Moncef KHEMIRI

Maître de conférences

Faculté des Lettres de la Manouba

Université de Tunis I

 

 

LE MYTHE DES ANCÊTRES

DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’ ALBERT MEMMI

                    “ …La première mention sûre  de notre

présence ici se trouve chez l’historien El – Milli qui,

dans ses Chroniques arabo- berbères, cite parmi

 les Compagnons de la Kahina, la fameuse

reine judéo – berbère, un certain El – Mammi. ”

                                                                                                                           Albert Memmi ,Le Scorpion.

               

                                      

 “ Peut-être me direz-vous :

- Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ?

Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi,

si elle m’a aidée à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis. ”

Baudelaire, Petits poèmes en prose, (Les Fenêtres).

     

Certains  critiques qui se sont penchés sur l’œuvre romanesque d’Albert  Memmi, comme en particulier Isaac Yétiv[1] ou Frederik Ivor Case[2], ont opposé la première manière de l’écrivain qui se caractérise, selon eux, par “ le réalisme littéraire et une thématique égocentrique ”, à une seconde manière qui apparaît principalement vers les années 1970 et qui se distingue, d’après eux encore, par “ un symbolisme et des thèmes qui visent la condition humaine universelle. ”[3] Un tel découpage ne nous paraît pas à vrai dire très fondé, car non seulement il nuit, comme tout classement, à l’unité de l’œuvre, mais il distend, sinon  défait,  le tissu conjonctif qui en assure la cohérence et la continuité. Il conviendrait donc, à notre sens, d’abandonner ces distinctions artificielles qui ne contribuent pas à une meilleure connaissance de l’œuvre, pour  tenter de trouver le fil conducteur qui rattache les différents romans les uns aux autres, en dehors de toute considération littéraire externe (réalisme ou sybolisme). Nous estimons que la seule bonne grille d’analyse est celle que l’œuvre elle-même fournit, explicitement ou implicitement.

 Comme tout grand romancier porteur d’un puissant imaginaire, Albert Memmi a construit un univers romanesque[4], c’est-à-dire une totalité homogène où tous  les thèmes se font écho, où tous les parcours, malgré leur diversité, finissent par se rejoindre. Le thème central, la question-carrefour sur laquelle débouchent la plupart des récits, est celle de l’identité juive. Occupant l’esprit de tous les personnages - d’Alexandre Benillouche à Armand Gozlan en passant par Imilio et El-Mammi -, cette question fait de l’œuvre d’Albert Memmi une interrogation poignante sur “ le malheur d’être juif ”[5]

     Si cette problématique de l’identité ethnique et culturelle des Juifs vivant en terre d’Islam, à l’époque coloniale, a été abordée par de  nombreux critiques, elle ne l’a été, selon nous, que d’une manière partielle et incomplète, faute d’une mise en relations de l’ensemble des romans de l’auteur. Nous  estimons, par ailleurs, que cette question fondamentale de l’identité - ou du “ triple enracinement  ” [6],  comme aime dire Albert Memmi – n’a pas bénéficié de l’analyse exhaustive qu’elle mérite : la plupart des critiques ont traité le problème sous l’angle du déchirement, voire d’une  “ déchirure ”[7] conduisant inéluctablement les héros  à  l’échec[8]. Cela est sans doute vrai pour La Statue de sel, mais  pas pour le reste de l’œuvre où l’on voit les différents personnages  reprendre cette question sous la forme d’une quête qui aboutit dans certains récits  à la création d’un grand mythe qui  les enracine dans la terre et l’histoire lointaine du Maghreb. En effet, loin d’enfermer définitivement ses personnages  dans le monde étouffant et cruel de l’interrogation et de la contradiction, Albert Memmi leur a ménagé, nous semble-t-il, la possibilité d’échapper aux affres du déchirement par le recours aux puissances de l’imaginaire. L’auteur a pu déclarer à ce propos en 1987  :  “ Il est exact qu’on peut lire mes livres sous l’angle de la déchirure et du conflit, mais on peut aussi les lire sous l’angle d’une tentative de résoudre ces déchirures et ces conflits ”[9].

C’est cette  solution qui a pu prendre la forme du mythe des ancêtres ou du roman des origines que nous voudrions éclairer. Son étude dans le cadre d’une macro-lecture, pourrait nous permettre de montrer l’unité de l’œuvre romanesque d’Albert  Memmi et la profondeur de l’imaginaire qui la sous-tend. Pour ce faire, nous nous proposons de suivre le parcours d’un fil conducteur qui traverse la trame narrative de l’ensemble de l’œuvre  romanesque, de La Statue de sel  au   Pharaon. Ce fil nous semble donc être la fable des ancêtres berbères judaïsées, fable que le texte présente non comme un récit légendaire définitivement achevé et admis[10] mais comme une fiction que les personnages tentent d’élaborer en exploitant tous les matériaux, toutes les ressources que leur offre l’histoire. En tenant compte de ce mythe qui traverse l’ensemble de l’œuvre selon un mouvement, une ampleur et une configuration variables, on pourrait considérer les derniers romans, notamment  Le Scorpion et Le Désert, comme une tentative  d’apporter une réponse provisoire aux questions inquiètes  posées dans  La Statue de sel.

 Le mythe des ancêtres, comme chacun sait, est central, dans la littérature maghrébine d’expression française. “ Le roman maghrébin est essentiellement un roman mémoriel, un roman des origines, et son obsession première est de tout dire, de constituer ce livre total où tout serait dit sur ce passé fuyant d’avant la chute coloniale et son prolongement dans l’Histoire”[11], écrit avec raison Robert El Baz. En effet, en réaction à l’idéologie coloniale qui  dépossède le colonisé de son histoire et de sa culture pour faire de lui un indigène vivant en marge de l’histoire sans racine et sans mémoire, l’écrivain maghrébin a  eu tendance à se faire le chroniqueur des heurs et des malheurs de son peuple, et le transcripteur des contes et légendes de sa communauté  pour affirmer sa légitimité historique. Quand vint le temps de la révolte et de la confrontation, l’écrivain maghrébin se fit l’aède de l’épopée de son peuple et convoqua les  ancêtres pour soutenir celui-ci dans son  combat et  exalter ses  exploits. Maîtres d’un  passé prestigieux, les ancêtres se  trouvent  alors transfigurés, magnifiés, élevés souvent au rang de figures mythiques. Ainsi, Kateb Yacine,  a-t-il  réservé dans son roman Nedjma (1956) et dans sa  tragédie  Les Ancêtres redoublent de férocité[12], une place majeur  à l’ancêtre  Keblout. Procédant à une puissante transfiguration mythique des Ancêtres qui prennent une part active au déroulement du drame, le poète dramaturge les présente sous la forme d’un implacable Vautour, messager de mort, chargé de ramener les cadavres des jeunes filles tombées sur le champ de bataille à l’antre de leur ancêtre commun “ le vieux Keblout ”. Par ce mythe des ancêtres Keblout, Kateb creuse l’espace et le temps et installe son peuple dans un passé lointain, au temps épique des grands commencements où la cavalerie numide monte à la  charge  “ à l’heure du Maghreb ”, comme il est dit dans Le Cadavre encerclé (p.29). 

 

     Au mythe des Keblout, “la tribu de l’aigle et du vautour ” forgé  par le maître  de la littérature algérienne, répond  dans la littérature tunisienne d’expression française, le mythe des ancêtres “ El Mami ”, édifié par Albert Memmi. Dans quel contexte historique et psychologique voit le jour ce mythe ? Quelles formes prend-il  dans l’oeuvre romanesque et quel sens faut-il lui donner en particulier dans l’avant-dernier roman de l’auteur, Le Désert ?  

     Précisons d’abord, que nous  employons dans cette étude  le terme de mythe dans un sens plutôt positif, celui d’une construction imaginaire nécessaire à la survie des individus et des nations. Loin de condamner cette  tendance que les hommes ont à préférer la vision unifiante,  rassurante et somme toute illusoire que proposent des mythes  à la complexité et à l’hétérogénéité de l’histoire réelle, Albert Memmi la comprend et la justifie même. Dans son entretien avec Victor Malka, il a pu déclarer : “ […] Cela dit, je le reconnais, le mythe est efficace.” [13] Ainsi explique-t-il, “ si les Berbères tunisiens, algériens, marocains, convertis à la religion du vainqueur, tout comme ils furent d’abord convertis au christianisme, et en partie au judaïsme, se croient des Arabes, ils le sont. ” (Idem). Mais comme il ne partage pas ce mythe monolithique  de l’arabité qui fait de lui un étranger dans sa terre natale, Albert Memmi, qui a retenu la leçon de l’oncle Makhlouf[14] qui lui a dit un jour : “  Si tu ne veux pas qu’on te traite en pauvre, commence toi-même par te traiter en seigneur”, semble s’être attaché dans ses  romans à se doter du passé prestigieux d’un descendant des princes du désert.

 Notons cependant que si “ l’homme rompu ”  qu’il est avait  besoin de ce  mythe pour se réconcilier avec sa propre histoire, le philosophe qu’il est devenu, sait qu’il faut raison garder et qu’il est  dangereux d’accorder beaucoup de crédit aux mythes, et en particulier  au mythe des ancêtres, fondé souvent sur une interprétation  fantasmatique des traces. Quel effet aura donc cette conscience critique aiguë du philosophe[15] sur la configuration que prendra le mythe des ancêtres, notamment dans Le Désert ?

