Beïda  Chikhi

Université d' Alger

Les  espaces  mnémoniques

dans  les  romans

d' Assia  Djebar

"Seule la mémoire du corps est fidèle, seul le présent du corps qui dort puis se ré­veille, qui dure, puis sommeille inaltéré, seul il ne se multiplie pas" (Les Alouettes Naïves, p. 177.)

 

L' écoute de son propre corps transforme toute fiction en autobio­graphie. Dans les romans d' Assia Djebar la parole singulière, indicible du corps, autre­ment dit son silence s' exprime dans un lieu tensionnel entre le col­lectif et l' individuel et dans le détour verbal de la mémoire qu' exige tout mou­vement alterné de dessaisissement et de réappropriation du "je" nécessaire au dé­ploiement de l' espace autobiographique tel que l' appréhende P. Lejeune. Es­pace mnémotechnique, fait de durée, chargé d' images et de sensations, dou­blement anaphorique, visité et revisité, il porte en soi les stigmates des pa­radis perdus de l' enfance.

L' espace autobiographique se déplace ainsi sur plusieurs couches nar­ratives dans une espèce de liturgie de l' espace et du temps. La ressouvenance où se manifeste la présence sporadique de la nostalgie enfan­tine traverse les écrans réalisés par la fiction et l' écriture et propulse le lecteur par delà le temps des horloges et les références sociales et géographiques des témoignages, des récits de vie celui infiniment plus riche de la durée : "Ainsi, plus que le temps à déterminer un jour, plusieurs années, davantage encore,... à dater au besoin, l' essentiel est la durée, temps intérieur de chacun des personnages... Puis par dessus tout cela, il y a la durée intérieure du livre"[1] Durée intérieure du livre, c' est-à-dire du corps-texte qui tire ses nombreux effets parasitaires de la ten­sion qui naît entre révélation et dissimula­tion et illustre de manière éloquente le rapport très particulier que la romancière entretient avec la littérature depuis son quatrième roman Les Alouettes naïves: "Depuis ce temps là j' écris avec plus d' interrogations. J' ai pris conscience que mon rapport à la littérature est un rapport de dissimulation, que je concevais la langue française et le fait d' écrire comme un voile."[2] L' espace autobiographique devient un espace paradoxal. D' une part le corps et ses métaphores transforment inévitablement toute fiction en autobio­graphie, d' autre part l' utilisation de la langue française, langue "marâtre", tu­nique de Nessus, don d' amour, ramène l' autobiographie à son ori­gine fiction­nelle, dissimule plus qu' elle ne découvre ou en découvrant aug­mente les risques de déflagrations.

La tension entre révélation et dissimulation qui dynamise les récits de vie est parfaitement lisible dans la problématique du regard ; le regard, sujet ou objet de perception inaugure dès les premiers romans un geste de mise en spectacle qui donne naissance à une véritable institution de l' image, le regard devient un concept déterminant dans la dialectique dénuder/voiler comme mo­dalité d' approche de toutes les formes du réel : "Dans mon premier roman, La Soif, je m' étais masquée. Dans mon second roman, Les Impatients, je me suis rap­pelée. Dans mon troisième roman, Les Enfants du nouveau monde, j' ai voulu jeter un regard sur les miens. La position de Lila, à côté et en même temps dedans et témoin, c' est un peu moi... Avec Les Alouettes naïves, pour la première fois, j' ai eu à la fois la sensation réelle de parler de moi et le refus de ne rien laisser transpa­raître de mon expérience de femme. Quand j' ai senti que le coeur de ce livre commençait à frôler ma propre vie, j' ai arrêté de publier volontairement jusqu' à Femmes d' Alger dans leur appartement."[3] En réalité, depuis le regard intimiste de La soif et des Impatients, réflec­teur d' une intériorité féminine à sa propre recherche, les personnages de tous les romans d' Assia Djebar et jusqu' à son dernier Ombre Sultane, ne sont que des masques divers pris dans le vertige des substitutions et des bifurca­tions d' identité et derrière lesquels glisse un sujet qui tente de lire les effets in­quiétants des jeux de miroir produits par sa mythologie personnelle et le croi­sement de ses vrais et de ses faux repères.

