Personnages et récits doubles
dans L’Inspecteur Ali de Driss Chraïbi

Bernadette DEJEAN DE LA BATIE,
Université de Melbourne

Dans son article intitulé "Chraïbi’s Le Passé simple and a Theory of Doubles", Laïla Ibnlfassi (1996) [1] propose une lecture psychanalytique du premier roman de l’écrivain marocain. Elle y met en lumière la fragmentation de la personnalité de Chraïbi, telle qu’elle serait représentée à travers ses personnages ; Driss Ferdi, le narrateur et héros, sorte d’alter ego de l’écrivain dans cette œuvre d'inspiration autobiographique ; et les doubles de Driss Ferdi, d’une part sa mère et son frère, images de son moi opprimé, et d’autre part son père, image de son moi en devenir.

L’analyse d’Ibnlfassi, basée sur les idées de Freud et celles d’Otto Rank, voit dans le double la manifestation d’un conflit, celui d’une personnalité plurielle, qui devrait idéalement se résoudre dans l’unification de cette personnalité. En effet, l'étude du double en littérature met habituellement l'accent sur sa fonction de représentation d’une réalité psychologique (comme par exemple dans Hawthorn, 1983 [2]). Cependant, le développement de la littérature post-moderne nous encourage à explorer le double en tant que procédé d'écriture ; un procédé qui ne se contente pas de représenter les différentes facettes d'une personnalité plurielle. Plus précisément, le double met en lumière des ambivalences, des contradictions et des irrésolutions qui ne seraient peut-être pas aussi visibles, aussi évidentes sans l'éclairage qu'il leur apporte. Mais en même temps qu'il aide à voir, le double tourne en dérision. Il exagère, caricature les hésitations, les sentiments mitigés propres à la pluralité et va jusqu'à les dédramatiser, en les parodiant. De plus, selon Slethaug (1993) [3], cet artifice met aussi en évidence l’ambiguïté de la littérature même, comme mode de re-production de réalités et de fictions.

 

Parmi les romans de Chraïbi qu'on peut considérer comme post-modernes à plusieurs titres [4], L’Inspecteur Ali (1991) [5] est probablement celui où le procédé du double est utilisé de la façon la plus consistante et la plus dense pour explorer, en les parodiant et en les tournant en dérision, des identités duales. L’histoire de L’Inspecteur Ali peut être résumée de la façon suivante. Brahim Orourke, auteur marocain de romans policiers à succès – les aventures de l’inspecteur Ali – et gloire littéraire nationale, est récemment retourné vivre au Maroc avec sa femme Fiona, d'origine écossaise, et leurs enfants. Au moment où l'histoire commence, on apprend que les parents de Fiona, qui est enceinte, vont venir leur rendre visite. Comme c'est leur premier voyage au Maroc, Jock et Susan ont des appréhensions et Brahim prépare leur arrivée en cherchant à minimiser le choc culturel que va subir le couple, habitué au seul mode de vie écossais. Parallèlement, Brahim décide de donner une nouvelle orientation à sa carrière d’écrivain. Abandonnant le genre policier, il essaie d’écrire son premier roman politico-social, Le Second Passé simple [6], où il dénoncera les injustices que subit l’homme arabe dans le monde. Cependant, Brahim ne parvient pas à ses fins. S'il réussit enfin à écrire un roman, il ne s'agit pas du Second Passé simple mais d'une autre aventure de l’inspecteur Ali. L’Inspecteur Ali se termine sur la naissance du troisième enfant de Brahim et Fiona.

