [3], la critique est plutôt révérencieuse à l'égard des propos tenus par les écrivains et considérés comme paroles d'évangile : Beyala, qui en a décidément fait un peu trop pour être crédible, aura du moins rendu cet immense service de semer le doute dans des esprits caractérisés, surtout en Occident, par un souci de dévouement a priori à l'égard d'une bonne cause (deux fois «bonne» s’il s’agit d’une femme et d’une Africaine), donc par une tendance à la paraphrase des discours d'escorte.

La question la plus importante de ces dernières années, s'agisssant des littératures dites « francophones », est sans doute celle de la mise au point d'une approche véritablement critique, qui puisse, d'une part, vérifier ou invalider l'idée qu'il y a là un objet global, déterminé par une autre réalité que la superstructure politique de la Francophonie ; et qui puisse, d'autre part, s'assumer comme théorie [4], ce qui revient à en finir avec cette révérence a priori à l'égard des « témoins » qui a été longtemps l'une des conditions de possibilité, inséparablement, de l'énonciation littéraire et de son commentaire. Deux livres, surtout, ont tenté cette entreprise ces dernières années : celui de Dominique Combe, Poétiques francophones, essentiellement consacré à l'aspect linguistique et interlinguistique, et celui de Michel Beniamino, La Francophonie littéraire, qui débouche sur la mise en évidence d'« univers symboliques » irréductibles à l'espace français et en partie homologues [5].

Ce sont là des apports extrêmement constructifs. Ils montrent que la difficulté de l'entreprise, lorsqu'on s'est débarrassé des interférences politiques, vient de l'hétérogénéité évidente des contextes francophones particuliers ; cette hétérogénéité est encore soulignée par un discours, moral et critique à la fois, de valorisation de la Diversité, qui pousse le critique à la mettre toujours davantage en évidence. Aussi bien, celui qui veut répondre à la question de savoir si les zones francophones ont, malgré tout, quelque chose en commun, dirige forcément d'abord son regard vers la langue française (par quoi l’on peut observer que la valorisation de la Différence n’est nullement contradictoire avec la défense de la langue française, puisque, les choses étant posées ainsi, la langue devient nécessairement la seule pierre angulaire de l’ensemble). Mais c'est pour constater, conformément au goût du jour, qu'elle n'existe que dans des usages et que ces usages sont divers : à l'argument de l'unité par la langue, ce grand informant civilisationnel d'autrefois, on préfèrera l'argument d'une homologie structurelle qui se situe au niveau des articulations entre la langue de la France [6], son usage local « francophone » et les autres idiomes en contact. D'où l'idée de « poétiques » analogues. Celles que l'essai de D. Combe a mises au jour sont pourtant encore largement tributaires des poétiques appliquées (dans les œuvres) et déclarées (dans les discours d'escorte) ; il faudrait donc s'abstraire encore davantage, et en même temps faire, comme M. Beniamino, une plus grande place aux circonstances socio-historiques sans lesquelles ces poétiques ne s'expliquent guère. La question devient donc de savoir ce qui, dans ces circonstances socio-historiques, est indiscutablement homologue au niveau le plus général. L'Histoire, comme telle, des sociétés francophones n'y suffit pas : tout au plus permet-elle d'approcher des sous-ensembles francophones dont le passé est en partie commun, par exemple l'Afrique de l'Ouest (héritière des grands Empires de jadis, mais aussi de l’A.O.F.), ou, d'une autre manière, la Belgique et l'Afrique centrale.

L'histoire propre des textes, par contre, celle de leur production comme de leur réception, ouvre d'autres perspectives, pourvu qu'on braque sur eux l'éclairage de l'analyse institutionnelle. Ceci suppose toutefois de renoncer radicalement à cette idée commune selon laquelle il y aurait, derrière, au-delà ou à la source des œuvres, un « fond(s) », une « identité », voire même une « histoire », que celles-ci « exprimeraient » et dont la reconstitution « à travers » le texte serait la tâche de la critique. En d'autres termes, rendre le texte à son historicité propre revient à abandonner le point de vue selon lequel il ne serait que la manifestation d'une culture qui lui serait antérieure et à laquelle l'écrivain comme, à sa suite, le critique devraient faire retour : de ce côté il n'y a forcément que de la diversité ; sauf à considérer que, précisément, l'institution littéraire francophone a contraint et contraint encore aujourd'hui les agents du système à faire preuve (à faire signe) d'une identité spécifique, ce qui établit bien entre eux une règle de fonctionnement commune.

Accorder son attention à cette condition de possibilité implique, comme nous le verrons, de considérer tout autrement ce qui, depuis longtemps, ethnifie le discours critique « francophone » en le ramenant sans cesse vers l'archéologie culturelle du Divers. Y compris dans ses catégories larges, héritées de la période « moderne » de la colonisation et de la décolonisation [7] : les dualismes identitaires (le Même vs l'Autre, le blanc vs le noir, etc.) ont été utiles peut-être à l'époque des affrontements et des affirmations, mais ils ont perdu de leur pertinence aujourd'hui, voire, sont devenus un obstacle dans notre compréhension du monde. Un concept, ou plutôt un mot d'ordre, comme le « dialogue interculturel », aujourd'hui entièrement récupéré par le discours officiel de la Francophonie, s'en trouve vidé de sa substance et apparait comme un leurre : la culture (ce qui se cultive historiquement) est toujours interculturelle ; elle n'est pas l'Un qui devrait, au nom d'une morale ou d'une politique, se mettre à dialoguer avec un Autre : elle est, dans son essence, déjà dialogue [8]. « Quelle bizarrerie, écrit d’ailleurs Hélé Béji, que celle où le parti de la culture est à la fois celui de la domination et de la résistance ! Elle est le dada des pouvoirs établis comme celui des insurgés », ce qui veut dire, nécessairement, que ces derniers sont les dindons de la farce politique en cours [9] ; mais aussi bien, qu’il y a lieu de ne plus se contenter de l’aimable paradoxe d’une unité dont la diversité serait l’indice et même la garantie.

Pour une approche institutionnelle

Au concept de champ littéraire, défini par P. Bourdieu, je préfère ici celui, plus général, de système littéraire [10] : considérées toutes ensemble, les productions littéraires francophones, « issues » de zones de production et de légitimation particulières (ou qui leur sont rattachées par convention), sont en effet loin de former un champ cohérent. D'une zone à l'autre, les textes et les écrivains circulent peu, n'interfèrent guère l'un avec l'autre et, jusqu'à présent, à l'exception des relations entre textes postcoloniaux et hypertexte colonial [11], ne se renvoient que rarement la balle. Même s'il ne faut pas sous-estimer les effets de concurrence qui s'exercent, de fait, sur le marché de la reconnaissance parisienne [12], les auteurs francophones ne se jalousent guère non plus, et s'il y a une certaine rivalité, malgré tout, entre les producteurs des différentes zones, elle est canalysée par les cloisons nationales et continentales, plus ou moins poreuses mais néanmoins efficientes : si tous sont a priori candidats au Goncourt, aucun écrivain suisse en revanche ne brigue la faveur d'être édité, par exemple, chez Présence Africaine ou de remporter en Belgique le Prix Rossel.