Les regards se croisent, se rencontrent, s' échangent et se dé­portent in­évitablement vers l' imaginaire du désir qui redouble constamment le réel, lui restitue paradoxalement sa concrétude. Car tout l' intérêt est dans les habitudes du regard djebarien qui se manifestent comme des besoins quasi-or­ganiques de l' oeil. Ainsi par exemple dans Les alouettes naïves Nfissa mesure la portée de sa mémoire en la soumettant à l' épreuve du regard. En rentrant chez elle après une longue absence, Nfissa crut que la maison avait changé, rapetissé peut-être. Son regard remet en place les moindres détails : la marche qu' il ne fallait pas rater, le battant gris du portail, le hangar... Ce qui avait pour­tant changé c' était la lumière. Un autre éclairage et l' occasion d' un regard dif­férent, d' un regard, d' un temps et lieu autres ; l' oeil de Nfissa se fait contem­plateur, se rapproche du tableau et organise le souvenir : "le marbre de la cour, le même : grisâtre, les carreaux de céramique du bassin, fendillés et passés, là, le coin des lessives hebdomadaires sous les pampres de la vigne où gisaient renversés les uns sur les autres en une hutte de bronze, plusieurs bidons noirs pour le lessivage des matins...". Le regard dans son évocation replace chaque chose dans le cadre qui était le sien et conjointement avec l' ouïe reconstruit l' univers du souvenir sans défaillance, reste intransigeant avec la lumière et en­registre les moindres variations lumineuses qui modifient couleurs et formes: "La lumière pâlissait les contours des choses, des êtres, du visage que Nfissa embrassait". A ce moment-là, le regard se soumet à ces modula­tions, retrouve une acuité toute particulière, une acuité qu' atteste une énumé­ration longue et précise que le sujet retrouve avec l' intensité de l' émotion attri­buée au contact avec le seuil maternel. Donc le regard au milieu des figures qu' il saisit, qu' il ramasse dans la réalité ou qu' il projette dans l' imaginaire, révèle d' abord, et même lorsqu' il se dissimule dans l' anonymat, un point de vue au féminin extrême­ment subjectif. Par une opération métonymique le personnage s' efface derrière son regard pour y concentrer toute l' énergie nécessaire à la confrontation avec une situa­tion forcément neuve lorsqu' il s' agit de traverser un espace réservé aux hommes.

Le texte narratif mobilisé par l' oeil ouvre sur d' étranges perspec­tives jouant des écrans qui refaçonnent le monde, le reproduisent en lignes, en formes, et en couleurs. Etrangeté donc du regard féminin forgé par les écrans c' est-à-dire le voile et l' écran social hérissé d' interdits qui fragmentent la vision en reléguant une bonne partie dans la zone obscure du refoulement : "une femme voilée rarement se promène, elle marche vite, elle a plus ou moins consciemment une allure de fugitive. Or, dans cette rapidité, elle finit par ne plus savoir si l' insaisissable, c' est le dehors sur lequel glissa son oeil, ou elle-même qui tend à dissimuler au maximum sa surface."

L' espace est une relation problématique au corps. Sa saisie par le re­gard participe à la fois de la mise en évidence des interdits et de la possibilité de leur transgression. Le souvenir quant à lui intervient, comme l' écrit Proust dans A la recherche du temps perdu, pour libérer la pensée et spiritualiser la sensation.

