Autour de l'autobiographie maghrébine

Mokhtar EL MAOUHAL,
Université Paris 3

1- La critique maghrébine et l'autobiographie

Les critiques de la littérature maghrébine ont accordé peu d'intérêt à l'autobiographie. Ils l’ont souvent considérée comme un aspect d'écriture qui sous-tend toute l'œuvre d'un écrivain et non pas comme un genre. Notamment Rachida Saïgh Bousta, "Ecriture d'une autobiographie plurielle : ouverture du Moi éclaté sur le monde dans l'œuvre de Rachid Boudjedra et d'Alain Robbe-Grillet" ; Hafid Gafaïti "Autobiographie et écriture dans l'œuvre de Rachid Boudjedra" [1], etc. Ce type d'approches risque d'entraîner le lecteur dans des confusions. En effet, il est sous-entendu, dans ces exemples, que toute l'œuvre de Boudjedra doit se lire comme autobiographique ; ce qui est tout à fait erroné puisque l'autobiographie est souvent un genre mineur par rapport à l'ensemble de la production littéraire d'un écrivain. D’ailleurs, il est rare qu’un auteur se consacre à écrire uniquement des autobiographies, du moins au Maghreb.

En ce qui nous concerne, nous allons aborder l'autobiographie pour les raisons suivantes :

• du fait de l'insuffisance des études dans ce domaine,

• afin de remettre en question quelques données jugées abusivement inhérentes à l'autobiographie maghrébine.

a/ Problématique des corpus

La raison première qui nous semble à la base des lacunes citées ci-dessus, réside dans le choix des corpus. Les textes souvent retenus sont soit élémentaires, soit non représentatifs de l'autobiographie, soit les deux à la fois. Ainsi, Abdallah Memmes, dans Signifiance et interculturalité, a élaboré une définition de l'autobiographie maghrébine à partir de La Mémoire tatouée, Le Livre du sang, Amour bilingue de Khatibi et Talismano de Meddeb. La première remarque qui se dégage de cette sélection, c'est qu’elle n’est pas pertinente d’une part quant au nombre de textes (quatre, dont trois de Khatibi), et d’autre part quant à la nature des trois œuvres, Le Livre du sang, Amour bilingue et Talismano, où l'autobiographie est plutôt problématique. Memmes en est d'ailleurs conscient lorsqu'il souligne qu'"en dehors de La Mémoire tatouée, les autres ouvrages – où nous (avons déterminé) un 'pacte autobiographique' plus ou moins explicite – ne cadrent pas avec les conditions et les orientations de l'autobiographie" [2]. Il conclut, malgré ses nuances, que l'autobiographie maghrébine est "collective" [3].

A propos d’Une Vie, un rêve, un peuple, toujours errants de Khaïr-Eddine, Anne-Marie Nisbet postule que "le récit autobiographique est celui par lequel le texte se raccroche à la réalité. Le narrateur y retrace certains épisodes qui ont marqué sa vie d'enfant, d'adolescent ou d'adulte. Ce faisant, il revit son passé par la mémoire affective et consciente" [4]. Cette définition est rudimentaire. Elle omet une partie essentielle au fondement de l'autobiographie, à savoir l'auteur. Le cas d'Une Vie, un rêve, un peuple, toujours errants ne se prête pas à l'identification auteur-narrateur-personnage. Rien n'indique, en effet, qu'il s'agit de Khaïr-Eddine dans le texte. La narration autodiégétique ne permet pas, à elle seule, de conclure à l'aspect autobiographique d'une œuvre.

Nous signalons que l'autobiographie se base sur l’aveu et non sur l'ambiguïté, sur la fidélité plus que sur l'exactitude, sur la vérité plus que sur la réalité, et surtout sur la complicité de l'auteur. Celui-ci doit jouer le jeu en dévoilant son intention au lecteur [5].