En somme, selon la formule de Marc Quaghebeur, « ça ne circule pas entre nous ». Chaque zone est cependant soumise, dans une mesure certes variable, à la dépendance du champ français, dont les productions propres et les jugements de valeur (indexations) continuent à s'exporter vers les périphéries ; le mot « périphérie » n'est peut-être pas plaisant, ce qu'il désigne non plus, mais on ne saurait déplorer cette relation de dominance sans avoir constaté l'état de fait que le concept désigne [13]. Cette dépendance ne fait pourtant pas des zones francophones de simples sous-champs du champ français [14].

Chacune d'entre elles connait en réalité une triple organisation des tensions. Au niveau local, elle possède, plus ou moins développé et actif, un champ d'attractivités propre, caractérisé par des productions et des indexations qu'elle ne parvient guère à exporter. Au niveau « francophone », elle participe nolens volens du champ franco-parisien, avec des conséquences variables d'une zone à l'autre en fonction de la force matérielle et symbolique des appareils autochtones. Au niveau mondial enfin, chaque zone est à présent sollicitée, en principe, par l'internationalisation de ce que Pascale Casanova a appelé, récemment, la « République mondiale des Lettres » [15]. Cette triple structure peut être affinée dans certains cas, puisqu'on peut apercevoir, entre le premier et le deuxième niveau, des paliers « régionaux » : l'Amérique du Nord, les Caraïbes, l'Afrique subsaharienne, le Maghreb constituent des entités unissant jusqu'à un certain point plusieurs zones « locales » par des infrastructures ou des institutions communes. Mais il est plus important pour notre propos de faire observer qu'en raison du rapport centre-périphérie, c'est au deuxième niveau que continuent à se décider, à la fois, la possibilité d'accéder au troisième (notamment aux traductions) et celle de trouver, dans les autres zones francophones, ce premier débouché international [16] qu'on a décidément du mal à qualifier de « naturel ».

Le système littéraire francophone existe donc bel et bien, englobant l'ensemble des productions qui ne relèvent pas strictement du niveau local et qui ne sont pas présentées comme françaises [17]. Elles se caractérisent 1°) par la concurrence qui s'exerce entre elles, d'une part, et entre elles et les productions propres du champ franco-parisien, d'autre part ; cette rivalité a pour objet la légitimation dans la zone propre, dans le champ français, dans les autres zones francophones et dans l'espace international au sens large. 2°) Par un recours plus ou moins soumis ou plus ou moins « irrégulier » avec la langue française, l'irrégularité se manifestant souvent par des appels à l'adstrat linguistique local ; ce rapport à la langue se marque par l'élaboration de poétiques en même temps déclarées et appliquées, qui sont comparables entre elles : ce n'est pas pour rien, par exemple, que la « belgitude » emprunte sa formulation à la « négritude ». 3°) Par des institutions symboliques et des données infrastructurelles qui sont comparables (par exemple les structures de diffusion du livre, les sociétés littéraires locales, l'interventionisme de l'État, etc.) et par d'autres qui sont communes à toutes ou à plusieurs d'entre elles (la Francophonie, la Communauté des Radios Publiques de langue Française, TV5 etc.). À ces traits, on pourrait ajouter une autre constante, qui tient de l'évidence : l'aspiration à une moindre dépendance par rapport aux contraintes matérielles et symboliques imposées par le centre, dont les intérêts ne s'identifient évidemment pas à ceux des périphéries, c'est le moins qu'on puisse dire.

Cette réalité du système francophone appelle une approche de type institutionnel, ce terme englobant ici à la fois, outre la démarche institutionelle inspirée de J. Dubois, les analyses en termes de rapports centre-périphérie (notamment les travaux de Jean-Marie Klinkenberg) et les analyses du champ littéraire (P. Bourdieu, P. Aron, P. Dirkx, P. Durand, P. Casanova, etc.) [18]. Ces travaux portent avant tout sur les contextes de l'énonciation littéraire, mais non seulement, puisque, aussi bien, comme je le montrerai, c'est à partir de ces contextes que s'observent aussi des poétiques, ainsi que ce que D. Maingueneau appelle des « scénographies » [19] : des modes d'inscription de l'énonciation littéraire elle-même, à l'extérieur comme à l'intérieur des œuvres.

L'approche institutionnelle s'intéresse aux stratégies d'émergence, c'est-à-dire à la manière dont un individu, un groupe ou une zone francophones réussissent ou échouent dans leur quête de la légitimité, avec ses profits matériels et symboliques. Il s'agit de savoir, pour paraphraser un titre célèbre de Charles Grivel, comment produire de l'intérêt institutionnel. Le prix à payer par la critique pour se rallier à ce type de point de vue est, outre bien entendu les aspects disciplinaires propres à la démarche, le renoncement à trois croyances au moins : la première, que j'ai déjà évoquée, selon laquelle la vérité du texte « francophone » serait à chercher dans un « fonds » culturel antérieur ; la deuxième, généralement répandue, que la valeur de l'œuvre dépendrait de la qualité de ses constituants internes ; la troisième, que les prétendants à la légitimité seraient à la fois tous égaux au départ et unis dans cette sorte de front commun des producteurs périphériques dont les institutions francophones aiment à donner l'illusion.

En somme, il ne s'agit que de rendre la littérature et ses pratiques à l'histoire humaine, ce qu'ont illustré de nombreux travaux inspirés de Bourdieu et consacrés par exemple aux « réseaux » ou aux « alliances » entre acteurs. Mais, dès lors aussi, on doit la rendre au discours social. Entre celui-ci, les contraintes de l'institution et la quête de légitimité se nouent des rapports d'autant plus complexes qu'ils doivent s'élaborer dans et par le langage, a fortiori lorsqu'ils s'inscrivent à l'intérieur des œuvres elles-mêmes. L'énonciation identitaire, dans l'œuvre et à propos de l'œuvre, apparait ainsi comme un secteur névralgique au sein du processus de reconnaissance [20], dans la mesure où elle concerne aussi bien la création que la réception, et détermine sans doute en bonne part le rapport de l'une à l'autre. C'est à cet endroit que nous retrouvons la question de la désignation identitaire, question sur laquelle il importe de s'arrêter à présent.

