Rhizomes, corps et villes d'origine
dans Talismano d'Abdelwahab Meddeb

Andréa FLORES,
Harvard University/Université américaine du Caire

Dans les remarques qui suivent, je voudrais illustrer le développement littéraire de la généalogie de l'individu à travers le thème du retour au pays. Le roman de Abdelwahab Meddeb intitulé Talismano servira de champ d'explication, mais la richesse et la complexité du roman m'empêchent de traiter plus de quelques détails dans cet espace limité.

Puisque la généalogie dans cette perspective est liée au territoire, ou plutôt à la déterritorialité, je commencerai ici en décrivant les effets de déterritorialisation à l’œuvre dans le roman de Meddeb. A travers le corps, la langue française, en tant qu’elle est à l’origine de l’écriture du roman, est déterritorialisée. De la même manière, le corps et son réseau d’énergies et de "pulsions" reformulent les notions arabes d’origine et de révélation. De par son système nerveux, son bilinguisme et le retour de langages inauguraux inscrits en lui, le corps fonctionne comme une force moléculaire. Le désir provoque l’excavation d’expériences et de langages antérieurs qui déterritorialisent les agents de la répression. "Le dialecte est inaugural dans le corps de l’enfant ; la langue écrite est apprise ensuite, et en période coloniale, cette langue, cette écriture arabes, ont été combattues, refoulées et remplacées au service de la langue française. Telle est l’archéologie de l’enfant." [1] La question de l’archéologie et de l’enfance est liée à la notion du retour au pays, dans la mesure où le retour au pays est un thème associé à celui de la quête ou du retour aux origines.

Le roman de Meddeb Talismano élude la question : "Qu’est-ce que cela signifie, rentrer au pays ?" ou "Qu’est-ce que rentrer ?" Meddeb commence son roman par un retour : le premier mot du premier chapitre est "Retour" et la première phrase du premier chapitre : "Me voici de retour..." [2]. La notion de retour est liée à celle de territorialité, le "pays" étant traditionnellement défini par une distinction entre un endroit familier en tant qu’il s’oppose à un endroit qui ne l’est pas. L’histoire du retour au pays du narrateur rappelle ce que Michel Foucault nomme "provenance". Foucault écrit que la provenance, en tant qu’elle s’oppose à l’origine, consiste à "repérer toutes les marques subtiles, singulières, sous-individuelles qui peuvent s’entrecroiser en lui et former un réseau difficile à démêler." [3] La provenance ou la généalogie, dans Talismano, s’exprime par le corps. Ici le corps, contrairement à ce qui se passe chez Nietzsche, est blessé, en ruine. Le corps dans le roman de Meddeb se révolte contre ce que l’auteur décrit comme le paternel "vouloir, à tout cran et vaille que vaille, vivre en fonction de cet héritage (la conscience historique)... Vient ensuite la blessure : par elle le corps manipule sa réalité, se défait de sa représentation factice, aiguise ses possibilités, se propose danse, cycle d’ivresse, perte de soi qui n’est pas réponse cicatrisante, mais couteau avec lequel on s’approfondit plaie, à ne pas fuir douleur, gravité à surpasser joie." (p. 57). Ce passage comporte plusieurs éléments intéressants : le rejet de la définition singulière, téléologique de l’individu, la décadence physique témoignant de la violence du passé, et les mouvements créateurs du corps.

Dans cette étude de Talismano, je voudrais porter le regard du lecteur sur la façon dont le retour au pays, normalement conçu comme un retour aux origines, devient généalogique. Le corps fonctionne comme une déterritorialisation, non seulement de ce qu’inflige la langue française à l’identité du sujet (opération de la littérature mineure), mais aussi de l’arabe en tant que langage mythique, révélateur de l’origine, comme origine de l’individu.