L’Inspecteur Ali a une construction en abyme dans laquelle Chraïbi, écrivain, met en scène Brahim, un personnage d'écrivain, qui met en scène dans ses romans le personnage de l'inspecteur Ali. Le cadre de cet article n'étant pas la dimension autobiographique, on ne fera pas de conjectures sur les ressemblances et les différences entre Chraïbi et chacun de ses héros, Brahim et Ali. Cependant, on ne peut pas ne pas s'arrêter en guise de préambule à la présente analyse du jeu des doubles, sur l’avertissement qui ouvre le roman : "Toutes les scènes (...) sont dues à l’imagination effrénée de l’inspecteur Ali. Et tous les personnages sont fictifs (...). B. O’Rourke. p.c.c. Driss Chraïbi". Voilà donc les lecteurs prévenus : le roman qu'ils vont commencer a un triple auteur, qui n'est autre que le personnage fictif de l'inspecteur, dédoublé une première fois dans le personnage de l'écrivain Brahim, lui-même double de Chraïbi. Cet avertissement met l'accent sur le principal jeu de dédoublement dans L’Inspecteur Ali, à savoir celui de la littérature, à mi-chemin entre la réalité et la fiction, et les notions d'identité de l'auteur et de l'écrivain.

On va le voir, dans L’Inspecteur Ali, le procédé du double fonctionne à deux niveaux, celui des personnages et celui des récits. Tout d'abord, Brahim, écrivain occidentalisé, a un double dans la figure du héros de ses romans, l’inspecteur Ali [7], un policier rustre et un Marocain stéréotypé. L'originalité de ce dédoublement réside dans la parodie mutuelle de ces deux personnages fictifs qui diffèrent cependant dans leur degré de réalité à l'intérieur du roman. Brahim, le personnage de l'écrivain, est donné comme "réel", et Ali, le personnage de héros de romans, sorti de l'imagination de Brahim, est donné comme "fictif". En ce qui concerne les récits, il y en a principalement deux dans ce roman, celui de la visite des beaux-parents et celui du projet d’écriture de Brahim. Bien qu'elles soient en apparence indépendantes l'une de l'autre, chacune des deux histoires traite du thème de l'étrangeté sous des formes différentes. L'histoire de la visite aborde le sujet du contraste des cultures, l'histoire du projet d'écriture explore celui de l'acculturation et de la bi-culturalité. Et c'est grâce à l'éclairage de la première que la seconde prend tout son sens.

Personnages doubles : Brahim et Ali

Une lecture freudienne ou jungienne de L’Inspecteur Ali verrait probablement dans le personnage d’Ali la face cachée, la face socialement inacceptable de Brahim : le ça en conflit avec le surmoi et le moi de Brahim ; son anima, son ombre primitive, animale et spontanée. Or ce conflit existe ici dans un contexte de double culture. Dans le présent article, le mot "culture" est employé au sens large, renvoyant à une acception "ethnique" aussi bien que "sociale" du terme. Ali incarnerait la "marocanité" aussi bien que les origines populaires de Brahim, Marocain acculturé et intellectuel, qui vit à la fois dans la culture arabo-musulmane et la culture européenne, et participe en même temps de deux milieux sociaux, le peuple et l'élite. Il y aurait donc un conflit entre Ali, sa grossièreté, sa vulgarité, son manque d’éducation, son côté nature et peuple, et Brahim, son comportement et ses valeurs de bourgeois poli, raffiné, instruit et cultivé.

L'auteur copie son personnage

Le conflit entre les deux identités culturelles d'une part et les deux identités sociales d'autre part est désamorcé dans la mise en place du procédé de dédoublement de l'auteur et de son personnage. Ainsi Brahim lui-même peut-il redevenir par moments grossier, vulgaire, et ignorant, à l'image de son héros : "cet innommable ouistiti (...) avait fini par infléchir ma nature. Il allumait cigarette sur cigarette. Et je l’avais imité. Il avait une bronchite chronique. Moi aussi. J’avais adopté son langage d’ânier" (p. 211). Ce mimétisme suggère le retour de Brahim vers ses origines de maghrébin, de rustre et de philistin, et surtout l'acceptation, fût-ce dans l'auto-dérision, par le Marocain occidentalisé devenu écrivain, de sa face "honteuse". C'est pourquoi les deux personnages de Brahim et d'Ali ne sont pas distincts mais, au contraire, se confondent. Le titre du deuxième polar de Brahim "L’Inspecteur Ali coïte au Koweït" (p. 82) pourrait aussi bien être sorti de l’imagination d’Ali. Et dans tout l’épisode de la conférence (pp. 67-86), le comportement de Brahim ressemble étrangement à celui que pourrait avoir l’inspecteur s’il était à sa place. De même les réflexions que se fait parfois Brahim ne détonneraient pas dans la bouche de son héros (par exemple : "J’agis, afin de vérifier le jus des mots et l’orgasme de l’intellect" (p. 78)).

