Assia Djebar ou l'autobiographie plurielle

Hafid GAFAITI,
Texas Tech University

Comment la mémoire produit-elle le sens, ou plutôt comment l’être produit-il sa mémoire pour donner sens à sa vie ? Dans un passage de Vaste est la prison, Assia Djebar pose le problème de l’autobiographie comme entreprise qui à la fois détermine son propre projet et se retrouve piégée par lui :

Ces considérations de psychologie approximative ne sont que digressions certes de mon récit qui s’extrait des ruines, plus de dix ans après. 
Malgré mon effort de réminiscence, se brouille l’exact premier jour de la première rencontre, anodine ou importante, pour ces deux personnages que j’esquisse (il n’y a en moi nul désir de fiction, nulle poussée d’une arabesque inépuisable déployant un récit amoureux) – non, ne m’enserre que la peur paralysante ou l’effroi véritable de voir cette fracture de ma vie disparaître irrémédiablement : si par hasard je deviens soudain amnésique, si demain je suis renversée par une voiture, si j’agonise sans préparation un prochain matin ! Vite tout transcrire, me rappeler le dérisoire et l’essentiel, dans l’ordre et le désordre, mais laisser trace pour dix ans encore... dix ans après mon propre oubli.           
La seule vraie question dès lors qui m’habite surgit : quelle première fixation en moi ou en dehors de moi, je ne sais de cette histoire ? [1].

Ce questionnement éclaire la problématique de l’écriture posée dans l’ouverture du roman et permet de reformuler le projet essentiel du texte. S’agit-il pour Assia Djebar, personne, de fonder son être par la production d’une représentation signifiante de son passé ou bien s’agit-il pour Assia Djebar, romancière, d’assurer la continuité de son art par le biais d’une entreprise scripturale renouvelée sur la base de ce matériel que l’on appelle son autobiographie ?

En d’autres termes, plus globalement, dans l’entreprise autobiographique l’être vient-il à son histoire et l’affirmation de son identité se fait-elle par la vision qu’il peut avoir de lui-même ou par le discours que l’on développe à son propos ? Sa maîtrise de son histoire vient-elle de la manière dont les modalités de l’écriture en question lui permettent de la lire elle-même et par voie de conséquence de l’écrire ?

La problématique autobiographique

Avec Assia Djebar, l’irruption dans le champ littéraire maghrébin de la femme-parole et de la femme-signe est capitale en ce qu'elle participe à la formulation de formes, de représentations et de mythes qui sont les fondements de l’identité. Or, ces formes et ces mythes sont produits sur la base d’une forme importée, le roman, et en rapport avec un double référent, une double écriture en attraction et en confrontation pour deux lectorats, en vue de deux horizons d’attente. Cela amène nécessairement cette littérature et cette écriture à se concevoir autrement en fonction de catégories permettant de dépasser les catégories traditionnelles de sa lecture. D’où le statut de littérature de la postcolonialité dont son œuvre est une expression exemplaire.

La production de Djebar constitue un tournant dans le contexte de la littérature maghrébine, notamment dans la mesure où elle remet en question le monolithisme idéologique et littéraire par sa reformulation de la recherche identitaire et par la sexualisation du champ esthétique. Dans ce dernier en effet l’instrumentalisation de la femme sur le plan thématique et narratif avait pour fonction de l’évacuer du processus d’élaboration du discours et de l’écriture, et par voie de conséquence de la maîtrise de l’expression de son identité. L’œuvre de Djebar c’est qu’elle impose cette problématique dans le champ même de la littérature maghrébine par la production d’un nouveau type de parole et par un discours subversif dont l’aboutissement ultime est la prise en charge du texte lui-même par la femme en tant que forme et sujet que le discours patriarcal dominant rejette et ne connaît pas, a peur de connaître. De ce fait, l’apport décisif de Djebar à la réflexion sur la relation entre l’autobiographie et la situation postcoloniale consiste dans le rapport que, dans le contexte de la littérature francophone et de la réalité de l’Algérie indépendante, par son œuvre, progressivement, la femme établit avec l’écriture elle-même.

