L’homme-texte
dans l’écriture d'Abdelwahab Meddeb

Najeh JEGHAM,
Angers/Université Paris 13

Prends garde que le même qui lit,
le même est le livre, le même est lu,
le même parle et
le même est parlé sans être la parole.

Mohammed Dib, Omneros.

 

L'écriture est le lieu du cri, du souffle premier, fondateur. Elle est un espace de fondation, d’affranchissement du souffle qui procure l’épanouissement. En elle, il s’affirme, se répercute, se multiplie. Lieu d’expansion, l’écriture est le lieu de l’accomplissement dans le déploiement constant, de l’amplification de ce souffle vital. Le premier cri articulé dit en effet l’advenue, la naissance au monde, et au langage. Cela revient à dire que l’écriture a à voir avec le corps, siège de forces vives, de la flamme qui fait être, qui fait se mouvoir. Aussi, entre le corps et l’écriture, peut-on reconnaître un rapport étroit de collaboration, de détermination réciproque. Mieux : une concordance se révèle dans l’affirmation de l’être, de l’accès à la voie créatrice, là où le sujet peut se réaliser par la conjonction des dimensions plurielles qui le fondent.

Comment cela se fait-il ? Comment le texte produit en témoigne-t-il ? Dans quel but cette configuration s’établit-elle ? Et quelle réception cela appelle-t-il de la part du lecteur ? Telles questions sont suscitées par l’œuvre de A. Meddeb, laquelle dit sa mise en œuvre comme fondation radicale, comme quête d’un lieu multiple dans lequel s’origine et s’accomplit l’être (écrivant, écrit et lecteur à la fois). Il serait intéressant d’entreprendre, à partir de là, un itinéraire de lecture, d’un texte à l’autre de Meddeb, un itinéraire captant les signes de la correspondance entre le Je et le texte, deux êtres se fondant l’un dans l’autre, se déployant dans la convocation des lieux autres, dans le frottement avec des territoires obscurs, se frayant le chemin de la quête, lumière qui éclaire l’activité fondatrice agissant dans le domaine esthétique.

En effet, l’écriture meddebienne appelle à être lue comme création perpétuelle. Elle est mouvement infini, traversant les contrées diverses, convoquant les expériences multiples, déstabilisation résolue de toutes les fixités. Il s’agit là d’une volonté affichée qui nourrit le projet entrepris, affirmé comme urgent dans l’espace de la modernité : réaliser la dignité de l’être, laquelle est ouverture à toute lumière et fondation répétée de l’être esthétique.

Naissance du Je / Naissance du texte

Parmi les œuvres de Meddeb, Phantasia se distingue par le traitement particulier qu’elle applique au sujet : mis en crise, dissous, absent au début du roman, il apparaît à l’horizon de l’écriture au bout d’un processus particulier. Le sujet ne préexiste pas au texte. C'est dans la mise en œuvre de l'écriture qu'il accède à l'horizon de l'être ; de l'inconnu du langage, il naît au texte comme dire pillé dans lequel il réalise sa propre fondation en même temps que celle de l'écriture, de son écriture. Comme l’a écrit Julia Kristeva dans son Texte du roman :

L'écriture dans le sens d'un espacement, d'une différence, d'un effacement continu de sa propre texture, n'a pas de sujet ; une telle écriture ne tolère pas la représentation d'un sujet dans son propre texte. Le sujet de l'écriture est un post-effet verbal [...]. Aussi, plutôt que d'un sujet de l'écriture, parlerons-nous d'une productivité du texte [1].

C'est le sujet qui apporte la signifiance à l'écriture, qui l’établit comme son propre lieu, pour qu’il puisse avoir lieu.

Les différentes formes que prend le je témoignent donc du mouvement de l'écriture comme retour du même différent. Le je se dit d'abord dans ses parties constitutives, dans son corps morcelé, habité par le langage qui le fonde ; il s'affirme d'une manière inaugurale en tant que créateur qui agit par amour. Mais comme la création, le créateur échappe, disparaît avant de reparaître autre : il est un tu équivoque, fruit de la vision et du rêve (p. 14) ; il est l'enfant qui vient à l'écriture par le travail de l'anamnèse (p. 15) ; il est encore l'amant qui découvre le corps de l'aimée, lieu de sa plénitude qui prélude à l'affranchissement de son propre corps en un cri de naissance, dans la jouissance. Cependant, un autre je se révèle dans le texte, un je qui est à la fois tous ceux-là et un autre. C'est le je qui s'affirme "tête [qui] s'érige maîtresse" (pp. 12-13), l'écrivant qui "puise dans une nappe profonde" (p. 163), les éléments de son texte installant son entreprise dans la béance du corps et de l'écriture.

Dans Talismano, le sujet se manifeste un peu selon le même schéma. Dominant dès le début du texte, il se déploie dans l’effervescence qui saisit l’écriture, laquelle se propose de "donner la parole en train de se faire et défaire" [2]. Le flux verbal livre, là aussi, l’écriture qui se propose de mettre en perspective le corps en mouvement, multiplié, engagé dans une entreprise d’appropriation des espaces divers.

L'écriture installe – et s'installe – dans la béance qui ouvre (à) l'être, lieu de sa fissure essentielle, de sa division qui rend possible la parole, l'échange, le dialogue. C'est cette vérité fondamentale du sujet qui mobilise l'écriture et porte l'élan vers la réalisation de soi, vers la maîtrise des signifiants en leur pluralité et leur mobilité. C'est la voie de l'analyse, au sens psychanalytique, qui s'ouvre ainsi par l'ambivalence du je se multipliant dans une entreprise de saisie de soi en son écriture-même, et d’affirmation de soi comme "énigme irréductible au sens" (Talismano, p. 57). Ce sujet-là, en sa béance, est bien celui dont parle Lacan, lorsqu'il évoque l'épreuve de l'analyse : "Quand le sujet s'engage dans l'analyse, il accepte une position plus constituante en elle-même que toutes les consignes dont il se laisse plus ou moins leurrer ; celle de l'interlocution [...] ; le locuteur s'y constitue comme intersubjectivité" [3].