En fait le mimétisme ici se colore de parodie. L’auteur peut être aussi grossier, et plus grossier encore, que son personnage. Le ministre qualifie Brahim de "malotru’ (p. 121) et l’écrivain lui même reconnaît être un "voyou’ (p. 76). Brahim refuse d'occulter le côté "peuple" de son identité. Mais il ne se contente pas de l'exprimer par le biais de son double, c'est-à-dire en utilisant celui-ci comme un bouclier dont il se protègerait, ou un masque derrière lequel il se cacherait. En imitant son double rustre et marocain, il s'approprie, il revendique cette partie intégrante de sa personnalité. Loin d’en avoir honte, il l’affiche en l'exagérant.

L'auteur se projette sur son personnage

Dans ce contexte, il est évident que l’hostilité caricaturale que l’auteur manifeste parfois vis-à-vis de son personnage n’est qu’un jeu. Brahim raconte : "J’ai longuement parlé à l’inspecteur Ali, en tête à tête, d’homme à homme : (...) Cette vieille machine que je traîne de pays à pays depuis des années, c’est la tienne. Elle a dactylographié plus de trente polars. Je vais en acheter une autre. Elle sera réservée aux choses sérieuses. Tu n’y touches pas. Sinon, je te tue dans mon prochain bouquin" (p. 199). Mais il ne met pas sa menace à exécution puisque quand il "découvre" la présence intempestive de l’inspecteur dans l'une des ébauches du Second Passé simple il se contente de dire "Ce type ! Si je l’avais maintenu en vie jusqu’à présent, c’est parce que les enfants l’adoraient" (p. 214).

Brahim utilise son double pour se délester, au moins temporairement, de la responsabilité de ses difficultés d'écriture ou pour la partager avec son alter ego, tout en sachant pertinemment qu'en fin de compte il doit assumer cette responsabilité seul. Il est clair ici que le dédoublement n'est qu'un procédé littéraire mis en place par Brahim et entièrement contrôlé par lui, un procédé qui lui permet de dédramatiser ce qu'il perçoit comme ses incapacités d'écrivain. Lui qui jusqu'à présent est allé de succès en succès, lui qui a toujours écrit avec facilité, découvre avec son nouveau projet, l'angoisse de la page blanche. Mais loin de nier ces difficultés ou de les cacher, il les projette sur son double qui est un autre lui-même, et ce faisant, il les accepte et les expose au grand jour.

L'auteur et son personnage se confondent

A l'utilisation sur le mode parodique du dédoublement dans le but de réduire les tensions identitaires se superpose un jeu de re-production et de brouillage identitaires, basé sur une confusion entre réalité et fiction. Car si, comme on l'a vu, le double représente la face honteuse de la personnalité de Brahim, il constitue aussi sa face fictive. Personnage imaginaire, censé avoir été créé de toutes pièces par Brahim, Ali est doté d’une humanité si convaincante qu’il cherche à quitter le monde de la fiction et à investir celui de la réalité. Mais il ne se contente pas de se faire passer pour réel. Il voudrait se faire écrivain lui-même et se substituer à Brahim : "Va te coucher mon vieil auteur. J’en ai suffisamment entendu pour écrire le bouquin à ta place" (p. 45), dit-il à son créateur. Comme on vient de le dire, il arrive à s’insinuer dans l’ébauche du Second Passé Simple, cumulant ses fonctions de personnage avec celles, usurpées, d'écrivain :

Par l'aube qui ruisselle aux quatre horizons en un étincelant fleuve de lait, Par l’astre du jour, couleur de sang naissant, tandis qu’il incendie la ville de Yathrib, l’inspecteur Ali dit tout à coup : 'C’est pas bon, ça vaut rien.' (pp. 213-214).