Quelques insuffisances de l'« identité culturelle »

Le réflexe identitaire procède sans doute de nécessités communicationnelles, propres à la reconnaissance des sujets parlants. Le durcissement de la qualification identitaire au niveau des collectivités a cependant une histoire, à laquelle je reviendrai mais dont on peut rappeller d'ores et déjà que l'un des moments forts a été la situation coloniale. Paradoxalement, si l'on songe aux convictions universalistes qui s'affichaient dans le chef des libéraux (et bien sûr aussi des missionnaires) européens du xixe siècle, dont plus d'un soutint l'expansionisme outre-mer. Mais moins paradoxalement si l'on se souvient d'une part que, dans le même temps, l'Europe a connu ce regain des nationalismes qui fit des colonies, selon l'expression de J.C. Marimoutou, des « vitrines de la nation » ; et, d'autre part, que les données démographiques et économiques du type d'implantation envisagé outre-mer impliquaient forcément des pratiques différentialistes, dont l'expression principale fut la ségrégation ou la discrimination plus ou moins paternaliste. Se surajoutant à la production de ce limes entre « colons » et « indigènes » qu'avait déjà renforcé l'arrivée progressive des épouses blanches, l'ethnologie apporta, malgré ses bonnes intentions sans doute, une caution à la fois scientifique et morale à l'opinion qu'« ils » étaient des « autres ». Telle est la base du dualisme moderne, déjà évoqué ; le retournement qualitatif opéré par les Senghor, Sartre et autres Fanon en relève encore, qui se retrouve aujourd'hui dans le discours et dans la pratique d'une interculturalité envisagée comme négociation problématique d'entités co-présentes mais assignées à être « autres ».

Dans la vision commune, héritée de cette longue histoire et à présent diffusée jusque dans les écoles maternelles sinon même dans les crèches, l'identité est un signe (par exemple le qualificatif « maghrébin »), qui est supposé dénoter un référent (et qui, dans la pratique, connote pas mal d'autres choses) ; ce référent est une « culture » distincte, pensée sur le mode d'une tradition [21] à perpétuer légitimement. Cette « culture », aussitôt, renvoie elle-même à une série d'expressions linguistiques, vestimentaires, pratiques, mémorielles, culinaires, etc. Exactement comme dans le système colonial, surtout anglais et belge, cela conduit par exemple, dans l'option muticulturaliste, à un mode de gestion « à part » des habitats urbains, avec l'objectif explicite d'éviter les frictions entre des groupes supposés au départ hétérogènes. Certains « migrants » comme certains « indigènes » y ont trouvé leur compte ; on sait, depuis Selling Illusions de N. Bissoondath notamment [22], que d'autres parmi les « intéressés » se sont insurgés contre un tel système.

D'un point de vue plus théorique, la désignation des collectivités sous le signe de l'identité culturelle pose trois types de problèmes majeurs.

Le premier problème est d'ordre sémantique. Le Référent dont il est question, la culture x, n'est pas un objet matériel, mais une dénomination elle-langagière qui, elle-même, renvoie à un ensemble, extensible et malléable à l'infini, d'autres signes tout aussi discursifs. D'un côté, la dénomination, c'est-à-dire l'identification pratique des communautés, comportera nécessairement de l'arbitraire, exactement comme l'indigénisme colonial avait bien dû manipuler un peu les réalités ethniques pour composer des « territoires » administrables. D'un autre côté, on ne sait trop comment justifier, sur la base du respect des différences, la liste des différences qui seront respectées, car elles ne sauraient l'être toutes : il n’est pas nécessaire d’insister longuement, à cet égard, sur les problèmes de politique locale suscités par certains abattages rituels d’animaux, ou par le port du tchador dans les sociétés démocratiques occidentales. Enfin, une autre question surgit : certains, au moins, de ces signes différentiels ne sont en réalité pas menacés par le contact avec l'autre, mais plutôt produits par celui-ci ; c'est le cas, par exemple, des « restaurants ethniques » analysés par Édouard Vincke, où l'on voit tel migrant d'une collectivité x, ou quelqu'un qui se fait passer pour tel, se composer une devanture typée, parfois apprendre les danses folkloriques et se vêtir de manière « traditionnelle », quand bien même il n'aurait jamais rien fait de tout cela dans son pays d'origine (à supposer qu’il en vienne). La dénotation identitaire, en somme, n'a rien de l'évidence que les généreuses intentions lui prêtent, et l'idée que le Référent serait identique à lui-même, ne serait-ce qu'au fil du temps [23], est très illusoire.

Un deuxième problème vient de l'historicité des étiquettes identitaires. Nous connaissons que des consensus s'établissent, dans des milieux et pour un temps limité, au sujet de ces désignations. Ainsi, le mot « créole » a été opérationnel à l'époque des plantations, puis il a connu une période de désaffection avant de revenir, pourvu d'un sens modifié, comme catégorie à la fois identitaire et poétique. Des mots comme « belge », « canadien-français », « nègre » ou « négro-africain », « kasaïens » ou « katangais », etc. ont une histoire faite d'adhésions et d'abandons : de telles étiquettes ont permis, une fois chargées d'une signification particulière, des ralliements, mais ont ensuite été laissées en déshérence. On est donc conduit à l'idée que l'étiquette identitaire fonctionne historiquement à l'intérieur d'un contexte donné : elle suscite à la fois des adhésions, souvent cautionnées par des croyances dans le bien-fondé de sa signification, et des productions qui l'entretiennent, qui la « cultivent ». En d'autres termes, elle est porteuse de sens, et s'avère plus ou moins rentable du point de vue de son efficace socio-historique, mais pour un temps seulement, ce qui la situe bien du côté de la culture inventive et non de la « nature » des êtres.

Un troisième problème nait de simple observation de la pratique commune des individus : il n'y a pas, pour un acteur social donné, une étiquette identitaire possible, mais une pluralité. De la même manière que chaque acteur social emploie, sur une journée, plusieurs idiomes [24], il est amené à « activer », en fonction des contextes successifs, une pluralité d'identités dont la gestion, normalement, ne lui pose aucun problème : je sais à quel moment je dois produire mon identité de père de famille, de mari ou plutôt d'amant, de cher collègue ou plutôt d'ami, d'homme cultivé ou plutôt de monsieur-tout-le-monde, de sportif ou plutôt de cinéphile, d'« ancien d'Afrique » ou d'« ancien de telle université » ; ou encore, pour prendre le point de vue géographico-national habituel, à quel moment j'ai intérêt à me présenter comme « belge » ou plutôt comme « français », comme Schaerbeekois, Bruxellois, « wallon » ou « flamand », Européen ou « blanc », etc. Cette évidence du pluriel se corse lorsqu'on observe que des appellations peuvent être en concurrence pour le même niveau de pertinence sociale, comme cela vient d'être évoqué : ainsi, on avait accepté que telle littérature nationale d'Afrique centrale soit qualifiée de « zaïroise » après avoir été et avant d'être à nouveau « congolaise » ; « québécois » n'équivaut pas à « canadien français », ni « subsaharien » à « noir », etc.