En effet, si dans le champ socio-culturel constituant le référent des textes de Djebar, la tradition orale est importante, particulièrement dans l’expérience féminine, le texte a néanmoins une valeur fondatrice. Dans la culture arabo-musulmane, dès la naissance, le corps est fait texte. Le passage du texte sacré dans le corps se fait par le rituel consistant à faire boire au nouveau-né l’eau versée dans le bol dans lequel un verset coranique a été écrit auparavant avec de l’encre faite à base de plantes marécageuses.

La pratique de l’écriture étant réservée aux hommes, comme dirait Lacan, les femmes se trouvent objets de la Loi que le signe trace. Le combat en vue d’acquérir le statut de sujet capable d’incarner la Loi et de la transformer passe donc nécessairement par l’appropriation du signe, qui correspond dans le même mouvement à la maîtrise de l’espace où le corps se révèle.

Comme le note Mildred Mortimer dans Journeys Through the French African Novel :

The day that Assia Djebar’s father, a teacher in the French colonial educational system, first escorted his daughter to school (...) he set her on a bilingual and bicultural journey, albeit an ambiguous one, that freed her from female enclosure. This opening scene in Djebar’s fifth novel, L’Amour, la fantasia, an autobiographical incident recalled four decades after the event, set in motion the conquest of space and language necessary for the writer’s development as an artist and an intellectual [2].

Au propos de Mortimer il faut ajouter une dimension essentielle : son développement en tant que femme. La femme qui écrit opère deux transgressions simultanées : elle accède au monde que les hommes prétendent se réserver et acquiert le pouvoir de manier le signe au lieu d’en être l’objet. De ce fait, l’œuvre de Djebar porte entier en soi le problème du rapport de la femme à l’écriture. Si l’écrivain-homme est confronté avec ce qu’il a dire, l’écrivain-femme fait face, en plus de cela, à la transgression fondamentale qu’est le seul fait d’écrire, de prendre la parole. Pour elle, écrire, c’est le faire contre quelque chose, contre les autres, contre l’homme en particulier. La femme est coupable du seul fait de s’exprimer ; dans L'Amour, la fantasia, cette double réalité articule la difficulté essentielle de la narratrice qui a décidé de raconter sa vie :

Villes ou villages aux ruelles blanches, aux maisons aveugles. Dès le premier jour où une fillette sort pour apprendre l’alphabet, les voisines prennent le regard matois de ceux qui s’apitoient dix ou quinze ans à l’avance : sur le père audacieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fondra immanquablement sur eux. Toute vierge savante saura écrire, écrira à coup sûr la lettre. Viendra l’heure pour elle où l’amour qui s’écrit est plus dangereux que l’amour séquestré [3].

Comme dans le mythe de Prométhée, écrire, pour la femme, c’est voler les mots, les arracher à la règle sociale, à l’emprise masculine. L’écriture est découverte du monde, d’une vie autre. Elle est aussi arme de contestation et refus de l’autorité aveugle de la tradition. Les jeunes filles cloîtrées écrivent et en le faisant, elles se détachent de leurs amarres, première étape vers la libération :

Cet été, les adolescentes, les adolescentes me firent partager leur secret. Lourd, exceptionnel, étrange. Je n’en parlai à nulle autre femme de la tribu, jeune ou vieille. J’en fis le serment ; je le respectais scrupuleusement. Les jeunes filles cloîtrées écrivaient ; écrivaient des lettres ; des lettres à des hommes ; à des hommes aux quatre coins du monde ; du monde arabe naturellement (...).       
Dans cette maison, désormais une révolte sourde s’était infiltrée. Nous la vivions avec une insolence de gamine [4].