Le fait que le double de Brahim-l'écrivain soit un héros de roman et que le double d'Ali-le personnage soit son propre créateur, est bien sûr loin d'être indifférent. Tandis qu'Ali se prend pour une personne réelle, Brahim, lui, fait semblant de le considérer comme tel. L'écrivain a l'air de trouver tout naturel que son héros s'insinue dans son quotidien, dialogue avec lui, 'téléphone dans sa tête' (p. 29 ; p. 45). C'est toute l'ambiguïté de la littérature qui est mise en évidence ici. Le dédoublement du personnage réel de Brahim par le personnage fictif d'Ali remet en question la crédibilité de l'un et par contrecoup ajoute à la vraisemblance de l'autre. Dans la confusion qui en résulte, il est difficile de faire la part du vrai et du faux. Brahim, comme Ali, prend d'ailleurs un malin plaisir à mêler fable et vérité, souvent dans des canulars. Par exemple, ne pouvant convaincre l’agent de la sécurité de le laisser entrer dans un studio de télévision, Brahim finit par faire appel à :

la méthode qu’empl(oie) l’inspecteur Ali : l’absurde, l’énorme. La voix posée, je dis : – Je suis venu réparer les caméras. (...) Tu ne trouves pas que les couleurs sont un peu pâlottes et que le contenu des programmes est indigeste ? Question de matériel, il doit avoir de la fièvre ou des microbes. Le directeur général m’a appelé en consultation et j’ai pris le premier avion en partance. Je suis un spécialiste, un Docteur en Télévision, si tu préfères. (pp. 36-37).

Pour chercher à faire croire à une histoire pareille, il faut sans doute être un peu mystificateur. Et Brahim est tout à fait capable de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, d’endosser une identité qui lui est étrangère, comme si elle lui était propre.

Il est possible que Brahim ait développé ce talent particulier d’imitateur par son assimilation à la culture occidentale et son ascension sociale. Le fait d’adopter une culture autre que la sienne propre comporte un élément d’imitation dans la mesure où un assimilé copie une façon d’être qui ne lui est pas, au départ, naturelle, mais qui devrait devenir sa seconde nature. Si l’acculturation nécessite faculté d’adaptation, flexibilité et ouverture d’esprit, on peut supposer qu'elle peut aussi développer un talent d’acteur. Lors de la conférence, Brahim répond à une question en reproduisant le style parodique d’Ali, imitant lui-même un travailleur immigré : "C’est vrai, msiou. T’as rison. Ji pense en dialecte de chez nous mais ji trové machine à écrire qui tape tote sole en francès" (p. 84). Ce jeu d'imitation et de mystification auquel excelle Brahim finit par brouiller les pistes identitaires. On ne sait plus vraiment qui il est, maghrébin ou occidental, philistin ou intellectuel, grossier ou raffiné, réel ou fictif, vrai ou faux ; sans doute tout cela à la fois. Et on est loin de l'idéal d'unification de la personnalité qui est au cœur d'une analyse psychanalytique du double. Au contraire l'étude du double comme procédé littéraire révèle une pluralité irréductible.

Récits doubles : la visite et l'écriture

L'analyse du dédoublement des protagonistes principaux du roman aura mis en lumière, par le biais du rapport du personnage à son auteur, la complexité, les contradictions, les tensions et les hésitations de l’être acculturé au sens large du terme. Parallèlement l'étude du croisement des deux récits soulignera, dans la suite de l'article, l'importance et la trivialité tout à la fois du conflit du narrateur pris entre son identité d'écrivain et ce qu'il appelle "écrivanité’ (p. 96).