Certains travaux universitaires (mémoires et thèses) n'échappent pas à ce problème de corpus. Plusieurs recherches se sont appuyées, en effet, sur des textes dont la portée autobiographique est discutable. L'effort d'argumentation qui entend légitimer le choix des corpus est révélateur à ce titre. Car on recourt souvent à des remises en question du cadre théorique de l'autobiographie puisqu'il ne répond pas à la nature générique des œuvres sélectionnées. Abdelmajid Wasmine en rend compte lorsqu'il dit à propos "des livres répertoriés", que "les uns posent quelques problèmes quant à leur classement générique (Le Passé simple de Driss Chraïbi...), les autres s'y prêtent facilement (La Mémoire tatouée d'Abdelkébir Khatibi...). Aussi le corpus que nous avons établi est-il hétérogène" [6].

Peut-on ainsi connaître la particularité de l'autobiographie maghrébine à travers des textes qui appartiennent à un autre genre littéraire ? Il semble que les frontières entre fiction et écriture personnelle sont gommées, que la fiction n'existe quasiment pas en littérature maghrébine. C’est dans ce sens que Marianne Hägin approuve Bounfour qui "considère le genre autobiographique [...] comme fondateur de la littérature francophone du Maghreb" [7].

En fait, la critique maghrébine a ignoré des textes véritablement autobiographiques. Jacques Noiray trouve que "si l'on excepte le beau témoignage de Fadhma Aït Mansour Amrouche, Histoire de ma vie et la première œuvre littéraire du Marocain Abdelkébir Khatibi, La Mémoire tatouée, on ne trouve guère que quelques récits d'acteurs ou de témoins de l'histoire [...] sans grande qualité littéraire" [8]. Ne serait-il pas pertinent de connaître les caractéristiques de ces autobiographies avant de se soucier du côté esthétique ?

En ce qui nous concerne, nous optons pour l'identité générique du texte. Si ce texte est doté d'éléments définitionnels de l'autobiographie, nous l’intégrons à notre corpus. Certes, la plupart de ces études ont une pertinence irréprochable, mais la fragilité des thèses soutenues montre bien des lacunes qui relèvent moins de la nature de l'approche que du mauvais choix du corpus.

Nous ne saurons passer sous silence des travaux importants tel le mémoire de D.E.A. de Chantal De Wilde [9]. Celle-ci a dressé une typologie des écrits autobiographiques algériens de langue française. Toutefois, une partie de son corpus est classée sous l’appellation d'"autobiographie collective" [10]. Peut-on réellement parler d'"autobiographie collective" ? Cette question nous conduit au problème des terminologies dont nous exposons ici une esquisse.

b/ Problématique des terminologies

Si A. Bounfour parle de "l'autobiographie impossible" [11], c'est parce qu'il a comparé Les Essais de Montaigne et Muhâdarât d'al-Yûsî, qui ne sont, ni l'un ni l'autre, des autobiographies. Le premier est un autoportrait [12]. Le second, nous apprend Bounfour, "est un dépôt impur, un mélange, voire un pot pourri, on y trouvera des poèmes, des anecdotes, des énoncés moraux, etc. Ces discours seront siens ou appartenant à d'autres. C'est dire que cet ouvrage est en fait le lieu où se dépose le savoir d'une communauté de savants à laquelle appartient l'auteur". Il ajoute également que "le personnage principal du récit – si récit il y a – n'est pas l'auteur lui-même" [13]. Nous rappelons, cependant, que l'autobiographie, c'est essentiellement le récit, l'identité auteur-narrateur-personnage, etc.

Certains critiques et écrivains maghrébins utilisent la notion d'"autobiographie collective" ou "plurielle". Ils entendent par là que l'autobiographie s'applique à toute une génération ou globalement à toute la société [14]. En conséquence, les trois composantes du terme "auto-bio-graphie" devraient subir, à nos yeux, des modifications considérables. Ainsi, l'identité "auteur – narrateur – personnage" devient "auteur – narrateur – collectivité" ou bien : "auteur – collectivité – personnage", voire encore "collectivité – narrateur – personnage". Aussi, cette terminologie exprime-t-elle un oxymore qui la remet en question. Ne serait-il pas prudent d'employer plutôt collectobiographie, du moins sociobiographie voire encore auto-sociographie, bien que ces néologismes ne soient guère heureux ? En somme, l'idée de "collectivité" ou de "pluralité", nous semble convenir à un autre genre d'écrit personnel, notamment "le témoignage". Celui-ci est un récit à narration homodiégétique. L'auteur, tout en se racontant, peut axer l'essentiel de sa narration sur la société, son entourage familial, des événements historiques qu'il a vécus directement ou dont il est témoin [15]. Cette caractéristique ne nous semble pas à l’œuvre dans des textes souvent placés sous l’étiquette d’autobiographie collective.