Meddeb déterritorialise le vernaculaire ("maternelle ou territoriale, de communauté rurale ou d’origine rurale", le ici). Le vernaculaire et son équivalent spatio-temporel, "le ici", sont revécus à travers le là-bas. Le dialecte tunisien, dans ce contexte le vernaculaire, apparaît comme représentatif d’une culture de la localité, de la sédentarité. L’arabe classique, c’est le langage mythique ("déterritorialisation spirituelle ou religieuse", l’au-delà représenté par le père dans ce roman) et nous nous proposons de souligner l’usage de l’arabe en transcription française et son intégration à la langue et aux références littéraires françaises.

Le langage mythique est déterritorialisé par la subversion que pratique l’auteur de l’une de ses principales caractéristiques : la finalité. Le mouvement de retour perpétuel à l’œuvre dans ce texte problématise la quête philologique et théologique de racines linguistiques qui caractérise l’arabe. La plupart des mots arabes dérivent d’une racine qui consiste en trois lettres. Le sens est ainsi produit à partir de la racine trilitère. L’interprétation du sens procède de l’identification de la racine d’un mot quel qu’il soit. L’autorité de la racine en tant qu’elle inaugure le sens est tout particulièrement illustrée par le coranique "Alif-Lam-Mim". Ces trois lettres, qui varient, annoncent la sourate au Prophète. Les trois lettres sont l’origine, incontestable parce qu’arbitraire et révélée, divine et donnée. Le retour de Meddeb à son origine tripartite (français, rupture, arabe), imite tout en le subvertissant le système de signification qui émane de la racine, le subvertit parce que les retours ne sont jamais définitifs. La racine n’est pas vraiment un début mais plutôt les divers éléments d’une métamorphose. Meddeb fait de la structure "Alif-Lam-Mim", structure philologique de l’arabe, l’un des éléments de l’éternel retour : "...à rêve et fantasme, le réel n’inscrit pas frontière ; ces trois genèses constituent un espace n’écrasant pas son sujet par la broyante analyse" (p. 56). Nous percevons la présence de la racine tripartite, mais la substitution de "rêve, fantasme, réel" exclut la finalité du retour à ces éléments.

On peut interpréter l’usage que fait Meddeb de la structure verbale "à + infinitif" en relation avec ce génératif "Alif-Lam-Mim". On peut dire que Meddeb, en ne générant jamais au-delà du premier élément de l’Alif-Lam-Mim génératif (Il privilégie la structure "à + infinitif"), attire l’attention sur l’engendrement perpétuel du texte, et de l’individu "Abdelwahab", comme le suggère Khatibi [4]. Il replace la question de l’origine au sein d’un projet généalogique plus large, celui du rhizomatique, un processus contraire à celui de l’origine. "Il existe des structures d’arbre ou de racines dans les rhizomes..." [5] En ce sens le perpétuel retour de Meddeb déterritorialise la conception philologique et religieuse de l’origine propre à l’arabe.

L’autre aspect de cette écriture de la déterritorialisation concerne la langue française. Meddeb imite l’usage étranger du français, produisant des tournures nominales, un phénomène qui existe en arabe mais pas en français. Il fait volontiers du verbe un infinitif, imitant la structure d’une phrase nominale. Sans arrêt, on trouve chez lui l'usage de verbes sous cette forme "à+infinitif". Tournures verbales, à nouveau imitation d’une structure arabe qui n’existe pas en français : "A frapper fort, à obtenir ouverture..." (p. 84) "à en aider pour trouver bonne direction..." (p. 85) "à fermer portes, à rationner eau et nourriture..." (p. 75) [6].