       Nous nous  attacherons  dans cette étude à éclairer, dans un premier temps, les circonstances dans lesquelles le mythe des ancêtres s’impose à l’imagination des héros de Memmi  dans le  premier et dernier romans, à savoir La Statue de sel et Le Pharaon, puis essaierons, dans un second temps, d’analyser, la forme et la signification qu’a pu  revêtir ce  mythe dans Le Scorpion  et dans Le Désert..

I - La crise du sujet et le secours du mythe dans La Statue de sel et Le  Pharaon :

  

    Le mythe des ancêtres surgit dans la vie du jeune Alexandre Mordekhaï Benillouche comme dans celle du professeur Armand Gozlan à un moment où chacun de ces  deux personnages est confronté à une grave crise : crise d’identité pour le jeune homme et  crise politique et existentielle pour l’homme d’âge mûr.

1. La blessure  narcissique et le mythe des ancêtres dans La Statue de sel (1953

 

   A l’origine du mythe des ancêtres tel que Albert Memmi  en esquisse les premières ébauches dans La Statue de sel, il y a une crise de l’identité et une blessure narcissique  auxquelles  le jeune héros tente  de remédier  par la création d’un image positive de lui-même, par l’élaboration  d’une légende collective qui le sauve, lui et les siens, de l’humiliation[16]. Il est en effet, très significatif que dans La Statue de sel, le mythe des ancêtres surgisse à un  moment où l’enfant, qui a vécu jusque-là dans un état de satisfaction et de plénitude,  fier aussi bien du petit royaume de  l’Impasse  Tarfoune  que du statut social de son  “  père le Bourrelier ” (p.37), découvre, au contact du milieu européen très fortement imprégné de préjugés sur les “ indigènes ”, combien ses origines sont modestes et combien son nom est ridicule. En effet, la deuxième partie de ce roman, qui est placée sous le titre emblématique de : “ Alexandre Mordekhai Benillouche”, dépeint, entre autres, ce que l’on pourrait appeler le drame du nom. Le jeune héros qui a été jusqu’ici fier de ses parents et confiant dans son destin, prend brusquement conscience que le nom qu’il porte est pour lui un lourd handicap. Dès le premier jour de son entrée au lycée,  qui est présentée comme  son entrée dans le monde, il remarque que son nom[17] pose problème : au premier appel, certains de ses camarades accueillent son nom avec un “ sourire fielleux ”(p.107) tandis que d’autres n’hésitent pas à pousser des  ricanements. Si le premier prénom “ Alexandre ” est ridicule parce qu’il  “ sonne comme un coup de trompette ” et s’applique si mal à un enfant juif pauvre appartenant à une communauté doublement dominée,  le second prénom “ Mordekhaï ” et le nom patronymique “ Benillouche ” trahissent plus clairement les origines ethniques, culturelles et sociales  du narrateur. S’expliquant sur les causes de la  honte qu’il en ressent, le narrateur écrit : “ Mordekhaï, Mridakh en diminutif marquait ma participation à la tradition juive ”. Or, compte tenu du statut des Juifs à cette époque-là, ce prénom est perçu par les  Européens comme une tare, un  signe d’infériorité : “ Appelez-vous Pierre ou Jean, et changeant d’habit, vous changerez de statut apparent. Dans ce pays, Mridakh est si obstinément révélateur, qu’il équivaut à clamer  “ je suis juif  ”   et plus précisément “j’habite le ghetto ”, “ je suis de statut indigène ”, “ je suis de mœurs orientales, “ je suis pauvre”. Et j’avais appris à refuser ces quatre titres ”(p.108). Quant au nom patronymique “  Bénillouche ”, il n’est pas non plus un motif de fierté pour le narrateur. Décomposant  ce nom en  “ Ben –Illouche ”, il remarque à son grande déception que ce vocable  signifie  dans le patois  berbéro-arabe “  le fils de l’agneau ” (p109).

Au contact de l’autre qui est ici le Français de souche, sous son regard hostile, la vie du héros devient véritablement l’enfer sartrien. Pour la première fois, l’enfant  est atteint dans son être profond, irrémédiablement jeté dans le camp des “ humiliés et des offensés ”, comme dirait  Dostoïeveski : il a honte  de ses origines. Justifiant l’immense désarroi de l’enfant, le narrateur  écrit : “ Mais comment ne pas avoir honte de sa condition, après avoir été méprisé, moqué ou consolé depuis l’enfance ? ”. Le  rire moqueur de l’autre a  provoqué comme une schize[18] dans la personnalité du jeune héros. Il a creusé en lui un fossé profond  entre d’un côté son “  moi ” qui se croit promis à une grande destinée et de l’autre côté ce  “ je ” affublé d’un nom ridicule et dégradant . Pour surmonter cette crise, le héros  adopte  d’abord une conduite fondée sur l’art de l’omission et du  reniement de soi. Ayant intériorisé les préjugés de ses camarades, il ne veut plus être désigné, dans l’espace scolaire que sous  le nom européen d’Alexandre  : “ Au lycée,  rapidement, je pris l’habitude, de sauter Mordekhaï dans mes copies et bientôt, je l’oubliai comme une vieille peau” (108), avoue-t-il. Poussant très loin la négation de lui-même, l’adolescent s’abstient, le jour de la proclamation des résultats du baccalauréat, de tout enthousiasme. Quoiqu’il ait été reçu le premier, il refuse, à l’appel de son nom, de se manifester car il craint d’être reconnu dans ce nom qu’il appris à abhorrer :

 “ […] rétablissant l’ordre exact de mon état civil, l’appariteur avait crié dans le silence tendu :

-              Mordekhaï, Alexandre Benillouche !

Alors, je ne bougeai pas. La foule étonnée de ce calme, chercha des yeux l’heureux candidat. Il n’y eut aucune explosion de joie, personne ne jeta son cahier en l’air, ne fut entouré, embrassé. ”  Par cette conduite, l’élève a voulu effacer  symboliquement cette  part honteuse de lui-même responsable de son drame.

Mais comme l’on ne peut pas vivre constamment dans la négation et le mépris de soi-même, et que le corrélât objectif finit toujours, quoiqu’on fasse, par s’imposer aux plus récalcitrants, l’adolescent ne parvenant pas à modifier ce qu’il considère comme une maldonne de l’histoire - son état civil a fait vite de le rattraper –, décide d’assumer son nom, mais en le dotant de tout ce qui lui a jusque là fait défaut : prestige social et moral. Pour compenser, en effet, l’indigence du réel et l’atavisme ancestral qui le condamnent à la marginalité, il se met à rêver  d’une autre famille, d’une autre identité et commence  à  tisser les fils secrets de son roman familial[19]. Il s’oriente alors vers la création d’un mythe fortement compensateur qui fait de l’enfant juif moqué et méprisé, le digne descendant  d’un grand prince berbère. “ Scrutant [s]es traits aux angles nets, fouillant l’état civil ”(p.109), et observant les mœurs des siens et en particulier les rites étranges que célèbre sa mère, il conclut à des origines berbères. Mais cela n’est pas suffisant pour grandir le héros à ses propres yeux et aux yeux de ses camarades. Il faut davantage. Dans son esprit, germe alors l’idée qu’il descend d’une famille de princes ou de grands artistes : “ Un jour, je crus me découvrir  issu d’une famille de princes berbères, judaïsés par la Kahéna, cette reine guerrière qui fonda un royaume juif en plein Atlas. Une autre fois, je me trouvai descendant d’un peintre italien de la Renaissance. Je découpais l’article du gros Larousse et montrai à mes amis les toiles de mon aïeul. ” (p.109). De quel prince berbère et de quel peintre italien s’agit-il ? Le narrateur ne le précise guère  parce qu’il ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour pouvoir l’affirmer. Pour le moment, il se contente de souligner les problèmes et les contradictions multiples que cette hypothèse pose : “ Descendrais-je d’une tribu berbère que les Berbères ne me reconnaîtraient pas, car je suis juif et non musulman, citadin et non montagnard ; je  porterais le nom exact du peintre que les Italiens ne m’accueilleraient pas, car je suis africain et non européen. ” Ainsi, la tentative de surmonter la crise d’identité par  la création d’un mythe rassurant, avorte  dans La Statue de sel,  et le narrateur se retrouve avec ce nom qu’il traîne comme une boulet de forçat, un nom qui clame haut et fort sa marginalité : “ Toujours je me retrouverai Alexandre Mordekhaï, Alexandre Benillouche, indigène dans un pays de colonisation, juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe. ” (p.109).

      Même si elle n’aboutit pas dans La Statue de sel, cette quête  n’en est pas pour autant  abandonnée par l’auteur, car dans  son  dernier roman, resurgit, plus lancinante que jamais l’interrogation inquiète sur cette origine berbère. Le héros y prend la ferme résolution de  retrouver et  de reconstituer  l’histoire de ses ancêtres berbères, fondateurs du Royaume de Gourara.

     

       2. Le mythe du Royaume de Gourara dans  Le Pharaon [20] :

       Le héros de ce roman dont l’action se déroule en Tunisie à la veille de l’indépendance, est un juif tunisien dénommé Armand Gozlan. Il est présenté comme  un savant égyptologue qui, après avoir beaucoup travaillé  pour construire sa vie et réussir sa carrière, comme le pharaon consacre sa vie à bâtir son tombeau – c’est peut-être cela le sens du titre -  prend brusquement conscience, à l’approche de la vieillesse et en raison sans doute du contexte familial et politique, qu’il y des choses plus importantes que l’égyptologie, que la famille et que la carrière universitaire, et qu’il doit renaître à “ une nouvelle vie ” (p.17). Il connaît alors une triple crise (intellectuelle, sentimentale et politique) qui transforme le professeur pantouflard, l’époux fidèle et le savant conformiste en  intellectuel engagé, en amant passionné et en chercheur inquiet.