Deux récits séparables et indissociables à la fois

Le roman se divise en trois parties distinctes : "Ils sont attendus", "Ils sont arrivés", et "L'auteur", mais ces trois parties ne séparent qu'artificiellement le roman. Il n'y a en réalité que deux récits principaux dans L'Inspecteur Ali – plus un troisième, apparemment secondaire, et qui concerne la grossesse et l'accouchement de Fiona. Le premier récit est concentré grosso modo dans les deux parties qui se suivent chronologiquement, "Ils sont attendus’ et "Ils sont arrivés". Ces deux parties racontent la visite des beaux-parents, sujet a priori banal et traité sur un ton enjoué. Par contraste, la troisième partie, "L’auteur", développe le thème important du travail de l’écrivain, sur un mode plus grave. Bien qu'ils soient en apparence indépendants l'un de l'autre, ces récits ne sont pas vraiment séparés. L'histoire de la visite continue dans la partie intitulée 'L'auteur', et le thème de l'écriture est abordé dans les parties "Ils sont attendus" et "Ils sont arrivés".

De plus, les deux récits sont liés par le thème commun de l'étrangeté sous des formes différentes. Tout d'abord, il y a départ dans les deux histoires. Départ bien évidemment, des beaux-parents qui quittent leur pays d'origine, mais aussi nouveau départ de Brahim dans son travail d'écrivain. Départ donc au sens du rihla qui en arabe désigne non seulement un départ géographique mais aussi le début d’un itinéraire de la connaissance, et par extension, une sorte d’essai philosophique sur le déroulement de la vie, avec ses continuités et ses fractures (Pandolfo, 1997) [8]. Ensuite, il y a contraste de deux cultures. Contraste entre la culture marocaine et la culture écossaise, entre la culture arabo-musulmane et la culture occidentale. Evident parce que dominant dans le récit de la visite où il est traité sur le mode loufoque, ce thème est présent aussi dans l'autre récit, celui du travail de l’écrivain, où il est évoqué avec plus de sérieux. Dans ce dernier récit, la double culture désigne aussi bien la combinaison des cultures maghrébine et européenne, que celle des cultures élitiste et populaire, culture des intellectuels et culture des peu instruits.

Confronté au contraste des cultures marocaine et écossaise, tel qu'il est vécu par ses beaux-parents, Brahim s'interroge sur son acculturation et sa bi-culturalité tant sur le plan "ethnique" que "social". En effet, Brahim est un hybride "ethnique"– maghrébin et européen ; en même temps, c'est un hybride "social" – participant de deux milieux, le peuple et l'élite. Brahim remet en question son identité de marocain occidentalisé aussi bien que son identité de paysan. Il est significatif qu'il s'interroge sur ses changements de nom et d'identité. Au début de sa carrière, il s'est facilement laissé persuader par son éditeur de se faire appeler B. O'Rourke au lieu de Brahim Orourke, pour gommer sa "marocanité" et se donner un vague air anglo-saxon. De plus il se laisse appeler Archie par ses beaux-parents qui préfèrent voir en lui un gendre occidentalisé. Il est tout aussi éloquent qu'il s'interroge sur sa vocation "d'écrivain parvenu" (p. 111), de "M. Jourdain qui avait fait de la prose sans le savoir" (p. 79). Lui préfère se voir dans la peau d'un être plus près de ses racines : 'Moi, j'ai une petite charrette avec un âne. Je vends des cacahuètes dans la médina' (p. 113).

Le dédoublement comme procédé de familiarisation du non-familier

Dans L'Inspecteur Ali donc, une double narration est à l'œuvre. D'un côté, elle joue de l'analogie des thèmes secondaires, l'étrangeté, le départ, la différence des cultures. D'un autre côté, elle joue du contraste des tons, plaisantin et sérieux. Et ce double jeu est utilisé par l'auteur pour mieux comprendre et faire comprendre le thème principal du roman, à savoir l'ambivalence de la double culture. La double narration apparaît ici ni plus ni moins que comme un procédé d'écriture qui utilise un récit abordant des thèmes a priori plus familiers aux lecteurs pour introduire par le biais d'un deuxième récit des thèmes plus étrangers et plus complexes. Une fois qu'ils se sont identifiés aux préoccupations plus familières des beaux-parents au sujet du manger, du boire et du dormir, les lecteurs peuvent mieux concevoir les tourments de Brahim. Des tourments qui leur sont probablement plus étrangers, au sujet de l'écriture, du talent d'écrivain, de la valeur des romans policiers, deviennent compréhensibles. De la même manière, la découverte d'une culture étrangère, par le biais du voyage de Jock et Susan, aide à sensibiliser les lecteurs à l'acculturation et à la double culture vécus par Brahim. Le croisement des deux récits encourage donc à l'empathie pour des angoisses un peu hors du commun, celles de l'écrivain d'une part et celles de l'individu bi-culturé d'autre part. De plus, le fait que les questions d'identité soient présentées dans le contexte de la visite les relativise et elles perdent ainsi de leur gravité potentielle. Le malaise, les tensions et les conflits de Brahim sont minimisés grâce à leur dédoublement, en quelque sorte, par les difficultés triviales et dérisoires que ses beaux-parents rencontrent et qu'ils vivent néanmoins comme des problèmes majeurs.