Le français, dans ce contexte, fonctionne à la fois comme "langue véhiculaire, urbaine, étatique ou même mondiale, langue de société, échange commercial, de transmission bureaucratique", le partout et comme "langage référentiaire", le là-bas : "langue du sens et de la culture" [7]. Le français est déterritorialisé par son usage arabe et vice-versa : "les souks en cet endroit couverts sont quasi déserts..." (p. 83) Souk est un terme arabe aujourd’hui passé en français et dans ce texte réintroduit dans un écrit arabe. L’effet produit, c’est que le lecteur n’est pas sûr de lire une transcription française d’un terme arabe ou du français. Autre exemple de cette ambivalence entre territoires linguistiques sémitique et romain : "le calame et l’encre..." (p. 83) : Calame est un autre terme arabe et latin passé en français. En résulte la disparition de la différence entre les termes opposants là-bas et ici. De nombreux termes sont transcrits de l’arabe. Ce qui non seulement transpose l’étranger – pour le lecteur francophone – dans le texte français, mais reproduit un effet calligraphique appartenant en propre à l’écriture arabe. Khatibi souligne "l’inconscient graphique" de la lettre "à" dans le texte de Meddeb, inconscient calligraphique qui réfère à l’alphabet arabe (ayn) "la calligraphie arabe transforme, dans la lecture, l’énoncé même d’un texte ; ou bien quand on se réfère à la mystique musulmane des lettres, par exemple." Le lecteur français perçoit la matérialité des lettres, uniquement leur forme et contour. Ces transcriptions sont dépourvues d’intériorité. Opacité, calligraphie et transposition de caractéristiques de la langue arabe en français.

A la fin du roman, il y a un mouvement de retour à la première page du roman. Un retour cyclique au thème du retour. Le roman commence par : "Me voici de retour exprimé ville à dédale..." A la fin du roman, il y a un autre retour à l’origine, à Agar, la mère d’Ismaël chassée en exil. Meddeb démontre la tendance philologique à suivre les racines par la superposition des termes Agar (l’esclave égyptienne de Sarah dans l’Ancien Testament) Hâjir et hijra (l’exil volontaire ou la migration religieuse) montrant que les trois termes dérivent d’une racine commune : h, j et r. D’un côté il démontre ce principe philologique de l’arabe. Mais il démontre également comment son roman consiste en "une remontée généalogique jusqu’à la figure de Agar" [8]. Il postule à la fin du roman "la pensée orpheline", orpheline parce qu'elle se trouve constamment à la recherche de son géniteur, l’origine de l’orphelin : Agar. L’esclave chassée en exil par l’autre, Sarah. Meddeb revient à cette figure originaire de l’exil, un retour qui ressemble à celui du début du roman. Origine : Tunis devient Agar, deux lieux de rupture. La notion elle-même subit une transposition répétée en français. Devenant exilés tandis que cette transformation a lieu, Islam, Tunis, Agar sont ipso facto minoritaires parce qu’exprimés en français [9].

Le premier paragraphe de la dernière partie du roman condense les mouvements répétés dans l’ensemble du roman, mais de manière plus abstraite et plus claire. Le mouvement est une répétition du déplacement en français (déterritorialisation de l’arabe) de l’exil originaire : Agar. "Maintes sorcières et autres énergies tenaces se sont séparées avec nous de la ville. Hijra, migration volontaire..." (p. 241). Le terme hijra est transcrit en alphabet romain puis traduit en français "migration volontaire...", devenant minoritaire en relation au langage dominant. "...à suivre le chemin de Hâjir, Agar, hors défaite, vers le retrait : orphelins. Nous savions qu’il nous manquait l’hégémonie positive" (p. 241). L'écriture exprime le collectif et l'identification minoritaire avec le descendant de l’esclave Agar, Ismaël le bâtard obligé de fuir dans le désert. Expression islamique et ancienne, de manière immanente. Saut temporel soudain, effondrement des scènes d’exil dans la Bible et dans la situation (post)coloniale : "...que nous allions nous attarder à exhiber le rituel qui nous avait exorcisé de la soumission séculaire...". Cette "soumission séculaire" peut référer à la persécution initiale du Prophète à la Mecque, qui explique sa fuite à Médine ou vers la répression européenne, coloniale (et partant économique) du sacré dans la société maghrébine : "...passé à reprendre". On perçoit ici la forme cyclique, non-linéaire et réémergente de l’Histoire (Ibn Khaldûn). "Lors notre écart vers le désert..." : il s’agit là d’une référence à la fuite d’Agar dans le désert et d’une nouvelle identification entre l’auteur et le descendant d’Agar, Ismaël, né dans le désert. Mais le désert, un topos islamique et soufi, est réitéré par les mots de Nietzsche : "A me composer ici répétant les mots de Nietzsche : le désert croît – malheur à qui recèle des déserts ! La pierre crisse contre la pierre, le désert nous enserre et nous étouffe." (p. 243) "opéré par la porte Sidi Abd Salâm, en passant par les manufactures de lait et de bière, par le cimetière". La présence de la mort est une autre façon de signaler le chaotique et perpétuel retour de l’Histoire.