En effet, sous la pression des événements politiques qui se bousculent et s’accélèrent en cette Tunisie des années 1954-1955 et sous l’effet de l’interrogation  des membres de la communauté juive sur leur place dans une Tunisie indépendante, Armand Gozlan ne peut rester à l’écart de l’histoire et loin des préoccupations des siens. Quittant sa tour d’ivoire, il s’engage aux côtés des nationalistes tunisiens, et ce  à la grande surprise des familles juives occidentalisées qui ont pris le parti de la France. Au plan intellectuel, Armand  Gozlan subit également une transformation capitale : il  se détourne de l’égyptologie à laquelle il a consacrée de longues années de sa vie et entreprend de combler ses lacunes qui étaient  très grandes en matière d’histoire juive. C’est qu’il s’est brusquement  rendu compte de l’absurdité de sa posture d’égyptologue, connaissant tout ou presque tout sur un peuple disparu, et ignorant tout ou presque tout sur les origines de son peuple et l’histoire  son implantation au Maghreb :  “ Imbattable sur les différentes manières d’embaumer les morts égyptiens, il y cinq millénaires, il trébuchait sur les rites funéraires des siens, encore pratiqués dans le petit cimetière du  Borgel ; pouvant citer de mémoire la liste provisoire des Pharaons, il s’embrouillait les bretelles dès qu’il s’agissait de la succession des souverains berbères, assez confuse il est vrai, il n’était même pas sûr que la fameuse reine judéo-berbère, la Kahéna, ait  vraiment existé. Fallait-il qu’il eût atteint son âge pour se décider enfin à se demander qui il était, qui étaient les siens et quelle était sa place parmi eux ! ” (p.17). Aussi profite-t-il du moindre moment de liberté pour s’informer sur ses ancêtres en lisant des ouvrages de grande érudition “ Une fois sa fille partie,  Gozlan se prépara un sandwich et lut en mangeant ; il recherchait un passage des Siècles obscurs du Maghreb où l’auteur faisait l’une de ses fascinantes remarques sur un royaume juif local. ”(p.30). La question de  la présence des Juifs au Maghreb devient comme le relève le narrateur, “ le moteur véritable ” de sa vie. On le voit dans sa boutique noircir les pages de ses Carnets de notes traitant de cette “ affaire des origines ”.

     La fable romanesque se double alors d’une enquête  historique d’une grande érudition. Après avoir lu Flavius Josèphe, Strabon, Ibn Khaldoun et Marcel Simon - tous ces noms sont cités dans le texte – Gozlan   aboutit à un premier constat : “ le peuplement juif en Afrique du Nord est très ancien ; il est même antérieur à la destruction du Temple ”(p.2), Cette remarque montre que pour le héros la présence des Juifs au Maghreb est très ancienne. Elle ne date pas seulement de  la destruction du Temple de Jérusalem par Nabuchodonosor en 586 av. J.C., mais elle remonterait au moins à 950 av. J.C.,  comme l’affirment André Chouraqui[21] et Richard Ayoun[22]. A partir de ce constat, Gozlan émet deux hypothèses : ou bien “ les Juifs seraient venus d’ailleurs, principalement de Judée ” ou bien, ils seraient issus des populations autochtones converties ”(p.42). Le héros laisse de côté la première hypothèse qui est la plus répandue parmi les historiens, et  concentre toute son attention  et ses recherches sur la seconde, parce que c’est celle qui  ferait des Juifs du Maghreb  un peuple originaire de ses contrées. Pour étayer cette thèse, il emploie des arguments  assez divers, inspirés aussi bien de son expérience personnelle  que de ses observations ou de ses  lectures. Il relève d’abord la persistance dans les couches populaires juives, qu’il appelle les humbles, des usages et des coutumes d’origine berbère, et cite  à ce propos  “ les pratiques magiques de sa mère qui n’appartenaient manifestement ni au fonds hébraïque, ni au fonds arabe ”(p.42). Il observe ensuite que les noms patronymes chez les Juifs  d’Afrique du nord correspondent aux noms de grandes tribus berbères comme  Branès, Boutboul ou Benillouche (Ce dernier nom, comme on l’aura remarqué  n’est autre, comme chacun sait,  que le nom  du héros de La Statue de sel). En faveur de l’origine locale et plus exactement berbère, Gozlan cite  encore le cas de la tribu berbère judaïsée des Djeraoua dont descend la  fameuse Kahéna évoquée par Ibn Khaldoun.

       Dans les discussions qu’il a avec l’un de ses amis, le coiffeur Quatoussa qui lui reproche de ne songer qu’au travail et d’oublier de vivre, Gozlan lui explique que le projet sur lequel il travaille vaut bien quelques sacrifices, car il y va du destin du peuple juif. Ce projet vise en effet, estime-t-il, à modifier radicalement l’image que le monde et les Juifs eux-mêmes se font de leur passé : “ On ne connaît de nous et nous-mêmes ne connaissons de nous-mêmes, que l’images de serfs misérables ou rusés pour survivre … ”(p.144). Pour Gozlan, les Juifs du Maghreb ont connu des périodes de puissance et de gloire où ils furent “  souverains et maîtres leur destin”. Il cite à ce propos la fin du VIe siècle  où Bizerte, sous le nom d’Hippo Diarrhytus, était “ une ville à dominante juive ou judaïsante ” et rappelle surtout qu’au XVIe  siècle, comme en témoignent les historiens arabes peu suspects de complaisance à l’égard des Juifs, il y a eu dans le Taouat au nord du Gourara, entre Tamentit et Sba Guerrara, “ un petit royaume juif ” (p.144). Bien que ces berbères judaïsés se soient convertis à l’Islam, ils ont conservé, affirme-t-il, certains usages d’autrefois comme par exemple de chômer le samedi et non le vendredi. Fasciné par ce  Royaume de Gourara où les siens auraient  vécu comme des maîtres au Maghreb, Gozlan abandonne donc l’égyptologie et entreprend d’écrire  l’histoire de cet âge d’or de l’histoire des Juifs au Maghreb, d’en décrire l’organisation, “ de le ressusciter ” (p.144). Mais engagé dans une double aventure, à la fois sentimentale et politique, le héros ne réussira pas à mener à bien ce projet auquel il continue  à penser  après son retour en France et son installation à Paris : “ Il regrette quelques fois de n’avoir pas eu le temps de rechercher plus sérieusement  qui il est exactement ni quels  sont ses liens réels avec son pays natal ; il l’aurait peut-être mieux expliqué aux autres.

      Mais si dans ce dernier roman comme dans le premier roman, le héros échoue à ressusciter le royaume berbère, les deux romans intermédiaires parviennent davantage à mettre en scène certains épisodes de ce mythe des origines et à camper  la figure exemplaire de l’ancêtre fondateur. En effet l’échec d’Alexandre Mordekhaï Benillouche et de Gozlan  n’est pas celui du romancier qui est revenu de nouveau dans Le Scorpion(1969) et dans Le Désert (1977), sur le mythe des ancêtres pour lui donner  plus de crédit et plus de vraisemblance. Dans Le Scorpion, et surtout dans Le Désert, le mythe des ancêtres berbères, connaît en effet un traitement plus ample et reçoit sa première mise en forme narrative : il n’est plus vécu par les personnages comme une hypothèse mais comme une réalité historique. Il donne même lieu dans Le Scorpion à deux  récits contradictoires que le héros parvient, dans sa pathétique quête de l’identité, à  concilier.

II- Le Scorpion et Le Désert ou la construction d’un mythe :

1. Le Scorpion et les deux origines :

    a- La fable de l’ascendance berbère  :

 

       Invité à mettre de l’ordre dans la liasse de  papiers de son frère Imilio qui vient de décéder, le narrateur découvre dans  ses  notes deux textes importants pour notre sujet. Ceux-ci sont  présentés dans le roman au chapitre 4 sous le titre de La médaille suivi de l’Histoire de notre famille. Le premier manuscrit fait état de la réception par Imilio d’une médaille qui lui a été envoyée par “M.Rousset, l’excellent  administrateur de la Bibliothèque de Souk El-Attarine. ”(p.27). Imilio est enthousiasmé par cette médaille non pas pour ses qualités artistiques, mais pour les informations précieuses qu’elle lui fournit  sur ses ancêtres. Pour Imilio, cette médaille apporte  la preuve définitive que sa famille descend  bel et bien d’une tribu berbère qui a compté en son sein des princes. Voici comment il décrit cette médaille dans laquelle il voit une  “ merveille, [un] miracle ” : “ Une fort jolie médaille, sur laquelle est gravé un nom : et ce nom, très lisible est indubitablement :Memmi. Les deux faces s’éclairent l’une l’autre : sur la première, une tête de cavalier numide couronné, donc un héros ou un prince, un homme important en tout cas, qui est probablement le personnage titulaire du nom gravé. Sur l’autre face, deux cavaliers à pied, debout chacun près de son cheval, le tout très finement ciselé, et terminé par l’inscription qui barre le dernier tiers de la médaille : L. Memmi. Lucius Memmi probablement. ”(p.27). Cette découverte d’un ancêtre qui serait un prince[23] berbère romanisé portant le même nom que lui représente un moment capital dans l’enquête que mène  Imilio sur ses aïeux. Ayant  trouvé  “ ce chaînon qui lui manquait ”, il croit  pouvoir désormais reconstituer l’histoire de sa famille, et montrer que ses racines plongent bien loin que l’Impasse Tarfoune. Et c’est justement dans  le second fragment de ce manuscrit intitulé Histoire de notre famille qu’il tente de remonter dans le passé de ses ancêtres, “ jusqu’à ces limites indécises, dit-il, où la mémoire collective hésite entre les mythes et les faits.” (p.28). Mais cette histoire telle qu’elle est rapportée dans ce  texte se donne moins comme un mythe que comme des faits historiques avérés.