Dans la quête faite écriture d’une saisie de sa propre présence, la mémoire intervient alors pour distinguer dans le magma, mémoire comme ouverture à installer par la tentative de dévoiler des repères capables de cerner l'image, une image à fixer pour que le langage se soumette au désir de l’œuvre. "Fouille l'image qui repose avant qu'elle s'évapore" (p. 11). Tel impératif, qui apparaît à la première page de Phantasia, s'énonce comme mise en œuvre d'une entreprise de sortie, de libération du flux rapide. Mais, comme tout impératif linguistique, celui-ci suppose nécessairement un sujet locuteur et un destinataire ; or, il semble ici que l'impératif est, tout simplement, le fait du langage, de l'écriture qui tente de se saisir. L'ordre – du langage au langage, semble-t-il – installe ainsi l'écriture appelée à saisir les images qui la fondent, à maîtriser l'indéfini du langage où elle s'enracine. L'écriture s'oriente alors vers la découverte de l'image séparée du flux qui l'a amenée. Cette image est rapidement adoptée et devient – grâce à l'imprégnation ("Le temps d'une imprégnation, et le rapport se révèle", p. 12) – intérieure ; d'indéfinie ("jardin", p. 11), elle devient définie, assumée, possédée, déterminée par le pronom : "mon jardin" (p. 12).

Lieu réel, d’enfance, le jardin est inscrit dans le corps comme image. Voilà que ses "allées, avenues" appellent "mes allées et venues" (p. 12) ; entre l'intériorité du corps et l'extérieur (lieu/jardin), la frontière demeure imprécise. L'impression de l'image, appartenant au langage qui vient au corps, se double, dans l'écriture, par l'imprégnation qui éveille le sujet à sa connaissance. D'image qui s'inscrit sur le corps, le jardin devient un espace où évolue le corps, celui du sujet comme celui de la femme qui, dans le Tombeau d’Ibn Arabi, apparaît dans le souvenir d’enfance, une femme qui "ne quittait pas son jardin" : elle "est le miroir qui portait l’image de mon hôtesse future" [4]. La promesse de la rencontre ultime est ainsi inscrite dès l’enfance.

Entre l'intériorité du corps et son dehors, s'installe le va-et-vient qui agite l'écriture. Entre le jardin/image et le jardin/réel s'établit le rapport qui fonde le mouvement vers la maîtrise de ce qui habite. L'écriture commence ainsi par la conjonction entre l'image écrite, noyau unique, et son origine réelle, entre le scriptural et le vécu, conjonction qui révèle le refoulé, en son rapport avec l'enfance dont le retour constant constitue une inépuisable réserve. Telle est l’entreprise qui apparaît dans l’ouverture de Phantasia, qui s’énonce aussi dans Les 99 Stations de Yale : "Sous l’abri de pierre à livre ouvert / craque l’enveloppe de la mémoire / et le site natal revient au jour" [5].

Aussi remarque-t-on une sensualité de l'écriture qui renseigne sur le degré d’investisssement de soi dans l’espace/écrit, une sensualité qui se manifeste, par exemple, à travers des indications de couleurs : "argent sur bleu", "façade inondée rose", "la façade a des teintes pastel", "le ciel circule bleu", "neige" (p. 15), "terre blanche" (p. 16). Selon Kandinsky, "Le bleu est la couleur typiquement céleste" [6] ; il indique un élan vers le haut, installe une sorte de recueillement solennel, et renseigne, dans Phantasia, sur l'attitude particulière de l'enfant, sa disponibilité dans la contemplation du spectacle cosmique. En plus du bleu, le blanc véhicule aussi une dimension spirituelle ; "c'est pourquoi le blanc agit également sur notre âme (psyché) comme un grand silence, absolu pour nous" [7], un silence méditant, annonce d’une transcendance qui s’affirmera pleinement lors de la rencontre amoureuse. Cette spiritualité dont témoigne la couleur met en évidence un état intérieur d'éveil à la béance du monde, un état de disponibilité, de détachement, propice à la méditation, à la fiction qui n’est pas opposée au réel, mais qui s’y établit.

A lire le dernier ouvrage de Meddeb, Blanches Traverses du passé [8], se révèle la méditation comme disposition établie à considérer dans la sérénité des étapes du parcours personnel ; une méditation appliquée dans la saisie de motifs blancs qui éclairent l’itinéraire du sujet dès l’enfance. Des réseaux de sens s’ouvrent qui motivent la quête du sujet en même temps que l’écriture dont la portée est dans "le culte de la souillure, celui-là même qui m’encourage à noircir des pages, à mettre du noir sur du blanc" [9].

L'élan spirituel se révèle donc comme élan de totalisation motivé par l’insatisfaction constante ; c’est un élan qui abolit le sens unique en multipliant les degrés. Et la mémoire contribue à ce mouvement, non pas comme signe d’un retour au passé, mais en tant que manière d'échapper au temps qu’elle nie et transgresse ; elle relève de l'imaginaire et s'associe au rêve : "La mémoire est un tiroir à ouvrir dans la crédence du rêve" (p. 16). La mémoire de l'enfance ne manifeste pas une volonté de retour au temps perdu mais bien une ouverture à un temps éternel qui abolit la durée historique. Cette négation et cette transgression du temps limité – du destin et de la mort – apparaissent dans Talismano – surtout dans le "retour/prostitution"–, dans Phantasia à travers de nombreuses associations inattendues, et également dans le dernier livre, Blanches Traverses du passé, qui laisse voir l’écrivant qui "puise dans la réserve de l’enfance" [10].