Dès le départ, l’écriture s’impose non seulement comme pratique intellectuelle, mais aussi comme voie royale vers la rencontre de son propre destin :

- Jamais, jamais, je ne me laisserai marier un jour à un inconnu qui, en une nuit, aurait le droit de me toucher ! C’est pour cela que j’écris ! Quelqu’un viendra dans ce trou perdu pour me prendre : il sera un inconnu pour mon père ou mon frère, certainement pas pour moi !            
Chaque nuit, la voix véhémente déroulait la même promesse puérile. Je pressentais que, derrière la torpeur du hameau, se préparait, insoupçonné, un étrange combat de femmes [5].

C’est donc par l’écriture qu’Assia Djebar affirme sa liberté. Et c’est à partir de l’écriture conçue comme jonction entre l’individuel et le collectif qu’elle se sentira investie en tant qu’Algérienne pour reparcourir son histoire et l’Histoire de son pays et en tant que femme pour la réécrire d’un point de vue féminin, avec et pour les autres femmes.

De la relecture de l’Histoire à sa réécriture

La femme doit arracher le signe pour s’approprier le pouvoir qu’il confère. Or, le signe n’étant pas vierge puisqu’il est marqué de l’empreinte de l’autre, qu’il soit l’étranger ou l’homme, il faut le reparcourir, le redessiner. De ce fait, l’appropriation de l’écriture se confond avec un processus de lecture, seule voie possible vers le renouvellement de l’expression et donc incontournable fondement de la liberté. Dans ce procès, l’écriture-lecture devient le moteur même du texte. C’est ce qui explique la structure des romans de Djebar dans lesquels l’intertextualité a une fonction déterminante. Le livre caractérise ce phénomène métaphoriquement par l’intégration sémantique arabe utilisée pour exprimer la fusion des deux pratiques dans la langue française. Quand on lui demande pourquoi sa fille de quatorze ans n’est pas encore voilée, la mère de la narratrice répond : "Elle lit", vocable qui dans le dialecte algérien désigne simultanément la lecture et le fait de faire des études :

Bref, cette attitude de lectrice est loin d’être simple, encore moins passive, (...) et c’est ainsi que nous comprenons mieux le propos maternel précédemment évoqué : elle lit, donc elle n’est pas voilée, donc elle est libre de ses mouvements, pensante et émancipée [6].

A partir de là, la lecture de l’Histoire se confond avec la maîtrise progressive du texte par les femmes, l’autobiographie devient la base d’une réévaluation de la réalité, non plus d’un seul individu mais de tout un peuple.

L’autobiographie, dans L’Amour, la fantasia, produit une analyse génétique qui nous montre comment se crée la situation dont elle parle, et comment elle devient l’histoire, son histoire, quel que soit le degré de conscience qui éclaire ce devenir [7].

A ce stade, il est nécessaire de situer le contexte de l’entreprise de la romancière pour en mesurer la pleine signification et la portée. En 1980, le nouveau pouvoir algérien lance une campagne en vue de l’écriture, c’est-à-dire de la falsification, de l’Histoire. La Révolution ayant été confisquée par une oligarchie semi-féodale et militaire, l’objectif était d’aboutir à une légitimisation politique sur la base des deux ressorts du régime : le nationalisme et le patriarcat. La société civile est convoquée à cette tâche à tous les niveaux. Contrôlés par l’Union des Ecrivains, les littérateurs officiels s’en donnent à cœur joie. Les romanciers sont donc conviés à les suivre, et la plupart ne se font pas prier. Cela donne une littérature semi-officielle, publiée par l’Etat, et dont les caractéristiques principales sont l’auto-célébration, le nationalisme béat et une grande médiocrité sur le plan littéraire.

A cet appel, Assia Djebar répond par une double trangression : une remise en question du discours nationaliste dominant par sa description plus subtile et nuancée des rapports entre l’Algérie et la France rompant avec le ton radical adopté jusque-là, et surtout, subversion véritable, en racontant cette Histoire du point de vue de celles que l’idéologie officielle exclut en les reléguant contre la vérité historique à un rôle secondaire : les femmes.

