Marie Alice SEFERIAN

 

Ecole des hautes études pédagogiques, Copenhague.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RESEAUX D'IMAGES

 

DANS NEDJMA ET LE MUEZZIN

 

A LA LUMIERE DE LEUR

 

TRANSCRIPTION EN DANOIS

    

 

 

 

 

     Nedjma de Kateb Yacine et Le Muezzin de Mourad Bourboune étant à ce jour les deux seuls romans maghrébins à être traduits en danois, ils m'avaient semblé pouvoir entrer tout naturellement dans le cadre du colloque que Jacqueline Arnaud voulait consacrer aux diverses traductions de Nedjma ainsi qu'aux problèmes géné­raux de traduction des oeuvres maghrébines. Le choix de ces deux oeuvres se justi­fie également par la place centrale qu'elles tiennent dans la littérature algérienne de langue française, ancrées comme elles le sont dans la réalité socio-politique et my­thique du pays, l'une se situant pendant la période coloniale, l'autre ayant pour décor et pour thème les années suivant immédiatement l'indépendance de l'Algérie, ac­quise en 1962.

 

     Etant donné les limites imposées à un tel exposé, je me bornerai ici à l'étude de la transcription des images. C'est à dessein que j'emploie le mot transcription, les images étant, comme chacun sait, intraduisibles. Ce qu'on peut faire, c'est transcrire comme en musique, où ce verbe signifie, selon le Lexis: "écrire pour un instrument un texte écrit primitivement pour un ou plusieurs autres." Il semble particulièrement intéressant d'étudier comment un texte écrit, en quelque sorte pour plusieurs instru­ments (la langue française véhicule ici plusieurs cultures, est bilangue selon l'expression d'Abdelkebir Khatibi), va être transcrit pour une seule voix, la langue da­noise, totalement étrangère aux cultures présentes à l'origine de ce texte.

    

     Les images étant le lieu privilégié de l'émergence des significations secondes et des rêveries immanquablement marquées par la culture (le mot est pris ici au sens large) de l'auteur, elles offrent un terrain d'exploration tout indiqué, d'autant plus que les deux traducteurs sont avant tout écrivains et poètes. Je n'entrerai pas ici dans le détail des discussions sur la nature de la métaphore, ou de "l'icône verbale", ni sur les distinctions formelles entre métaphore, métonymie, comparaison. Je me conten­terai de citer Paul Ricoeur: "La métaphore est au service de la fonction poétique, cette stratégie de discours par laquelle le langage se dépouille de sa fonction de description directe pour accéder au niveau mythique où sa fonction de découverte est libérée."[1]. Avant de partir à cette découverte, il me faut cependant préciser ce que j'entends par réseau d'images et indiquer le point de vue adopté. Je rappellerai en premier lieu que, comme le signe, l'image a deux faces: l'une visible, verbale et matérielle, l'autre invisible, et en grande partie non verbale puisqu'elle se compose des visions intérieures, sensations, émotions, sentiments qui naissent dans l'esprit et le corps du lecteur. Face invisible qui, comme le signifié, est voulue par l'auteur, mais en partie seulement, en ce sens que la même image verbale peut déclencher des si­gnifiés fort différents selon les lecteurs. Les images ont certes pour fonction de don­ner au texte vie et beauté, elles l'illustrent en quelque sorte, mais signes, elles se combinent et créent par leurs liens réciproques, sans rapport avec le tissu de la nar­ration, une sorte de contrepoint au récit lui-même. Un peu comme on aperçoit sous le tulle de la robe les dentelles et festons des dessous ou les figures imprimées sur la soie. Yves Tadié écrit: "Ces éléments assurent la fusion de la mythologie et du récit, et proposent des relations nouvelles entre les mots, entre les choses"[2]. Cependant que Bachelard a tenté de montrer que: "les métaphores ne sont pas de simples idéa­lisations qui partent comme des fusées pour éclater au ciel en étalant leur insigni­fiance, mais qu'au contraire, elles s'appellent et se coordonnent plus que les sensa­tions, au point qu'un esprit poétique est purement et simplement une syntaxe de métaphores."[3]. Ce que je tenterai, c'est de reconstituer cette syntaxe de métaphores au niveau de l'effet de texte : mon point de vue est celui du lecteur qui cherche à s'orienter dans cette forêt de signes qu'est un texte poétique en utilisant les fils arachnéens tissés par les images. J'examinerai en outre si la transcription en danois peut jeter quelque lumière sur ces réseaux d'images. C'est une entreprise hasar­deuse à laquelle je me livre et je suis consciente que je risque fort de simplifier des oeuvres aussi riches que Nedjma et Le Muezzin, qui se dérobent sans cesse à l'analyse. Consciente aussi du fait que je ne pourrai m'empêcher de colorer ces images des nuances de mon propre imaginaire.