      En effet, l’origine berbère et princière de l’ancêtre des Memmi, qui n’était  pour Alexandre Mordekhaï qu’une  simple hypothèse  émise  à un moment de crise mais très vie abandonnée, est devenue pour Imilio un fait avéré. Dès le départ, le jeune homme avait l’intime conviction que lui et les siens, loin d’être des étrangers  au Maghreb, faisaient, au contraire, partie intégrante des populations autochtones[24] : “ J’ai toujours été persuadé, pour de très bonnes raisons, sur lesquelles je reviendrais  que nous sommes originaires de cette contrée ”, écrit-il. Les lectures qu’il fait – il cite notamment les Chroniques arabo-berbères de l’historien arabe El Mili, les travaux du linguiste Maurice Eisenbeth, auteur d’un ouvrage intitulé Les Juifs de l’Afrique du Nord. Démographie et onomastique[25], le confirment  dans l’idée de l’origine berbère[26] et princière de sa famille. Prenant appui sur ces données archéologiques, historiques et linguistiques, Imilio remonte alors  le cours du temps et croit pouvoir  reconnaître l’ancêtre fondateur de son clan dans un certain El-Mammi “ l’un des compagnons de la Cahéna (sic)[27], la  reine judéo-berbère ” (p.28). Celle-ci est d’ailleurs évoquée avec beaucoup d’admiration par Imilio  parce qu’elle a opposé en 688 une résistance farouche à la conquête arabe : “ Après de durs combats, note-t-il, la Cahéna, on le sait, fut finalement battue par l’envahisseur arabe et se donna la mort. Ce fut la première, et peut-être la plus décisive de nos catastrophes historiques, puisque nous perdîmes définitivement l’occasion où nous aurions pu fonder un Etat, dont nous aurions été les Maîtres. ”

         C’est dans ce contexte conflictuel, que s’est joué, d’après  Imilio, le destin de l’ancêtre El-Mammi. S’est-il converti à l’Islam ? ou bien est-il resté fidèle à sa religion d’origine ? Voilà la question qui obsède Imilio et à laquelle il ne peut fournir de réponse sûre. Néanmoins, il estime que l’existence en Tunisie de deux branches de la famille El-Mammi, l’une juive qui compte, “ d’après le dernier recensement, affirme-t-il,  trois familles  et l’autre musulmane, qui compte quatre familles ”, peut  laisser penser que toute la tribu berbère des El-Mammi n’a pas adopté  la  même conduite que son chef. Suivant la trace de ces deux lignées, Imilio affirme  que la branche juive des Memmi s’est davantage illustrée dans l’histoire de le Tunisie que la branche musulmane. Celle-là a donné à l’Ecole de Kairouan[28]  un grand rabbin qui a été aussi un grand médecin, et de nombreux cheikhs qui ont servi avec loyauté, le bey et dont les services ont été reconnus et récompensés puisque, note Imilio : “ Notre famille fut l’une des très rares de la Communauté, depuis la fin de la chevauchée berbère, à obtenir le droit pour ses membres de porter un poignard à la ceinture ” (p.30-31), note-t-il avec fierté.

    Néanmoins le scénario qu’il a élaboré ne tarde pas à s’effondrer très vite comme un  château de cartes, le jour où le jeune écrivain découvre, à sa grande déconvenue,  que le nom des Memmi est également attesté en Italie. Il  en est profondément bouleversé car il  voit s’écrouler le mythe de l’ascendance berbère qui l’a doté de racines maghrébines : Le nom italien le déracine et  condamne celui qui s’est donné le destin d’un nouvel  Antée, à retrouver son statut de “ juif errant ”.

Mais comme la quête des origines est une question vitale pour Imilio, il ne désespère pas de l’élucider un jour. Il reprend alors son enquête généalogique en s’orientant cette fois-ci dans la direction d’une origine  européenne, et plus précisément italienne. Et c’est ainsi que la fable de l’ascendance romaine prend le  relais sur la fable de l’ascendance berbère.

b- La fable de l’ascendance romaine :

     Cette fable de l’origine romaine des Memmi, Imilio la  construit à partir d’une enquête menée dans principalement trois domaines : la littérature antique, l’histoire et l’histoire de l’art. Faisant  feu de tout bois, le personnage rassemble toutes sortes d’indices pour éclairer ses origines européennes et étayer la nouvelle hypothèse. Grâce aux premières investigations qu’il mène dans le domaine de la littérature antique, Imilio relève très vite une “  référence impressionnante ”, à ses yeux : il s’agit de la dédicace  par le  poète latin Lucrèce de son grand poème  De natura rerum à un certain Memmius Gemellus (p.30). Pour montrer la parenté qu’il a avec ce personnage prestigieux, Imilio  rappelle à ce propos que “ Memmius ” donne au vocatif “ Memmi ”, “ ce que Lucrèce ne manqua pas d’utiliser pour les invocations : “ O Memmi !…” (p.30), précise-t-il. La découverte d’un ancêtre romain si prestigieux qui s’intéressait suffisamment à la philosophie et à la littérature pour que Lucrèce lui dédie son œuvre, suscite un   grand enthousiasme chez Imilio qui nourrissait, lui aussi de grandes ambitions littéraires. Encouragé  par sa première découverte, Imilio  poursuit alors ses recherches qui s’avèrent très fructueuses : il apprend ainsi  qu’il a  existé dans la Rome antique une famille de plébéiens “ la gens Memmia ” qui a donné à Rome de grands hommes politiques dont il énumère longuement les faits, et même une impératrice “ Sulpicia Memmia, femme d’Alexandre Sévère. ”(p.30). A la fin du roman,  le narrateur qui a rapporté à son propre fils, sur un ton très sceptique, la légende de l’origine romaine des Memmi, exposée par son oncle Imilio, voit un jour l’adolescent dont l’imagination a été captivée par  cette légende, venir vers lui pour  mettre sous ses yeux un passage de L’Enéide où Virgile évoque ainsi cette prestigieuse famille romaine : “  Quatre galères, d’une égale grandeur, choisie dans la flotte troyenne, furent destinées pour le premier des jeux. La rapide baleine était conduite par Mnesthée,  rejeton-tige de la race des Memmi”[29] (p.265). Dans le  commentaire qu’il réserve à ce passage, le narrateur estime que  Mnesthus, pourrait bien être l’ancêtre de la gens Memmia  et fait remarquer que celui-ci  porte un nom emblématique puisque “ Mnestheus signifie en grec se souvenir ” (p.265). Et en quoi consiste l’entreprise d’Imilio, son descendant, sinon à se souvenir, à remonter le cours du temps pour aller se ressources dans le mythe originel et fondateur ?

        A  ces ancêtres  prestigieux, Memmius Gellus et Mnesthus, que révèle l’étude de la littérature latine, s’ajoutent d’autres grandes noms  que met en lumière l’exploration de  l’histoire religieuse médiévale. Celle-ci  conduit, en effet Imilio,  sur les traces d’un nouveau “ Memmie ” qui aurait  été le  premier évêque de Châlons-Sur-Marnes  et dont la légende dit qu’il a “ été envoyé en Gaule par saint Pierre lui-même. ”(p.31). Ce que le jeune écrivain  retient  en particulier  de cette légende, c’est le détail qui conforte l’hypothèse selon laquelle  les Memmi sont  une vieille famille  d’origine italienne. Il note en effet à ce sujet : “ Et comme je crois qu’il y a  toujours  quelque leçon à glaner dans toute légende, j’ai pu en déduire qu’il n’était originaire des Gaules mais d’Italie, ce qui était précieux pour mon enquête déjà bien assez difficile. ”(p.31). 

Tous ces indices qu’il  recueille sur son origine italienne, ouvrent  les yeux d’Imilio sur des détails auxquels il n’avait pas fait attention auparavant tellement il était aveuglé par son ascendance africaine. Il s’étonne alors, lui qui admire et connaît tant la Renaissance, de n’avoir pas fait attention à un célèbre peintre italien qui porte le même nom que lui : “  Comment n’ai-je pas pensé plus tôt à Lippo Memmi dont les noms et les œuvres sont signalés dans n’importe quel dictionnaire un peu volumineux? [30] ”, Imilio  se réjouit alors de voir  que sa famille italienne ait  compté parmi ses membres  des peintres de grand renom comme célèbre artiste  siennois   Lippo Memmi  auquel on doit notamment, rappelle Imilio, “ L’Annonciation conservée aux Uffizis de Florence, la Madonna del popolo, en l’église des Servites à Sienne, et la Madonna dei Raccomandanti  en la cathédrale d’Orvieto ” (p.31).