En somme, choisir telle appellation ne s'effectue pas en fonction de la « nature » à laquelle la dénomination renverrait, mais en fonction du projet, axé par des valeurs, que les acteurs nourrissent à son égard. En fonction de son instrumentalisation virtuelle. On peut dire la même chose de la composante que la doxa présente comme le fondement le plus sûr de l'identité, à savoir l'Histoire : nonobstant la rigueur disciplinaire de la démarche historienne, à laquelle la gestion des savoirs en démocratie se doit d'être particulièrement attachée, chacun sait aujourd'hui que, dans l'infini réservoir des passés qu'il est possible d'étudier et de raconter, la conscience historiographique va puiser le passé qui l'intéresse à présent ; du fait même de l'énonciation historique, ce passé élu est alors présenté sous la forme d'une injonction mémorielle (souvenons-nous de ceci ou de cela) qui fait sens [25] : l'esclavage pour les Antilles, le xvie siècle pour la Belgique, les Plaines d'Abraham pour le Québec, etc. Inutile de préciser sans doute que les souvenirs sont en concurrence au sein d'une collectivité donnée, les acteurs étant soucieux d'injonctions mémorielles rivales, en lien avec des projets rivaux.

Nouvelles spéculations sur l'identité

Tous ces problèmes, et d'autres encore sans doute, font qu'en dépit des bons sentiments qui souvent l'inspirent, et en dépit aussi de l'utilité discursive qu'elle a pu avoir dans la lutte anti-coloniale, la doxa culturaliste se trouve aujourd'hui durement contestée. Non pas tellement par les discours réactionnaires qui estiment que la bonne vieille identité nationale d'autrefois, quand nous étions entre nous, avait du bon, car il s'agit là d'attitudes qui souscrivent au crédo culturaliste qu'elles dénoncent, et qui sont convaincues comme lui qu'il y a « nous » et les « autres ». Mais plutôt par des spéculations qui s'efforcent de revoir la question sur une autre base, plus réaliste. Ces spéculations viennent d'horizons très divers, mais elles ont en commun de montrer que la notion même d'identité a une histoire, une histoire à présent révolue puisque nous pouvons la mettre à distance et essayer de la penser.

Non pas révolue pour tous les acteurs sociaux : les idées ont besoin de temps pour cheminer dans l'espace sociétaire et pour s'imposer comme des évidences, on l'a bien vu avec le relativisme culturel lui-même. Mais, dans le cas qui nous occupe, deux freins majeurs retardent ce cheminement. D'abord le fait que la prédication identitaire sur le mode culturaliste continue et continuera à nourrir son homme ; quoi qu'il en soit de l'artifice, sinon de la supercherie, sur lesquels cette prédication repose, les contraintes de la circulation des signes feront que les collectivités continueront à sécréter des signes identificatoires, dont peu importe l'arbitraire pourvu qu'ils fonctionnent et permettent le commerce, dans tous les sens du mot. Ensuite, une donnée morale et politique complique les choses : bien que le discours différentialiste soit, logiquement et historiquement, caractéristique de la droite politique, il a été peu à peu assumé, via l'imaginaire du « sanglot de l'homme blanc », par le discours progressiste, qui a si bien oublié l'humanitarisme égalitariste sur lequel il aurait dû continuer à se baser qu'il a peu à peu rendu suspect, voire haïssable, l'idée même de l'universel. En somme, dans cet embrouillamini, contester aujourd'hui la phraséologie du « relativisme culturel » peut susciter des malentendus et exige une certaine patience.

À ceux qui en ont, on peut suggérer quelques points d'appuis dans les sciences humaines d'aujourd'hui, tous à même de nourrir la nécessaire déconstruction qui s'impose à propos de la doxa identitaire. D'abord la remise en perspective historique de l'ethnologie coloniale, qui s'est faite déjà dans les années 70, notamment avec Anthropologie et colonialisme de Gérard Leclerc (1972), ensuite avec les ouvrages publiés par Jean Copans, Critiques et politiques de l'anthropologie (1972) et Anthropologie et impérialisme (1975). Ensuite, la critique contemporaine, par l'anthropologue — François Laplantine avec Je, nous et les autres (1999) — ou par le politologue — Jean-François Bayart avec L'Illusion identitaire (1996) —, des croyances et des montages discursifs de l'identité. Troisièmement, l'approche matérialiste de la constitution des entités collectives, pour laquelle je recommanderais le séminaire d'Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein : Race, nation, classe. Les identités ambigües (1988) ; s'agissant de la nation en particulier, les publications sont nombreuses, qui rendent cette notion à son historicité et à ses attendus idéologiques ou politiques : les plus importantes sont Nations and Nationalism d'Ernest Gellner (1983, tr. fr. 1990), Nations et nationalism since 1780 d'Eric Hobsbawn (1990, tr. fr. 1992), Imagined Communities de Benedict Anderson (1983, tr. fr. 1996), Nations et nationalismes de Raoul Girardet (1996), La Création des identités nationales d'Anne-Marie Thiesse (1999), etc. Enfin, on s'intéressera aussi au débat qui s'est construit autour de la notion de « savoirs endogènes » et de l'idée de tolérance, notamment au colloque de Jussieu, co-organisé par l'EHESS et l'Université Laval : L’unité et la diversité des sciences sociales (janvier 1998) [26]. De tout cela, il ressort au moins ceci, que les identités sont des réalités d'ordre discursif, construites historiquement et donc susceptibles d'être déconstruites par l'analyste, mais aussi reconstruites par les acteurs en fonction des besoins sociétaires et des opportunités politiques.

Ces ouvrages étant généralement connus, et leur propos risquant de nous éloigner de notre réflexion sur le système francophone, il s'indique davantage ici, pour situer les nécessaires points de rupture avec la doxa culturaliste, de faire appel à des témoins littéraires qui appartiennent à ce système. J'en solliciterai deux. Le premier, Amin Maalouf, a publié en 1998 un essai qui était en même temps un témoignage de citoyen « issu » du Moyen-Orient : Les Identités meutrières (Grasset). On peut ramener les positions de Maalouf à cinq points essentiels. 1°) L'écrivain se rebiffe contre la demande du public, qui a du mal à accepter qu'il n'ait pas de « problèmes identitaires » ; on aimerait, pour qu'il soit conforme aux idées reçues, qu'il soit « divisé » ou « déchiré » entre deux cultures. Mais d'abord, écrit Maalouf, d'abord pourquoi seulement deux ? Quand on vient du Liban, où les « cultures », les religions, les langues, les clans sont si nombreux, ce dualisme simple serait déjà une imposture. Ensuite et surtout, l'essayiste proteste que son identité est une, comme celle de tout homme non aliéné, et non pas morcelée. 2°) Cette unité de l'identité individuelle, Maalouf la conçoit comme le résultat d'une cumulation, d'une addition d'héritages, donc de dettes multiples qui en font un être nécessairement métissé. 3°) Les sociétés se ressentent d'une tension d'ordre psychologique ou sentimental : la confiance en soi et dans l'avenir favorise l'ouverture ; la méfiance, l'inquiétude ou le désespoir engendrent des replis plus ou moins accentués. 4°) On ne saurait présenter comme un préalable légitime et encore moins fondamental la simple connaissance de soi et de ses propres « racines » : en réalité, il y a de l'Autre en moi dès l'origine, et je ne suis d'ailleurs moi-même que par différence avec d'autres. 5°) La culture, ce n'est pas ce qui isole l'individu ou le groupe, mais l'ensemble de leurs relations ; non les « racines », mais les « passerelles ».