Le spectacle peut évoluer, dans certains cas, vers des figures dont les seuls aspects persistants inscrivent un vouloir-dire pictural, un univers de formes pures. Le regard revendique constamment deux fonctions qui s' inscrivent formellement dans le prolongement l' une de l' autre. La première accessible à une interprétation à la dimension d' un vécu, d' une histoire, d' une société, sert un projet de représentation, la seconde réglée par la coprésence de figures productrices de spectacle et apparemment peu affectées par le sens ne sollicite rien d' autre que la contemplation ; elles ne sont là que pour fertiliser un paysage de formes et de couleurs ; les exemples les plus éloquents nous sont fournis par les passages descriptifs où sont exhibées des expressions cor­porelles.

Le corps, dans l' oeuvre, après s' être longtemps dissimulé, se dé­voile jusqu' à l' exhibition comme paysage de l' affectif au charnel, comme fu­sion des sens, comme expression du désir qui ne demande qu' à être exacerbé. Le corps pour retrouver ses liens intimes avec la nature, le ciel, le soleil, la ca­resse du vent, s' offre d' abord au regard. Le lecteur est alors invité à redécou­vrir le spectacle des traces que laissent dans l' espace les diverses expressions d' un corps qui se découvre. La réhabilitation du corps dévoilé et en mouvement dé­pend alors de sa perception comme spectacle par le regard. C' est au prix de cette réhabilitation que son récit devient possible. La charge érotique qui traverse les descriptions de couples dans leurs ébats amoureux ne masque nullement le souci de l' auteur de parvenir, par une recherche érotique, à une sorte de transfiguration des mouvements du corps, à un art de l' expression corporelle. Le souci esthétique orchestre la plu­part des mouvements corporels des personnages et redouble là encore la vo­lonté d' ériger ces mouvements en système de signes. La danse, par exemple, en réhabilitant le corps par le spectacle est appréhendée dans sa capacité à dire ou à taire certaines choses. La danse de Samia, la petite prostituée des Alouettes naïves est une "danse muette". Elle lui permet comme à toutes les alouettes naïves de "jouer et de vivre à la fois". La danse de Samia est une dé­monstration symbolique qui "dit en silence" tout un vécu, celui d' une enfant qui a déjà enfanté.

Le regard continue ainsi de féconder la métaphore corporelle. Dans Femmes d' Alger il occupe des lieux inoccupables, il est oeil-sein, oeil-nombril, oeil-sexe. La romancière dans un développement remarquable pros­pecte le champ des significations de l' interdit qui pèse sur le corps féminin en attribuant au regard "découvreur", un singulier pouvoir de subversion de l' ordre social établi, et garanti par la fonction dissimulatrice : une femme-mouvement donc vue qui regarde, n' est-ce pas en outre une menace nouvelle à l' exclusivité scopique des hommes, à cette prérogative mâle ?

Mais quel que soit le dessein social de la romancière, l' important de­meure cet appel du dedans quasi-charnel qui s' exprime dans la quête éper­due d' un univers de formes esthétiques dissimulant la véritable raison d' être de l' écriture, la nécessité de l' image de soi et l' accession (impossible) à une sorte d' autonomie parfaite, dont diverses manifestations prennent les figures surpre­nantes du hasard qui surgit des mailles du langage. Il faut dire qu' Assia Djebar s' inspire quelque peu de l' expérience proustienne. D' une part elle exploite ses souvenirs avec de multiples réfrac­tions que l' on perçoit comme des effets d' exigence esthétique et de revendica­tion par l' artiste du privilège de modifier et d' adapter le vécu qui lui appartient, d' autre part, elle reprend à son compte un certain nombre de propositions énoncées dans A la recherche du temps perdu : la première est que "la vraie vie est ce qui se cache et n' apparaît que dans la production des formes", la se­conde est que "le langage artistique de­vient l' instrument qui permet de voir ce qui autrement ne serait pas perçu" et que "la seule histoire possible sera celle des oeuvres d' art à dire des disconti­nuités".[4] Ainsi la longue méditation entreprise par A. Djebar sur "regard in­terdit, son coupé" titre de la post-face de Femmes d' Alger..., prend sa source dans l' attention soutenue qu' elle accorde "au regard volé" dans un harem d' Alger en 1832 par le peintre Delacroix. Elle tente de déchiffrer différemment les mes­sages picturaux que le peintre transmet à travers les variations de sa célèbre toile, et les réflexions fragmentaires sollicitées par ces variations inspi­rent à elles seules la quasi-totalité des nouvelles contenues dans le recueil de nou­velles qui emprunte à la toile l' intégralité de son titre. Un ensemble d' associations par rapport à des références plas­tiques (lumières, couleurs, formes, attitudes) gravitant autour d' une conception quasi-géométrique du re­gard permet à la romancière de dégager un nouveau mode d' accès à l' univers pictural de Delacroix, celui en tout cas, dont le mou­vement mène de la première à la deuxième version de Femmes d' Alger dans leur appartement.