 

     La personne de Nedjma étant le pôle autour duquel s'organise tout le roman, j'ai choisi de me borner aux images qui la concernent. Les quatre éléments: eau, terre, feu, air, m'ont paru ouvrir une voie intéressante et, dans une perspective ba­chelardienne, j'ai découvert que ces éléments se combinaient symboliquement par des métaphores qui leur servaient en quelque sorte de relais. Combinaisons que l'on peut visualiser par le schéma suivant :

 

                                                    AIR

 

         fleur                                                                                   étoile

                                                   

EAU                                                        NEDJMA                                          FEU

 

         grenouille                                                                         sang

 

                                                    TERRE

 

     "Fleur irrespirable", dont les racines plongent dans la terre des ancêtres, Nedjma est plusieurs fois comparée à une grenouille, animal à la fois aquatique et terrestre. Elle est l'eau trouble, le sang impur. Nedjma veut dire étoile, c'est-à-dire lumière et feu, ce "feu insensé" qui brûle dans les artères de la jeune femme, sur sa gorge et dans "sa chevelure fauve". Dans les portraits en particulier, il est souvent difficile de distinguer entre le descriptif pur et le métaphorique, mais n'est-ce pas pré­cisément l'une des fonctions de l'image que de fondre le rêve et la réalité et, comme le note Julien Gracq à propos des descriptions de personnages dans les romans de Balzac: "Ce que les mots, dans le roman, appellent à la vie, ce n'est presque jamais une image précise, mais toujours plutôt un système dynamique en mouvement"[4]. Le premier portrait qui est fait de Nedjma est significatif à cet égard. L'élément primordial de l'adolescence, c'est l'eau, elle "nage seule" dans la mer, et l'on verra plus tard l'importance que prendra la scène du bain au Nadhor, sous le regard de Rachid et celui du nègre, gardien de la pureté du clan. Mais une lecture attentive révèle une complexe dynamique métaphorique, qui s'épanouit dans le final : "Le climat marin répand sur sa peau un hâle, combiné à un teint sombre, brillant de reflets d'acier, éblouissant comme un vêtement mordoré d'animal ; la gorge a des blancheurs de fonderie, le soleil martèle jusqu'au coeur, et le sang, sous les joues duveteuses, parle vite et fort, trahissant les énigmes du regard".(pp. 78-79).       On voit ici que si "le vêtement mordoré d'animal" constitue un écho à la métaphore batracienne, les mots hâle, brillant, mordoré, éblouissant, préparent l'apparition du soleil. Les contra­dictions internes de Nedjma se révèlent clairement ici: elle est douceur féminine et dureté violente. Les images de fer et de feu se combinent, en particulier dans le mot fonderie. Mais alors que le vocable français évoque avant tout l'idée de chaleur in­tense, la transcription danoise, où l'expression de la chaleur est assumée par le verbe gloede (être embrasé), va faire ressortir la dureté du métal par l'emploi du mot qui signifie fonte, mais qui contient le mot jern (fer) et renforce par là l'impression de dureté. Dureté qui apparaîtra à la relecture du texte français dans le verbe marteler: "Klimaet spreder en solbraendthed over hendes moerke hud, der straaler med staa­lets glans, blaendende som et dyrs gyldne dragt; brystet, hvor solen hamrer loes helt ned til hjertet, gloeder hvidt som stoebejern, og blodet taler staerkt og heftigt under de dunede kinder og roeber blikkets gaader." (p.69). Je sors ici un peu de mon sujet, mais je ne peux m'empêcher de noter que le rythme envoûtant de la phrase, mettant en relief le soleil et le sang, est perdu en partie à cause de l'absence d'allitération et de l'accumulation de la conjonction signifiant et , mais qu'elle est compensée par les analogies sonores des mots straaler (rayonne) et staalet (l'acier).