Commentant son projet romanesque et autobiographique peu après la parution de L'Amour, la fantasia, Assia Djebar précisait :

L'Amour, la fantasia étant la première œuvre d’une série romanesque, l’histoire est utilisée dans ce roman comme quête de l’identité. Identité non seulement des femmes mais de tout le pays. (...).                   
J’aborde le passé du dix-neuvième siècle par une recherche sur l’écriture, sur l’écriture en langue française. S’établit alors pour moi un rapport avec l’histoire du dix-neuvième siècle écrite par des officiers français, et un rapport avec le récit oral des Algériennes traditionnelles d’aujourd’hui.           
Deux passés alternent donc ; je pense que le plus important pour moi est de ramener le passé malgré ou à travers l’écriture, mon écriture de langue française. Je tente d’ancrer cette langue française dans l’oralité des femmes traditionnelles. Je l’enracine ainsi [8].

Dans cette perspective, l’écriture se révèle espace de la violence qui accompagne la violence de l’Histoire. Elle est instrument d’usurpation et de possession de l’autre, colonisation des signes qui accompagne et suit la conquête et l’invasion de cette patrie avec laquelle la narratrice se confond. Et c’est à partir de cet éclairage que la narratrice établit le lien intrinséque entre la colonisation de son pays et son histoire individuelle :

Car cette conquête ne se vit plus découverte de l’autre, même pas nouvelle croisade d’un Occident qui aspirerait à revivre son Histoire comme un opéra. L’invasion est devenue une entreprise de rapine : l’armée précédant les marchands, suivis de leurs employés en opération ; leurs machines de liquidation et d’exécution sont déjà mises en place. Le mot lui-même, ornement pour les officiers qui le brandissent comme ils porteraient un œillet à la boutonnière, le mot deviendra l’arme par excellence. Des cohortes d’interprètes, géographes, ethnographes, linguistes, botanistes, docteurs divers et écrivains de profession s’abattront sur la nouvelle proie. Toute une pyramide d’écrits amoncelés en apophyse superfétatoire occultera la violence initiale [9].

Du "je" autobiographique au "je" historique

Comparant l’écriture des femmes cloîtrées et celle des militaires français et de leurs accompagnateurs, la narratrice fait ressortir la différence essentielle de la signification de l’écrit pour les unes et pour les autres. Elle explore cette guerre des armes doublée d’une guerre des signes. Et c’est cette guerre dont son autobiographie est devenue le lieu qu’Assia Djebar va porter au présent en convoquant l’Histoire et son écriture par les Français et en la revisitant à la lumière de sa propre lecture des événements.

A partir de là, le texte fonctionne comme une entreprise archéologique faite d’analyses, de comparaisons et d’interprétations nouvelles du passé collectif, mais procède aussi d’une démarche qui pousse l’écrivain à donner la parole aux femmes analphabètes qui ne peuvent pas écrire et dont elle se fait l’écho :

Au sortir de cette promiscuité avec les enfumés en haillons de cendre, Pélissier rédige son rapport qu’il aurait voulu conventionnel. Mais il ne le peut pas, il est devenu à jamais le sinistre, l’émouvant arpenteur de ces médinas souterraines, l’embaumeur quasi fraternel de cette tribu définitivement insoumise... Pélissier, l’intercesseur de cette mort longue, pour mille cinq cent cadavres sous El Kantara, avec leurs troupeaux bêlant indéfiniment au trépas, me tend son rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres [10].

Dans cette perspective, il n’est pas étonnant qu’au terme de son récit la narratrice fasse la constatation suivante, réalisant la synthèse du "je" autobiographique et du "je" historique :

Une constatation étrange s’impose : je suis née en dix-huit cent quarante-deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire la zaouia des Béni Ménacer, ma tribu d’origine, et qu’il s’extasie sur les vergers, sur les oliviers disparus, les plus beaux de la terre d’Afrique, précise-t-il dans une lettre à son frère. C’est aux lueurs de cet incendie que je parvins, un siècle après, à sortir du harem ; c’est parce qu’il m’éclaire encore que je trouve la force de parler. Avant d’entendre ma propre voix, je perçois les râles, les gémissements des emmurés du Dahra, des prisonniers de Sainte-Marguerite ; ils assurent l’orchestration nécessaire. Ils m’interpellent, ils me soutiennent pour qu’au signal donné, mon chant solitaire démarre [11].