Le texte des nouvelles compose ainsi un terrain d' application de cette relation autre à l' oeuvre de Delacroix à laquelle sera opposée celle de Pi­casso qui au début de la guerre d' Algérie brise l' interdit, renverse la malédic­tion et li­bère les belles prisonnières du harem. Il s' agit pour Assia Djebar d' accéder par le regard romanesque se substituant à celui des deux peintres, au parcours so­cio-historique d' un destin au féminin qui se raconte dans l' échange esthétique des oeuvres d' art. L' aspect temporel est ici déterminant ; à propos du "regard volé" de Delacroix, l' auteur écrit : "Deux ans auparavant seulement, le peintre fran­çais y aurait risqué sa vie..." (p. 173) c' est le passé comme corps mort qui rend possible le langage du corps féminin.

Le présent du corps djebarien est scellé par sa thématique, par sa rela­tion aux signes picturaux, par son approche des éléments plastiques tant à l' expression de malédiction qui se dégage de la toile du peintre français qu' à la hardiesse libératrice du génie espagnol annonçant la lignée des porteuses de bombes de la bataille d' Alger. L' interrogation de cette double expérience artis­tique introduit dans ces nouvelles deux modalités du discours qui donnent à l' espace autobiogra­phique toute son intensité. L' une inquiète, renouvelant sans cesse l' angoisse d' un regard interdit, d' un son coupé, l' angoisse de "la structure du sérail qui tente d' imposer dans les nouveaux terrains vagues ses lois : loi de l' invisibilité, loi du silence" ; l' autre plus confiante "espère dans la porte ouverte en plein soleil, celle que Picasso ensuite a imposée, une libéra­tion concrète et quotidienne des femmes".

L' amour, la fantasia à son tour fait appel à la méditation des arts plas­tiques. L' inspiration picturale continuera à divers moments d' être indirec­tement nourrie par Delacroix. Assia Djebar sera tentée, comme le fut par exemple Bau­delaire, par ses "formes expansives et emphatiques", par "l' éloquence des gestes et des mouvements" et surtout par la "théâtralité" d' une peinture où "l' on assiste à la célébration de quelque mystère doulou­reux"[5]. Cette fascination qui la porte vers l' art visuel, l' auteur l' exprime dès l' ouverture du roman en accentuant le caractère plastique de l' écriture qui pro­duit la "magie suggestive". L' auteur nous fait participer à l' élaboration de sa création picturale, étape par étape, jusqu' à la saisie finale de l' instantanéité qui surprend tout mouvement pour le fixer à jamais et susciter la contemplation. De la peinture dans ses multiples expressions (esquisse, aqua­relle, lithographie) et du cinéma, Assia Djebar engage tout ce qui peut féconder son écriture, tout ce qui peut renforcer le regard critique et la mémoire, tout ce qui aide à concentrer la force de suggestion la multiplie et l' intensifie.