Nous avons relevé également des confusions dans l'usage de la terminologie relative à l'autobiographie, comme le fait remarquer Amane Guerfi [16]. Nous citons, à titre d'exemple, "récit de vie" qui est, au fait, un "récit produit à deux, et celui qui en est le 'sujet' n'écrit pas" [17]. Soulignons aussi le mélange entre "roman autobiographique" et "récit autobiographique". Le premier renvoie aux textes dont le lecteur soupçonne la portée autobiographique, tandis que le second désigne des textes véritablement autobiographiques [18]. Ainsi convenons-nous que ce genre de postulat est susceptible de gommer les frontières entre écriture autobiographique ("factuelle") et écriture "fictionnelle". Dans une écriture du moi, l'écrivain est tenu à user de sa mémoire le plus soigneusement possible. Il se base sur des documents vrais et des faits vécus. Cependant, un écrivain de fiction se doit d'inventer et de donner libre cours à son imaginaire.

Force est de constater que la littérature maghrébine se trouve prisonnière d'un discours réducteur qui tend à l'assimiler à une écriture intimiste ou à une littérature de témoignage. Cette situation nous rappelle visiblement la réception des premiers textes considérés, non pas comme des œuvres littéraires, mais comme des documents ethnographiques. De fait, la critique maghrébine tend, actuellement, à instituer ces interprétations subjectives.

Pour mettre en évidence l'incohérence de la notion de "collectivité" de l'autobiographie maghrébine, nous proposons une lecture différente, dans la mesure où nous aborderons les récits autobiographiques au niveau de la structure chronologique qui les compose. Cela nous permet d'établir une typologie susceptible de circonscrire les contours de l'autobiographie en général et maghrébine en particulier.

2- Les contours de l'écriture autobiographique

Les textes autobiographiques couvrent soit toute la vie de l'écrivain, soit une partie de celle-ci. Cet ancrage se fait selon l'importance des faits à relater. On peut distinguer deux types d'autobiographie :

• le premier tend à reconstituer le vécu de l'auteur dans sa globalité. La dimension élargie du récit permet de suivre l'évolution ou les fluctuations du "moi" autobiographique tout au long du passé de l'auteur. A cette catégorie, nous réservons l'appellation d’"autobiographie diachronique".

• la seconde rend compte d'une expérience importante ou d'un événement particulier survenant d'une façon brusque dans la vie de l’auteur. Cette coupure chronologique montre ainsi l'état du "moi" autobiographique durant une courte durée. C'est ce que nous avons appelé "autobiographie synchronique" [19].

La définition de John-Barrett Mandel résume bien cette typologie. Pour lui, l'autobiographie "est un récit rétrospectif de la vie entière d'une personne (ou une partie significative de la vie) écrit comme une vérité avouée et dans un but spécifique de la personne en question" [20].

Nous proposons d'étudier quelques autobiographies maghrébines à la lumière de cette typologie.

a/ L'autobiographie diachronique

Ce type d'autobiographie met en scène une partie importante du parcours d'une personne. Les différentes étapes que recouvre le récit se présentent comme des lieux communs de l'autobiographie diachronique. La descendance, la naissance, l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte sont des phases – ou du moins quelques-unes parmi elles – quasi incontournables pour tout récit rétrospectif d'une personne qui met l'accent sur sa vie personnelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité [21]. Les auteurs retiennent un événement significatif qui a marqué leur vie pour le mettre en avant soit au début du texte, soit au liminaire.

Ainsi, pour Fadhma Aïth Mansour Amrouche (Histoire de ma vie), l'élément majeur se situe avant sa naissance. Elle commence son récit par sa descendance du côté maternel :

Ma mère était originaire de Taourirth-Moussa-ou-Amar... Elle était issue d'une très bonne famille, les Aïth Lârbi-ou-Saïd. Très jeune, elle fut mariée à un homme bien plus âgé, presque un vieillard ; il avait une fille plus âgée que ma mère [22].