Le dédoublement comme procédé de dédramatisation du dramatique

Ainsi, avant leur départ, Jock et Susan se demandent avec inquiétude s'il y a du thé au Maroc et s'ils doivent emporter leur bouilloire électrique (p. 15). De son côté, avant d'écrire son premier roman politico-social, Brahim se demande s'il en est capable et ses talents d'auteur de policiers vont continuer à lui être utiles. Les préoccupations de Jock et Susan sont de toute évidence risibles, mais le fait qu'elles servent de contexte à l'expression des doutes de Brahim souligne l'exagération de ces derniers. Avoir peur de manquer de thé et de bouilloire électrique alors qu'on est en voyage à l'étranger, c'est ne pas pouvoir envisager de sortir de son environnement familier et de quitter ses habitudes quotidiennes. Et, en fin de compte, avoir peur de ne pas être à la hauteur d'une nouvelle tâche, d'une nouvelle orientation professionnelle ou artistique, c'est aussi avoir peur de quitter le familier et d'aborder l’inconnu. Bien sûr, cette peur est toute compréhensible et on ne peut pas vraiment la qualifier de ridicule. Mais le parallèle que le double récit établit entre la peur d'un nouveau départ dans un genre littéraire inconnu et la peur du départ dans un pays inconnu, permet de dédramatiser la première, plus grave, au moyen de la seconde, plus drôle. On voit dans cet exemple comment le double met en lumière une similarité et une exagération qui n'étaient pas, d'emblée, apparentes.

Le dédoublement comme procédé de révélation des préjugés

L'étrange et l'inconnu sont souvent associés à des préjugés. Ainsi, Jock et Susan hésitent à quitter leur pays natal pour venir au "royaume chérifien’ même s’ils pensent que c’est une "terre de romantisme et de primitivité comme chacun sait" (p. 16). A ces idées reçues sur le Maroc nourries par des brochures touristiques et teintées d’anti-racisme cultivé, font écho celles de Brahim en ce qui concerne la littérature. Il se demande s’il ne devrait pas plutôt rester à "sa place" et renoncer à accéder aux "hautes sphères de la culture" (p. 120). Le romancier croit à une hiérarchie qui placerait la littérature populaire qu’il considère au fond comme commerciale et vulgaire et sans autre but que de distraire, au-dessous de la "grande" littérature dont la vocation est principalement humanitaire et éthique. Il ne se voit pas comme un écrivain authentique : "Je n’avais écrit que des polars, sans prétention. Je dirais même sans contenu littéraire" (p. 79). Et il continue, semble-t-il, de le penser même si des spécialistes comme la vice-présidente de l'université affirment le contraire. Peut-être cette tendance à se diminuer en tant qu’auteur de policiers est-elle liée à la conviction de sa marginalité au sein de la "vraie" littérature française en tant qu'écrivain maghrébin d'expression française.