Exil et double généalogie

Effervescent ou serein, le Je s’écrit dans la mise en évidence de son épaisseur. Sa fondation révèle sa venue à l’écriture dans un projet de réalisation par le rapt de sa totalité. Cependant, à travers ses multiples apparitions, dans un même texte ou d’un texte à l’autre, le sujet manifeste un parcours bien particulier qui donne à voir l’étrangeté fondatrice d’un rapport spécifique au monde : "Tu te dis : non, je ne suis pas d'ici, je viens d'ailleurs.[...] Non, je ne suis pas de ce monde" (Phantasia, p. 15). Une distance est ici mise en évidence entre le narrateur et l'extérieur ; et celui-ci se présente dans le filtre du rêve ; son existence n'est donc perçue que sur la scène du rêve, scène intérieure, indéfinie, relevant du règne de l'imagination qui "double le réel et le traduit en instants de présence s'élevant au fil des pas qui sillonnent le monde" (p. 19). La sensibilité, souvent mise en œuvre lors de la déambulation, est donc nourrie par le pouvoir de l'imagination. Et la marche à laquelle elle préside est inouïe. "Marcher dans le monde comme dans un rêve" (p. 16), "marcher dans la ville, d'un pas léger, comme sur un nuage" (p. 23) : voilà comment s'annonce dans Phantasia, la traversée de l'espace du dehors soutenue par la conviction d'appartenir à un "ailleurs", et une disponibilité qui permet de traverser la ville dans la préservation de son épaisseur intérieure.

Ainsi le je de l'écriture précise-t-il le point de vue à partir duquel il va donner à voir l'espace de sa présence. Son regard surplombant (il se dit parfois "sur un nuage") installe d'emblée une dimension verticale qui double celle, horizontale, que représente la surface du monde. Cette hauteur permet la distance nécessaire à la participation à l'espace présent tout en garantissant la liberté de s'en détourner. Et c'est entre la participation et l'indifférence que se déroule la marche dans la ville, entre l'investissement de soi qui permet d'évoluer parmi ce qui peuple le dehors, et l'éloignement dans le regard critique et la soumission à ce qui habite l'intériorité. Encore faut-il souligner que cet état changeant du sujet assure la restauration d’un élan archaïque qui, dans Talismano, apparaît dans le mouvement collectif de la foule populaire contre l’Etat national et ses appareils répressifs ; mais aussi dans le nomadisme de l’écriture s’établissant dans le détour et la digression. Dans Phantasia aussi, le narrateur affirme un état semblable de détachement : "Mon archaïsme n'est pas heurté par la participation de mon corps à l'espace de maintenant" (p. 39). L'ambiguïté de la marche se manifeste clairement dans cette manière d'exprimer à la fois la présence au monde et la présence à soi, dehors et dedans de l'être auxquels celui-ci est ouvert, selon un mouvement perpétuel qui motive l'expérience d'être, et d'écrire.

L’étrangeté du sujet qui s’affirme, par exemple, dans la négation de l'appartenance au monde, met en évidence une distance radicale, la qualité d'étranger à la fois dans l’espace et dans le temps. La déambulation n'est donc pas seulement un déplacement dans l'espace : elle est aussi une participation vive à des temps multiples. "Tu traverses les catégories de la durée. Tu dérives sur les berges du fleuve Chronos sans t'imprégner de ses embruns. Tu as la certitude de ton ancienneté. Et de ton avenir" (p. 28). L'appartenance au (x) temps apparaît ainsi comme passage, dérive continue, soutenue par "la certitude" d'appartenir à un ailleurs, temps autre qui n'est pas soumis à des repères figés. Et la marche dans un autre temps – et un autre espace – est présente aussi dans le texte à travers l'évocation de la promenade dans la ville natale et l'époque d'Ibn Arabi : "Pourquoi retournerais-je en arrière et irais-je me promener dans les venelles de Murcia en la fin du siècle douze ?" (p. 31). Sans doute est-ce là l’exemple du plus grand maître qui contente et attire, car "au dedans du cœur gravit un sentiment ancien qui sépare[11].

Multiple et inarrêtée, la marche ne peut que transcender l'espace unique, tunisois ou parisien ; elle concerne une pluralité d'espaces et de temps, et se réalise par dérive, détour et retour. Consistant en une série de mises en situations, elle est l'entreprise d'un être qui se cherche. "Dans un monde qui change, je me découvre ancien" (p. 31) ; c'est encore son ancienneté que le narrateur exprime, installant son retrait dans les temps révolus. Certes, le retrait est l'indice du détournement du présent ; mais il annonce du même coup le retour au présent de la marche, retour toujours nouveau, veillé par la conviction de l'appartenance autre. Il convient de souligner à ce propos que le retour du narrateur qui préside à son mouvement de présence et d'absence au monde est également celui de l'écriture dont la réalisation se fonde sur le retour de certaines images : retour du même différent qui est signe du renouvellement perpétuel de l'écriture, création continue dont l'accomplissement est dans la reprise, manière d'échapper aux catégories fixes et préétablies du temps et de l'espace, ainsi qu’aux schémas préconçus de la littérature.