Cette période constitue un facteur déterminant dans le déroulement de la vie de l'auteur. On apprend que l'auteur est issue d’une relation clandestine de la mère avec "un jeune homme de la même famille que [son] vieux mari" déjà décédé (p. 25). N'étant pas reconnue par son père, elle est considérée, par les habitants du village, comme "l'enfant de la faute" et a "sur le front le cachet de la honte" (p. 26). L'entrée à l'école, au mois d'octobre 1886, marque la fin "de la première partie de [l'] enfance [...] pleine de haine, de mépris et de mauvais traitements" (p. 30). Tous ces faits [pré]natals sont rapportés à l'auteur : "Ma mère me raconta" (p. 23) ou "d'après ma mère" (p. 27), etc.

La naissance [23] peut constituer, à son tour, un événement notable qui annonce la narration :

De ma naissance, je sauvegarde le rite sacré. On me mit un peu de miel sur la bouche, une goutte de citron sur les yeux, le premier acte pour libérer mon regard sur l'univers et le second pour vivifier mon esprit.    
Je naquis avec la deuxième guerre, je grandis aussi dans son ombre et peu de souvenirs me reviennent de cette époque [24].

L'importance de la naissance chez Khatibi se manifeste dans sa double mention, d'abord au liminaire et ensuite, au début de son récit. La première fois sous une forme culturelle (en tant que rituel). La seconde fois dans son côté civil avec, toutefois, l'absence de la datation. Khatibi remplace les dates par des événements correspondants : "né le jour de l'Aïd el Kébir" (p. 7) ; "je naquis avec la deuxième guerre" (p. 9).

D'autres textes s'ouvrent sur le premier souvenir qui a marqué la mémoire de l'auteur. La naissance prend, en conséquence, une valeur secondaire comme c’est le cas chez Brik Oussaid [25] :

Mon premier souvenir d'enfance se réduit à une couleur. C'était le jour fatal de ma circoncision... Je ne me rappelle pas l'intensité de la douleur, mais l'inconscient a dû enregistrer quelque chose, le temps ayant estompé le reste.            
Je suis ainsi circoncis, à l'instar des autres enfants de mon âge, à deux ou trois ans comme c'était la coutume chez les miens. Ma date de naissance coïncide avec la fin de 1949 et le début de 1950, je ne peux être plus précis.

Certes, la naissance ne peut être racontée que par le biais d'une tierce personne, comme c'est le cas chez F. Amrouche (sa mère). Dans le cas contraire, elle devient l’objet de fantasme ou un élément obsessionnel susceptible de prendre des dimensions variables. Le manque de précision chez Khatibi en est un exemple parmi d'autres. Dans la séquence ci-dessus, le narrateur fait appel à sa mémoire qui s'accroche au premier événement frappant. A l'ensemble des repères de réminiscence, on a réservé l'appellation des topoï de la mémoire autobiographique [26]. En effet, ces topoï jouent le rôle de repères qui permettent de retracer l'itinéraire individuel de chacun dans sa singularité. Ainsi le nom, la famille, l'éducation, les traditions, la rue, l'école, les relations sociales, sont-ils des supports mnémoniques. Ils suscitent, chez l'auteur, soit un sentiment d'adoption ou de rejet, soit un jugement favorable ou défavorable vis-à-vis de son passé. Celui-ci rapporte ces éléments dans son récit en faisant appel à sa propre culture, à ses connaissances et à ses convictions personnelles. Nous proposons, en guise d'illustration, l’exemple de l’école comme "topos de la mémoire autobiographique" telle qu’elle est évoquée dans les récits d'Amrouche et de Khatibi.

F.A.M. Amrouche a passé son enfance comme interne dans une école dirigée par des soeurs. C’était, au départ, un refuge contre les violences répétées dont elle avait été victime dans son village. Sa mère a consenti à l’y inscrire pour la protéger et non pas pour l’instruire. L’auteur porte un regard nostalgique sur cette période marquée par son succès : "Je fus reçue à mon tour au certificat d'études. J'étais assez bonne élève." (p. 53), et son intégration dans un groupe après son rejet par la société.