    

     Ce n'est pas le seul endroit où l'on voit Nedjma participer à la fois du froid et du chaud, du fer et du feu, comme par exemple dans la rêverie de Mustapha regar­dant un couple qui se caresse: "Je fixe la vierge, et je vois Nedjma, comme si c'était vraiment elle: cheveux de fer ardent fragile chaud le soleil converge en désordre, ainsi qu'une poignée de guêpes! (...) Bouche de glace fondant sous les baisers du commandant!(...) C'est toujours Nedjma que je distingue, sans méconnaître la vierge : Nedjma à la ruée de la vague, gardienne d'un verger" (...). (p. 82).

 

     L'évocation du verger, à rapprocher de la métaphore de la fleur, est reprise ailleurs par celle des citrons au parfum mi-acide, mi-amer, comme par exemple dans ce passage où métaphore et description du réel se rejoignent: "Nedjma n'est que le pépin du verger, l'avant-goût du déboire, un parfum de citron...Un parfum de citron et de premier jasmin afflue avec le délire de la convalescente mer, encore blanche, hi­vernale ; mais toute la ville s'accroche à la vivacité des feuillages, comme emportée par la brise, aux approches du printemps".(p. 84). La traduction danoise rend mer­veilleusement ici l'expression imagée et le rythme, mais la question est de savoir ce qu'un lecteur qui n'a jamais senti l'odeur du jasmin se mêler à celle des citrons pourra percevoir dans cette évocation:"Nedjma er bare frugthavens kerne, en fors­mag pa skuffelsen, en duft af citron... En duft af citron og nyudsprungen jasmin loe­ber sammen med den ophidsede bevaegelse i havet, som endnu hvidt og vinteragtigt er ved at komme sig: men hele byen klynger sig til det levende loev, ligesom bort­foertaf brisen ved foraarets komme". (pp. 74-75)

 

     Là où la traduction se révèle impuissante à rendre le contenu imagé, c'est lorsque celui-ci est suggéré par les sonorités. Un bon exemple de ce type de situa­tion est le suivant, où l'adjectif rutilant fait penser aux flammes à cause de la proxi­mité du verbe allumer et surtout du mot jeu qui évoque, en creux pour ainsi dire, le feu entretenu par la Vestale: "...Incontestablement la fatalité de Nedjma provenait de l'atmosphère dont elle fut entourée petite fille, alors que s'allumaient les jeux déjà ra­vageurs de la Vestale sacrifiée en ses plus rares parures: la splendeur toute brute, les armes rutilantes dont on ne croit jamais que femme puisse se servir sciemment " (p. 185). L'allusion au feu, très vive dans le texte français, disparaît presque totale­ment dans la version danoise, le mot rutilant étant traduit par skinnende, qui veut dire tout simplement brillant, et allumer par un verbe qui signifie commencer.