Vaste est la prison renouera avec ce questionnement et le portera plus loin en explorant et en retraçant la genèse d’identité collective par la recherche des sources de l’écriture berbère oubliée par l’Histoire et niée par ceux qui ont tentée d’éradiquer la culture algérienne dans sa totalité et sa complexité. Dans ce projet constant de l’auteur d’un roman et d’un récit à l’autre, à partir du moment où il s’avère impossible de se dire complètement dans la langue de l’Autre, que celui-ci soit l’étranger dans un cas ou l’homme dans l’autre, le projet autobiographique s’oriente vers un retour sur soi par la place donnée à l’oralité, celle des femmes qui n'ont pas le recours ou le pouvoir de l'écriture.

Assia Djebar se fait écoute et écho de ces aïeules, de ces femmes qui ignorent l’écrit mais en qui elle se reconnaît. Le cheminement se fait alors à rebours car l’écriture étant également corps, la voix en sera l’expression la plus pure. C’est la raison pour laquelle la dernière partie du livre est consacrée à ces récits de femmes que l’auteur recueille et transcrit, renouant ainsi avec la tradition dont elle s’est d’abord éloignée mais qu’elle retrouve dans l’urgence du cri :

Si le premier volet est de ramener le passé à travers l’écriture en français, le deuxième est d’écouter les femmes qui évoquent le passé par la voix, par la langue maternelle. Ensuite, il faut ramener cette évocation à travers la langue maternelle vers la langue paternelle. Car le français est aussi pour moi la langue paternelle. La langue de l’ennemi d’hier est devenue pour moi la langue du père, du fait que mon père était instituteur dans une école française ; or dans cette langue il y a la mort, par les témoignages de la conquête que je ramène. Mais il y a aussi le mouvement, la libération du corps de la femme car, pour moi, fillette allant à l’école française, c’est ainsi que je peux éviter le harem. Toutefois lorsque le corps est redevenu immobile, la langue maternelle, elle, est mémoire, chant du passé.             
Vous trouverez dans ces récits de femmes des sortes de tournures populaires que j’insère par une traduction voulue au premier degré. (...).    
 (...) j’ai voulu une sobriété du style quand il y avait rappel de la souffrance. Quand j’écoutais des femmes de ma région, j’ai remarqué que plus les femmes avaient souffert, plus elles en parlaient sous une forme concise, à la limite presque sèchement. Pour moi la voix de ces femmes est l’opposition voulue à tout le style officiel [12].

Sur le plan formel, cette entreprise s’opère par une procédure réalisant l’intégration et soulignant l’importance de l’oralité dans le texte. Ainsi se réalise la rencontre de l’entreprise intellectuelle d’une femme portée par la modernité et de celle de l’aïeule assurant la transmission de l’héritage culturel par la parole restée vive. L’autobiographie en tant que détour par l’écriture devient acte que la voix perpétue dans le présent du texte. L’aboutissement correspond à ce que Edouard Glissant appelle l’"oraliture", une symbiose entre le texte et la parole.

De soi à l’Autre

Depuis Femmes d’Alger dans leur appartement, Assia Djebar veut décrire la structure du harem et produire une représentation de la femme algérienne ainsi que la parole qui doit lui correspondre au présent. Pour elle, les termes déterminant la situation des femmes dans le monde arabo-musulman n’ont pas changé fondamentalement. Après la brève éclaircie et les espoirs fous de transformation de la condition des femmes algériennes pendant la Guerre de Libération Nationale et les premières années de l’Indépendance, les femmes se retrouvent dans la situation qu’elles vivaient depuis des siècles. Cette conception explique les notions et les catégories duelles selon lesquelles ses romans sont de plus en plus pensés et conçus : les notions de double et d’oppositions multiples (homme-femme, ombre-lumière, extérieur-intérieur, etc.). Cela explique également leurs structures en miroir.