Pour Khatibi, l’école est le synonyme d’une "blessure" culturelle et de la découverte de l’autre :

Mon père m'envoya à l'école franco-musulmane en 1945... Un enseignement laïc, imposé à ma religion ; je devins triglote, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de l'arabe écrit, et parlant le dialecte comme quotidien. (p. 53).

L’auteur souligne les répercussions de l’établissement scolaire sur sa vie d’enfant. Après l’expérience de l’école coranique, il découvre un univers insolite qui le fait "rêver" (p. 53). Le narrateur met l’accent sur le clivage qui sépare sa vie sociale et l’image du "nouveau monde" que lui projette l’enseignement "laïc". L’enfant est séduit par les extraits de livres qui parlent d’une réalité qui n’est pas sienne (p. 55).

L’autobiographie diachronique prend la forme d'un projet où la vie ne constitue qu'un moyen et non pas une finalité de l'entreprise autobiographique. Ce projet pourrait être culturel, intellectuel, etc. Le récit débouche ainsi, souvent, sur une morale ou sur un enseignement précis, comme c’est le cas chez F.A.M. Amrouche :

Je voudrais laisser le plus de poèmes, de proverbes, de dictons. Pour ma [fille], j’ai voulu tracer cette formule de vie : "Patience et courage ! Tout passe, tout s’évanouit, et tout roule dans le fleuve de l’éternité. (p. 208-209).

La Mémoire tatouée obéit également à cette règle. Khatibi a explicitement minimisé la valeur de sa biographie au profit de la notion de "l’identité et la différence" : "Tu racontes ton enfance, tu fais le tour de ta petite vie qui n’a rien d’exemplaire" (p. 175). Il conclut en s’adressant au lecteur :

Ne vous ai-je pas donné la clef de votre long cauchemar ? L’Occident croit à sa puissance, pensez même si votre pensée est éternelle. Soyez vigilants.
Dites : nous sommes notre propre mouvement. L’Occident vous a troqués contre sa négation. Refusez cette aumône, refusez toutes les aumônes ! (p. 186-187).

b/ L'autobiographie synchronique

Le terme synchronie suggère une coupure paradigmatique qui circonscrit une expérience vécue dans un laps de temps. Vincent de Gaulejac parle de "tournant d'une vie interprété comme un changement de direction, soit que l'individu se démarque d'une destinée qui semblait toute tracée, soit que le destin lui-même se charge de bouleverser le cours de la vie" [27].

Le cas de Leïla Aouchal illustre parfaitement l'idée ci-dessus. Sa vie a connu, effectivement, un tournant radical. Française de souche, originaire de Caen, son avenir a basculé lorsqu'elle a choisi de se marier, en pleine guerre d'Algérie, avec un immigré algérien. Elle dit dans l'avant-propos de son récit Une autre Vie [28] :

Il est des faits qui, à notre insu, bien souvent, déterminent notre destin et influencent... notre personnalité. Brusquement un jour, on s'aperçoit qu'en soi-même quelque chose a changé [...] Mon but [...] est de tenter d'expliquer comment la Française que j'étais en 1956 a fait place à l'Algérienne que je suis aujourd'hui.

Le titre, Une autre Vie, annonce l'intention de l'auteur qui entend reconstituer les avatars de "ce nouveau 'soi-même'". Le récit retrace "trois étapes aussi importantes que différentes les unes des autres : Caen (1956) – Kabylie (1956-1957) – Alger (1957- 3 juillet 1962)" (p. 29).

Dans l'avant-propos de son récit Le Pont de lumière, Mohamed Ali Gherbaoui écrit :

Ceci est mon histoire. L'histoire d'un athée attiré par DIEU avec une telle violence qu'il en a déliré. L'histoire du miracle de ma foi. Miracle qu'aucun chirurgien au monde ne peut réaliser : inciser un cœur pour y transplanter la lumière [29].

Dans cet extrait du liminaire, qui constitue le pacte autobiographique, l'auteur met l'accent sur sa propre expérience. Il est question d'une reproduction des faits qui ont entraîné une métamorphose dans la vie de l'auteur. Le récit raconte, en effet, les moments de sa conversion. Tout "a commencé en Avril 80 et n'a cessé qu'en Février 81, au sortir de l’hôpital" (p. 36), nous apprend le narrateur.