          Devant tant d’indices concordants qui témoignent de l’origine italienne de sa famille, Imilio est aussi enchanté que perplexe : il est, d’une part, heureux de découvrir que sa famille si modeste habitant l’impasse Tarfoune, descend d’une lignée européenne si prestigieuse, mais il est d’autre part, gêné d’avoir à choisir entre les deux filiations, car il est persuadé  que  son ascendance africaine n’est pas moins fondée historiquement que son ascendance latine. L’enquête sur l’origine n’a donc pas apporté, à ce stade de l’investigation, de réponse définitive  à l’interrogation du jeune écrivain, elle a au contraire accru son trouble et son désarroi en lui fournissant des indices contradictoires dispersées sur les  rives sud et nord de la Méditerranée. Mais comme il a l’intime conviction qu’il n’y a pas entre le Memmi berbère et le Memmius latin  une relation fortuite, résultat d’ “ une fantaisie du sort ”, mais une parenté secrète et des affinités profondes, Imilio décide de poursuivre son enquête pour retrouver la “ souche primitive, la souche unique  ” (p.32) qui réconcilierait le mythe  berbères avec le mythe romain.

c- A la recherche de la souche primitive :

     Se méfiant comme il dit des “ écarts de l’imagination ” (p.32) et n’accordant de crédit qu’au fait historique avéré, Imilio dit être parvenu  grâce à l’investigation qu’il a menée dans les domaines de l’histoire et de l’histoire de l’art, à résoudre “ l’insoluble problème ” de ses origines berbéro-judéo-romaines et à réconcilier les deux branches de sa famille.

Il s’attache d’abord à éclairer le mystère du cavalier numide couronné qui figure sur la médaille de M. Roucet (sic), en évoquant la politique romaine en matière de colonisation : Après avoir conquis l’Afrique du nord, Rome n’a pas asservi les anciens princes et rois berbères, mais elle leur a laissé une certaine autonomie, avec droit de frapper, et de lever quelques troupes. C’est là “ une méthode habile, explique Imilio, de décharger la métropole du souci de surveiller la nouvelle province ”(p.33). Quant au fait qu’une “ gens Memmia ” ait pu   s’établir à Rome et y jouer le rôle important que l’on a observé, Imilio l’attribue également à la politique d’intégration romaine : “  Rome n’étant pas raciste à la mode à la mode stupide et abjecte d’aujourd’hui, les colonisés reconnaissants  recherchent ardemment l’assimilation, vont à la Capitale, y envoient leurs enfants pour faire carrière, comme les Pieds- Noirs en métropole ”(p.33). Les Memmi d’Italie descendraient donc  de cet ancêtre numide romanisé dont le héros a pu admirer l’effigie gravée sur la médaille de M. Rousset . Ils se seraient si  bien intégrés dans la société romaine qu’ils ont  pu s’établir à  Rome et donner à leur pays d’adoption des hommes politiques, des chefs militaires,  un  homme de lettres ami de Lucrèce, et même une impératrice.

       Quant au mystère de certains de ses cousins qui  bien qu’ils portassent le même nom que lui, continuaient à prétendre qu’ils étaient  des  Livournais(p.33), et dont les enfants avaient “ les cheveux blond vénitien et des yeux bleus ou verts ”, Imilio croit être parvenu à  le percer grâce à tout ce qu’il a pu apprendre  sur les aventures du peintre Silvio Memmi, le neveu de Lippo. Invité par le Dey d’Alger à venir décorer son palais, le peintre italien aurait été capturé par des pirates et vendu comme esclave à Tunis. On perd par la suite ses traces. Si les cousins qui prétendent être Livournais étaient ses descendants, cela voudrait dire qu’il a abjuré le christianisme et qu’il a retrouvé la religion de ses ancêtres. Ainsi, Imilio croit avoir réussi à reconstituer comme dans un puzzle l’histoire de sa famille, et à montrer que grâce à  la mésaventure arrivée à Silvio Memmi “ les deux branches s’étaient rejointes et mêlées à nouveau ”(p.33).

         

      Dans Le Scorpion le mythe des ancêtres reçoit donc traitement très original. Pour la première fois, la narration fait coïncider le nom de l’auteur avec celui de  son personnage Imilio qui enquête sur ses ancêtres les Memmi. Grâce à la synthèse qu’il parvient à réaliser entre la fable berbère et la fable romaine, ce roman offre au personnage la possibilité de se sentir chez soi autant au Maghreb qu’en Occident. Par cette fable, Memmi réussit à concilier deux pans importants de sa personnalité et à  légitimer sa double appartenance culturelle de l’auteur.

     Il reste cependant une troisième la composante  de sa personnalité qui n’a pas encore été intégrée dans ce grand mythe des ancêtres, c’est la composante arabe[31]. A-t-elle été frappée de forclusion ou bien finira-t-elle par trouver  son chemin vers le mythe ? C’est ce que nous voudrions analyser à travers Le Désert.

2. Le Désert ou le mythe judéo-arabe  :

   Quoique Le Pharaon soit postérieur au Désert, celui-ci semble, au plan diégétique, s’inscrire dans le prolongement de l’histoire d’Armand Gozlan. Celui-ci n’ayant pas réussi à offrir à ses  lecteurs la chronique du  Royaume de Gourara dont il rêvait de se faire l’historien, l’auteur pour ne pas impatienter davantage  ceux-ci, entreprend  dans Le Désert de  leur donner à lire “ la vie et les aventures de  Jubaïr Ouali El-Mammi ” qu’il présente comme “ son ancêtre le plus anciennement connu, si l’on excepte, naturellement le prince-cavalier numide  représenté sur la médaille punique de M. Rousset qu’il a reproduite dans Le Scorpion ”(p.11). Cet ancêtre, comme le rappelle  l’épigraphe placée en tête du  Désert est un personnage qui a été évoqué par Imilio dans Le Scorpion  en ces termes : “La première mention sûre faite de notre présence ici se trouve chez l’historien El Milli qui, dans ses Chroniques arabo-berbères, cite parmi les compagnons de la Cahéna, la fameuse reine judéo-berbère, certain El -Mammi ”.[32] Il semble en tout cas que l’illusion du réel, et plus exactement l’illusion de l’historicité, soit l’un des principaux effets que ce roman cherche à produire. Nombreux sont en effet les indices qui assurent l’ancrage du  récit dans un cadre géographique et historique nettement déterminé comme cette carte qui situe le Royaume Du-Dedans  dans le sahara algérien, au nord de Touat, l’évocation des royaumes de Tunis, de Tlemcen ou  de Bougie, l’avant-propos et l’appendice intitulés respectivement  “ ce que disent les historiens ” et “ ce qu’ajoutent les historiens ”, et enfin l’apparition dans le récit de personnages historiques comme Tamerlan et Tacpharinas. Par tous ces procédés, l’auteur semble avoir cherché à donner à l’aventure de son ancêtre un fort coefficient de véracité.

       Dans ce récit à la première personne, le narrateur qui n’est autre que Jubaïr Ouali El-Mammi, prince déchu aspirant à reconquérir le royaume de son père, raconte à Tamerlan qui vient de s’emparer de Damas, et nouveau maître de l’empire islamique, les nombreuses et cruelles épreuves qu’il a affrontées. Il présente sa vie comme une succession d’infortunes (p.187)

 Après le mort de son père, le jeune prince a  été écarté du pouvoir par son cousin et fut exilé dans le désert où il fit l’expérience du dénuement, de la solitude et du silence. Cette expérience du désert lui a été, malgré toutes les souffrances qu’il a endurées, bienfaisante en ce sens qu’elle lui a enseigné le détachement, et l’a préparé à une vie si aventureuse. Evoquant son cousin, il déclare notamment : “ S’il avait su, par-delà les misères et la solitude, quelle reconnaissance j’avais pour l’exil ! En ne m’attachant à rien ni à personne, l’errance de Tunis à Tlemcen, de Fez en Castille, du Caire à Damas, m’a gardé à moi-même, ce qui est bien la seule vraie liberté. ”(p.17).

En effet, après l’épreuve de la solitude, le jeune prince qui n’avait pour unique compagnon que son gardien Younès, fut autorisé par son cousin à quitter son exil et à aller où bon lui semble sauf à rentrer dans son pays natal. Il part alors  à la découverte de la vie. Pour achever sa connaissance du monde, il doit faire, comme il dit, “ l’épreuve  des hommes ” (p.22). Après avoir attendu en vain une charge au Royaume d’Alger où il croyait pouvoir compter sur d’anciens protégés de son père, il se rend à Tunis où il entre au service du roi obèse qui s’appelle Jiâne[33], avec le titre de “ gentilhomme du paraphe ”(p.25) et ce grâce à l’immense culture dont il a pu se doter  pendant ses années d’exil. Mais la paix et la prospérité du royaume de Tunis ne tardèrent pas à être  compromises par la politique belliciste du premier vizir, Bologuine, ce qui a amené El-Mammi à se réfugier à Kairouan . Puis sur le conseil de son ami le Rénégat, il demande l’hospitalité du roi de Tlemcen, Thomar, ancien soldat qui après avoir obtenu la confiance de son maître, l’assassina de ses propres mains et prit le pouvoir. Très méfiant, Thomar rejette la demande d’El-Mammi et des ses compagnons, ce qui conduit ces derniers à partir en Egypte où ils comptent sur l’appui du sultan maure Idriss III. Exagérant un peu son rôle dans la vie politique au Maghreb,  El-Mammi se voit confier une  charge importante dans la Cour de Fès où il se rend à la tête d’une grande armée. “ Vizir de la plume ”, il a d’immenses projets pour la ville de Fez qu’il rêve de doter de magnifiques ateliers d’écriture, et de lui donner par l’art le goût de la vertu, mais il doit vite  déchanter car il se heurte au silence réprobateur du peuple, au mécontentement des artistes,  à la critique acerbe du poète Tacpharinas et au mécontentement  du souverain qui lui déclare : “ Tu aimes la vertu, soit ; mais regarde tes administrés : je ne les ai jamais vus aussi malheureux. Tu les souhaites travailleurs , courageux, honnêtes … je les veux paisibles ; et qu’ils se bornent à chanter la grandeur de mon règne ; telle est la vertu que j’attends d’eux. ” (p.55)