Meddeb reterritorialise les concepts critiques français dans le contexte historique de l’écrivain post-colonial. La notion deleuzienne de devenir-femme prend une connotation différente dans cette œuvre : la "proximité d’avec le soufisme" [10] de Meddeb. Son identification avec le mysticisme soufi apporte un sens spécifique à un concept tel que celui de devenir-femme, une force culturelle inopérante dans un contexte français. Le mystique soufi, comme l’explique Meddeb, "est la femme de Dieu" [11]. Bien que cette métaphore – devenir femme – existe également dans le mysticisme chrétien, ce type de connexion n’apparaît pas chez cet autre penseur mystique moderne qu'est Georges Bataille. La "désagrégation du soi", que l’on expérimente dans la fiction de Bataille ou chez Deleuze comme devenir, subit l’inflexion des écrits soufis. La mort de l’identité singulière via "l’extase dionysiaque" (une obsession partagée par Bataille) est décrite par Meddeb en des termes familiers au lecteur de théorie critique française : "Le moi est une construction imaginaire faite de toutes les identifications" [12]. Ce problème est approché d’une manière qui témoigne d’un héritage arabe :

Je ne pus par référence à la spécificité du corps et de la culture, me séparer du rappel de l’expérience soufie, pensée et vécue, à la gloire de l’extinction du je, matérialise corps très subsidiairement ascétique : Hallaj sanglote éperdu à rire : Tuez-moi, faux camarades, c’est dans ma mort que je retrouve vie... Suhrawardi récidive : Rien ne peut me vaincre. Je suis vainqueur des ténèbres par la Lumière... Maqtul, assassin et non shahid martyr, sang versé....

A la fin de ce paragraphe est exprimé ce que Bataille décrit ailleurs comme l’expérience mystique dans la mort, la négation de Dieu. Meddeb reprend ces notions de perte : la contemplation post-coïtale de la poésie arabe. "Elargissement de l’être vers ce qui échappe à l’homme mais qui n’est pas dieu. Sacrifice de physique énergie corps excessif qui s’emporte mort par défi de jouissance et non par conscience de suicide : à être martyr, on se serait sacrifié à fin de récompense, morale du troc : je meurs pour obtenir éternité d’éden !" (p. 58). Ce passage fait écho à la théorie de Bataille de la dépense inutile ou au sacrifice qui caractérise l’expérience mystique. Meddeb aborde cette théorie de l’économie spirituelle de la perte via une discussion des textes des hérétiques islamiques. Cette combinaison des théories post-structurales de textes anciens, du français et du perse (et de l’arabe), désengage ce qui est exprimé de son cadre spatio-temporel. Le phénomène décrit devient un instant inaccompli, continuellement en quête de son expression. Une expérience consommant sans cesse sa propre possibilité, qui n’en finit pas de devenir, et la nature de cette puissance est spécifique à Meddeb. Ni Bataille ni les soufis n’expriment la même obsession : "Que cesse mon corps pour renaître peut-être autre." (p. 58).