Bien que le mobile du récit soit de rendre compte d'une expérience vécue à un âge assez avancé de l'auteur, le narrateur revient souvent sur quelques étapes antérieures de sa vie. Celles-ci se situent soit avant l'ébauche du "tournant" (délire mystique), soit après. Ce va-et-vient entre le passé et le présent est bien exprimé dans la séquence suivante :

Tout avait commencé en 1966, par le tumulte de mes 20 ans. Cinq années auparavant je buvais encore joyeusement mes 15 ans dans le calice du temps. Mais à 20 ans je n'ai pas eu la vie que je voulais vivre [...] J'étais en pleine crise d'identité et de jeunesse [...] C’était le réveil à l'âge adulte, douloureux comme une 2ème naissance, une crise de croissance dans l'étroitesse d'une vie sans espace [...] Alors j'ai entrepris l'autodestruction de cette vie. (p. 147-148).

Ce type d'autobiographie, dit synchronique, ne répond pas à un projet conçu au préalable. Il est la conséquence d'une conjoncture de faits endurés d’une manière inopinée. Ce processus de mue constitue le déclic qui engendre le besoin de se dire afin de rendre compte d'une période qui a bouleversé la vie de l'auteur. Nous sommes, ainsi, loin des récits autobiographiques qui cherchent à "élaborer le mythe personnel" et encore à "mettre l’accent sur la genèse de la personnalité" [30]. Le récit marque une rupture avec le passé généalogique. Il est centré davantage sur une expérience vécue tardivement et son impact sur le devenir de l'auteur.

Nous ne prétendons pas avoir résolu le problème de l’autobiographie maghrébine. Cependant, nous avons voulu susciter le débat sur ce sujet sinon négligé du moins abordé d’une manière superficielle. Notre reflexion n’est qu’une ébauche qui nous a permis de baliser le terrain. Il nous appartiendra dorénavant de l’étendre sur d’autres aspects des récits véritablement autobiographiques.

 


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
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[1] Autobiographie & Avant-garde, Tübingen, Günter Narr Verlag, 1992, respectivement p. 197-208 et p. 221-240.

[2] Abdallah Memmes, Signifiance et interculturalité, Rabat, Ed. Okad, 1992, p. 59. Il cite dans un autre article les caractéristiques de l'autobiographie maghrébine, notamment "l'effacement de l'égotisme et du souci de la véracité ; la déportation de l'autobiographie vers la fiction". "Les soubassements culturels de l'autobiographie maghrébine", in Actes du colloque L'Identité culturelle au Maghreb, organisé par la Faculté des lettres et des sciences de Rabat les 22 et 23 fév. 1990, Rabat, publication de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1991, p. 176.

[3] Ibid., p. 53.

[4] Anne-Marie Nisbet, Le Personnage féminin dans le roman maghrébin de langue française des indépendances à 1980 : représentations et fonctions, Sherbrooke, éd. Naaman, 1982, p. 115.

[5] Le narrateur de La Statue de sel s'appelle Alexandre Mordekhaï Benillouche. Son itinéraire est quasi identique à celui d'Albert Memmi. Toutefois, l'auteur fait intervenir des faits insolites pour marquer son écart vis-à-vis de son narrateur, notamment le départ de celui-ci pour l'Argentine. Dans la réalité, Memmi est parti en France. D'ailleurs, il a souligné lui-même que "dans La statue de sel, [il] ne voulait pas donner trop de repères. Cela [le] gênait. Aujourd'hui, cela n'a plus tellement d'importance". (Albert Memmi, Le Juif et l'autre, Paris, Christian de Bartillat, 1995, p. 13). A la lecture de textes comme Le Fils du pauvre, Le Passé simple, Nedjma, La Répudiation, Harrouda, Messaouda, etc., on notera que le côté autobiographique y est plutôt douteux que confirmé. Cette ambiguïté est loin d'être involontaire. Si l'écrivain choisit un autre nom que le sien, change les noms des lieux pour dissiper toute ressemblance, c'est qu'il cherche, probablement, à donner un caractère fictif à son texte. L'intention de l'auteur est décisive dans l'identité générique de son oeuvre.