    

     Deux éléments qui sont fréquemment rapprochés par leur propriétés liquides mais aussi par leur contenu symbolique alliant des contraires: pureté et souillure, vie et mort, sont l'eau et le sang. Nedjma, dont l'aspect maléfique apparaît plus claire­ment dans la deuxième partie du roman, est la sirène meurtrière, "l'étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance", "l'ogresse au sang obscur" entraî­nant la ruine du clan qui survivait dans sa pureté par le refus de tout apport étranger: "Nous nous sommes toujours mariés entre nous; l'inceste est notre lien, notre prin­cipe de cohésion depuis l'exil du premier ancêtre; le même sang nous porte irrésisti­blement à l'embouchure du fleuve passionnel, auprès de la sirène chargée de noyer ses prétendants"(pp. 186-187).

 

     Nedjma est aussi "la goutte d'eau trouble" qui entraîne Rachid hors de son ro­cher protecteur, "l'attirant vers la mer" où il sombrera. Sans cesse les images de sang et d'eau se mêlent: "La femme fatale, stérile et fatale, femme de rien, ravageant dans la nuit passionnelle tout ce qui nous restait de sang, non pour le boire et nous libérer comme autant de flacons vides, non pour le boire à défaut de le verser, mais seulement pour le troubler". (p.187). On voit par ce dernier exemple, où le vin et l'ivresse apparaissent en filigrane, à quel point les images éclairent et brouillent en même temps les pistes, plongeant à la fois dans l'imaginaire conscient et inconscient du poète ainsi que dans les réserves de mythes et de rites propres à sa culture. C'est précisément dans le domaine des mythes que le traducteur est souvent pris de court, par exemple dans le cas de l'ogresse, figure spécifiquement maghrébine. Un lecteur français peut cependant ressentir la force d'évocation: c'est une sorte de pendant féminin à l'ogre du Petit Poucet qui dévore ses propres filles. Les images de sang renforcent cette interprétation. Mais l'ogre amateur de chair fraîche est plus ou moins inconnu des mythologies nordiques et la traduction du mot ogresse par troldkvinden qui signifie sorcière, préparatrice de boissons maléfiques, transporte le lecteur danois dans un univers étranger à celui de Nedjma.

    

     Ces différences culturelles qui font qu'une traduction ne peut jamais être vrai­ment l'équivalent exact de l'original n'empêchent pas cependant l'impression globale de sourdre du texte danois, grâce en particulier à la transcription des images. Et le lecteur danois perçoit bien à quel point "l'image de Nedjma, souterrainement reliée, dans l'esprit de ses amants, à celles des ancêtres, fait d'elle une figure mythique"[5].

 

* *

*

 

     Alors que Nedjma est à la fois le personnage principal et le thème central du roman qui porte son nom, il apparaît difficile de situer le noyau du Muezzin. Le per­sonnage principal,     Saïd Ramiz,   dit le Muezzin, est bien le fil conducteur du récit, mais il ne constitue en aucune façon le foyer où se concentrent les réseaux d'images. Le thème central du roman est en réalité la ville, mais les choses se com­pliquent car la ville est, comme Nedjma, à la fois une entité réelle et une figure my­thique, et de plus elle est double: c'est Paris, ville/pays colonisateur, et c'est aussi "la ville d'outre-mer"/le pays qui vient d'accéder à l'indépendance. J'ai étudié ailleurs comment la ville, en tant qu'espace privilégié s'opposait et se combinait à la mer et au désert. Je me bornerai ici à essayer de déceler comment les images donnent à la ville du Muezzin sa tonalité.