    Déçu et marginalisé à la cour de Fès, El-Mammi ne reprend goût à la vie politique que lorsque surgit de nouveau dans sa vie l’ancien vizir belliciste de Tunis Bologuine. Ce dernier, après avoir fait acte d’allégeance auprès du Idriss III et lui avoir promis de lui verser un important tribut annuel s’il lui accorde sa protection convainc le narrateur de se joindre à lui dans sa lutte contre Bougie pour la reconquête du royaume de Tunis. Ainsi El-Mammi abandonne son statut de vizir de la plume et se retrouve à la tête d’une petite armée dévastant des villages et tuant des ennemis. Il est même blessé et finit par connaître la prison suite à une intrigue menée par Vologuine contre son allié maure. Quand Bologuine finit par s’emparer du pouvoir à Tunis, il invite son compagnon d’antan à le rejoindre et lui confie une charge importante dans sa nouvelle cour. Pour prévenir toute menace contre son royaume, il envoie EL-Mammi comme ambassadeur auprès de la cour de Castille en vue d’établir une alliance avec Pierre le Cruel contre Bougie. Mais sa mission échoue car le chef espagnol avait déjà promis sa flotte à Bougie. Aussi Bologuine et El-Mammi sont-ils  amenés à chercher de nouveaux alliés. El- Mammi  se rend alors au Soudan, au pays des Faces brûlés, pour recruter des guerriers. Cette expédition est l’occasion de pour le narrateur de décrire les mœurs des peuples qu’il rencontre et dont il observe les rites en témoin attentif. Mais après avoir longuement négocié avec les chefs noirs des conditions de la participation de leurs guerriers à la guerre aux côtés du royaume de Tunis, il apprend que Bologuine est mort, et doit donc  s’enfuir pour ne pas tomber en captivité . De retour à Tunis, il découvre que “ comme toute construction appuyée sur un seul pilier, l’œuvre de Bologuine s’effondra d’un seul coup ”. Quand les tribus zénètes prennent les armes contre Bougie sous la conduite de leur nouveau chef Al- Kahin, le narrateur séduit, par les qualités de ce guerrier, se rallie à lui  et  participe alors  à ses côtés, à une vaste campagne militaire décrite comme une épopée du désert. Mais cette expédition, d’abord victorieuse, finit par  tourner court, car Al- Kahin a été trahi par son propre fils. De son côté, El-Mammi, grièvement blessé, vieilli et ayant renoncé définitivement à la reconquête du royaume de son père, se réfugie parmi ceux qu’il appelle les Meharibines (p.167) et qui forment une véritables communauté de brigands au service desquels il met ses talents de négociateur et de diplomate.

 L’histoire d’El-Mammi telle qu’elle est relatée dans Le Désert, est donc l’histoire d’une errance et d’un échec à reconquérir le royaume de ses ancêtres, à retrouver le pays natal. Elle nous semble jouer  un rôle déceptif  par rapport à ce mythe des ancêtres  que l’auteur a évoqué aussi bien dans Le Scorpion que dans Le Pharaon. Le récit dont on attendait qu’il relate et exalte  l’épopée judéo-berbère du compagnon de la Kahéna, se contente d’évoquer les mésaventures d’El-Mammi et de  souligner avec mélancolie la vanité de toute quête des origines et de toute conquête du pouvoir[34]. Les hommes entraînés dans la tourmente de l’histoire n’ont guère plus de prise sur leur destin que n’en a El –Mammi. Celui-ci venu se recueillir sur la tombe de son ancien ami Bologuine, découvre que ceux qui le vénèrent comme un saint ne sont autres, ironie de l’histoire, que  les descendants de ses anciens assassins, qui se sont mis “ à haïr ses ennemis, c’est-à-dire les Bougiotes, dont en vérité ils étaient issus ”.(p.140). Ce qui lui révèle alors que le mythe des ancêtres est une fable où entre en jeu une grande part d’imaginaire et qui ne justifie en aucune manière ni la violence, ni le ressentiment : “ Les assassins de Bologuine se crurent de farouches Tunisiens alors qu’ils étaient des conquérants bougiotes , longtemps implacables ennemis de Tunis. Et, sans doute, les uns étaient-ils devenus des Castillans et les autres des Tunisiens, et non des Maures et des Bougiotes, puisqu’ils se croyaient tels. Mais, juste Dieu, faut-il se réclamer si fort d’une nation, d’un ciel et d’une religion, et, en leurs noms, s’égorger les uns les autres, alors que personne n’est sûr de ses ancêtres ? Et que, parmi les égorgés, se trouvent peut-être des frères et des cousins ? ”(p.141), s’interroge le sage El-Mammi.

Ce qui contribue encore à compromettre le récit de légitimation qu’annonçait le prologue du Désert - “ […] il s’agit de l’histoire de notre famille, ou de notre tribu… ”-, c’est que dans l’aventure relatée, il n’est à aucun moment question de judéité. Mieux encore le lettré arabophone peut reconnaître dans ce roman inscrit comme dans un palimpseste un autre récit, ou plus exactement le récit de l’autre. En effet, au même moment où il prétend offrir à ses lecteurs l’histoire tant attendue du royaume berbéro-juif de Gourara, l’auteur leur donne en fait à lire l’histoire, à peine  transfigurée de la vie mouvementée et tumultueuse du grand historien et sociologue arabe Ibn Khaldoun[35] qui a connu une vie politique et administrative riche en aventures et en rebondissements, en tout semblable à celle de Jubaïr Ouali El-Mammi. Albert Memmi a lui-même exprimé dans un entretien son admiration pour l’auteur de la  Muqaddima  et indiqué combien son héros  Jubaîr Ouali El –Mammi doit à la vie d’Ibn Khaldoun. Il a expliqué  à ce sujet que s’il a choisi comme cadre historique le XIV siècle, “ c’est parce qu’[il] a été fasciné par un personnage que tout le monde connaît, le personnage, le grand sociologue qui  a beaucoup voyagé et vécu à Tunis. ”[36] L’auteur qui s’est  senti des affinités avec le philosophe arabe, a créé donc un personnage qui suit le même parcours que lui. Ibn Khaldoun  est, de ce point de vue, un peu son alter ego. Albert Memmi est en effet conscient de la relation d’identification qu’il entretient avec l’auteur de la   Muqaddima. Il a déclaré à ce propos : “ Et comme je suis né à Tunis et que je suis devenu une espèce d’érudit aussi, professeur, etc., j’ai ressenti de la sympathie pour cet homme, grand érudit et sociologue – beaucoup plus sociologue que moi – qui a construit sa vie sur la recherche. C’est un peu mon cas. Je ressens une identification avec ce personnage – je crois que je ne l’ai pas souvent dit- et j’ai créé le personnage qui s’appelait El- Mammi parce que ça fait El-Mammi et non plus d’Ibn Khaldoun. ”.

Le Désert met donc en scène un mythe mixte, un mythe judéo-arabe. Libéré de tout ressentiment[37] et ayant renoncé au mythe des origines dont Ibn Khaldoun a dénoncé depuis longtemps l’absurdité, l’auteur, converti à la doctrine du métissage[38] ethnique et culturel,   construit un grand récit de libération et de réconciliation qui permet à Isaac et Ismaël de se rejoindre.  

Il  est donc hautement significatif que dans ce roman, l’auteur ait prêté à son héros l’aventure politique et intellectuelle de l’autre. Dépassant la crise d’identité vécue par Alexandre Mordekhaï Benillouche et les efforts pathétiques que déploient  Imilio et Armand Gozlan pour se doter  d’une origine et d’une ascendance prestigieuses, El-Mammi qui fait l’expérience du désert a acquis une forme de détachement qui le prémunit des dangers du pouvoir et des mythes. Il sait d’avance avant de s’être engagé dans cette quête des origines que : “  Personne n’est jamais sûr de sa naissance ; que l’enfance de l’homme ne lui appartient guère ”  et conclut en disant “  et qui peut prétendre avoir tracé son destin ?” (p.18) ” Ces propos rejoignent le jugement perspicace  d’Ibn Khaldoun sur l’absurdité de la  quête des origines  dont il dit dans les Prolégomènes qu’elle n’est qu’illusion .