La qualité d’étranger est souvent conjointe à l’affirmation du retrait : "Une violence primitive me saisit aux abords du jardin, faussaire de l'enfance. La gorge est essorée et le cœur suspend ses battements. Par l'initiation que procure le sang répandu, je consacre mon retrait. Je serai de retour quand j'aurai obtenu la dignité du haut" (Phantasia, p. 36). Il est à remarquer ici l'évocation de la mort rattachée au retrait, les deux liés au corps qui s'affirme une nouvelle fois comme espace sur lequel s'inscrivent les marques d'un ailleurs : ailleurs de l'espace qui se révèle dans la participation équivoque au monde, et ailleurs du temps qu'indique la remontée à la surface de la mémoire de l'enfance, sous l'effet de l'image du jardin qui s'impose. Cette "mort" souligne le retrait comme disparition au monde qui prépare la réapparition : retour différent qui manifeste le renouvellement des motifs de la quête, laquelle se trouve éclairée par cette "dignité du haut" s'énonçant comme condition du retour. "Mourez avant de mourir " : voilà comment le hadîth du Prophète dit cette expérience extrême, le dépassement de soi qui élève à l'absolu, approche du divin dans l'absence à soi ; ce dont témoigne aussi le Tombeau d’Ibn Arabi qui réinscrit le dit prophétique dans le dire de soi en quête : "sorti de moi-même, me regardant autre" [12].

La marche dans l’espace présent devient parfois traversée extrême d’un paysage d’apocalypse. La modernité inquiétante impose l’ordre de la technique, analysée dans Phantasia comme "instrument par lequel [l’Europe] réalise la conquête du monde. Entreprise sans fin, apportant la très grande liberté et la barbarie la plus meurtrière, jouant avec la fin de l’homme, après la mort des dieux" (p. 111). La ville d’exil, Paris, se transforme en espace de dévastation. Cependant, le sujet, en son retrait, reste éclairé par "la fenêtre de l’amour [qui] oriente un faisceau de lumière" (p. 137). Dans le Tombeau d’Ibn Arabi, la même configuration apparaît à la stance XXI : la traversée de la dévastation motive l’avancée dans le retrait, "vers un désert qui m’accueille, [où] le foyer appose le signe de l’aimée [...] au sortir de l’apocalypse" (p. 38). La présence dans les territoires de l’extrême modernité installe un état d’ubiquité souvent dominé par le sentiment de la mort. C’est ainsi que le sujet écrivant entreprend de nombreuses visites de cimetières tunisiens, italiens, marocains, français... Dans Talismano, au gré des oiseaux, il visite les tombes d’Ezra Pound, de Stravinsky, de Berio ; le chapitre 7 de Phantasia est occupé par une visite du cimetière du Père Lachaise qui rappelle d’autres cimetières de Tunis et d’Essaouira, témoignant de "présence jadis vive" (p. 149) ; dans ces lieux, le personnage se "berce de nostalgies archaïques" (p. 148). Loin de l’agitation inquiétante des vivants, il s’aménage un lieu de séparation et de témoignage à jamais vif, un lieu de distance dans l’approfondissement de l’exil. Et c’est dans ce lieu que s’offre une réserve qui motive et nourrit l’écriture comme quête continue. Aussi voit-on Meddeb, dans sa méditation qui constitue les Blanches traverses du passé, revisiter le même cimetière parisien du Père Lachaise, selon un mouvement qui souligne la poursuite du travail d’écriture au delà même de son "interruption" (p. 24). La promenade participe donc pleinement dans l’entreprise scripturale, laquelle est, en définitive, une état permanent d’être au monde qui dépasse le simple travail de la transcription.

Etre étranger, c'est être en exil, s’affranchir dans le geste d’écrire, quel que soit le lieu du monde où l’on se trouve. La demeure est l’écriture, lieu de soi où s’affranchit le signe à inscrire dans les chemins multiples : "Sans choix ni discernement ni prudence / il reste comme il est arrivé étranger / dans le labyrinthe signe dans le signe" [13]. Dans Les 99 Stations de Yale, le parcours continue plus "en ouest" (62), en "extrême-Occident" (87), en Amérique, trajet de celui qui reste toujours "étranger en rupture de ban / son état vacant sa mémoire claire" (71), "ancien dans le ciel et sur la terre" (72). Répété, infini, le mouvement souligne la condition de l'être fondé dans la permanence du geste qui transcende la prison du monde, dans l’état d’étranger définitif.

Cependant, dans ce parcours occidental de l’écriture, le sens s’amplifie dans la mise en perspective d’un travail intertextuel à l’œuvre d’un texte à l’autre. L’exil s’affirme dans Phantasia dans un appel récurrent, répétant le dit de Muhammad [14] : "Sois exilé parmi les exilés. Dans mon exil occidental, je me souviens de l'arak dont les effluves m'assaillent. Je retourne à ma prison, nostalgique. J'entends la voix dire : l'islam est né en exil, il finira en exil" (p. 71) ; ici, la référence se multiplie au gré de l’évocation de l'exil occidental qui est une référence on ne peut plus nette au Récit de l'exil occidental de Sohrawardi, comme le confirme l'allusion aux "effluves de l'arak" et à la "prison " [15] ; tout en inscrivant la référence, l'écriture l'actualise en se l'appropriant ("mon exil", "ma prison" [16]). C’est "la voix" qui prend à son compte la référence, la voix intérieure, source où est puisé le texte. Mais la citation intervient de nouveau dans le roman, dans le discours d’Aya présentant son propre parcours d’exil : "J'ai appris qu'ainsi j'étais en conformité avec la tradition que me rappela le mendiant d'Hérat en mes pérégrinations afghanes : L'islam a commencé étranger, il finira comme il a commencé. Bénis soient les étrangers" (p. 197). Et ce retour de la citation se révèle différent, retour différent qui, de degré en degré, de l'appel à l'exil au passage par le maître soufi, ramène au signe – aya – dans la rencontre des exils.