 

     Une relecture du Muezzin à la recherche des images révèle que les deux villes ont ceci en commun qu'elles sont personnifiées (ou animées). Paris est le plus souvent comparée à une femme, "jeune veuve bâtarde et interlope", une femme à peine pubère, et cependant mangeuse d'hommes. Elle absorbe et digère dans les "intestins" de ses rues l'étranger qui y déambule. Quant à la ville d'Outre-mer, c'est une pieuvre qui étouffe le pays alentour en étendant ses tentacules. On pourrait ob­jecter ici que l'image n'est pas neuve. Depuis Verhaeren et ses Villes tentaculaires (1895), la pieuvre est en effet la métaphore qui s'impose immédiatement à l'esprit pour exprimer les effets dévastateurs de l'urbanisation. De plus, le sens figuré du mot pieuvre, introduit dans le vocabulaire français par Victor Hugo (dans Les travailleurs de la mer, 1866), est si courant qu'il est passé dans le dictionnaire. Le Robert en six volumes donne: "C'est une vraie pieuvre ", une personne (particulièrement une femme) insatiable, qui ruine par ses exigences et ne lâche jamais sa proie". Roger Caillois a montré comment la pieuvre était devenue un animal mythique, dont les si­gnifications, engendrées par l'imaginaire humain et particulièrement celui des poètes, n'avaient guère à voir avec le poulpe, ou octopus. Ce qui ne veut pas dire, comme le remarque Caillois, que nous devions dénier toute réalité à ces mythes. Ils proclament en effet "l'existence de constantes fondamentales qui assurent la continuité latente du tissu du monde. Alors l'objet fait signe, devient signe. Il attire sur lui l'imagination juste, qui le découvre plus qu'elle ne l'invente"[6]. La pieuvre ne peut donc être consi­dérée comme une image fossilisée, et de plus, elle entraîne forcément, par son sens figuré, une personnification de la ville, renforcée par des expressions comme "la ville saigne", "bave et mange", "se maquille", " a une sale gueule"...

 

     Il est cependant nécessaire d'étudier dans quelle mesure le texte actualise les potentialités imagées de la pieuvre. Une première constatation, la présence de la mer, au plan du réel comme à celui de l'imaginaire, donne une coloration et comme une odeur marine aux allusions à la pieuvre. D'autres éléments viennent aussi enri­chir, de façon extrêmement complexe, cette image. Je ne donnerai qu'un exemple de cette écriture, à la fois chaotique et solidement structurée où rêve et réel s'imbriquent inextricablement: "Alors, la mémoire a gravi un étage et relégué dans un sous-sol-emmurés- les souvenirs de l'ancienne vie - sommeil sous une ride de sable, lagon noir - dans la ville - nouveau-né, la ville-pieuvre et païenne jusqu'à l'os. Le soir de mon arrivée (déjà ?), je l'ai sentie se maquiller, prendre les allures de l'autre, s'étirer en surface et dresser vers les hauteurs de nouveaux tentacules. Peu à peu elle a pris possession de tout le territoire " (p. 151)

 

     On se demande alors comment le poète danois va pouvoir rendre cet entre­choc, surtout quand on sait que la pieuvre n'a pas tout à fait les mêmes connotations en danois, et que l'adjectif tentaculaire n'y a pas de correspondant. On constate ainsi que le mot pieuvre a été traduit par vampire, ce qui rend bien l'aspect dévorateur de la ville suçant le sang des campagnes, mais entraîne une déperdition au niveau de l'évocation marine: "Saa klatrede erindringen en etage op og indemurede de gamle erindringer i en kaelder -som soevn under en sandbanke, en sort lagune- i byen -den nyfoedte, vampyrbyen der er hedensk ind til marven. Ven min ankomst om aftenen (allerede ?) havde jeg maerket, at den sminkede sig, efterlignende den gamle, strakte sig op mod overfladen og truede hoejdedragene med nye fangarme. Lidt efter lidt satte den sig paa hele omraadet" (p. 108). Il faut avouer que, pris dans son en­semble, l'écheveau complexe de ce passage est admirablement bien rendu.