Si le roman de Meddeb est "un réseau difficile à démêler", rhizomatique, c’est parce que l’auteur condense le spatio-temporel là-bas, ici, opération effectuée par ces condensations syntaxiques et sémantiques. Cette condensation est exprimée par la cohabitation de dialectes correspondant à ces lieux. ("Il n’y a pas de langue en soi, ni d’universalité du langage, mais un concours de dialectes, de patois, d’argots... Il n’y a pas de locuteur-auditeur idéal, pas plus que de communauté linguistique homogène." [13]). De la même manière Beïda Chikhi : "C’est donc dans la langue palimpseste du Maghreb, particulièrement ouverte et accueillante, qu’est inscrite l’histoire du sujet, de son désir et de son identité. Et on le sait, la nostalgie de l’origine est nostalgie d’un savoir premier adamique" [14]. Si nous sommes d’accord avec Beïda Chikhi pour dire que Meddeb est concerné par le plurilinguisme dans lequel le sujet, via des traces corporelles, découvre perpétuellement la complexité de son identité, en revanche nous ne partageons pas son opinion concernant la "recherche de l’origine". La recherche de l’origine est un mouvement téléologique. Nous allons essayer ici de montrer comment la déterritorialisation textuelle s’oppose à la quête des origines. Ce que nous voyons est rhizomatique, en ce sens que le texte a un effet de déterritorialisation sur les deux pôles de la métamorphose qu’il emploie : le français et l’arabe. "Il n’y a pas de dualisme, pas de dualisme ontologique ici et là" [15].

La thématique du retour au pays pose des questions de langage et de définitions spatio-temporelles du langage : les langages de l’ici, du là-bas, de l’au-delà et du partout. L’écriture de Meddeb met en question les oppositions ici/là-bas, français/arabe, pays/exil. L’opération qui a lieu entre les deux éléments est une métamorphose. Le mouvement entre les deux produit un effet de déterritorialisation, à savoir que les deux éléments perdent leur qualité sédentaire. Objets et lieux sont fréquemment atomisés et perdent ainsi leur densité, leur autonomie molaire, leur séparation d’avec ce qui ne fait pas partie du lieu en question. Ce phénomène apparaît avec évidence dans la prolifération de l’image du cordon ombilical, des points de génération que nous lisons dans la description de Tunis. Ici, le "pays" (Tunis) est un lieu doté de nombreux lieux génératifs représentant les origines multiples du sujet.

Notons au passage cette description de Tunis :

Patios : nombrils où ça respire éparpillant en mille trouées le centre virtuel de la ville, à disséminer la convergence : chaque patio est en lui-même centre ; la ville s’arrange en hiérarchie de nombrils : il y a le nombril corps caché, femme à vendre, cœur à cloîtrer... (p. 64).

Tunis à nouveau devient femme. Tunis n’est pas simplement comparée à un corps doté de nombreux points de pénétrations (nombrils), mais déterritorialisée par le corps. Tunis est ici horizontale, privée de sa représentation centralisée, molaire. On a là un mouvement de métamorphose entre la ville d’origine et le corps, un corps qu’on peut pénétrer en de multiples endroits. Ce mouvement est antimétaphorique, il s’agit d’une métamorphose dans laquelle "il n’y a plus ni homme ni animal, puisque chacun déterritorialise l’autre, dans une conjonction de flux, dans un continuum d’intensités réversibles" [16]. De la même manière, Tunis (ici) est déterritorialisée par Fez (là-bas) grâce aux particules moléculaires dont se compose le son : "Bordel puis musique d’Ici Tunis, sirupeuse et redondante, à déverser après l’appel radiodiffusé des noms propres... Ce même refrain d’Umm Khalthum écouté à Fez, tard l’après-midi..." (p. 63). Mouvement entre les différents endroits, Tunis, Fez, grâce au médium vibrant de la voix de l’Égyptienne. On trouve ce même mécanisme molécularisant dans la description que fait le narrateur des oiseaux. La soi-disant densité des lieux contraste avec la vacuité de l’espace entre les différents lieux, la distinction entre les espaces positifs et négatifs décompose la description de la population ailée qui les occupe. L’espace entre les lieux devient caractéristique de l’espace même : entre-tude :

A Tunis, à part les moineaux qui habitent au coucher les platanes, chœur crépusculaire à part les sansonnets ponctuels... A Paris, il y a à côté de la lourdeur des pigeons embourbés de suie, empêtrés et infirmes, le bonheur vif et nerveux des merles... Mécanique pigeons en plastique, couleurs plates survolant le temps d’une illusion d’une Piazza Navona, rivalisent avec de vrais pigeons étonnés de voir pareille concurrence... Mouettes atlantiques de Tanger à survoler par-dessus têtes... dérive si mince entre les deux continents. Le Caire tombe pour l’œil, petits pigeons circulant sur les toits... Pigeons rappelant la tribu comorienne venue une nuit de pleine lune du côté des nuages de Magellan pour veiller sur la tombe mésopotamienne de Hallaj... (pp. 32.33).