Affirmé dans la fiction ou la théorie, à travers les différents textes, l’exil en tant que parcours continu de l’étranger s’éclaire comme correspondant à la conception d’Ibn Arabi. Il s’agit de la siyâha, qui consiste, selon le maître soufi, à parcourir le monde loin des sentiers battus des attaches locales ; elle est une activité des saints et des gnostiques qui les mène à recueillir le témoignage de l'être, en toute chose manifesté, et à reconnaître sur terre les traces oubliées de la toute présence [17]. Cette valeur du voyage est bien illustrée par l'itinéraire même d'Ibn Arabi. Son exil fut une traversée, de l'Occident à l'Orient islamiques, après l'abandon consenti de la famille en Andalousie natale. Tel qu'il est écrit dans Phantasia, le parcours d'Ibn Arabi s'affirme en tant que "quête spirituelle" (p. 55) ponctuée de rencontres prestigieuses. Les pérégrinations d'Ibn Arabi commencent à Fès où il connaît son ascension céleste et où il accède pour la première fois à "la demeure de la lumière" (en 1195) ; à Béjaïa, il se voit en rêve uni aux étoiles et à toutes les lettres de l'alphabet (en 1201) ; à Tunis, il rencontre "la figure verte", al-khidhr [18], marchant sur l'eau ; c'est aussi à Tunis qu'il profère le cri marquant son entrée dans "la demeure de la Vérité" et que se révèle à lui "la vaste terre de Dieu", invitation au voyage qui appelle une définition particulière de la terre et de la traversée. Cette "vaste terre de Dieu" [19] se révèle comme le lieu de l'être en perpétuelle quête de sa totalité, en dehors de toute attache qui entrave le libre déploiement de ses capacités ; subtile, intelligible, elle est cet espace de lecture dans lequel l'être voit en toute chose un signe.

Entre la siyâha pensée et vécue par Ibn Arabi et le voyage tel qu’il se manifeste dans les écrits de Meddeb, une correspondance s’éclaire. Le nomadisme particulier se révèle pleinement au dernier chapitre de Phantasia, dans le problématique retour au pays natal ; là le narrateur redécouvre son lieu d’enfance en "européen" (p. 210). Mais son interrogation appelle à considérer autrement ce "retour " ; un retour qui est plutôt un "non-retour", entrepris dans "la distance et la lucidité de l'étranger" (p. 208) ; l'espace natal est ainsi transfiguré en espace de déambulation, de siyâha ; et le "détachement" conduit l’écrivant à considérer rétrospectivement son enfance : la traversée de la médina vers l'école n'était-elle pas l'ébauche de l'exil, la première séparation du giron maternel ? Et il est intéressant de remarquer que ce retour à soi éclaire la scène de l’écriture à son ébauche : la mention de Talismano, premier roman de l’auteur, dans le dernier chapitre de Phantasia souligne la coïncidence entre l’exil et l’entrée en écriture. La distance favorise ainsi l'interprétation qui donne sa signification à l’écriture, comme quête du sens qu'appelle la siyâha en sa manière d'être une participation au monde régie par un souci de sa maîtrise. Dans ce détour, la qualité d’étranger radical s’affirme clairement ; l’écrivant confond même ses propres pas avec ceux de l'autre voyageur, Ibn Arabi qui parcourut la même terre lors de son exil :

C'est en étranger venu d'un autre temps que je lève à chaque pas une traînée de poussière dans un des cimetières perchés, qui regardent vers la mer, cherchant la tombe du saint dont les maximes réveillaient le phénix et de qui Ibn Arabi devint le familier sur la colline verte de la ville fleurie, avant qu'il en fît le panégyrique spirituel, inséré dans l'ouverture de son grand œuvre  (p. 211) [20].

N'est-ce pas ici une belle illustration de la siyâha que nous propose Meddeb en déambulant à la quête d’une "prestigieuse trace" (p. 211) ? N'est-ce pas le mouvement akbarien qu'il tente de reproduire dans cette transfiguration de l'espace pour que renaissent les vestiges enfouis sous les décombres d'un présent en perte de gloire ?

En mettant ses pas dans ceux d'Ibn Arabi, Meddeb adopte la posture du maître dont la fonction s'éclaire davantage : il est le modèle dans le sillage duquel le narrateur trouve sa voie ; il est un Idéal du Moi qui se substitue à la figure délabrée du père [21] et qui élève le sujet à son aspiration, à son rêve [22] à sa divine latitude. Les multiples retours de la référence akbarienne habitent le texte de manière éclairante ; et le narrateur se trouve continûment inspiré, car c'est en lui que l'indélébile trace réside, irremplaçable lumière de l'éveil total :

Portant le deuil, je poursuis mon chemin d'exil dans sa vérité contemporaine, par voie de déviation verticale, traversant la mer houleuse, accostant vers les contrées du nord, portant au cœur les traces d'Ibn Arabi, de Sohravardi, vestige de l'ère impériale, maintenant à Paris [...] (pp. 71-72).

Ecriture, calligraphie, création

Dans son insistance, dès Talismano, sur le fait que "la créativité pure n’existe pas" (p. 126), dans sa mise en évidence, ainsi, d’une entreprise palimpsestique, de répétitions constantes de gestes fondateurs, de rappels de passages lumineux, l’écriture de Meddeb s'affirme en son caractère inaugural, en tant que liberté de "faire surgir le déjà-là en son signe", tel que l'a défini J. Derrida [23]. Et c'est "par capacité de signe" (Phantasia, p. 27) que l'écriture module son mouvement de traversée. Par son déploiement plural du langage, elle installe la multitude des signifiants en leur approche du sens qui se dérobe. L’écriture s’établit comme dire répétant un déjà-dit, trajet offert à la lecture laquelle est invitée à la totalisation comme rapt de Dieu, accès désiré au lieu du dire [24]. Ainsi s'affirme le motif coranique de la Table, céleste et préservée, lieu de l'inspiration, d'un toujours déjà-là qui renferme la Somme de la Parole.