Les peintres ne sont pas sollicités seulement pour leurs peintures, mais aussi pour leurs écrits et leur mémoire. Eugène Fromentin, 20 ans après Dela­croix séjourne dans une Algérie entamée par vingt deux années de guerres permanentes. "Cet amoureux du gris... Ce dessinateur excellant dans les scènes de chasse... trouve dans le Sahel de mon enfance, dit la narratrice, un jardin où tout parle d' absence". La romancière interroge son récit, Chro­nique de l' absence, et les mots remplaçant les couleurs, viennent alimenter la nappe phréatique de sa mémoire avec le témoignage de la tragique issue de l' histoire d' amour d' une jeune femme, Haoua, et d' un cavalier Hadjout. L' image, resti­tuée par le récit du peintre, de la femme renversée au détour d' un galop par un coup de sabot à la face renouvelle l' angoisse de l' oppression et inscrit la dé­pression finale du roman. Cette liaison aux accents funèbres de la chronique du peintre, donne à l' auteur de grandes ressources imaginaires et symboliques : au sortir d' une oasis empuantie par le massacre, Fromentin ramasse une main coupée d' Algérienne, il la tend à l' écrivain qui s' en saisit et lui fait porter le qalam.

A l' incipit du roman, l' image du père autobiographique tenant sa fillette par la main, à l' excipit celle du peintre Fromentin tendant à l' auteur "une main inattendue, celle d' une inconnue qu' il n' a jamais pu dessiner". La conti­nuité est symboliquement restaurée et les échos se multiplient entre la mé­moire, le savoir et la création artistique. "Quand sa main écrit, leste posture du bras, pré­cautionneuse pliure du flanc en avant ou sur le côté, le corps accroupi se ba­lance comme dans un acte d' amour... pour lire, le regard prend son temps, aime caresser les courbures, au moment où l' inscription lève en nous le rythme de la scansion : comme si l' écriture manquait le début et le terme d' une pos­session." (L'Amour, la Fantasia., p. 204).

"Ecrire, c' est se parcourir" dit Michaux. "L' écriture est dévoile­ment, en public devant les voyeurs qui ricanent..." répond Assia Djebar. Le corps-écriture est tantôt déployé, emporté vers le regard d' autrui avec le désir d' être parcouru par lui, tantôt ramassé dans le secret de ses mues intérieures. Les mots du dé­voilement, ceux de la dissimulation sont les mêmes, le corps qu' ils parcourent est le même, le même aussi le tracé qu' ils effectuent. La dif­férence est dans l' inversion des parcours par rapport à l' oeil qui les saisit. Dans cette activité scripturale, dont certains disent qu' elle est d' essence narcissique, l' oeil est le signifiant moteur de la quasi-totalité de l' oeuvre. "L' histoire de l' oeil" Djebarien est celle d' une "migration", l' histoire d' un oeil qui "passe d' image en image" et qui joue à permuter les places du sujet regardant et de l' objet regardé : la femme et l' homme, la femme et la société, la femme et l' histoire, la femme et l' écriture. Le déploiement du texte se fait au profit de la dimension assignée aux différents parcours de l' oeil. Celui, signifiant présent ou dissimulé / dissé­miné soumet à sa propre stratégie l' ensemble des unités formelles : fragments autobiographiques, énoncés historiques, commentaires socio-culturels, appré­hensions idéologiques et esthétiques, aperception du temps etc... jusqu' au lan­gage lui-même qui se regarde autant qu' il se dit ou s' écoute : "Le mot lui-même, ornement pour les officiers qui le bran­dissent comme ils porteraient un oeillet à la boutonnière, le mot deviendra l' arme par excellence..." (L' Amour, la Fantasia, p. 56).