Maalouf, certes, laisse encore entendre certains accents culturalistes, notamment lorsqu'il parle d'une « langue identitaire », ou lorsqu'il présente comme une addidtion ce qui pourrait être vu, plus radicalement, comme une invention. Il n'est pas sensible non plus à l'aspect stratégique des positionnements identitaires. Les quelques points évoqués ci-dessus sont néanmoins des avancées fondamentales ; c’est qu’il y a urgence, et l'auteur de Léon l'Africain ne se cache pas de réagir à une actualité meurtrie : le Liban, l'Algérie, l'Iran, le Kosovo, le Rwanda, les banlieues occidentales sont de suffisants motifs à sa réflexion. À tel endroit, il risque une hypothèse intéressante : le phénomène Khomeiny, assure-t-il, n'a pas d'antécédent dans la tradition islamique dont il se revendique ; si sa démarche s'apparente à une autre, c'est plutôt de celle de Mao en Chine qu'il faut la rapprocher ; le religieux et l'athée, le traditionaliste et le révolutionnaire témoigneraient ainsi d'un semblable état de crise, eu égard à une modernisation galopante mais dont les fruits ne paraissent pas accessibles.

Au cœur de l'histoire du xxe siècle commence ainsi à se dégager une « époque » cruciale. La décolonisation est l'un des aspects de ce tournant, mais non pas dans sa dimension de libération à l'égard de régimes inégalitaires ; plutôt dans le bouleversement idéologique qui l'a accompagnée, au titre du « relativisme culturel ». C'est là, sans doute, une bizarrerie de l'Histoire, mais le fait est qu'une lutte qui semblait ne devoir s'exercer qu'au nom de valeurs égalitaristes et humanistes, donc universalisantes, les a finalement fait oublier au niveau du discours pour n'y laisser, bien en évidence, que les valeurs du différentialisme [27]. Un autre essayiste francophone, Hélé Béji, a brillamment traité de cette évolution et de ses conséquences dans L'Imposture culturelle, ouvrage déjà cité. Non sans esprit de provocation, l'auteur entend y renouer avec l'idée de civilisation (au singulier), seule à même de contrebalancer aujourd'hui le poids aveugle d'une globalisation économique qu'elle identifie à une nouvelle barbarie, dans la mesure où l'humain y est oublié. La valorisation des différences culturelles y apparait, du coup, dans le rôle d'un support idéologique pour cette barbarie et pour cet oubli.

En somme, les indépendances ont constitué un marché de dupes. D'une part, en ce qui concerne le colonisé, elles ont remplacé le rêve égalitaire d’une émancipation (politique, sociétaire, économique) par une valorisation des cultures qui n'a guère d'effectivité que consolatoire. D'autre part, l'Occident a été allégé idéologiquement de tout « fardeau » historique, avec pour conséquence qu'il a pu renoncer à la responsabilité que représentait pour lui la part universalisable de ses valeurs civilisationnelles : à la place, il a pu se contenter de « respecter les différences » ; en quelque sorte, il a ainsi perdu son âme et n'a lui-même plus rien à opposer au processus de la barbarisation économique imposé par le « marché ».

Comment, dès lors, rebâtir ? Passer de la Tribalisation du monde décrite par Michel Maffesoli (1992) à la Refondation du monde prônée par Jean-Claude Guillebaud (1999) ? Et comment, à l'intérieur de cet horizon, repenser la prédication identitaire au sein d'une théorie du système littéraire francophone ? Le fait est que tout un discours convenu sur les identités s'avère impraticale, alors même notre environnement doxique (le politically correct) sans cesse nous pousse à le pratiquer. C'est spécialement le cas dans le cadre d'institutions littéraires francophones qui sont convaincues de permettre ainsi des « rencontres », voire un « dialogue », sans jamais pouvoir préciser à quoi de tels échanges peuvent conduire ; en effet, de deux choses l'une : ou bien ces échanges sont purement formels et inintéressants (sauf à fournir des prétextes à des colloques consensuels), ou bien ils sont réels et alors il faut mettre en avant la réalité d'une interculture où tous les acteurs sont modifiés par le contact, plutôt que la fictivité de cultures autonomes, que définiraient de non moins fictives traditions [28].

Constructions identitaires et stratégies d'émergence

C'est, à ma connaissance, l'anthropologue Jean-Loup Amselle, dans l'introduction de ses Logiques métisses [29], qui a apporté la redéfinition la plus claire et en même temps la plus opératoire du point de vue de l'analyse littéraire. L'identité y est présentée comme une élaboration discursive, combinant syntagmatiquement des éléments empruntés à plusieurs paradigmes disponibles (des réservoirs), en vue d'une rentabilité communicationnelle et en fonction d'un contexte socio-historique donné dont, nécessairement, autrui est constitutif. On renonce dès lors, bien entendu, à toute idée d'une nature identitaire, mais aussi à la tentation, qu'on pourrait qualifier d'ethnologique, de se perdre en regrets ou en illusions quant à la pureté originaire des cultures. On obtient par contre une base théorique sûre pour fonder les métaphores (passerelles, ponts) par lesquelles, chez Maalouf ou Béji, la culture pouvait être décrite comme relation à l'autre. Et l'on rejoint sans difficulté le concept de reconnaissance (v. supra), qui permet de passer de la prédication identitaire à l'analyse institutionnelle des positionnements littéraires. Il y a davantage encore, puisque cette définition de l'identité est toute faite pour rencontrer une approche littéraire, tant sur le mode linguistique (lorsqu'elle est attentive à l'assemblage particulier de signes verbaux empruntés au discours social), que sur le mode socio-esthétique (lorsqu'elle s'interroge à propos de l'efficacité particulière que possède tel énoncé artistique, à même de catalyser ce que Goldmann appelait la vision du monde d'un groupe particulier à tel moment de son histoire).