"Ceci, au contraire, est un Coran glorieux, écrit sur une Table gardée" : il s'agit ici de la seule mention de la Table dans Le Coran (LXXXV, 21-22), lequel se présente lui-même dérivé d'un déjà-écrit. Cette mention éclaire la vérité de palimpseste commune à tout écrit. "Si les langues sont multiples, unique est la table" (Phantasia, p. 24). "Le Coran est un livre inspiré, c'est une voix qui transmet une part de la Table. Le prophète la reçoit par l'intermédiaire de l'ange sur la scène de l'imagination" (p. 59). En ses formes diverses, l'écriture de Meddeb s’applique dans un rapt de la Table première. Faire coïncider le dire et le dit, c'est ce pourquoi elle est : dire qui est renouvellement du dit, fondation de l'être dans son pillage de l'Ecrit originaire. Selon E. Jabès,

la répétition est le pouvoir que détient l'homme de se perpétuer dans les suprêmes spéculations de Dieu. Répéter l'acte divin dans sa cause première. Ainsi l'homme est l'égal de Dieu dans l'arbitraire d'une Parole imprévisible dont il est le seul à inaugurer le cours. J'obéis servilement. Je suis le maître des métamorphoses [25].

Passivité et activité s'expriment ici, établissant le parcours menant de la disponibilité, qui capte l'inspiration, à son inscription selon un nouveau déploiement créateur. Ce commentaire du motif de la Table conduit à la scène de la création ainsi éclairée en sa vérité d'écriture.

La Table – al-lawh – est elle-même un passif qui advient par la mise en œuvre d'un actif, le Calame premier, lequel installe la nécessité d'un support à son action. Voilà le dispositif de toute écriture, à laquelle s'assimile la Création. La Table est le lieu de l'inscription du Calame, lieu de son effet, en sa disponibilité à recevoir et à manifester la lettre. Dans son commentaire de cette scène inaugurale, Ibn Arabi éclaire l'avènement de l'Etre comme conjonction de passif et d'actif, émission et réception qui s’assimilent à un coït. C’est ainsi que la calligraphie acquiert toute sa valeur comme installation du dispositif inaugural par l'expérience de l'être dans le monde. C'est ainsi qu'elle se révèle comme écriture de l'écriture, processus second qui se déploie dans la répétition d'un premier. Entre le calame et le support s'établit le rapport créateur de la lettre, soumise à la main du calligraphe mais libre dans son dialogue avec l'œil qui la fréquente.

Au souvenir du hiéroglyphe, de l'idéogramme, qu'agite l'œil du calligraphe face à son alphabet sinon la perte de l'image, deuil de la lettre ? Du sacré au saint, la lettre poursuit l'image perdue que conserve encore le caractère (p. 20).

L'entreprise calligraphique module le mouvement de la main soumise à l'élan de l'esprit faisant retour à la scène première. Le sujet de Phantasia assimile son écriture à un exercice calligraphique, quête spirituelle dans laquelle la main et l'œil se joignent pour conquérir l'image en sa vérité d'absence et de présence : "Je regarde derrière les choses comme le calligraphe qui scrute dans la lettre l'image qui lui a donné naissance" (p. 20). La lettre dit la limite – en arabe harf – le bord, qui appelle au débordement, à la traversée, au dépassement de l'apparence pour embrasser la vérité du renouvellement ; et c'est là qu'intervient l'activité d'interprétation comme lecture, activité engageant l'imagination dans la quête du multiple qui fait le monde.

En sa circulation entre les langues et les peuples, entre les traditions et les spécificités, l'écriture meddebienne (surtout dans Phantasia) propose une belle lecture de la fondation et du fonctionnement de la pensée islamique. Elle répond ainsi à l'idéologie du particularisme qui agite aujourd'hui les esprits en décadence. Le projet du texte s'affirme comme mise en œuvre d'une activité d'interprétation soumise à une vision esthétique fondatrice. L'éveil à l'imagination créatrice installe l'accomplissement du sujet en dehors des entraves idéologiques, malgré la modernité inquiétante, dans l'épaisseur de la personne qui accède à l'être esthétique. Ce dispositif dit la traversée générale, libre et infinie de l'écriture singulière et indéfinie, renseignée par son antériorité qui l'installe dans le renouvellement du corpus islamique associé aux percées modernes de l'esprit créateur.

La traversée résolue du sujet écrivant entraîne son va-et-vient entre les expériences artistiques séparées par de multiples siècles et de divergentes lignes de conduite, mais réunies en leur apport à l'élan de l'être vers ce qui élève. C'est la vérité de la création perpétuelle qui l'éveille dans la conjonction des différences. Aussi affirme-t-il sa préférence de la peinture dite abstraite, laquelle répond à la vision qui fonde son exigence esthétique dans la mobilisation du corps pluriel : "Je lis Kandinsky, Matisse. Je vois des Mondrian, des Malévitch. J'écoute Bram Van Velde. Leurs pensées et images, qui se fixent dans des formes où s'y refusent, suscitent des résonances avec mes intuitions de soufi. Le témoignage de l'être advient en peinture" (pp. 87-88).