Le dédoublement comme procédé de démonstration du ridicule de l'écriture

Ce regard peu indulgent que Brahim porte sur son travail d'écrivain participe d'une tendance générale à l'auto-dérision qui atteint un de ses sommets dans l’épisode de l’âne, qui ouvre la troisième partie du roman, intitulée, on s'en souvient, "L'auteur". Dans cet épisode, l'âne de la famille stationne devant la porte d’entrée de la maison, refusant obstinément d'en bouger et empêchant par là Jock de sortir. La famille au grand complet essaie par tous les moyens de persuader l'animal de débloquer l'entrée mais sans résultat. Finalement, Jock comprend qu'il doit demander poliment à l’âne de partir et quand il le fait, l'animal obéit, sans autre forme de procès. Cette histoire d'âne fait partie, de par son contenu immédiat, du récit de la visite. Pourtant, elle est placée au début du récit consacré à l'écriture. De plus, elle prélude à la concrétisation de la décision que Brahim prend au sujet de la nouvelle orientation de son écriture. Enfin elle constitue une sorte de développement d’un passage situé au tout début du roman "Sept mois de réflexion méningiteuse menée à hue et à dia dans toutes les directions imaginables" (p. 15) – c’est moi qui souligne. Tous ces rapprochements font apparaître cet épisode comme une utilisation du double. Il s'agirait d'une métaphore, celle de l’inspiration rétive de l'écrivain, qui finit cependant, réveillée par un détail apparemment futile, par s'animer subitement. L'immobilité de l'âne reflèterait l'angoisse de l'écriture. Au-delà de cette métaphore, on en devine une autre. Le moment est venu pour Brahim de laisser tomber l'inspecteur Ali pour se consacrer à 'l'homme arabe (...) qui n'a plus que sa foi pour vivre toutes les injustices du monde' (p. 94). Quand l'âne se met finalement en marche, rendant enfin à la porte sa fonction d'ouverture, il évoque la résolution du conflit intérieur et longtemps persistant qui jusque-là a divisé Brahim, le conflit entre son "écrivanité" (p. 93) et son écriture.

Le dédoublement comme démonstration de la vanité de la littérature

Bien que la double narration repose essentiellement sur le récit de la visite et sur celui du projet d'écriture, elle fait contraster occasionnellement le récit de la grossesse de Fiona avec celui du roman en gestation de Brahim. Cette autre version de la double narration culmine à la fin du roman. Fiona, dont la grossesse s’est passée sans histoires, accouche dans la "jouissance de la création" (p. 218). Peu avant, Brahim a terminé non pas Le Second Passé simple comme il l'espérait, mais un roman policier (indésiré) de plus. Le plaisir que cet accouchement lui apporte, contrairement à la joie pure de Fiona, est nourri de soulagement et de colère : "J’étais enfin débarrassé de l’inspecteur Ali. Pourvu que l’avion qui le transportait explose en plein vol" (p. 211). Il s'agit donc pour Brahim d'une fin plutôt que d'un commencement, d'une mort et pas d'une naissance. Et quand il apprend que ce dernier roman policier sera sans doute un succès commercial, cela le rend ni heureux ni fier, mais furieux.

L'image de la gestation ou de la grossesse comme métaphore du processus d'écriture, et celle de l'accouchement ou de la mise au monde comme métaphore de la production ou de la fin de la rédaction d'un livre, sont sans doute banales. Certes, la double narration ici perpétue ce lieu commun. Mais un autre message s'y superpose, qui est suggéré dans la réflexion que fait Brahim au sujet de la naissance de son fils :

C’était la première fois que j’assistais à un accouchement, mais j’en avais décrit un minutieusement dans l’un de mes polars. Je vis l’enfant sortir tête la première, les poings fermés comme s’il étreignait le monde, le possédait, un garçon. (p. 218).

Ce parallèle met en évidence, grâce au contraste saisissant des deux situations, la fausseté (voire la mystification) comme partie intégrante de la littérature. Bien qu'elle se nourrisse du réel, elle sait aussi simuler, inventer de toutes pièces, et ne vivre que de l'imagination de l'écrivain. Brahim est tout à fait capable de décrire ou de raconter des événements dans ses livres, tels qu'il les imagine et non tels qu'il en a été témoin ou en a fait l'expérience. Ou plus justement, il sait donner un air de crédibilité et de vraisemblance au fruit de son imagination. Son aveu ici met l'accent sur le contraste entre le détachement plutôt intellectuel de la fiction littéraire qui permet les descriptions détaillées d'une part, et l'émotion du vécu, difficile à dire par les mots, d'autre part. Devant le spectacle de la naissance de son fils et la comparaison implicite avec la création littéraire, il se trouve confronté aux limites de la littérature qui ne peut que reproduire la vie ou produire un simulacre de vie.