Un exemple simple, dans quelques-unes de ses applications bien connues : le mot « nègre ». Lorsque le groupe des Senghor, Césaire et autres Damas s'en empare, le mot a déjà servi, comme terme dépréciatif ou neutre, mais aussi valorisant, depuis le nigra sed formosa de la Vulgate jusqu'à la renaissance de Harlem dans les années 20. Le recyclage du terme par la mouvance de la négritude crée une collectivité nouvelle (principalement entre les Antillais et les Africains noirs) qui concurrence une autre collectivité possible (et déjà institutionalisée, celle-là), celle des étudiants de toutes les colonies françaises séjournant en France. Ce recyclage s'opère dans un contexte où le succès de la prédication identitaire est déterminé par des conditions de possibilité particulières : pourvu que la raison reste hellène, on veut bien que l'émotion soit nègre. L'immense efficacité de la désignation identitaire « nègre », jusque dans les colonies anglaises, est proportionnelle à son adéquation au contexte colonial, ou plus exactement au contexte des dualismes « modernes » dont j'ai déjà parlé et qui conduira à ce qui apparait aujourd'hui à Hélé Béji comme l'« imposture culturelle ».

On a beaucoup reproché à Senghor l'ingénuité de cette « émotion nègre », qui, exactement comme n'importe quel autre cliché concernant une collectivité, est aussi inexact au plan de la description humaine que redoutable par son pouvoir d'enfermement de la réalité dans un mythe. Le fait est pourtant que cette désignation a fonctionné durablement, permettant par exemple de faire admettre comme vraisemblable une autre fiction : la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor et Sartre, la littérature négro-africaine de Kesteloot, la littérature nègre de Chevrier, etc. La rentabilité communicationnelle de l'étiquette nègre est une évidence historique. Des esprits soucieux de rigueur scientifique pourront toujours protester, et plaider par exemple, pour qu'on ne réduise pas un continent à l'idée qu'en donne un simple survol, en faveur de l'étude des champs littéraires nationaux en Afrique : rien n'y fera, tant que l'étiquette sera adaptée aux conditions de possibilité de l'institution critique. Il n’est que de songer, par exemple, aux moyens humains extrêmement limités que la plupart des centres d’études francophones peuvent aligner : en France, où l’on trouve normal d’avoir un enseignant par siècle pour la seule production française, on trouve tout aussi normal d’avoir un collègue chargé, à lui seul, de toutes les littératures francophones ; à défaut de pouvoir se spécialiser sérieusement, il est bien forcé de pratiquer le genre douteux des survey courses et d’abuser des concepts généralisants.

Dans ce cadre, la négritude est un bon exemple de stratégie d'émergence réussie, et à divers égards fructueuse. On voit sans peine aussi le rôle joué dans cette réussite par la désignation identitaire. « Une position, écrit Maingueneau, ne fait [...] pas que défendre une esthétique, elle définit aussi, explicitement ou non, le type de qualification requise pour avoir l'autorité énonciative » (op. cit., p. 77). Senghor, agrégé de grammaire française, ou Maran, agent colonial antillais, avaient-ils réellement autorité pour incarner l'Afrique qu'ils disaient « nègre » ? Ils l'avaient médiatiquement, et cela a visiblement suffi ; mieux, ils ont du même coup disqualifié durablement, comme inauthentique, tout discours « blanc » sur l'Afrique, fût-il mieux informé que le leur.

En somme, selon la formule de Maingueneau, « le texte, c’est la gestion même de son contexte » [30]. S’agissant du texte francophone – et non pas seulement du texte écrit en langue française, en France ou ailleurs —, le contexte est celui d’un système de production et de réception qui est contraint de s’adapter au verrou que constitue le rapport centre vs périphérie. Pour faire jouer ce verrou, certains acteurs peuvent être tentés, ou se trouvent même obligés, de jouer la carte de la différence exotique, qui n’est pas le moindre des héritages laissés par le différentialisme colonial. L’écrivain « nègre » ou « flamand », « suisse » ou « créole » [31], s’engagent dès lors dans des « poétiques » qui exhibent moins un origine ethnique qu’elles ne produisent, à la plus ou moins grande satisfaction du marché, des énoncés à même d’ouvrir à leurs auteurs (les entrants) la pièce bien défendue où l’on se répartit les biens symboliques et matériels du succès à court ou à long terme.

La critique, bien entendu, les accompagne, puisqu’elle aussi, dans son domaine propre, se partage un certain nombre de biens qui ne sont pas tous symboliques. Elle aussi dépend de conditions de possibilité qui varient en fonction des « évidences » de la doxa et des niveaux d’exigence qu’on attend d’elle dans tel ou tel lieu. Elle a cependant, jusqu’à un certain point, le choix de ces lieux : à tel endroit, il lui sera demandé d’être conforme à telle conception de la correction politique et morale ; en tel autre, de rencontrer, plutôt, telle exigence de rigueur scientifique. Elle devrait, en principe, toujours avoir conscience  de ce que rappelle Maingueneau : « Il est de l’essence de la littérature de dénier les facteurs qui l’ont rendue possible » [32].

Résumé

Critical discourse about Francophone literatures produces his own critical area. Therefore and from its point of view, there is no need for a clear definition of the field. Because of the relative lack of links between books and writers from different francophone countries, it is not possible to see the field as a champ littéraire (Bourdieu). But there is well a francophone literary system, which is based both on instances of production and legitimation. It can be described starting from the objective links between central and peripherical areas. This system does not include local literary fields, which are not concernd by the attraction from Paris, nor Paris self. Intothe system, it is possible to distinguish different places, which define as well rhetoric choices and authors’ strategies. One is the group of converted francophones (Makine, Beckett...), another is the group of repentant francophones (Michaux) : both are included into the central area of the system. The getting-in writers, coming from outside of the french-parisian center, have to choice between two modes : either they let themselves assimilate by the center, or they produce exotic rhetoric (créolité, négritude, belgité, etc.), although their freedom is limited depending on various criteria. Identity discourses seem therefore to be as preferential vehicles, as well as sufficient conditions of recognition. They are at the same time more necessary, easy and successfull for producers coming from areas to which the exotic demand of the center is bigger.