L’Aya créatrice

Dans le parcours esthétique établi au gré de la fiction comme de la théorie, collaborant au même espace textuel, apparaît Aya comme lumière qui traverse le texte telle un astre filant, disparaissant, apparaissant, changeante et multiple selon les étapes du parcours. Elle est ainsi un moteur qui mobilise le sujet et qui fait se déployer l'écriture. Elle apporte la halte dans la traversée de l'espace de maintenant. Dans Les 99 Stations de Yale, "Aya est au centre du cercle enflammé" (40) ; ses multiples manifestations révèlent son importance comme signe qui contente le sujet et lui procure les moyens d’une maîtrise : "Le cercle est sans porte Aya gouverne / au centre" (43). Dans Phantasia, Aya semble née à l'horizon de l'écriture par la grâce de la calligraphie, d’un album déroulant des lettres arabes "qui ornent un vélin bleu nuit, consonnes archaïques aux arêtes vives, isolées, sans points diacritiques, ni signes vocaliques, dépouillées jusqu'à l'indéchiffrable, astres scintillant dans le métro et pénétrant sous la calotte allumée de mon crâne" (p. 195) [26].

Cependant, l’apport d’Aya est intense lors du rapport amoureux qui conduit au transport du corps. L'accès à la gloire s'affirme dans la transfiguration que procure l'aimée. Aya conduit à l'élévation ultime, à la vision réalisée dans l'illumination. Elle est ainsi l'ange qui mène à la souveraineté de l'être. Elle s'assimile alors à cette monture céleste qui permit l’envol du Prophète lors du mi'râj. Aya, signe divin/jument/burâq/femme, condense ainsi l'expression du sens sacré du coït ; en ses retours multiples et différents, elle révèle le mouvement de l'écriture qui s'accomplit par la traversée des références et figures dépassées vers la réalisation de l'être. Et le sujet se trouve transfiguré sous l'effet de la jouissance que lui donne Aya. Sa naissance comme corps subtil dit sa transformation en ange, par le déploiement de l'imagination créatrice, par le dépassement de son humaine condition : "heureux l'homme qui pour toi se transforme en ange épanoui, à cause de la jouissance qu'il te donne" (p. 22) ; "tu prends la posture de l'ange devant Aya défaite, comme une sainte baroque" (p. 183). C'est dans l'installation de cette scène de l'expérience suprême du corps que se dévoile la référence akbarienne en sa manière de faire de l'union amoureuse le moyen d'assurer l'accomplissement de l'être. En effet, la réalisation dans l’amour rappelle la conception akbarienne : "Sa vision du Vrai dans la femme est plus accomplie et plus parfaite, car il voit le Vrai en tant que passif actif. [...]. Car il ne les a aimées que pour leur rang et parce qu'elles sont le lieu de l'effet" [27]. Cet extrait du commentaire akbarien éclaire l'importance de l'expérience du corps accédant à la qualité de temple dans l'union avec la femme en sa manière de remettre l'être sur la voie de sa totalité. C'est par retour à la scène de la création première qu'Ibn Arabi dit l'importance de l'union : Dieu a créé l'homme à son image en lui insufflant de son souffle ; et Il a fait dériver la femme de l'homme. L'union amoureuse dit le retour du même à cette union dans l'indifférenciation, à l'être réunissant toutes ses dimensions naturelle, spirituelle et divine [28]. Cette expérience de l'autre est ainsi l'expérience de l'être qui retrouve sa souveraineté dans la libération de toutes les frontières de l'espace, du temps, des sexes, de la créature et du créateur.

Entre la jouissance totale que procure l'union amoureuse et l'accès à la fondation de l'œil du cœur qui fonde la quête esthétique, se dessine la voie de la souveraineté. Ayant traversée l'expérience des limites extrêmes, le sujet retourne à la vie avec la distance de l'étranger, de l'exilé, détenant les clés de l'interprétation et de la composition qu'il a eues en un rapt de la lumière divine. Le monde s'ouvre alors tel un livre, pour que l'œil intérieur s'aiguise dans une entreprise de vision/lecture. La vision du cœur est ce qui permet la découverte de la béance du monde. Voilà ce qu'en dit le manuscrit adapté par Meddeb dans l’écriture du Livre du monde que chante Aya, de "sa voix coranique", dans le chapitre 9 de Phantasia : "Si tu désires la vision des intimes, regarde l’âme éternelle et absolue comme tu regardes ta droite ; et regarde l'Intellect que Dieu a créé en premier comme tu regardes ton calame ; et regarde-toi comme tu regardes ta table ou ton papier sur quoi écrit ton calame ; et regarde toute âme céleste ou terrestre comme tu te regardes ; et regarde l'esprit qui t'approche de la question, car c'est selon tel esprit qu'a tracé le Calame divin qui motive ta volonté" [29].

Le Livre du monde est bien une lecture totale qui est celle des intimes, de ceux qui sont imprégnés du dépôt céleste, qui ont connu l'expérience sublime. Le lieu du cœur ainsi fondé, l'intériorité de l'être s'ouvre aux multiples choses qui peuplent le monde. Des astres aux vents, aux animaux, le texte dérive au gré de l'imagination, dans la glorification de l'amour qui meut les choses, et qui réside, indélébile, dans l'intimité du cœur. Dans cette lecture totale que propose Phantasia s'affirme l'activité d'interprétation, interprétation à entendre selon son sens en arabe, ta'wîl : "Le monde est un livre. Soyez-en le lecteur. Interprétez-le comme on déchiffre les rêves. Donnez aux choses leur sens premier" (p. 200).