Elle correspond aussi aux champs social, idéologique et théorique auxquels la deuxième période de sa production est liée, ceux des luttes des femmes sur le plan national et international. D’un côté, l’évolution de l’œuvre de Djebar correspond à celle des femmes dans la société algérienne et arabe en général. Anne-Marie Sardier-Gouttebroze rend compte de cette correspondance de manière pertinente et détaillée. Analysant l’évolution du statut des femmes dans l’œuvre de Djebar, elle conclut :

Elles n’ont donc pas tout perdu, pas tout à fait. Elles sont passées en effet du je (La Soif, Les Impatients) au nous dans Femmes d’Alger (cf. Ch IV). De Nadia à Sarah, du "moi, jeune fille pas tout à fait Algérienne" au "nous, femmes arabes", le chemin parcouru est considérable : le destin de ces femmes est calqué sur celui de leur pays. Trois étapes pour l’Algérie et l’Algérienne :  
- Recherche d’une identité / découverte du corps.              
- Libération / épanouissement total.      
- Désenchantement / solitude. 
C’est là que le roman rejoint la réalité. Les articles d’A. Djebar en 1962 étaient confiants en l’avenir des femmes. Puis la déception s’installe par paliers : 1963-1975. C’est dans un article publié dans Le Courrier de l’Unesco en 1975 que l’on découvre une nouvelle vision de la femme algérienne. Quelques formules annoncent sans aucun doute possible Femmes d’Alger et plus particulièrement la Préface et la Postface. Ces nouvelles publiées en 1980 se font en effet l’écho de l’impasse où se trouve la femme algérienne. A. Djebar suit en cela les nombreuses études et essais consacrés à la femme arabe et qui toutes concordent.       
L’histoire récente de l’Algérie est donc inscrite dans l’histoire du corps de ces femmes. En 1980 les héroïnes, après une longue période de rêve, ont rejoint leur mère... et le réel. Elles sont se heurtent – enfin – à la réalité. A. Djebar a laissé l’utopie pour le témoignage, la fiction rejoint la réalité, les héroïnes ont retrouvé l’Histoire [13].

D’un autre côté, cette nouvelle conscience aboutit à la transcendance de la problématique de l’identité et de la différence et à une ouverture vers l’Autre. La littérature de Djebar s’écrit désormais en correspondance et en dialogue avec les femmes d’autres cultures, de l’Occident en particulier, dans le sillage du développement des mouvements et de la pensée féministes sur le plan international. A partir de Femmes d’Alger dans leur appartement, explicitement, ses romans ne s’adressent plus seulement à un public algérien, mais à une audience universelle concernée par la situation des femmes dans le monde et soudée par des réseaux de communication divers ainsi que par la conscience d’une solidarité au-delà des frontières géographiques :

Les hommes sont en effet presque liquidés ; ils restent en arrière. Le rapport couple est complètement au niveau des femmes ; je réintroduis ce qui était déjà dans Les Enfants du nouveau monde, en amorce dans Les Alouettes naïves, c’est-à-dire une recherche de dialogue ou d’équilibre entre femmes algériennes et femmes européennes, ou occidentales [14].

En effet, écrivant en français, Assia Djebar, comme tous les écrivains de graphie française, s’adresse nécessairement à au moins deux publics, celui de son pays et celui de tous les autres qui peuvent la lire, le public français en particulier. La qualité double de son public explique en partie la production de ses textes et de son discours. Elle explique également leur écriture. Dans L’Amour, la fantasia, la relecture de l’histoire de la conquête de l’Algérie par la France est simultanément un parcours autobiographique et une relecture proposée ou dirigée vers les deux publics, algérien et français, d’une confrontation qui fut également, selon les termes du roman, une rencontre.