La critique des littératures francophones produit, dans une certaine mesure, le domaine de sa propre activité. Elle ne se soucie généralement pas, pour autant, d’en donner une définition claire. Si l’on ne peut parler d’un champ littéraire francophone parce que les composantes interfèrent peu d’un pays à l’autre, en revanche il existe bien un système de production et de reconnaissance dont le fonctionnement objectif peut être décrit et analysé à partir de la relation bilatérale de centre à périphérie. Il ne comporte pas les champs littéraires locaux, qui ne subissent pas l’attraction du premier ; a fortiori, il ne comporte pas le centre-lui-même. On peut distinguer, gravitant autour du centre franco-parisien, différentes positions qui font peser sur les choix rhétoriques et sur les stratégies d’auteur des contraintes précises, notamment les francophones convertis (Makine, Beckett...) et les repentis (Michaux, etc.), groupes qui sont inclus dans la logique du champ franco-parisien. Les « entrants » ont à choisir clairement entre un mode d’assimilation ou un mode d’exotisation, bien que leur liberté soit à cet égard plus ou moins limitée. Parmi les stratégies, la prédication identitaire apparait donc comme un vecteur privilégié en même temps que comme une condition de la reconnaissance ; elle est en même temps plus nécessaire, plus facile et plus profitable aux producteurs issus de zones à l’égard desquelles la demande exotique est grande. (225 mots)

A défaut d’un champ littéraire, il existe un système francophone dont le fonctionnement peut être analysé à partir de la relation de centre à périphérie. Les différentes positions font peser sur les auteurs des contraintes précises. La prédication identitaire alors comme une condition de la reconnaissance. (261 caractères)

Deux lignes de notice

Pierre Halen enseigne la littérature générale et comparée à l’Université de Metz. Il a publié e.a. dans les domaines littéraires exotiques, coloniaux, africains, migrants.



[1]      Par exemple, les disciplines universitaires, régies non par leur objet, mais par l'institution : spécialistes nationaux, comparatistes, sociologues pour la « paralittérature », stylisticiens pour la « littérature », « francophonistes », « africanistes », etc.

[2]      Dans le cas des littératures francophones, les choses ne sont pas aussi simples, puisque l'institution critique francophone, y compris au niveau le plus officiel et comme les bourgeois de Molière, aime bien se faire châtier  : il n'est guère de colloque en la matière où l'on ne doive entendre un préposé à la dénonciation de la francophonie, nonobstant le fait que tout cela se passe souvent aux frais de celle-ci ; la francophonie y trouve largement son compte puisque, dans cette opération apparemment paradoxale, elle met à son chapeau la double plume de la tolérance et de la correction politique.

[3]      Sauf le cas de Senghor, dont la statue ne risquait de toutes façons pas de se briser.

[4]      Voir la contribution de Paul Aron dans le volume, par ailleurs assez inconstsitant, des Actes du colloque “Initiation aux littératures francophones” (Afrique, Amérique du Nord, Europe). 20-21-22 décembre 1990. Sous la dir. de A. Chemain-Degrange. Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences, Université de Nice Sophia-Antipolis, 1993, 208 p.

[5]      Combe (Dominique), Poétiques francophones. Paris, Hachette, coll. Concours littéraires, 1995, 175 p. ; Beniamino (Michel), La Francophonie littéraire : essai pour une théorie. Paris, L'Harmattan, coll. Espaces francophones, 1999, 464 p.

[6]      L’idée que le français est «naturellement» ou historiquement la langue de la France est une approximation : on la parle depuis bien plus longtemps dans certaines régions de la Belgique et de la Suisse que dans certaines provinces françaises où, du reste, les anciens parlers se réveillent aujourd’hui.

[7]      Cf. Gyurcsik (Margareta), « Dialogue interculturel et postmodernités francophones », dans Kirsch (F. Peter), éd., Y a-t-il un dialogue culturel dans les pays francophones ? - Vienne-Pécs, AEFECO, 1995, 2 vol., 431 p. (= Cahiers francophones d’Europe Centre-Orientale, n°5-6), vol. 1, pp. 35-44.

[8]      Voir mon essai : «Pour en finir avec une phraséologie encombrante : la question de l’Autre et de l’exotisme dans l’approche critique des littératures coloniales et post-coloniales», dans Durand (Jean-François), éd., Regards sur les littératures coloniales. Tome I : Afrique francophone : découvertes. Paris-Montréal, L'Harmattan, 1999, 287 p. ; pp. 21-39.

[9]      Ceci, globalement et à long terme, car, bien entendu, d’aucuns parmi eux en tirent avantage dans l’immédiat. Voir, sur la question des cultures : Béji (Hélé), L'Imposture culturelle. Paris, Stock, 1997, 164 p. ; citation : p. 113.

[10]     Je reprends ici en partie mes « Notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire francophone », dans Diop (P.S.) & Lüsebrink (H.J.), éd., Festschrift János Riesz, à paraitre 2000.

[11]     Voir Riesz (János), « “Le dernier voyage du négrier Sirius” : le roman dans le roman Le Docker noir (1956) d’Ousmane Sembène », dans Sénégal-Forum. Littérature et histoire. Ed. P.S. Diop. Frankfurt, Iko-Verlag, 1995, pp. 179-196 ; et, plus généralement : Koloniale Mythen - Afrikanische Antworten. Europäisch-afrikanische Literaturbeziehungen I. Frankfurt a.M., Iko-Verlag, Studien zu den frankophonen Literaturen außerhalb Europas Bd.1, 1993, 390 p. ; « Littérature coloniale et littérature africaine : hypotexte et hypertexte », dans Les Champs littéraires africains. Textes réunis par Romuald Fonkoua & Pierre Halen avec la collaboration de Katharina Städtler. Paris, Karthala, à par. 2000.

[12]     C'est un des éléments particulièrement novateurs de la récente thèse de Véronique Porra (“Langue française, langue d’adoption”. Discours et positionnements des romanciers d’expression française originaires d’espaces non francophones dans le champ littéraire français (1945-2000). Habilitationschrift vorgelegt an der Sprach- und Litaraturwissenschaftlichen Fakultät der Universität Bayreuth, Mai 2000, 274 p., tap.) que de mettre en lumière ces effets de concurrence, et notamment celle qui oppose les écrivains francophones héritiers de l'Empire et les écrivains francophones par choix, dont l'allégeance sentimentale à la France est l'argument majeur ; on vise ici les Bianciotti, les Kundera, les Makine et autres « convertis ».

[13]     J'ai proposé, ailleurs, de recourir à l'appellation de « marches » ; ce terme a le mérite d'attirer l'attention sur l'adstrat linguistique qui caractérise tous les pays francophones. Cf. « Primitifs en marche. Sur les échanges intercollectifs à partir d’espaces mineurs », dans Jewsiewicki (B.) et Létourneau (J.), dir., Identités en mutations, socialités en germination. Sillery (Québec), Éd. du Septentrion, Nouveaux Cahiers du Célat, 1998, pp. 139-156.

[14]     On peut en juger par ce que P. Bourdieu a pu dire du cas de la Belgique ; cf. « Existe-t-il une littérature belge ? Limites d’un champ et frontières politiques », dans Études de lettres, 1985, vol. III, pp. 3-6 ; voir aussi son entretien avec J. Dubois dans Textyles, (Bruxelles), n°15 (L'Institution littéraire), 1998, pp. 12-16.