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L’écriture de Meddeb se déploie donc dans la mise en place répétée d’un geste fondateur, d’un geste qui creuse le rapport à soi-même, au livre, au monde. C’est une entreprise de restauration absolue qui réconcilie avec le temps, qui contente dans la présence à la modernité inquiétante, qui abreuve en élevant à la lumière éternelle de glorieuses écritures. Ainsi la participation au monde demeure active et en même temps préservée ; et le chemin continue, toujours d’exil, d’exil et de royaume, dans la rigueur et la distance, dans la sérénité de celui qui réside en sa demeure, fruit de son geste. Aussi peut-on prendre acte de l’évolution manifeste de l’écriture de Meddeb, énoncée dès le premier roman, Talismano : "La clarté est cette quête à venir" (p. 46) ; en effet, les dernières œuvres de l’auteur, sans rompre avec les préoccupations habituelles (que l’on peut ramener au projet de réhabilitation de l’ancien, des croisements des cultures, des genres, et des références, de l’approfondissement de l’exil comme quête perpétuelle), donnent à lire une écriture plus limpide, moins effervescente, une écriture méditative comme celle que propose Blanches Traverses du passé. Sans doute est-ce là le signe de l’accomplissement dans la qualité d’étranger définitif, c’est-à-dire la qualité irréductible de celui qui n’appartient qu’à lui-même.

 


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
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[1] Julia Kristeva, Le Texte du roman, Paris, Mouton, 1972, p. 109.

[2] A. Meddeb, Talismano, 2e éd., Sindbad, 1987, p. 44.

[3] Jacques Lacan, Les Écrits techniques de Freud (Le Séminaire, Livre I), Seuil, coll. Le Champ freudien, 1966, p. 135.

[4] A. Meddeb, Tombeau d’Ibn Arabi, N. Blandin, 1987, stance XI, p. 22.

[5] A. Meddeb, Les 99 Stations de Yale, Fata Morgana, 1995, station 10.

[6] Kandinsky, Du spirituel dans l'art, Denoël, Folio essais, 1989, p. 149.

[7] Ibid., p. 155.

[8] Ed. Fata Morgana, 1997.

[9] Ibid., p. 26.

[10] Ibid., p. 22.

[11] A. Meddeb, Tombeau d’Ibn Arabi, Op. cit., p. 11 (1ére stance).

[12] Ibid., p. 32.

[13] A. Meddeb, Les 99 Stations de Yale, Op. cit., 58.

[14] Cf. Dits du Prophète, trad. Y. Seddik, Sindbad/Actes sud, 1997, p. 17 : "Dans l’exil ! L’islam a débuté dans l’exil, et il y retournera. Bienheureux soient les gens d’exil !".

[15] Cette "prison" rappelle le puits où s'est trouvé emprisonné , avec son frère, à Kairouan, le héros du récit de Sohrawardi : "Lorsque les autochtones s'étaient aperçus de notre arrivée inopinée et avaient deviné que nous étions des enfants du shaykh [...] , ils nous entourèrent et nous emmenèrent. [...] Et ils nous emprisonnèrent dans un puits d'une profondeur infinie"; "les effluves de l'arak" renvoient à la nostalgie des exilés prisonniers : "Et les effluves de l'arak cumulaient en nous extase sur extase. Nous étions émus, attendris, nostalgiques de la patrie". Cf. le Récit de l'exil occidental par Sohrawardi , traduit par A. Meddeb, Fata Morgana, coll. "Les immémoriaux", 1993.

[16] Notons ici que Meddeb a fait suivre sa traduction du récit du maître de l'ishrâq par un texte situant son expérience personnelle dans le sillage de celle rapportée dans ledit récit : "L'autre exil occidental".

[17] Cf. Ibn Arabi, Futûhât, II, éd. de Beyrouth, s.d., p. 33. Cf. aussi, C. Addas, Ibn Arabi ou la quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, 1989, p. 156.

[18] Ce qualificatif de "figure verte" vient du nom de ce personnage coranique, initiateur de Moïse, al-khidhr dérivé de l'adjectif arabe "akhdhar", "vert". A propos de cette rencontre d'Ibn Arabi, cf. Futûhât I, p. 186, et Cl. Addas, Op. cit., p. 146.

[19] Cf. Ibn Arabi, Futûhât, III, p. 224.

[20] La référence à Ibn Arabi se double d'une réminiscence de deux vers du long poème qui ouvre le livre des Futûhât, poème dédié justement au saint tunisois ‘Abd al-Aziz al-Mahdawi dont la tombe est visitée dans la suite du texte.

[21] Cf. Phantasia, p. 101-105.

[22] Cf. Jacques Lacan, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 671-672 : "[...] ces instances se donnent pour telles dans le vécu, l'Idéal du Moi comme modèle, le Moi Idéal comme aspiration, ô combien, pour ne pas dire plutôt rêve".

[23] J. Derrida, L'Ecriture et la différence, Le Seuil, 1979, p. 23.

[24] J. Lacan, Encore (livre XX du Séminaire), Le Seuil, 1975, p. 44 : "Dieu est proprement le lieu où, si vous m'en permettez le jeu, se produit le dieu–le dieur–le dire. Pour un rien, le dire ça fait Dieu. Et aussi longtemps que se dira quelque chose, l'hypothèse Dieu sera là".

[25] E. Jabès, "Le retour au livre", in Le Livre des Questions, I, Gallimard, 1990, p. 364.

[26] Cette écriture de la naissance d'Aya à l'horizon de l'écriture, au gré des lettres calligraphiées, est significative de l'importance de cette figure dans le processus de création.

[27] Ibn Arabi, Fusûs, p. 214-218.

[28] Cf. Ibn Arabi, Traité de l'amour (extrait des Futûhât), trad. M. Gloton, Albin Michel, 1986, p. 28.

[29] Bibliothèque Nationale de Paris, département des manuscrits orientaux, ms. arabe 1338 : ensemble comportant des textes d’Ibn Arabi, de Abdel-Karîm al-Kîlâni et un autre texte anonyme intitulé : Le miroir du monde. L’écrit repris et restauré par Meddeb est le cinquième de cet ensemble (la citation est extraite de la p. F. 136).