    

     La ville n'est pas seulement pieuvre dévastatrice. De prédatrice elle devient proie et victime : "La ville, dépiautée comme un mouton, dégorgea ses tripes". (p. 142). La ville est un être malade, malade de son appétit sexuel insatisfait (il est plu­sieurs fois question des démangeaisons de la puberté, de prurit). La ruelle "ravale ses spasmes" et les médinas sont des "chancres virulents". Dans les deux villes do­minent des images à caractère repoussant: vomissures, pet, cloaque, microbes. Images qui caractérisent aussi, notons-le en passant, les villes du poète algérien Malek Alloula, né comme Mourad Bourboune en 1938.

 

     Ville de perdition où l'homme risque d'être changé en pierre. Les allusions au minéral (asphalte, ciment, acier) sont nombreuses et contrebalancent par leur ca­ractère statique les images empruntées au monde animal; elles sont toutes notées négativement. C'est par le végétal, semble-t-il, que viendra le salut. La ville rêvée est liée à la fois à la plante et au soleil. "La ville-fleur se hisse au zénith" (p. 180). Mais "la ville-héliotrope"   n'est qu'une utopie. L'avenir est dans la conjonction de l'animal et du végétal ainsi que dans l'union de la pourriture et de la pureté. Les réseaux d'images indiquent cette complémentarité des contraires, que le Muezzin réclame explicitement. Le Meddah insiste lui aussi sur les nécessaires contradictions de la ville: "Tout reprendre dans cette ville, lui tisser de nouvelles tripes plus colorées et moins putrides. La rebâtir en forme de vrai pays. Un pays qui poussera tout seul au mépris des architectes. Une ville solaire, un pays héliotrope. Sa croissance sera ac­célérée à grand renfort d'acides aminés. Un pays qui se prosterne, s'alite, se tient droit. Une ville qui bave et qui mange. Une ville vivante avec ses turpitudes de vi­vante, avec ses maux de tête et ses problèmes de nourriture. Un pays-plante qu'on émonde et qui s'exfolie. Une ville vertébrée avec ses côtes flottantes, son métabo­lisme et sa sudation." (pp. 184-185)

     Ce passage est essentiel pour la compréhension de l'oeuvre et il serait inté­ressant de voir en détail ce qu'il devient dans la traduction. On s'aperçoit tout d'abord que les effets de sonorités, assonances et allitérations, qui fonctionnent souvent comme des révélateurs de sens, sont difficiles à transcrire dans la langue étrangère. Les mots tripes, putrides et turpitudes forment ici manifestement une constellation par la répétition des consonnes t, r, p, et des voyelles i et u. Ceci ne transparaît pas dans le texte danois, où le mot putride est rendu par "stinkende" qui veut plutôt dire puant, et "daarskaber", qui traduit turpitude, a le sens de folie, égarement. Une autre image, qui classe la ville parmi les animaux vertébrés, ne passe pas non plus dans la traduction, le mot composé "rygradby" évoquant plutôt l'idée de ville dressée, debout, et dont la colonne vertébrale est solide: "Begynde alting forfra i denne by, vaeve den nogle nye indvolde, der er mere farverige og mindre stinkende. Bygge den op igen, saa den bliver et virkeligt land. Et land der kan gro paa egen haand uden at tage no­tits af arkitekterne. En solby, et heliotrop-land. Dens vaekst vil accelerere med en kraftig tilsaetning aminosyrer. Et land der kaster sig i stoevet, laegger sig i sens, hol­der sig oprejst. En by der savler og aeder. En levende by med en levendes daarska­ber, hovedpine og ernaeringsproblemer.Et plante-land der beskaeres og taber sine blade. En rygradby med sine boelgende flanker, sit stofskifte og sin sveden" (pp. 432-133).