[6] Abdelmajid Wasmine, Les Récits de vie en littérature marocaine contemporaine : langues française et arabe", Thèse de 3ème cycle, Paris III, 1987, sous la direction de Jacques Voisine, p. 23.

[7] Marianne Hägin, Introspection et je féminins dans trois romans algériens d'expression française écrits par des femmes, Mémoire de Maîtrise, Paris IV, Sept. 1993, sous la direction de Jean Déjeux et Robert Jouanny, p. 20.

[8] J. Noiray, "Le Récit d'enfance dans la littérature maghrébine de langue française", in Le Récit d'enfance, Paris, éd. du Sorbier, 1993, p. 104. Dans Le Roman maghrébin, Khatibi a "distingué les romans importants des romans secondaires ; cette division qui se base sur ce que la critique appelle l'efficacité esthétique a pour objectif de voir dans quelle mesure la 'bonne' littérature est la plus socialement significative". A. Khatibi, Le Roman maghrébin, Rabat, SMER, 1979, p. 7 (éd. originale, Paris, F. Maspero, 1968).

[9] Chantal De Wilde. Les Ecrits autobiographiques dans la littérature algérienne de langue française, Mémoire de D.E.A. (Univ. de Paris IV), oct. 1990, sous la direction de Robert Jouanny et Jean Déjeux.

[10] Ibid., pp. 11-12.

[11] Abdallah Bounfour, "L'autobiographie impossible", Recherches linguistiques et sémiotiques , Rabat, 1984, pp. 391-394. (Cet article est repris dans Le Noeud de la langue : langue littéraire et société au Maghreb, Aix-en-Provence, Edisud, 1994, pp. 73-79).

[12] "L'autoportrait se distingue de l'autobiographie par l'absence d'un récit suivi. Et par la subordination de la narration à un déploiement logique, assemblage ou bricolage d'éléments que nous appellerons provisoirement 'thématiques'". (Michel Beaujour, Miroirs d'encre, Paris, Seuil, 1980, p. 8).

[13] Abdallah Bounfour, Op. cit. p. 73 et 76. "C'est un "livre de vieillesse..., une production de fin de carrière", écrit J. Berque" (cité, en note infrapaginale, par A. Wasmine, Op. cit., p. 18).

[14] Chantal De Wilde a retenu cette appellation "faute de mieux", Ibid., p. 12. Pour A. Memmes, c’est relatif à l'emploi du "'je', à travers lequel sont rappelés des épisodes de l'enfance, de l'adolescence et de la vie familiale du narrateur". Il s'appuie également sur "l'évocation de certains événements historiques marquants et à la relation de certaines expériences et traditions que la société impose à l'enfant". (Ibid., p. 53).

[15] Comment peut-on prétendre que La mémoire tatouée est une "autobiographie collective" alors que Khatibi a fait un parcours proprement individuel. D'abord son individualité est attestée par son nom et son prénom. Ensuite, par sa vie familiale avec tout ce qui la distingue : orphelin de père ; il a vécu la plupart de son enfance-adolescence loin de sa mère qui s'est remariée après sa viduité ; il a fait des études supérieures en France, etc. Ce n'est pas le fait qu'il ait parlé de la seconde guerre mondiale, de la circoncision, de "l'identité et la différence", etc., qui permet de taxer son autobiographie de collective ou de plurielle.

[16] Amane Guerfi fait remarquer, non sans raison, que "les récits de vie personnels sont appelés confusément 'autobiographie', 'autobiographie romancée', 'roman autobiographique'. Cette précarité provient-elle de la nouveauté des expérimentations dans la littérature personnelle?" (Op. cit. p. 3).

[17] Ph. Lejeune, Je est un autre, Paris, Seuil, 1980, p. 230. Nous citons entre autres exemples, Regaieg Najiba, De l'Autobiographie à la fiction ou le je (u) de l'écriture. Etude de L'Amour, la fantasia et d'Ombre sultane d'Assia Djebar, Thèse de doctorat, Paris XIII, 1995, p. 18 et 347, sous la direction de Charles Bonn. Wasmine Abdelmajid, Op. cit. p. 30. Mariane Hägin appelle récit de vie les textes "basés sur quelques données autobiographiques", Op. Cit, p. 3.