Le roman débute par le retour du narrateur dans sa ville d’origine. Le lecteur peut raisonnablement en déduire que le narrateur s’apprête à évoquer son enfance, adolescence et arrivée dans la métropole par excellence : Paris. Il s’agit là d’un topos du roman réaliste français :

Me voici de retour exprimé ville à dédale, ému à me distraire d’enfance : à retrouver des saveurs anciennes à travers les déduits de Tunis. Les portes, bleu doux tendre, clous noirs, repères où s’incrustent les ébats incertains de la mémoire (p. 15).

Cet incipit pourrait indiquer que l’enfance du narrateur va être peinte selon les conventions du roman réaliste, comme en témoigne son goût pour la description et le détail : "Les portes, bleu doux tendre, clous noirs..." La suite révèle que ce topos textuel est à mettre en relation avec d’autres formes d’écriture, d’autres idiomes qui transforment le premier. La phrase suivante commence à révéler la relation entre le réalisme français et un autre problème : la réflexion sur l’origine de l’écriture vient se superposer au style réaliste. L’origine de l’écriture n’est pas un désir de relation mimétique à la réalité, mais plutôt une affirmation de forces hétérogènes et antagonistes : la convention réaliste coexiste en tant que forme au sein de l’expression de la polyglossie ou du déchirement comme origine du langage. Le réalisme existe en tant que tel au sein d’un dialogue de déterritorialité.

La phrase suivante commence à révéler cette dynamique : "Bab ‘Asal', porte, puis rue sentimentale...". Cette phrase pourrait encore être classée dans le registre réaliste. L’usage des termes "Bab ‘Asal" renvoie à un endroit bien précis, qui est un autre monde linguistique pour le "non-arabophone", mot (monde) arabe écrit en alphabet romain, suivi par une traduction partielle en français : "porte", puis "rue sentimentale" qui rappelle son "éducation sentimentale". "Bab ‘Asal" pourtant n’est pas traduit en français, mais transcrit en français : superposition de l’ici et du là-bas/partout. "‘Asal" n’est pas traduit en français avant la page suivante, lorsque le narrateur décrit la non-correspondance entre le nom du lieu et son référent : "d’un étage à l’autre, de la villa, de la senteur fraîche et matinale des fleurs printanières à cette âcre odeur de pisse qui est loin du nom (‘asal égale miel) qui la désigne." (pp. 15-16). Réalisme de la vie urbaine, modernisme de l’esthétique du pourrissement ? Ou plutôt commentaire sur les signifiants, sur la rupture entre les idiomes qui inaugurent le système signifiant du roman. La phrase suivante commence par "Prime rupture". Rupture nominale : le signifiant "‘asal", par opposition au référent "pisse". Rupture linguistique, aussi : "‘asal" plutôt que "miel". Rupture primordiale enfin, l’écriture comme passage, qui se manifeste sans répit dans un corps blessé ou un corps en révolte : "Prime rupture. Comme de hantise, le portail vert rouge blanc du hammam où ma mère m’emmenait enfant : devant ce spectacle indélébile, corps nu, femmes grosses, retenues de violence qui parfois éclate querelle de sceaux. Et le sang coule" (p. 16).

Meddeb explique qu’il ne s’agit pas d’évoquer un idéal, une innocence perdue, un paradis perdu : "A percer le secret des rues et impasses qui ne furent jamais foulées, n’étaient ces itinéraires anciens d’une enfance que je ne fabule pas paradisiaque perte". Le retour au pays n’est pas un mouvement de finalité, une découverte de racines structurées, mais plutôt une répétition d’itinéraires qui semblent désormais étranges. "En ce retour, je ne tiens pas à refaire les itinéraires familiers..." (p. 17). Le retour est un mouvement récurrent déterminé par le hasard. "Être corps marchant..." (Ibid.).