Cette distance prise avec le mythe des ancêtres déjà est annoncée dans Le Scorpion où protestant contre le goût de son frère Imilio  pour la fable des origines, le narrateur s’écrie  : “  Et surtout  pourquoi cette recherche généalogique ? Pour nous construire un passé, plus ancien, plus superbe que celui des autres ? A quoi  nous servirait cette coquetterie ? Nous sommes d’ici ; nous y sommes avant les Arabes , avant les Turcs : et après ? Ce qui compte aujourd’hui, c’est que les Turcs ont disparu et que les Arabes ont survécu, et qu’ils sont la majorité, et que nous avons à vivre, aujourd’hui, avec eux… ”. Rappelons également que dans Le Pharaon, Armand Gozlan, après avoir passé quelque temps à enquêter sur ses origines berbères, prend finalement conscience de l’absurdité de cette entreprise : “D’ailleurs cette affaire des origines lui apparaît de plus en plus comme un malentendu ” (p.373), note  le narrateur.

Après avoir donc posé le mythe des ancêtres comme une l’unique réponse à la crise de l’identité dans un contexte socio-historique marqué par les conflits intercommunautaires, Albert Memmi, le dépasse en montrant, d’une part, que ce que l’on croit être une origine n’est en fait le plus souvent qu’une interprétation fantasmatique de quelques traces, et  surtout en affirmant qu’il convient de ne pas trop “ s’accrocher à un ancêtre ” afin que chacun de nous puisse  devenir à son tour  “ un ancêtre possible. ”[39]

Les deux  conditions qui favoriserait notre accession à cette posture de l’ancêtre seraient d’après Albert Memmi d’une part, “ l’ironie historique ”[40] qui nous préserverait du mensonge des mythes et du fanatisme, et d’autre part,  l’amour infini de l’autre, seul témoin de  notre humaine condition[41].C’est dans cette voie ouverte par Albert Memmi que marchent de nos jours bon nombre de nouveaux écrivains juifs tunisiens, comme  par exemple Claude Kayat qui  dans son roman Mohamed Cohen[42]  il exalte l’amitié d’un Juif et d’un Arabe, et ce malgré  le bruit et la fureur de  l’Histoire.



[1] -Voir Isaac Yetiv, “ Ethics and Esthetics in Memmi’s Le Scorpion ”, in Interdisciplinary Dimensions of African Literature, Washington, Three continents Press, 1985, pp.35-41 ; “ From Ethnocentrism to Humanism : Albert Memmi’s le Desert”, in the Intenational.Fiction Review, Vol. 16,n°2, 1989, pp.128-131.

[2] - Voir  Frédeick Ivor Case, “ L’Esthétique d’Albert Memmi ” in Tunisie plurielle, Edit. l’Or du Temps, Tunis, 1997, pp. 107-114.

[3] -Ibid., p.108.

[4] -“ Je ne crois pas vrai que le romancier doive créer des personnages, il doit créer un monde cohérent et particulier […] ”, écrit par exemple Malraux. Gaétan Picon, Malraux par lui-même, Le Seuil, 1953, p.38.

[5] - Voir La Terre intérieure, Gallimard, 1976, p.181.

[6] - Conférence d’ Albert Memmi  à l’Université de  Cologne le 19 mai 1987,  in Cahier d’études Maghrébines, Université de Cologne, n° 3, Juin 1991, p .90.

[7]- Voir Guy Dugas,  Albert Memmi, écrivain de la déchirure, Naâman, 1984

[8] - Après avoir évoqué l’identité composite du héros de La Statue de sel, qu’elle a définie comme le “ produit de la somme de trois données de base, l’une judaïque, l’autre tunisienne et la troisième française ”, Afifa Marzouki a souligné l’incapacité où  se trouve Alexandre Mordekhaï Benillouche à assumer l’une des trois  composantes  de son moi : “ L’élan vers autrui, dans les trois formes différentes qu’il prend, aboutit inexorablement au doute, à la déception, voire amère désillusion. Comme l’écrit Isaac Yétiv, Albert Memmi “ se démonte pièce par pièce”, aboutissant, en fin de parcours, à nier le bien-fondé de ses trois tentations[…] ”. Voir Afifa Marzouki, “ La Statue de sel ou l’autre irréductible ”, in Revue Tunisienne des langues vivantes, n°4, 1989, p.70 et p.79.

[9] - Lucette-Heller-Goldenburg,  “ A bâtons rompus avec Albert Memmi, à Cologne le 19 mai 1987”, in Cahier d’études Maghrébines, Université de Cologne, n° 3, Juin 1991,p .97.

[10]-Tahar El Bekri nous semble se tromper quand il présente “ l’origine judéo-berbère ” dans La statue de sel comme un fait avéré, alors qu’elle n’est qu’une hypothèse que le narrateur émet pour très vite l’abandonner, fautes de preuves. Voir Tahar El Bekri, Littératures de Tunisie et du Maghreb, Paris , L’Harmattan, 1994, p.68.

[11] -Robert El Baz,Réflexions, Réflexions sur le texte maghrébin ou l’écriture du désert, in Tunisie plurielle, Edit. L’Or du Temps, Tunis, 1997,p.85

[12] - Dans cette pièce, Kateb Yacine donne la parole au choeur des Ancêtres qui appellent à la révolte et  au combat, et qui proclament :

 “ Nous les ancêtres, nous qui vivons au passé

Nous la plus forte des multitudes

Notre nombre s’accroît  sans cesse

Et nous attendons du renfort

Pour peser d’un poids subtil sur la planète

Et lui dicter nos lois.

Nous, Comité Central des Ancêtres,

Nous sommes parfois tentés de parler à la terre

De dire à nos enfants : courage

Prenez place dans les vaisseaux de la mort

Venez rejoindre à votre tour l’armada ancestrale

Qui n’est pas loin d’avoir conquis et le temps et l’espace […] ” Les Ancêtres redoublent de férocité, in  Le Cercle des représailles, Edit. du Seuil, 1959, p.148-149. “ Il n’y a plus que moi, l’oiseau de mort, le messager des ancêtres ”, déclare-t-il au chœur  des vierges. (p.137).

[13] - La Terre intérieure, Gallimard, 1976, p.54

[14] - “  N’oubliez pas que je suis l’élève de l’oncle Makhlouf ”, a déclaré Albert Memmi à Victor Malka. Ibid., p.25.

[15] - Sur les rapports de l’auteur avec la philosophie, voir “ Les mystères de l’Occident ”, 4 ème chapitre de La Terre intérieure, Gallimard, 1976.

[16] -  “  J’ai voulu  venger les humiliations de  mon père ”, a déclaré Albert Memmi au cours du débat qui a suivi la présentation de cette communication.

[17] - Cet épisode si important dans le parcours de l’enfant juif a été analysé par Guy Dugas en ces termes : “ Peu à peu, au fur et à mesure de son ouverture eu monde, l’enfant juif apprendra à reconnaître sa différence, celle de sa culture et de ses modes de vie. En milieu colonial, le moi est avant tout défini par le nom, révélateur d’une origine, et le regard d’autrui, qui signe l’impitoyable hiérarchisation des rôles[…] Ainsi, c’est le plus souvent à la suite d’une moquerie, d’une plaisanterie sur son nom, ou encore d’une altercation avec un jeune Européen ou  un jeune Arabe que naît chez l’enfant du ghetto, le sentiment d’une insécurité, puis, rapidement, d’une infériorité. ” Guy Dugas, La Littérature Judéo-Maghrébine d’expression française, Entre Djéha et Cagayous, Paris, L’Harmattan, 1990, p.100.

[18]- Dans un récent article, Christian Morawski, après avoir évoqué la honte d’Alexandre Mordekhaï Benillouche et rappelé que Camus a préfacé le roman d’Albert Memmi,  rapproche ainsi  le drame du héros de La Statue de sel de celui du Premier Homme : “ Jacques Cormery n’échappe pas à cette dissociation intime aussi secrète que douloureuse. A l’instar de ses condisciples, frères ou cousins de misère, décrits par Paul Nizan, Albert Memmi, Annie Arnaux, ou d’autres , le petit boursier du Premier Homme  est très exactement, comme le qualifie Jeanyves Guérin, “ une sorte de schizophrène socioculturel”. Et l’analyse que Camus fait de cette schize est sans doute la plus lucide et la plus térébrante.” voir Christian Morawski, “ Le Premier Homme ou l’anti-enfance d’un chef ”, Roman 20-50, Revue d’étude du roman du XXe siècle, Université de Lille III,  Albert Camus, Le Premier Homme , n° 27, juin, 1999.

[19] - A partir du concept freudien de “  roman familial ” qui caractérise le mode fantasmatique sous lequel  l’enfant vit ses relations avec ses parents, Marthe Robert a forgé la notion de “ Roman des origines ”. Ce roman peut se dérouler selon l’un des deux canevas suivants : Lorsqu’il s’imagine être un  enfant trouvé, l’enfant nie la réalité et s’évade dans un monde chimérique. S’il se croit un bâtard, il est alors mû par une volonté de revanche, et éprouve le besoin d’agir sur le réel. Voir à ce propos Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.

[20] - Le Pharaon, Julliard, 1988.

[21]-André Chouraqui, Histoire des Juifs d’Afrique du Nord, Hachette, 1985, p.49

[22] - “ Histoire succincte des Juifs du Maghreb ”, in Cahier d’études Maghrébines , N° 3, Juin 1991, pp. 10-20

[23] - L’image du prince n’est pas étrangère à l’imagination de l’auteur lui-même qui a pu se définir comme “ un aristocrate roturier, un prince parmi les pauvres ”. Il a encore déclaré à Victor Malka : “ […] au moment où je vous parle, je m’aperçois du nombre de contes où je fais parler  - avec complaisance peut-être – un roi, un prince…”. La Terre intérieure, Gallimard, 1976, p.23-24. 