[18] M. Hägin avance "qu'il y a une grande affinité entre l'autobiographie et le récit autobiographique". Cela va de soi. Il paraît qu' elle entend par là "roman" et non récit autobiographique. Op. cit., p. 14.

[19] Nous nous sommes inspiré des définitions de "diachronie" et "synchronie", d'après T. Todorov et O. Ducrot, pour les adapter à l'exemple de l'autobiographie. Ainsi, l'"autobiographie diachronique" serait celle qui fait intervenir des éléments et facteurs appartenant à des états (étapes / périodes) de développement différents de la vie d'une même personne. Cependant, elle serait "synchronique" lorsque le texte met en scène tous les éléments et facteurs qui appartiennent à une seule et même période (événement) d'une personne. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, p. 179.

[20] C'est nous qui traduisons. L'extrait original est : "Autobiography is a retrospective account of a man's whole life (or a significant part of a life) written as avowed truth and for a specific purpose by a man who lived the life." Mandel, J.-B., "The autobiographer's art", The Journal of Aesthetics and Art Criticism, XXVI, N°2, Winter 1986, p. 217.

[21] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14.

[22] Fadhma Aïth Mansour Amrouche, Histoire de ma vie, Paris, Librairie F. Maspéro, 1968, p. 23. Ce récit est publié à titre posthume. L'auteur est décédée le 9 / 7 / 67 en Bretagne à l'âge de 85 ans. Selon Vincent Monteil qui a signé l'une des deux préfaces, le récit est écrit en deux périodes. "D'abord en 1946, puis en 1962". (Ibid., p. 7).

[23] Gisèle Mathieu-Castellani situe la naissance dans la rubrique des "motifs discursifs ou narratifs" de l'autobiographie. Elle dit à ce titre que "le plus remarquable est sans doute celui qui organise la séquence conventionnelle 'Naissance du héros'. Elle semble renouer avec les mythes pour tisser les fils qui ourdissent la trame d'une toile ou d'une tapisserie où serait représentée la venue au monde difficile de l'enfant merveilleux." (La Scène judiciaire de l'autobiographie, Paris, P.U.F., 1996, p. 20).

[24] Abdelkébir Khatibi, La mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971, p. 9.

[25] Brick Oussaïd, Les Coquelicots de l'Oriental, Casablanca, Toubkal, 1988, p. 7. (Première édition, Paris, La découverte, 1984).

[26] Gisèle Mathieu-Castellani parle de "la topique du genre" au singulier en se basant sur Herman Barret qui stipule que "le récit autobiographique respecte [...] 'trois réglages' : l'identité, au moins postulée, du narrateur et du héros de la narration, le compromis ou l'alternance entre récit et discours, narration et commentaire, et l'instauration d'une double relation, rétrospective et prospective, entre le scripteur et son passé, le scripteur et son avenir. Un ensemble de motifs composent ce qu'on appellera la topique du genre, dont la rhétorique se définit par le recours au modèle du discours judiciaire". (La Scène judiciaire de l'autobiographie, Op. cit., p. 18-19). L'utilisation de cette notion est générale. Elle correspond à l'autobiographie en tant que genre. Pour nous, elle concerne plus précisément la capacité de la mémoire à retenir des faits vécus et à les redistribuer dans le récit. Chaque événement reste lié à un lieu ou à une situation précis. Il suffit à l'auteur de se rappeler un de ces repères pour que les souvenirs retentissent. Et c'est pour répondre à la diversité et au nombre abondant des résidus de la mémoire que nous avons utilisé le mot "topoï" au pluriel.

[27] Vincent de Gaulejac, "Du tournant au dénouement", in Récit de vie IX, n° 10, Nanterre, RITM, Université Paris X, 1995, p. 181.

[28] Leila Aouchal, Une autre Vie, Alger, SNED, 1970, p. 3.

[29] Mohamed Ali Gherbaoui, Le Pont de lumière, récit de délire mystique, Casablanca, Afrique Orient, 1992, p. 7.

[30] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Op. cit, p. 14.