Dans Ombre sultane, l’intégration des Mille et une nuits sur le plan intertextuel et la conception globale du roman selon les catégories idéologiques de l’Orient permettent également de s’adresser à deux publics. D’un côté, le discours et la structure narrative correspondent au référent à partir duquel le texte se déploie et sur lequel il constitue un questionnement. D’un autre côté, Les Mille et une nuits est le texte oriental le plus marqué ; c’est un texte classique que l’Occident a intégré depuis fort longtemps. La figure de Shahrazade est familière au lecteur occidental et les catégories qu’il véhicule en vue de la représentation de la femme arabe confortent sa propre représentation de celle-ci. De ce fait, tant par son discours que par la structuration de ses textes, Assia Djebar atteint deux buts en même temps : écrire le vécu de ses consœurs en intégrant leur parole, et établir un pont vers les femmes des autres pays, démontrant, en parlant également leur langage par le biais de la problématique de la sororité développée dès Les Mille et une nuits et récemment reformulée et conceptualisée par les féministes occidentales dont le discours de Djebar est proche, que si leurs situations ne sont pas assimilables, leur destin est commun. Elle atteint ainsi l’objectif de tout écrivain qui partant du singulier tente de se fondre dans l’universel. En se faisant scribe de ses consœurs dominées, la romancière les fait entrer dans l’histoire par la fonction fondatrice de l’écriture. En tendant la main vers l’Autre, elle établit le lien avec toutes les femmes.

Dans le cas de Djebar, l’entreprise autobiographique est fondée sur l’intégration de la lecture et du travail intertextuel non seulement comme moteur mais aussi comme perspective centrale de l’écriture elle-même. Dans cette mesure, cette romancière arrive à produire des textes marqués par l’harmonisation entre le discours et la représentation sur le plan narratif. Simultanément, cette maîtrise et cette procédure lui permettent de dégager la littérature de l’expression dominée par l’idéologie. L’aboutissement en est la production d’une écriture et d’une parole caractérisées par la sexualisation nécessaire et la féminisation du champ littéraire dans lequel ses œuvres se déploient. Avec ces textes, la femme advient non plus en tant qu’objet de discours mais en tant que sujet, en tant que forme et instance textuelle subvertissant la littérature (maghrébine) et s’y ancrant de manière novatrice.

D’un roman et d’un récit à l’autre, le parcours autobiographique, généalogique et historique se double d’un parcours destiné à rendre la réalité des femmes. Au discours que le pouvoir socialiste et masculin veut imposer au destin de son pays, la romancière oppose la parole des oubliées du discours officiel et de la réthorique de la révolution. Ce faisant, son entreprise autobiographique caractérisée par un dialogue constant avec l’histoire de son pays constitue une continuité dans le questionnement simultané du discours colonial et du discours social et politique dominant l’Algérie post-coloniale.


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

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[1] Djebar, Assia, Vaste est la prison, Paris, Stock, 1995, p. 49-50.

[2] Mortimer, Mildred, Journeys Through the French African Novel, Portsmouth-London, Heinemann-James Currey, 1990, pp. 149-50.

[3] Djebar, Assia, L’Amour, la fantasia, Paris, Jean-Claude Lattès, 1985, p. 11.

[4] Ibid., pp. 20-21.

[5] Ibid., pp. 22-23.

[6] Brahimi, Denise, "L'Amour, la fantasia une grammatologie maghrébine", Itinéraires et contacts de cultures, Paris, Université Paris 13 et éditions L'Harmattan, n° 11, 1990, pp. 120-21.

[7] Brahimi, Denise, Appareillages, Paris, Editions Deux Temps Tierce, 1991, pp. 151-52.

[8] Mortimer, Mildred, "Entretien avec Assia Djebar, écrivain algérien", in Research in African Literatures, vol. 19, no 2, University of Texas Press, 1988, p. 201.

[9] Op. cit., p. 56.

[10] Ibid., p. 93.

[11] Ibid., p. 243.

[12] "Entretien avec Assia Djebar, écrivain algérien", Op. cit., pp. 201-202.

[13] Sardier-Gouttebroze, Anne-Marie, La Femme et son corps dans l’œuvre d’Assia Djebar (Thèse). Paris, Université Paris XIII, 1985, pp. 303-304.

[14] "Entretien avec Assia Djebar, écrivain algérien", Op. cit., p. 200.