[24] - Réfutant l’opposition entre Juifs et Arabes, Albert Memmi estime qu’ “  au fond, nous ne sommes tout à fait des Arabes ni les uns ni les autres ! Nous sommes tous de vieux autochtones berbères, dont la présence en Afrique du Nord, remonte à la nuit des temps […] ”. Ibid., p.54-55. 

[25] - Maurice Eisenbeth,  Les Juifs de l’Afrique du Nord. Démographie et onomastique, Alger, Imprimerie du Lycée, 1936.

[26] -Ibid., p.149

[27] - Le nom de la reine juive d’origine berbère est tantôt orthographiée avec un “  K ”, tantôt avec un “ C ”. Il en est de même du nom de M. Rousset écrit dans Le Désert avec un “ C ”. Simple confusion ou jeu destiné à renouveler l’image du personnage par la modification de l’orthographe de son nom ?

[28] - L’âge d’or de la présence juive au Maghreb se situe, d’après, Lucette Heller Goldenberg,  entre 800 et 1056 de l’ère chrétienne. Pendant cette époque, écrit-elle, “ le Juifs du Maghreb développent une grand aptitude au commerce, à l’artisanat , aux arts, mais ils montrent aussi un intérêt grandissant pour la mystique. A Kairouan, des contacts s’établissent entre l’école rabbinique et les académies de Soura et de Poumbédita de Babylone où s’est élaboré le Talmud. Lorsqu’en 919, le chef temporel des Juifs de  Babylonie, Mar Okba, est chassé, il est accueilli avec beaucoup d’égards à Kairouan où il se réfugie. ” Elle cite parmi les figures spirituelles marquantes de cette période “  Isaac Israël qui fonde à Kairouan le première école de médecine du Maghreb, Dounach Ben Zamin, linguiste de grand renom, Houchiel Ben Elhanan, autorité spirituelle célèbre par ses commentaires du Talmud, Nissim Ben Jacob  écrivain qui créa une série de contes et nouvelles sur des sujets sociaux. ” Et elle ajoute encore : “   Alors que Kairouan est une métropole spirituelle pour ce qui est de la pensée talmudique, Fès est surtout célèbre pour  ses  études philosophiques qui aboutissent à l’établissement de la grammaire hébraïque et de la linguistique comparée. ” Voir Lucette Heller Goldenberg, “ Histoire succincte des Juifs du Maghreb ”, in Cahier d’études Maghrébines, n° 3, 1991, p.12.

[29]- Notons que les références précises de cette citation sont fournies dans le texte, (Virgile, Enéide, vers 114-117)

[30] -Dans le CD-Rom de l’ Encyclopédia Universalis, quand on recherche dans l’Index le nom de Memmi, on constate que se présentent dans le menu deux noms :Albert Memmi et Lippo Memmi.

[31] - Dans sa conférence de Cologne, Memmi ne parle-t-il pas justement de son  “ triple enracinement ” ?  N’a-t-il pas pris le parti d’une  Tunisie indépendante à l’époque coloniale[31] ? Et l’arabe, n’est-ce  pas sa langue maternelle, c’est-à-dire la langue dans laquelle il  a toujours parlé à sa mère ? et n’est-il pas en tant que sociologue, un fervent admirateur du fondateur de la sociologie moderne Ibn Khaldoun ?

[32]- Le lecteur pourrait cependant s’interroger sur la véracité de ces faits, car comment un compagnon de la Cahéna qui a affronté les conquérants musulmans  au début du VIIIe  siècle, exactement en 702, peut-il se faire le chroniqueur du Royaume de Gourara qui a connu son heure de gloire, d’après Gozlan au XVIe siècle ?

[33] - Ce nom qui signifie en arabe “ affamé ”, sonne comme un  sobriquet.

[34]- “ J’en vins à me demander si j’avais encore envie d’être roi ; si même j’en avais eu réellement l’ambition. Mon destin fut une longue errance […] Ai-je tenté, sérieusement de reprendre le royaume de mon père ? N’ai-je pas agi plutôt comme si le seul royaume à conquérir était celui de soi-même ? ”, Le Désert, p.177 

[35] -Abd al-Rahmann b. Muhammad b. Khaldoun, (1332 - 1406), naît à Tunis dans une famille andalouse d’origine arabe, longtemps fixée à Séville, qui compte de grands bourgeois lettrés, hauts fonctionnaires ou hommes politiques au destin parfois tragique. Il approfondit ses études à Tunis où la cour mérinide draine des savants de renom. Il accède à la culture philosophique et se pose le problème des fondements et de la portée de la spéculation rationnelle. Résumant un ouvrage de méthodologie théologico-philosophique d’al-Razi, il comprend le besoin où se trouve l’Islam d’un nouvel effort de connaissance, mais prend aussi conscience des contingences socio-historiques qui pèsent sur l’exercice de la raison. En lui naît la réflexion sur l’adéquation des systèmes de la pensée et des structures du réel.

La grande peste ravage l’Ifriqiya et décime sa famille. Il entame une carrière politico-administrative fertile en rebondissements et aventures. De 1350 à 1372, il sert plusieurs dynasties du Maghreb ou d’Espagne avec des fortunes diverses, et se voit confier une mission auprès de Pierre le Cruel à Séville. Il mène en même temps une vive activité d’intrigues, prises de contact et arbitrages, avec la secrète ambition de trouver l’homme et surtout la force qui lui permettraient de jouer un rôle à sa mesure. D’une existence fluctuante qu’il sait réorienter sans guère de scrupules, il retire une connaissance incomparable des mécanismes politiques qui régissent l’exercice du pouvoir.

En 1372, il se retire dans la forteresse d’Ibn Salama en Oranie. Là, cet homme partagé entre la science et l’action, doué d’une intelligence tenue bridée dans les limites d’un monde en repli, s’abstrait et construit en quatre ans l’ouvrage qui va fonder sa gloire: la Muqaddima,  prolégomènes à la volumineuse histoire universelle, le Kitab al-‘Ibar  (1375-1379).

De retour à Tunis, il dispense des cours qui suscitent l’enthousiasme des étudiants, mais l’hostilité des conservateurs. En cette période de tarissement, on accepte mal une pensée qui se veut créatrice. D’autre part, la personnalité même d’Ibn Khaldoun déplaît. La réaction des juristes provoque son départ définitif.

Au Caire, il occupe une chaire de droit et une charge de grand qadhi  malikite qu’il perdra et retrouvera à plusieurs reprises. Pendant quatorze ans, il se consacre à ses cours, revoit son histoire universelle à laquelle il adjoint, vers 1395, un appendice: le Ta‘r?f , introduction à son œuvre, communication d’une conscience créatrice plus qu’autobiographie véritable. En 1400, il rencontre le Mongol Timour Lang qui, bientôt, enlèvera Damas. C’est sur un drame qui ne dut point l’étonner que s’achève la courbe de sa réflexion et de sa vie (1406).

[36]- “ Albert Memmi répond aux questions de  Barbara Arnhold ” , Cologne, Juin 1987, in  Cahier d’Etudes Maghrébines, numéro 3, juin 1991

[37] - “Il ne faut pas vivre dans le ressentiment ”,a déclaré Albert Memmi au colloque de l’ENS à Tunis.  

[38] - Dans son entretien avec Victor Malka, Albert Memmi a fait l’éloge du bâtard culturel qui est plus apte que les autres hommes à juger une civilisation et à la faire avancer en renouvelant la vision du réel. “ Pour renouveler cette vision, il faut d’une manière ou d’une autre rompre avec la tradition culturelle établie… Il faut avoir été ( et on ne peut pas faire cela par simple décision personnelle ), il faut se trouver en porteà faux, voir les choses de l’extérieur.”P. 61

    De son côté Denise Brahimi a fait l’éloge du métissage  culturel en ces termes  “ Le mot métissage n’est pas très beau parce qu’il évoque des expériences biologiques. Mais ce qui est important, c’est qu’on l’utilise de plus en plus pour lutter contre le terme exactement inverse, l’intégrisme. Dans l’intégrisme, il y a l’idée d’une pureté absolument conforme à elle – même tandis que, dans l’idée de métissage, il y a au contraire la volonté d’opérer des rencontres, des mélanges et de favoriser ce qui naît lorsqu’on met en contact des éléments différents. ” Voir “  La chute de Grenade dans l’imaginaire de Louis Aragon, Amin Maalouf , Juan Goytisolo ”, in Cahier d’Etudes Maghrébines, n°10, p.11. 

[39] -Voir “ Albert Memmi répond aux questions de Barbara Arnhold ”, Cologne, Juin 1987, in  Cahier d’Etudes Maghrébines, numéro 3, juin 1991, p.100.  

[40]- “ Tout cela pour dire, simplement, que ces affaires demanderaient un peu plus d’ironie historique ”, a déclaré L’auteur dans son entretien avec Victor Malka.  La Terre intérieure, p.55

[41] - De ce point de vue, n’est-ce pas le père de l’auteur qui a modestement et sans pratiquement s’en rendre compte, montré l’exemple, en pleurant un jour la mort d’un Arabe, épisode qui a fortement marqué l’auteur. Ibid., p.74.

[42] -Voir à ce sujet notre communication  “ Mohammed Cohen  ou la fraternité à l’épreuve de l’Histoire ” au  colloque : “ La Tunisie dans la littérature tunisienne de langue arabe et de langue française ”, Faculté des Lettres de La Manouba, avril 1998.