 

     Cette idée que la vie ne peut exister dans la pureté absolue, qu'il n'y a pas de vie sans mort, pas de nourriture sans défécation, apparaît à plusieurs reprises et à des niveaux différents. Par la grâce de l'image, elle se fond aussi avec la nécessité d'unir le végétal à l'animal. "Que la germination fasse le bouche à bouche à la pour­riture."(p.219). Sans cesse, cette nécessaire conjonction des contraires est procla­mée: Il faut rebâtir l'homme en forme de ville, "avec la pierre et le ciment, sans ou­blier le nerf, anatomie et architecture à jamais confondues, une citadelle de sang et de sueur, de poutres et de béton."(pp.221-222). La traduction rend bien ici les images, mais elle introduit en quelque sorte trop d'ordre dans ce délire prophétique. La copule "saa" établit par exemple un lien de cause à effet entre le nerf (rendu par le système nerveux) et l'anatomie et l'architecture, alors que ces éléments étaient confondus dans une pure juxtaposition: Med sten og cement, uden at glemme nerve­systemet, saa anatomi og arkitekyur for bestanding vil vaere én og samme ting. Et citadel af blod og sved, af bjaelker og beton."(p.161).

 

* *

*

 

     On voit ainsi comment la conjonction des contraires a dans Le Muezzin un ca­ractère de complémentarité nécessaire à la vie, tandis que dans Nedjma, le rappro­chement des contraires, eau et feu, semble avoir un résultat négatif. Mais c'est peut-être là forcer les choses...Toujours est-il que dans les deux cas, les images renfor­cent en les nuançant, en leur donnant plus de profondeur, les significations du récit. On remarquera aussi que rythmes et sonorités sont porteurs de sens, ce qu'on savait déjà, mais il n'est jamais mauvais de rappeler avec Meschonnic que traduire, c'est prendre des textes "à leur point de départ, dans leur fonctionnement complexe, où les valeurs de sens ne sont pas séparables des valeurs de formes"[7].

 

 

 

 

Références bibliographiques

 

 

BOURBOUNE, Mourad:

Le Muezzin, Paris : Bourgois, 1968.

Muezzinen, traduit par Lars Bonnevie. Copenhague, Arena, 1977.

 

KATEB, Yacine :

Nedjma. Paris: Seuil, 1956

Nedjma. traduit par Ebbe Traberg. Copenhague, Grafisk Forlag, 1963.

 

BACHELARD, Gaston: Psychanalyse du feu. Paris, Gallimard, 1938

 

CAILLOIS, Roger :

La pieuvre, essai sur la logique de l'imaginaire. Paris,: La table ronde, 1973

 

MESCHONNIC, Henri: Pour la poétique II. Paris, Gallimard, 1973

 

NEWMARK, PETER :

Approaches to translation. Oxford, Pergamon Press, 1981

 

RICOEUR, Paul : La métaphore vive. Paris : Seuil, 1975

 

SEFERIAN, Marie-Alice:

"Mer, ville, désert, trois espaces privilégiés du Muezzin de Bourboune": Revue ro­mane XVI, 1-2, 1981, pp. 147-165. "Espaces urbains, marins et autres dans des poèmes d'Alloula et de Loakira" . Actes du congrès mondial des littératures de langue française. Padoue, 1983. Università degli studi di Padova, 1984. pp. 341-349. "Lecture de l'oeuvre poétique de Malek Alloula". Le Maghreb comme Horizon d'écritures. Université Lyon III, 1986. pp. 77-88

 

STEINER, George : After Babel. Aspects of language and translation. London : Oxford University Press, 1975

 

TADIE, Jean-Yves : Le récit poétique. Paris, Presses Universitaires de France, 1978

 

 

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   wpe2.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

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[1]/ La métaphore vive, p. 310.

[2]/ Le récit poétique, p. 188.

[3]/ Psychanalyse du feu, p. 213.

[4]/ En lisant et en écrivant. Paris, Corti, 1980, p. 129.

[5]/ ARNAUD (Jacqueline). Recherches sur la littérature maghrébine de langue française : le cas Kateb Yacine.  Diffusion l'Harmattan, 1982, p. 703.    

 

[6]/ La pieuvre, p. 229.

[7]/ Pour la poétique. II. p.421.