A ce moment-là, plus que jamais, Brahim ne se sent pas capable d'écrire. Les mots lui manquent. Seule la vanité de l'écriture, "l'écrivanité" demeure. Ici, la double narration met les lecteurs devant un constat d'échec. Jusqu'ici, elle avait mis en lumière les doutes de Brahim sur son identité culturelle, son talent d'écrivain, l'orientation à donner à son écriture et sa capacité à écrire de la "vraie" littérature. Mais la double narration va en fin de compte jusqu'à mettre en évidence les doutes de Brahim sur le fait d'écrire même. La littérature, même la littérature à vocation humanitaire, n'est-elle pas finalement un exercice futile ? Est-ce là le sens de l'échec du projet du Second Passé simple ?

 

 

 

Cette analyse des personnages et des récits doubles dans L'Inspecteur Ali de Driss Chraïbi a mis l'accent sur le double comme procédé d'écriture qui dévoile de façon marquante la dualité de l'être bi-culturé au sens ethnique et social du terme, par le biais du mimétisme, de la projection et de la confusion au niveau des personnages, et par le biais de la familiarisation, de la dédramatisation, de la révélation des préjugés, au niveau des récits. Mais le procédé du double dans L'Inspecteur Ali s'attache surtout exposer les interrogations identitaires de l'écrivain bi-culturé, et au-delà, du ridicule de l'écriture et de la vanité de la littérature. Le mot de la fin n'est donc pas l'ambiguïté de la littérature dont parle Slethaug, cité dans l'introduction, mais les limites voire la futilité de la littérature.

 


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

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[1] Laïla Ibnlfassi. "Chraïbi’s Le Passé simple and a Theory of Doubles", in L. Ibnlfassi and N. Hitchcott (eds), African Francophone Writing, London: Berg, 1996: 59-67.

[2] Jeremy Hawthorn. Multiple Personality and the Disintegration of Literary Character.  From Oliver Goldsmith to Sylvia Plath, London: Edward Arnold, 1983.

[3] Gordon E. Slethaug. The Play of the Double in Postmodern American Fiction, Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois University Press, 1993.

[4] Ils mêlent allègrement les genres (roman et poésie, comique et dramatique, culture populaire et culture de l’élite); et ils multiplient les références les uns aux autres mais aussi à des oeuvres d’autres auteurs. Pour une discussion plus nourrie sur ce sujet, voir Anna Gura-Migdal. "Post-modernité et simulacres androgynes dans le roman marocain", in Y. Bénayoun-Szmidt, H. Bouraoui et N. Redouane (eds), La Traversée du français dans les signes littéraires marocains, Toronto: La Source, 1996: 97-109.

[5] Driss Chraïbi, L'Inspecteur Ali, Paris: Folio (Denoël), 1991.

[6] Ce choix de titre rappelle la formule commerciale des films à succès qui sont systématiquement produits par deux comme Die Hard et Die Hard 2 ou Home alone et Home alone again.  L'auto-dérision est évidemment à l'oeuvre ici, renforcée par l'attribution par Brahim du (Premier) Passé simple à Tahar Ben Jelloun (p. 71).

[7] L’inspecteur Ali de Une Enquête au pays (1983), personnage plutôt naïf et peu sûr de lui, représente une sorte d’ébauche de l'inspecteur Ali qui figure dans L' inspecteur Ali, le héros qui a assuré le succès commercial et populaire de Brahim; ce dernier sert à son tour de brouillon à l’inspecteur Ali hâbleur et roublard qui mène l'enquête dans  L’inspecteur Ali à Trinity College (1996) et L’Inspecteur Ali et la CIA (1997).

[8] Stefania Pandolfo, Impasse of the Angels. Scenes from a Moroccan Space of Memory, Chicago and London: The University of Chicago Press, 1997.