Le retour au pays est également un départ, et rentrer, en conséquence, c’est aussi arriver. La forme de ce mouvement entre des sens opposés d’un même mot est cyclique. L’histoire de l’individu devient cyclique, en perpétuel commencement, et pourtant comportant des éléments nouveaux et étrangers. "Retour/Prostitution" est le titre du premier chapitre suggérant une relation d’analogie entre les deux termes. La prostituée (le retour) recourt à des langues à la fois étranges et familières : "je t’aime, disait-elle sans discontinuer enchaînant l’arabe approximatif au berbère inaccessible pour mes oreilles venues d’où passèrent les tribus qui nous arabisèrent Hilal, Sulaym, Ma’qil" (p. 52). Ce que nous lisons dans ce roman, c’est une critique de l’origine (l’origine téléologique) par le généalogique (la nature cyclique de forces hasardeuses). Le narrateur médite sur la qualité statique du "Tunisois", et la peur de son propre enracinement dans le local, dans la sédentarité. Ces réflexions apparaissent sur son corps : "Les visages et les rues qui ne voyagèrent jamais, dont tu connais les percées dominicales et les temps morts du vendredi arrangent en toi une série de questions collées à la peau car tu sais qu’il suffit d’un pas pour t’en éloigner sans retour" (p. 17). "T’éloigner" de quoi ? Le narrateur fait ici référence à la tentation de la stase, qu’il perçoit chez le Tunisois, et le danger du mouvement "sans retour", du mouvement téléologique, puisqu’il s’agit des mouvements de l’éternel retour, qui demeurent liés au nomadisme à la fois comme origine bédouine archaïque et comme conscience critique moderne.

Ce sont les sens, le système nerveux qui produisent ce nomadisme : "Les sens éclaboussent la cohérence de l’itinéraire" (p. 17). Foucault commente :

Enfin la provenance tient au corps. Elle s’inscrit dans le système nerveux, dans l’humeur, dans l’appareil digestif... C’est le corps qui porte, dans sa vie et dans sa mort, dans sa force et dans sa faiblesse, la sanction de toute vérité et de toute erreur, comme il en porte aussi, et inversement, l’origine-provenance [17].

Plutôt que quête de l’origine de l’individu dans un retour au pays, le retour devient le lieu d’une découverte des mouvements étranges, conflictuels et répétitifs qui font l’histoire de l’individu. "A retrouver le mouvement et à me préparer, énergie seconde, à me dissoudre dans la profonde et monumentale poussée des hanches..." (p. 54). Des termes opposés sont réunis : "dissolus dans l’unicité, ne serait-ce mélange des moi, à se reprendre l’un pour l’autre, à dilater tu, je." (p. 55), et cette union d’identités discontinues est exprimée dans les descriptions de la respiration de la prostituée : "nez rejetant l’air en sens aspirant..." (p. 52). Le "pays" n’est pas un lieu précieux, essentiel dans la quête de la vérité, mais plutôt un endroit déterminé par le hasard, l’histoire et la violence : rentrer au pays c’est entrer dans le cycle nomadique des perpétuels commencements. "N’être plus que vague d’océan te remuant à déranger sable" (p. 54).

L’origine est postulée comme multiple, nomadique ; "je représentatif d’une génération arabe qui a à se débattre image fêlée, marquée monstrueuse par Europe et France..." (p. 57). C’est à la fois le pays d’origine (Tunis), la pensée française, la langue arabe, le mysticisme soufi, et l’origine historique du roman maghrébin en tant que rupture d’avec la tradition. Le roman débute par des allusions aux traditions européennes du "roman d’apprentissage". Est également présente la notion mythique de l’origine ininterrompue :

Tabernacle où brille, ô ténèbres, ô prestigieuse armoire, l’arbre généalogique qui assure l’ascendance bédouine, l’origine chérifienne, sahrawîe, Saquiat al-Hamra, pérégrination des ancêtres. L’agréable sensation qui te lie à jamais racines te coagulant sédentaire faussaire car le désir te projette vers de tels aïeux nomades, vers le mythe (p. 17).