"Comme si le mot étranger devenant taie sur l' oeil qui veut découvrir...       
            Mot de tendresse d' une femme en gésine de l' avenir : ils irradient là sous mes yeux et enfin me libèrent".       
            L' oeil, promoteur de l' appareil sémiologique et de ses corrélats idéolo­gico-esthétiques dans la totalité de la production cinématographique et littéraire d' Assia Djebar, est le lieu à partir duquel s' organise la dimension critique de l' oeuvre. Car l' oeil, comme le dit Barthes, lutte contre les contin­gences de l' anecdote et sauvegarde la "pureté d' une vision qui dure".
[6] D' où le besoin, sans doute, pour Assia Djebar, d' alterner écriture et cinéma, l' un ve­nant régu­ler la tension que l' autre produit ; Assia Djebar explique en effet comment La nouba des femmes du Mont Chenoua a désamorcé une tension créée par l' écriture en langue française et lui a fait "accepter son bilinguisme cul­turel avec sérénité" : "Mon rapport avec la langue française est aujourd' hui plus clair. Si j' écris en français, c' est parce que je l' ai choisi et non parce que je suis une colonisée."[7]

La romancière a dû, elle aussi, emprunter les chemins escarpés de la "question linguistique". Elle prend alors l' allure d' un parcours dédoublé et le conflit à l' oeuvre dans le réseau signifiant du texte est souvent sensible dans les mani­festations terroristes de la langue maternelle. Ce phénomène, Assia Djebar le compare au "rebato" : "Après plus d' un siècle d' occupation française qui finit, il y a peu, par un écharnement, un territoire de la langue subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires ; la langue française, corps et voix, s' installe en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue mater­nelle, toute en oralité, en hardes dépenaillées, résiste et attaque, entre deux essoufflements. Le rythme du "rebato" en moi s' éperonnant, je suis à la fois l' assiégé étranger et l' autochtone partant à la mort par bravade, illusoire effer­vescence du dire et de l' écrit" (L' amour, la fantasia, p. 241).

En fait, cette inquiétude à propos de la question linguistique n' envahit la romancière que lorsqu' elle entreprend l' effort de remémoration, lorsque se fait taraudante la volonté de renouer avec l' aïeule, sa mémoire et son dire, car la restitution d' un échange nourri des mots d' amour du berbère et de l' arabe dans une "langue entachée du sang des ancêtres" ne relève pas de l' ordre normal des choses. Revenant du parcours historique et spéléologique de L' Amour, la Fantasia, ce rapport à la langue française, Assia Djebar l' enferme dans une métaphore violente qui ne fait qu' accentuer l' ambiguïté d' un "amour contradictoire, équivoque".

D' ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? La langue "marâtre", "tunique de Nessus, don d' amour du père", transforme l' autobiographie en fic­tion, dissimule plus qu' elle ne découvre, ou en décou­vrant augmente "les risques de déflagration". Il fallait le dire, il suffisait de la dire pour désamorcer la tension et rendre à l' écriture, quelle qu' en soit la langue, sa positivité et son élan proleptique : "Ma nuit remue de mots français, malgré les morts réveil­lés... Ces mots, j' ai cru pouvoir les saisir en colombes malgré les corbeaux des charniers, mal­gré la hargne des chacals qui déchiquettent. Mots tourterelles, rouges-gorges, comme ceux qui attendent dans les cages des fumeurs d' opium...   
            Un thrène diffus s' amorce à travers les claies de l' oubli, amour d' aurore. Et les aurores se rallument parce que j' écris." (L'Amour, la Fantasia, p. 244)


 



[1]. Cf. "Le romancier dans la cité arabe" in Europe n° 474, 1968 octobre.

[2]. Cf. Assia Djebar in Jeune Afrique n° 1225.

[3]. Ibidem.

[4]. Cf. A la recherche du temps perdu, texte dans lequel Proust met en place une véritable phi­losophie de l'art. C'est une tentative de ce genre que vise indirectement Assia Djebar dans ses textes depuis Femmes d'Alger...

[5]. Baudelaire se réjouissait en plus du caractère littéraire des peintures de Delacroix... Voir à ce propos Les fleurs du mal de Baudelaire par J.C. Mathieu, Classiques Hachette, 1972.

[6]. Formulation de Roland Barthes qui dans une perspective métaphorique retrace L'histoire de l'oeil de M. Blanchot, voir Essais critiques, Seuil, coll. "Tel quel", 1967, p. 238.

[7]. In Jeune Afrique, déjà cité.