[15]     Casanova (Pascale), La République mondiale des Lettres. Paris, Seuil, 1999, 492 p. ; je renvoie à cet ouvrage sans souscrire à ses aspects « lutécio-tropiques » (selon le terme conçu par Paul Dirkx).

[16]     Nadia Ghalem, « québécoise d'origine algérienne », disait ainsi espérer un jour être publiée au Seuil « pour avoir une chance d'être diffusée en Afrique » (Montréal, entretien du 16 mai 2000).

[17]     Les producteurs isolés qui ont opté pour la langue française sans être issus d'une zone réputée francophone : les Bianciotti et autres Beckett dont traite V. Porra (op. cit.) occupent une place à part, incluse dans le champ littéraire français. D. Combe, de son point de vue surtout linguistique, les inclut dans l'espace francophone, mais la raison sociologique voit les choses autrement : on peut notamment observer que la trajectoire de ces écrivains est toujours de se rapprocher le plus possible du centre lui-même, où ils sont d'ailleurs acceptés comme étrangers, ce qui n'a longtemps été possible à l'écrivain francophone (du Nord) qu'au prix d'une abjuration identitaire comme celle de Michaux.

[18]     Voir, pour une synthèse : «La Communauté “française” de Belgique dans la relation centre/périphérie des pays francophones. Un bilan de la recherche», dans Riesz (J.) & Porra (V.), Hg., Français et francophones. Tendances centrifuges et centripètes  dans les littératures françaises / francophones d’aujourd’hui. Bayreuth, Ed. Schultz & Stellmacher, Bayreuther Frankophone Studien Bd.2, 1998, 220 p. ; pp. 25-40 ; voir aussi l’article de Paul Dirkx dans le même volume.

[19]     Maingueneau (Dominique), Le Contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société. Paris, Dunod, 1993, 196 p. ; p.123.

[20]     Sur ce concept, voir l'article, basé e.a. sur les travaux de Goffman : Klein (Annabelle) et Marion (Philippe), « Reconnaissance et identité face à l’espace médiatique », dans Gryspeerdt (A.), éd., La Reconnaissance. Louvain-la-Neuve, UCL, Département de Communication, 1996 (= Recherches en communication, n°6, 1996), pp. 39-64.

[21]     Par un contresens aussi courant que significatif, la tradition est comprise comme un état anhistorique ou immobile de la « culture », alors qu'elle est, en soi, transmission et renouvellement ; par exemple, l'Église catholique se réfère à deux autorités : celle, fixée, des textes canoniques et celle, active, de la « tradition », c'est-à-dire son propre magistère au fil de l'Histoire ; nos collègues oralistes rappellent eux aussi, avec constance, que la « tradition orale » est créative.

[22]     Cf. Bissoondath (Neil), Selling Illusions. The Cult of Multiculturalism in Canada. Penguin Books Canada, 1994 ; Le Marché aux illusions. La méprise du multiculturalisme. Trad. de l’anglais par Jean Papineau. Préface de Lise Bissonnette. Montréal, Ed. Boréal / Ed. Liber, 1995, 242 p.

[23]     On peut prolonger cette discussion sur un plan épistémologique, comme le fait l'anthropologue Fr. Laplantine, qui conteste la doxa identitaire en dénonçant, sur la base de Wittgenstein, la possibilité de la représentation (cf. Je, nous et les autres. Être humain au-delà des appartenances. [Paris], Le Pommier-Fayard, coll. Essais / Manifestes, 1999, 152 p.)

[24]     On peut les appeler des « registres » d'une même langue, lorsqu'on adopte le point de vue unifiant et consensuel des grammaires « nationales ».

[25]     E.a., je renvoie aux travaux du Célat de l'Université Laval, et notamment à Jewsiewicki (Bogumil) et Létourneau (Jocelyn), dir., L'Histoire en partage. Usages et mises en discours du passé. Paris, L'Harmattan, 1996, 232 p.

[26]     Trois interventions significatives devraient paraitre tout prochainement dans les Annales.

[27]     La bizarrerie s'explique en partie par le fait qu'on a cru devoir combattre le colonialisme au niveau de son discours (universaliste et assimilationiste, surtout en France), plutôt qu'au niveau de sa pratique (différentialiste), de manière peut-être à ne pas apparaitre comme les héritiers d'un système qu'on dénonçait (quoi qu’il en soit de la réalité de cet héritage, ou peut-être même à cause de cette réalité). Elle s'explique aussi par l'alliance objective des forces décolonisatrices progressistes avec, en Métropole, le vieux parti anti-colonial  d'inspiration nationaliste et différentialiste (cartiérisme, etc.).

[28]     Voir sur ce point : Hobsbawn (E.J.) et Ranger (T.), eds, The Invention of Tradition. Cambridge UP, 1983, rééd. 1994, 322 p. ; et Bayart (J.-F.), L'Illusion identitaire, op.cit., avec ses nombreuses analyses de cas. Il est significatif qu'un des auteurs de référence de la critique francophone, Amadou Hampâté Bâ, soit aussi l'une des cautions idéologiques d'un tel discours sur les identités ; il écrit par exemple : « […] c'est là l'originalité profonde des Peuls, à travers le temps et l'espace, à travers les migrations, les métissages, les apports extérieurs et les inévitables adaptations aux milieux environnants, ils ont su rester eux-mêmes et préserver leur langue, leur fonds culturel très riche et, jusqu'à leur islamisation, leurs traditions religieuses et initiatiques propres, le tout lié à un sentiment aigu de leur identité et de leur noblesse. Sans doute ne savent-ils plus d'où ils viennent, mais ils savent qui ils sont. “Le Peul se connait lui-même”, disent les Bambaras. [...] j'ai appris à accepter les gens tels qu'ils étaient, Africains ou Européens, tout en restant pleinement moi-même. Ce respect et cette écoute de l'autre quel qu'il soit et d'où qu'il vienne, dès l'instant que l'on est soi-même bien enraciné dans sa propre foi et sa propre identité, seront d'ailleurs plus tard l'une des leçons majeures que je recevrai de Tierno Bokar » (Amkoullel, l'enfant peul. Mémoires (1991). Paris, J'ai lu, n°4286, 1996, pp. 19, 163).

[29]     Amselle (J.-L.), Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs. Paris, Payot, Bibl. scientifique Payot, 1989, 257 p.

[30]     Maingueneau (D.), op. cit., p. 24.

[31]     P. Casanova (op. cit., pp. 403-409) fait ainsi un intéressant rapprochement entre Ramuz et Chamoiseau.

[32]     Maingueneau (D.), op. cit., p. 84 ; voir aussi Casanova (P.), op. cit., p. 22.