La généalogie traditionnelle, mythique est une parmi d’autres. L’insistance sur la pluralité des origines (ou la généalogie de l’individu) a un effet révolutionnaire (et c’est un affect) : "à rectifier définitivement le consensus orientaliste en éliminant de son organisme le virus de l’espionnite..." (p. 57). L’effet produit est celui d’une révolte, et d’une libération : "à jeter bas le masque du mimétisme" (p. 57), grâce à la libération de puissances corporelles : "unité insaisissable car le désir parcellise" (p. 57).

La notion d’origine multiple est liée au refus d’une trame narrative linéaire. La généalogie s’oppose à la téléologie, et la représentation de la généalogie correspondant à une écriture non-linéaire. Ce roman ne suit pas une structure narrative linéaire. Foucault décrit la relation entre généalogie et écriture en ces mots : "La généalogie est grise ; elle est méticuleuse et patiemment documentaire. Elle travaille sur des parchemins, embrouillés, grattés, plusieurs fois écrits" [18]. Le roman de Meddeb est plusieurs fois écrit, et trace ces "parchemins brouillés". Le texte ressemble à ces "mosaïques émaillées : couleurs andalouses, motifs industriels" (p. 16).

 

 

 

Nous avons essayé de retracer quelques lignes de ce récit dans l'optique d'une analyse généalogique. Le langage de Meddeb est rigousement bifide, marqué de valences plurivoques. Les idiomes littéraires, culturels et langagiers sont si entremêlés que le lecteur se sent atomisé par le discours. D'où des effets de molécularisation de la matière signifiante. Pour cette raison, il nous semble que l'appareil critique apparenté aux analyses littéraires de Gilles Deleuze convient pour ouvrir l'univers apparemment clos, hermétique d'un roman comme Talismano. Ce roman ouvre paradoxalement une spatialisation culturelle qui s'étire sans fin. La peau qu'est Talismano devient une surface marquée de taches qui nous indique un voyage du et dans un corps érotique et autobiographique, un livre qui s'écrit corps-dédale.

 

 

Traduit par Malika Cecile Hammou.


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
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[1] Khatibi, Abdelkebir, "Bilinguisme et littérature", in Maghreb pluriel, 1983, p. 187.

[2] Meddeb, Abdelwahab, Talismano, Paris : Sindbad, 1989.

[3] Talismano, p. 151.

[4] Khatibi, "Bilinguisme et littérature", in Maghreb pluriel, p. 184. Notons cependant qu’ Abdelwahab commence par ayn et non par Alif.

[5] Deleuze, Guattari. Mille plateaux, p. 23.

[6] Pour une analyse stylistique de Talismano voir l'article de Abdellatif El Alami intitulé : "Talismano d'Abdelwahab Meddeb : 1976-1987" in Al Misbahiya, Revue de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Fez, no 2, 1996. Cet article traite de la différence stylistique entre les deux éditions du roman.

[7] Deleuze-Guattari, Kafka, p. 43.

[8] Chikhi, Maghreb en textes, p. 78.

[9] Voir l'article fort intéressant de Okba Natahi "Ismaël ou le retrait de la lettre" in Intersignes, numéro 1.

[10] Meddeb, "À bâtons rompus avec Abdelwahab Meddeb", in Cahiers d’études maghrébines, n°1, 1989, p. 17.

[11] Meddeb, "Epiphanie et jouissance", in Cahiers Intersignes, Printemps, 1993, p. 142.

[12] Meddeb, "Hors la rémanence de la servitude", in Cahiers Intersignes, no 8-9.

[13] "Epiphanie et jouissance", p. 14.

[14] Chikhi, Maghreb en textes, p. 44. C'est moi qui souligne.

[15] Mille Plateaux, p. 30.

[16] Kafka, p. 40.

[17] Foucault, "Nietzsche, La généalogie, l’histoire", in Hommage à Jean Hippolyte, Paris, PUF, 1971, p. 153.

[18] Foucault, Nietzsche, La Généalogie, l’Histoire", p. 145.